LES ACTES DE SAINT URBAIN, PAPE

(L'an de Jésus Christ 280)


fêté le 25 mai


L'évêque Urbain, romain de naissance, issu d'une très noble famille, et dont le père se nommait Pontianus, fut le dix-huitième vicaire du Christ, depuis Lin. Il gouverna l'Église sous le règne de l'empereur Alexandre Sévère, lequel ayant été instruit par sa mère Mamaea, se montra indulgent envers les chrétiens. Mais le préfet de la ville, Almachius, déployait contre eux une, féroce tyrannie. Il mit à la tête de ses appariteurs un homme cruel nommé Carpasius, et lui donna l'ordre de faire toutes les perquisitions imaginables, afin de découvrir les chrétiens, qui se tenaient cachés. Carpasius, usant de toute diligence, rencontra à trois mille de la ville le bienheureux Urbain, qui, avec trois diacres et deux prêtres, résidait sur la voie Appienne, dans une crypte, au milieu des tombeaux des martyrs. Ravi de sa découverte, il courut, tout empressé, en faire part au préfet. Celui-ci, qui voulait à tout prix faire disparaître de dessus la terre la race des chrétiens, lui ordonna de lui présenter sans délai ces serviteurs du Christ.
Carpasius, retournant donc sur la voie Appienne, amena le bienheureux Urbain et ses clercs au palais de Vespasien, où demeurait Almachius. Le préfet, les voyant arriver, rugit comme un lion, et, prenant la parole, s'écria : «N'est-ce pas ce séducteur Urbain qui a déjà été condamné une et deux fois et que les chrétiens ont fait leur pape ?» Le bienheureux Urbain répondit : «Oui, c'est moi qui séduis les hommes, pour leur faire quitter la voie de l'iniquité et les amener dans la voie de la vérité.» Le préfet : «Quelle voie de la vérité, dans laquelle ni on n'honore les dieux, ni on nĠobéit aux princes !» Le bienheureux Urbain : «Je n'honore pas plus tes dieux que je ne crains tes princes : fais ce que tu as à faire.» Carpasius dit alors à Almachius et au peuple qui l'entourait : «Que dites-vous de tels sacrilèges ?» Almachius répondit : «Il faut les conduire au Pagus, près du temple de Jupiter, et là les jeter en prison.» Ce qui fut aussitôt exécuté. Or, ce Pagus était situé à quatre. milles de la ville de Rome; et quiconque passait par la porte du temple, n'offrait pas de l'encens à la statue de Jupiter, était puni sur-le-champ.
Les chrétiens, apprenant l'emprisonnement des saints confesseurs, vinrent la nuit jusqu'à la prison, et au moyen de petits présents qu'ils firent au geôlier, nommé Anolinus, ils purent pénétrer jusqu'aux prisonniers. Dès qu'ils les aperçurent, ils poussèrent de profonds gémissements; puis, se prosternant par terre, ils demandèrent au souverain pontife sa bénédiction. L'ayant reçue, ils passèrent toute la nuit à chanter avec les saints les louanges de Dieu; et lorsque le jour commença à paraître, ils se donnèrent mutuellement le baiser de paix, et se recommandèrent aux prières du bienheureux pape.
Le jour suivant, le préfet Almachius envoya dire à son lieutenant Carpasius d'amener en sa présence le sacrilège Urbain. Le saint confesseur fut donc tiré de prison avec son clergé et présenté à Turcius Almachius. Le préfet les apercevant, leur dit : «Laissez là votre opiniâtreté et sacrifiez aux dieux que les empereurs adorent; sortez de cette folie dont vous êtes infectés. Déjà vos duperies ont fait perdre la vie à près de cinq mille hommes que vous aviez égarés, et vous êtes coupables de leur mort si misérable.» Le bienheureux Urbain répondit : «S'il y a quelqu'un de misérable, c'est toi-même; car pour eux, ils ne sont pas morts, comme tu le penses; mais ils sont heureusement parvenus au royaume céleste.» Almachius : «C'est cette vaine espérance qui a porté Cécile, avec son époux et son beau-frère, à renoncer à toute la gloire dont ils étaient environnés; et ils t'ont laissé un immense trésor, que tu vas me montrer présentement.» Le bienheureux Urbain : «Insensé, reconnais donc en cela le Créateur, pour l'amour duquel ils ont distribué tous leurs biens aux indigents, et ont choisi la mort.» Almachius : «Quitte ce ton arrogant, si tu veux vivre, autrement, tu auras à subir une mort cruelle.» Le bienheureux Urbain : «Ceux-là seuls périssent, qui ne sont pas agréables au Créateur par leur foi et par leurs Ïuvres.»
Almachius interrogea ensuite les saints prêtres Jean et
Mamilien, et leur dit : «Et vous, êtes-vous dans les mêmes
sentiments !» Ils répondirent : «Les avis de notre père sont tous très salutaires; mais la sagesse n'entre point dans une âme malveillante.» Almachius : «À ce que je vois, vous êtes encore plus mauvais que ce vieux radoteur votre maître. Mais, misérables, ne rougissez-vous point, après tant do, et de condamnations et de proscriptions, de persévérer dans votre impudence ?» Et, dans sa colère, il donna l'ordre de les frapper avec des fouets plombés. Durant leur supplice ils criaient : «Nous vous rendons grâces, Seigneur.» Or, Almachius vociférait avec fureur : «Ces malheureux sont tellement, infatués de leur art magique, que rien ne saurait les faire obéir à nos ordres.» Le bienheureux Urbain dit alors : «C'est bien plutôt toi, misérable, qui es devenu semblable à tes dieux, ayant des oreilles, et n'entendant point; des yeux, et ne voyant point.»
À ces mots Almachius, transporté de colère, lui dit : «Tu oses ainsi ouvrir ta bouche dédaigneuse pour injurier les dieux ? J'en atteste les dieux et les déesses, tu mérites de subir la sentence capitale.» Urbain répondit : «Si tu veux, apprendre combien tes dieux sont dignes de respect, rien n'est plus facile; tu n'as qu'à parcourir leur histoire. Mais notre Dieu a créé toutes choses; et nous ses serviteurs, Il nous a affermis en disant : «Ne craignez point ceux qui tuent le corps; car ils ne peuvent tuer l'âme.» Almachius : «Folies que tout cela; mais comme tu es vieux, tu crois trouver du repos dans la mort; et voilà pourquoi, portant envie à ces jeunes gens, tu veux leur faire perdre ce que la vieillesse te force de quitter.» Le prêtre Jean, prenant la parole, lui dit : «Évidemment tu veux tromper; car pour notre père, dès sa jeunesse, le Christ fut sa vie et la mort un gain : en effet, bien des fois il a confessé son Nom, et n'a point craint de mourir pour ses brebis.» Almachius fit en ce moment appeler Carpasius et lui dit : «Écoute, Cappasius, prends ce sacrilège Urbain avec son clergé, et tiens-les enfermés dans une prison particulière, jusqu'à ce qu'ils obtempèrent à nos ordres.» Carpasius les conduisit aussitôt dans la prison située près du Pagtis. Après que les saints y furent entrés, ils se mirent à chanter : «Seigneur, vous êtes devenu notre refuge, de génération en génération.»
Quelques chrétiens ayant appris qu'ils étaient en ce lieu, vinrent les trouver pendant la nuit : de ce nombre étaient trois tribuns, Favianus, Calixtus et Ammonius, et deux prêtres, Fortunatus et Justinus. En y arrivant, ils s'arrêtèrent et frappèrent à la porte. Le diacre Martialis, entendant ce bruit, alla en donner nouvelle au bienheureux Urbain, lequel pria le geôlier Anolinus de leur permettre d'entrer. Dès qu'ils furent introduits auprès du bienheureux Urbain, ils se prosternèrent à ses pieds et lui dirent avec larmes : «Prie pour nous, père très saint; car le temps de la persécution est imminent.» Il leur répondit : «Ne pleurez pas pour cela, mais plutôt réjouissez-vous; car c'est par beaucoup de tribulations qu'll faut que nous entrions dans le royaume de Dieu.» Ils passèrent donc la nuit dans le chant des hymnes et des cantiques, implorant, la Miséricorde de Dieu. Anolinus, voyant tout ce qui se passait, se jeta aux pieds du bienheureux Urbain, le priant avec larmes de lui conférer le baptême. Le saint pontife lui dit de se relever, et ajouta : «Vois, mon fils, si tu crois de tout ton cÏur, afin de recevoir la rémission de tes péchés.» Anolinus, toujours pleurant, lui répondit : «Oui, père, je crois.» Et il le baptisa et l'oignit du chrême. Et lorsque le jour fut venu, on célébra le sacrifice, et ils participèrent au pain céleste.
Almachius, apprenant ces choses, fit amener derechef à son tribunal le bienheureux Urbain, avec son clergé, et lui dit : «Tu persévères donc encore dans ta folie, au point que non seulement tu ne renonces pas toi-même à tes erreurs, mais que tu cherches à y entraîner les autres ? car il nous est revenu que tu as infecté de tes pernicieuses doctrines Anolinus, notre geôlier.» À cela, Anolinus répondit : «Que je suis malheureux d'avoir passé tout le temps de ma vie sans connaître le Créateur ! mais à présent je Lui rends grâces de ce que, du moins à la fin de ma carrière, Il m'a miséricordieusement fait parvenir à la connaissance de son Nom.» Almachius reprit : «Si l'on ne réprime la loquacité de cet homme, elle sera cause de la condamnation de plusieurs.» Et il donna l'ordre de lui trancher la tête. On le conduisit donc au temple de Diane; et comme il refusait de sacrifier, il fut décollé près du temple, le quinze des calendes de juin.
Ensuite le préfet Turcius Almachius ordonna de préparer le tribunal, afin de procéder de nuit à l'examen des serviteurs du Christ, accomplissant ainsi une Ïuvre de ténèbres. Il s'adressa donc à eux et leur dit : «Dites-moi, malheureux, quelle est cette frénésie qui vous porte à préférer la mort à la vie ?» Le pontife lui répondit : «Ceux qui souffrent pour le Christ ne meurent pas, mais plutôt ils reçoivent une vie éternelle.» Le préfet : «Je ne puis comprendre comment cela se peut faire.» Le bienheureux Urbain : «Parce que l'homme charnel ne perçoit point les choses de Dieu.» Almachius : «C'est ainsi que vous invectiez contre nous et contre les dieux ? eh bien ! votre arrogante réponse va recevoir immédiatement sa récompense.» Et il donna cet ordre à Carpasius : «Conduis-les au temple, près du Pagus; et là il faut ou qu'ils sacrifient au grand dieu Jupiter, ou, qu'ils soient tourmentés par des supplices multipliés.» Lors donc qu'ils furent arrivés au temple de Jupiter près du Pagus, au lieu appelé des Suppliciés, les appariteurs les pressaient d'offrir des libations aux dieux. Mais les confesseurs se riaient de leurs instances, et crachant sur l'idole, ils disaient : «Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les fabriquent, et tous, ceux qui mettent en eux leur confiance.» Carpasius irrité dit aux saints : «Malheureux ! renoncez à ce dogme pervers, et adorez les dieux, et vous serez amis des princes.» Le bienheureux Urbain répondit : «Chien furieux, ton gosier exhale la puanteur comme un sépulcre entrouvert : tu ne pourras en aucune manière nous persuader de nous séparer, même tant soit peu, de lĠamour du Christ.» Carpasius, se tournant vers les satellites, leur dit : «Que dites-vous de tout cela ? Ces sacrilèges sont plus audacieux pour soutenir leurs maléfices, que ne le serait un soldat pour la défense de la république.» Mais les saints répondirent : «Si vous autres, vous faites tant pour le culte des statues de pierre, au point que vous n'épargnez pas même, pour les révérer, le sang de vos proches, que devons-nous donc faire, nous, pour le Dieu vivant et véritable qui nous a créés ?» Carpasius dit alors : «Il faut que nous exécutions l'ordre des princes, en vertu duquel, si vous ne sacrifiez, vous serez punis de mort après avoir enduré divers tourments.» Les saints répondirent : «C'est ce que nous désirons.» Carpasius sĠadressant aux clercs, leur dit : «Votre chef, que son grand âge a comme hébété, désire mourir; mais vous, en hommes sensés, il convient que vous ayez égard à votre jeunesse.» Les saints répondirent : «Rien ne pourra nous empêcher de suivre les traces de notre père.»
Carpasius, réfléchissant sérieusement sur la constance des saints les ramena devant Almachius, préfet de la ville, lui racontant que ni menaces ni prières n'avaient pu leur faire abandonner leur première résolution. Le préfet, secouant la tête, dit alors : «Il paraît que tout ce qu'ils se proposent, c'est de subir la mort, plutôt que de renoncer à ces superstitions. Maintenant donc, qu'on les ramène au temple; et là, s'ils ne se décident sur l'instant même à sacrifier, qu'on ne discute plus avec eux par la multiplicité des paroles, mais par le tranchant du glaive.» Sur cela, un certain Tarquinius, surnommé Taurinus, dit au préfet : «Seigneur, si tu allais avec eux au temple tu pourrais probablement ramener leur esprit à de meilleurs sentiments.» Le préfet suivit ce conseil, et faisant marcher devant lui les saints avec les satellites, il les suivait entouré d'une cohorte de soldats. Les saints, en marchant, chantaient : «Nous nous sommes réjouis, Seigneur, dans la voie de vos commandements, comme au milieu des plus riches trésors.» Et lorsqu'ils furent arrivés au Pagus, les soldats les pressaient de sacrifier aux démons. Mais ils se mirent en prières; et après qu'ils eurent crié dans leurs cÏurs vers le Seigneur, le bienheureux Urbain élevant la voix, et tenant les yeux fixés sur la statue de Jupiter, s'écria : «Que la vertu de notre Dieu te détruise.» Et au même instant l'idole fut renversée; et les prêtres qui entretenaient le feu du sacrifice tombèrent morts, au nombre de vingt-deux.
Le préfet, à cette vue, fut saisi de crainte, et s'enfuit, avec ceux qui l'accompagnaient, dans la villa de Vespasien. Mais sa fureur contre les saints n'en fut point apaisée; car s'étant informé de ce qu'ils étaient devenus, il les fit encore comparaître à son tribunal, et leur dit avec indignation : «Jusque à quand exercerez-vous votre art magique ? Vous croyez donc pouvoir vous échapper de mes mains ?» Les saints lui répondirent : «Le Seigneur est assez puissant pour nous en délivrer.» Alors Almachius les fit étendre par terre, et ordonna de les frapper à coups de bâton. Durant ce supplice, comme ils rendaient grâces à Dieu, l'un des diacres, levant les yeux au ciel, expira. Et le bienheureux Urbain exhortait les autres à ne point craindre des tourments d'un moment. Almachius dit à ses satellites : «Frappez-le avec des scorpions et des balles de plomb; car il se rit des bâtons.» Et tandis qu'on exécutait ses ordres, les ministres du diable jetèrent le corps du diacre Lucien hors de la salle, sous les yeux des saints. Mais personne parmi les chrétiens n'osa publiquement lui donner la sépulture, à cause des édits des tyrans. Cependant, la nuit suivante, le prêtre Fortunatus vint enlever le corps et lĠinhuma dans une crypte, au cimetière de Prétextat, le douze des calendes de juin.
Trois jours après, Almachius ordonna à ses appariteurs de conduire le bienheureux Urbain, avec son clergé, au temple de Diane, enjoignant de les mettre à mort sans délai, s'ils refusaient de sacrifier. Lorsqu'on les y conduisait, le bienheureux Urbain faisait à ses compagnons de pieuses exhortations, et leur disait : «Voici que le Seigneur nous appelle par ces paroles : «Venez à Moi, vous tous qui êtes dans la peine et accablés de maux, et je vous soulagerai.» Jusqu'à présent nous ne l'avons vu que comme dans un miroir et par des énigmes, le moment arrive où nous allons Le contempler face à face.» Pendant qu'il les fortifiait par ces paroles et dĠautres semblables, ils sĠavançaient vers le temple. Lorsqu'ils y furent parvenus, les saints dirent aux bourreaux : «Faites ce que vous avez à faire; car présentement nous méprisons encore ce que nous avons déjà méprisé, tant de fois, comme vous savez.» Les satellites voulurent de nouveau les contraindre à sacrifier; et comme ils ne purent en aucune manière le leur persuader, ils les tirèrent hors du temple. En arrivant au lieu où ils devaient être décapités, les saints se donnèrent mutuellement le baiser de paix; puis, s'armant du signe de la croix, ils s'écrièrent tout d'une voix : «Recevez- nous, Seigneur, selon votre parole, afin que nous ayons le bonheur de parvenir à votre suite, au royaume de votre gloire.» Ayant ainsi prié, ils se mirent à genoux et récurent le coup de la mort. Or, les tribuns que nous avons déjà mentionnés, Favianus, Calixtus et Aminonius, vinrent en ce lieu avec quelques autres chrétiens, et pleurèrent avec beaucoup de larmes leur pasteur qui avait sacrifié sa vie pour eux; puis ils l'ensevelirent, avec ses compagnons, dans une galerie supérieure du cimetière de Prétextat, sur la voie Appienne, le huit des calendes de juin, rendant grâces à Dieu par des hymnes et des cantiques.
Sur ces entrefaites, le vicaire Carpasius voulut aller offrir de l'encens aux dieux; mais il fut subitement saisi du démon. Almachius, ayant été informé de ce fait, en fut épouvanté, et il lui manda de le venir trouver le plus tôt possible. Des soldats l'ayant introduit devant Almachius, le démon commença à le tourmenter violemment; et tous ceux que ce malheureux pouvait atteindre, il cherchait à les déchirer avec ses dents comme un homme enragé. Et il ne cessait de confesser qu'il avait fait endurer des peines atroces aux saints, et qu'il les avait injustement mis à mort; ajoutant qu'il avait opiniâtrement
méprisé les paroles si vraies de ces saints, lesquels, pour leurs glorieux combats, avaient mérité une gloire ineffable. Almachius, voyant que cet homme, dans son délire, disait des choses véritables, pensa quĠil était devenu chrétien, et il le fit éloigner de sa présence; mais il ne laissait pas d'être lui-même dans une grande tristesse, parce que c'était par les mauvais conseils de cet homme qu'il commettait des crimes énormes et sans nombre. Car le diable par la bouche de Carpasius disait tout ce qu'Almachius avait fait de mal, et mettait au grand jour les crimes des païens. Bien plus, il se désignait lui-même et plusieurs autres nommément comme les complices du préfet, et racontait de quelle manière ou par quel motif ils étaient devenus idolâtres; déclarant, du reste, que les idoles n'avaient jamais pu leur faire aucun bien. Et poursuivant son discours, il disait : «Ignorez-vous ce que dit le maître et le docteur des chrétiens, l'apôtre Paul, ce vase d'élection : «Nous savons, dit-il, que l'idole n'est rien, et que, ni au ciel ni sur la terre, il n'y a point d'autre Dieu qu'un seul.» S'avançant ensuite un peu plus loin, et continuant de parler ainsi, il fut suffoqué par le diable qui le possédait, et il mourut.
Le juge Almachius, s'étant assuré de sa mort, envoya un de ses hommes l'annoncer à l'épouse de ce Carpisius. Cette femme, nommée Marmenia, apprenant que son mari avait fait une fin si funeste, vint pendant la nuit trouver les bienheureux Fortunatus et Justinus, prêtres, et se jeta à leurs pieds avec sa fille appelée Lucinia, et toutes deux les supplièrent et les conjurèrent de les régénérer dans le bain du Christ. Les saints Fortunatus et Justinus, bénissant Dieu, qui appelle les choses qui ne sont pas comme celles qui existent, les instruisirent et leur enseignèrent la règle du salut et la voie des commandements du Christ; et après les avoir catéchisées, ils leur prescrivirent un jeûne de sept jours. Lorsqu'elles l'eurent accompli, lĠun d'eux les baptisa au nom de la sainte Trinité, selon les rites usités dans l'Église
Trois jours après, le prêtre Fortunatus se rendit à la maison de Marmenia, pour lui développer les enseignements de la foi chrétienne. Un grand nombre de gentils se trouvaient à ces réunions, et il les baptisait ensuite. Le saint prêtre redoublait de zèle pour annoncer le Christ, Fils de Dieu, notre Seigneur, le Sauveur du monde; il parlait aussi de la gloire et de la vie éternelle qu'Il a promise à ceux qui le suivent. Ces paroles de salut étaient reçues avec docilité par un grand nombre d'auditeurs, et lorsqu'ils étaient bien affermis dans la foi au Christ, ils recevaient le baptême. En ce même temps, tous ceux qui étaient de la maison de Carpasius récurent aussi la foi et furent baptisés, en bénissant Dieu à haute voix.
Cependant Marmenia et sa fille s'informèrent auprès de Fortunatus de ce qu'étaient devenus les corps des saints, et de quelle sépulcre on les avait honorés. Le bienheureux Fortunatus leur ayant raconté tout ce qui avait été fait relativement aux reliques des saints, ainsi qu'il a été rapporté précédemment, elle répondit alors : «Très saint confesseur du Christ, bienheureux Fortunatus, je te prie instamment de nous permettre d'aller en toute hâte au lieu où reposent les reliques des saints, et de les recueillir avec le plus grand soin, afin de leur donner la sépulture la plus honorable.» Cette proposition plut à Fortunatus, qui en prévint Justinus. Les saints confesseurs, se levant alors, se rendirent ensemble, accompagnés de Marmenia, cette femme fidèle au Seigneur, au lieu où l'on avait inhumé les corps des saints, chantant ainsi les louanges du Seigneur : «Vous avez recommandé, Seigneur, d'observer vos ordonnances avec une entière fidélité;» et le reste du psaume. Dès que la bienheureuse Marmenia aperçut les corps des saints, elle fut saisie de tristesse, et s'écria en répandant beaucoup de larmes : «Ô saint et admirable père Urbain, je supplie votre Béatitude de prier le Christ pour moi, afin quĠIl ne permette pas que je sois condamnée à causse de mes iniquités, et que mes péchés ne me précipitent pas au fond de l'enfer. De grâce, ô très bienveillant athlète du Christ, je vous en conjure, écoutez la voix de mes soupirs, et obtenez que l'impiété du cruel Cappasius ne me soit pas imputée auprès de Dieu.» En proférant ces paroles et d'autres semblables, elle pleurait amèrement. Enfin, ils enlevèrent les dépouilles sacrées, et les transportèrent à la maison de Marmenia, qui était située près de la villa de Vespasien, à peu de distance du portique. Marmenia y fit creuser une crypte, où fut établi un sépulcre d'une grande magnificence, dont toutes les parois étaient revêtues de marbre précieux. On y déposa, avec des aromates, le corps du bienheureux Urbain et celui du prêtre Mamilianus : le tombeau fut fermé par une table de marbre d'un travail exquis. Au-dessus du tombeau, on pratiqua un vaste cubiculum quadrangulaire et solidement bâti; et c'est là que, au milieu du chant des cantiques et des hymnes de louanges, on plaça les corps des saints Jean, Chromatius et Dionysius, prêtres, et ceux des saints diacres Martialis, Eunuchius et Lucianus. Et jusqu'à ce jour il s'opère, a ces vénérables sépulcres, un grand nombre de miracles, à la gloire de notre Sauveur Jésus Christ, lequel, avec le Père et le saint Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.
Ces faits parvinrent enfin aux oreilles d'Almachius; et il ordonna incontinent d'amener devant lui la bienheureuse Marmenia. Lorsqu'on la lui eut présentée, il commença à lui parler ainsi, en présence de tous les assistants : «Notre clémence a appris que l'esprit de Marmenia s'est laissé surprendre par certaines superstitions de gens en délire; mais il nous a été impossible d'ajouter foi à ces rapports. Maintenant donc, Marmenia, parle franchement, afin que nous puissions tous entendre la vérité. Sois tranquille au sujet des gracieuses paroles que ta bouche va proférer, et que ton âme nĠen conçoive pas la moindre inquiétude, car tu connais le proverbe : «Une fausse rumeur est bientôt assoupie.» Marmenia
répondit : «J'avoue ne pas comprendre où tu veux en venir avec un tel langage : découvre ta pensée plus clairement, s'il t'est possible, et tu entendras ensuite ma réponse.»
Le juge lui dit donc : «De même que je vais te parler simplement et très clairement, de ton côté cesse d'employer de vaines paroles. Il s'est répandu un bruit dans notre palais que tu avais eu la témérité d'embrasser les superstitieux dogmes des chrétiens, et que de plus tu méprises nos divinités sacrées. Fais-nous connaître promptement ce que tu as à répondre à cela.» La bienheureuse Marmenia: «J'en atteste les mérites des saints, tu n'aurais pas dû dire autre chose, sinon que les idoles sont vaines et fausses.» Le juge : «Et moi, je ne puis souffrir de la part dĠune femme des discours si pervers.» Marmenia : «Dis-moi, juge, qu'est-ce que les édits impies ordonnent de celui qui soutient que le faux est vrai ?» Almachius : «Ils portent qu'il faut le réprimer par des menaces, ou même le punir de mort.» Marmenia : «Donc, malheureux, il faut te reprendre sévèrement et même te faire subir la mort; car tout ce que tu dis est détestable. En effet, qui est-ce qui ignore que ceux que tu appelles dieux, et qui sont fabriqués avec des pierres, du bois ou de l'airain, ont été, lorsqu'ils vivaient sur cette terre, des hommes misérables et les plus pervers qu'on puisse imaginer. Car ils étaientÉ Mais non, je ne souillerai point ma langue; je ne veux pas même me souvenir de leur ridicule divinité,» Almachius, irrité, lui dit : «Hélas! hélas! vois donc, malheureuse femme, comment, par tes paroles irréfléchies, tu es peu à peu montée à ce degré dĠinsolence de vomir contre les dieux les injures les plus abominables ! Est-ce de ta part audace ou stupidité ?» Puis il ajouta : «Par nos dieux, puisque tu n'as point craint de provoquer ma colère, je ne tarderai pas de faire abattre ta tête avec ses beaux cheveux.» La pieuse femme répondit : «Afin que tous sachent que je suis très certainement chrétienne, ordonne, ô juge, d'exercer sur moi de la manière la plus barbare tous les genres de tourments; en sorte, que je sois bien éprouvée, dans la foi au Christ, comme on éprouve l'or par le feu, et qu'ainsi je puisse parvenir au royaume de ce même Seigneur notre Sauveur.» Le préfet Almachius ordonna de la jeter en prison, disant : «Quiconque méprise les ordonnances de nos invincibles princes, nous voulons qu'il soit ainsi chargé de chaînes.» Marmenia, tressaillant de joie, allait comme en triomphe vers la prison; et quand elle y fut entrée, elle commença à louer le Seigneur, et dit : «Gloire à vous, ô Christ, Verbe du Père éternel, avec lequel et le saint Esprit vous régnez à jamais et dans les siècles des siècles. Moi qui en étais si indigne, vous avez daigné, permettre que je souffre pour votre Nom : je vous demander instamment que votre grâce m'accompagne jusqu'à la fin, en sorte que, après avoir foulé aux pieds l'ennemi acharné, je puisse, victorieuse, arriver jusqu'à vous.»
Lucinia, apprenant que sa mère avait déployé une telle constance, distribua tout ce qu'elle avait aux indigents, et particulièrement aux chrétiens, qu'elle savait avoir perdu leurs biens en confessant leur foi. Les saints Fortunatus et Justinus en prévinrent tous les chrétiens qu'ils purent découvrir. On vint alors dire au préfet Almachius que Lucinia avait donné tout son patrimoine et tous ses biens pour le soulagement des orphelins, des veuves et des chrétiens. À cette nouvelle, son âme fut agitée, sa voix éclata comme celle d'un furieux, et il fit entendre ces paroles entremêlées d'ironie : «Eh ! quelle est donc cette séduction si perverse, qui n'a peur de rien, que nul châtiment ne saurait réprimer, et qui ne fait pas plus de cas de tous les genres de tourments que s'ils n'étaient rien ?» C'est qu'il ignorait que cette séduction est comme un feu, qui consume d'autant plus qu'en s'étendant il trouve plus d'aliments. Nous croyons que c'est ce feu dont parle le Christ dans l'Évangile : «Je suis venu, dit-Il, apporter le feu sur la terre; et que désiré-Je, sinon qu'il s'allume ?»
Le juge ordonna à ses ministres de lui amener en toute hâte la savante de Dieu Lucinia, avec tous ceux qui demeuraient dans sa maison, dans le dessein de la contraindre, par un interrogatoire, à renoncer à la foi. Lorsqu'on les lui eut présentés, Almachius, leur lançant des regards sinistres, leur dit : «Dites-moi, de quelle condition êtes-vous, ou quelle est votre profession ?» Les saints répondirent : «Si tu parles de notre condition mortelle, sache que nous sommes les serviteurs de notre maîtresse, la noble matrone Marmenia : quant à notre profession, par la grâce de Dieu, c'est la profession chrétienne.» Almachius dit : «À ce que je vois, vous êtes tous chrétiens.» Les saints confesseurs répondirent : «Il vaut bien mieux connaître et fréquenter la Voie, qui est le Christ lui-même, par laquelle nous devons marcher pour arriver à la patrie, c'est-à-dire à la vie éternelle, que d'adorer de vaines divinités, ou de céder à tes propositions et consentir à tes ordres exécrables.»
Almachius, indigné de cette réponse, ordonna à Tarquinius Taurinus de leur trancher la tête, sans les interroger de nouveau; puis il ajouta : «Ces hommes-là ne fléchissent jamais, si l'on n'emploie de durs châtiments, ou une mort très cruelle.» Tarquinius, après les avoir fait rudement battre de verges, les conduisit devant l'idole de Mars, pour y sacrifier. Mais ils refusèrent tous de faire des libations, et méritèrent ainsi la palme du martyre. Ceux qui furent ainsi décapités pour le Nom du Seigneur Jésus Christ, étaient au nombre de vingt-deux, outre la bienheureuse Marmenia et sa fille Lucinia; et on célèbre leur sainte passion le trois des calendes de juin. Les chrétiens apprirent aussitôt comment ces sainte avaient constamment combattu pour l'amour du Christ, et la nuit suivante, accompagnés du bienheureux Fortunatus, ils enlevèrent leurs corps, en chantant des hymnes à leur louange, et les ensevelirent au même lieu où avait été déposé le bienheureux Urbain.
Dans le temps que ces choses se passaient, vivait un saint prêtre, nommé Savinus, vénérable par sa vertu qui ne s'était jamais démentie. Lorsqu'il eut appris que la bienheureuse Marmenia était allée au Seigneur avec sa fille, et ses ses serviteurs, il en conçut une extrême affliction et alla les rejoindre auprès du Christ; car il était enfermé dans une prison depuis douze ans, pour le Nom de Jésus Christ. Taurinus, qui était son geôlier, ayant vu que le saint était mort, lui lia les pieds et traîna son corps jusqu'au Forum, où il le laissa sans sépulture. La nuit suivante, un prêtre nommé Polycarpe prit le corps de Savinus, et le déposa dans une crypte où l'on avait déjà enseveli cent vingt-cinq martyrs. Que leurs mérites et leurs prières nous recommandent au Christ, qui vit et règne, avec le Père et le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.
Enfin, l'impie Almachius, dont la cruauté n'était point encore satisfaite, promit de grandes récompenses à tous ceux qui rechercheraient ou trahiraient les chrétiens par ruse ou par tout autre moyen, et qui viendraient les lui annoncer. Or, il arriva que trois jours après, un zélateur du culte des faux dieux, qui désirait avidement obtenir la récompense promise, vint lui annoncer qu'il avait découvert plusieurs chrétiens, au nombre de quarante-deux. Ravi d'une telle découverte, Almachius disait : «La culpabilité des chrétiens est si énorme, qu'elle ne peut aucunement demeurer cachée à nos regards.» Les oreilles de ce malheureux juge n'entendirent jamais ces bienveillantes paroles de notre Dieu et Sauveur ! «Personne n'allume une lampe et ne la place sous le boisseau, mais plutôt sur le chandelier, afin qu'elle éclaire tous les assistants.» Mais un saint prophète a dit : «L'homme, insensé ne connaît point ces choses, et le fou ne saurait les comprendre.» Almachius donna donc l'ordre au vicaire Annitius de se rendre au lieu où étaient ces chrétiens, et de les immoler de suite, sans même les interroger. Celui-ci sortit tout joyeux pour exécuter le crime ordonné par la cruauté du préfet. Les saints, sachant d'avance ce qui allait arriver, s'armèrent du signe de la croix, attendant la mort avec intrépidité, et se livrant ensemble à de ferventes prières. Lorsque les ministres du diable furent arrivés, ils se, mirent aussitôt en devoir de leur trancher la tête. Le prêtre Polémius recueillit leurs corps, et les ensevelit au même lieu où reposait Cécile, l'illustre martyre du Christ. Or, ces saints martyrs souffrirent la mort aux calendes de janvier, sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ, qui vit et règne avec le Père et le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.