LE MARTYRE DE SAINT THÉODOTE ET LES SEPT VIERGES

(L'an de Jésus Christ 303)


fêtés le 18 mai


Comblé de bienfaits sans nombre par le saint martyr Théodote, c'est un devoir pour moi de consacrer non seulement ma voix à célébrer son combat, mais encore mes Ïuvres à répondre à son amour, bien que mes Ïuvres soient incapables d'ajouter à la gloire d'un martyr, et ma voix impuissante à en parler dignement. Néanmoins, autant que je le pourrai, il est juste que je raconte, dans la mesure de ma faible intelligence, les grâces que j'ai reçues par lui; ce sera comme les deux oboles que la veuve de l'Évangile mit dans le trésor. Pour l'édification des saints, je pense qu'il est nécessaire de faire connaître non seulement le glorieux combat de Théodote, mais sa vie tout entière. Je ne ferai donc aucune difficulté de montrer comment, dès sa première jeunesse, il exerça le métier de cabaretier, et de là parvint enfin à la couronne du martyre. Mais j'ai une crainte, je l'avoue : peut-être avec un discours sans art, peu de science, de l'érudition moins encore, nuirai-je aux combats de notre martyr et à sa généreuse constance; car j'entreprends un sujet au-dessus de mes forces; et les plus grandes choses s'amoindriront dans les mains d'un médiocre génie comme le mien, si l'on veut les juger seulement par ce que mon récit aura pu en apprendre. De plus, je sais que plusieurs m'objecteront que le martyr avait embrassé un genre de vie bien commun; que, loin de s'interdire l'usage des plaisirs, il a choisi de vivre dans les liens du mariage, et même d'exercer la profession de cabaretier pour gagner de l'argent; mais on peut répondre que sa lutte dans le martyre a rendu célèbre son premier état, sur lequel a semblé se réfléchir la splendeur de son dernier sacrifice. Libre donc à chacun de critiquer mon Ïuvre; moi qui, dès le principe, ai vécu avec le martyr, je dirai ce que je sais, ce que mes yeux ont vu. Je raconterai la constance du saint dont j'ai eu le bonheur, pour ma propre instruction, de partager les entretiens et la vie.

Avant de descendre dans l'arène pour le dernier combat du martyre, il avait souvent, en mille occasions diverses, éprouvé sa vertu, comme un athlète qui se prépare à combattre un adversaire puissant. Ce fut contre ses passions qu'il résolut tout d'abord de commencer la guerre; et par cette lutte il fit de si grands progrès dans la vertu, qu'il n'est personne à qui il n'eût pu servir de maître. Il ne fut jamais l'esclave de la volupté ni d'aucune affection impure; dès sa plus tendre jeunesse, il montra les fruits éclatants des nobles exercices par lesquels il se formait; la fin de sa vie devait les perfectionner par l'épreuve. Avant tout il prit pour son bouclier dans les tentations la tempérance, qu'il appelait le principe de tous les biens, persuadé que tout ce qui afflige le corps est une satisfaction pour le chrétien, qui doit mettre ses richesses et sa gloire à supporter généreusement la pauvreté. Souvent, en effet, j'ai vu les plus grands courages vaincus par la passion, je ne dis pas de l'argent, mais des honneurs; la sagesse céder à la crainte, et l'homme doux et tranquille s'énerver dans les délices. Il n'y a que le juste qui, comme un maître puissant, tienne toutes ses passions asservies. Aussi Théodote s'aida contre la volupté de l'habitude du jeûne, de la tempérance contre les aises que le corps recherche; enfin, contre l'aisance que donnent les richesses il eut pour règle de distribuer son avoir aux pauvres. Mais nous développerons plus tard toutes ces choses en détail, et nous montrerons que Théodote a conquis la gloire par l'ignominie, qu'il s'est acquis la richesse, la surabondance même dans les dons de la Grâce par une pauvreté réelle; en un mot, qu'il a acheté le ciel au prix de mille épreuves et de mille blessures.
Il a arraché grand nombre de malheureux au vice, guérissant par des instructions sagement distribuées cette peste
cruelle qui les dévorait. Souvent aussi chez des hommes d'une
santé vigoureuse, mais dont l'âme gémissait écrasée sous
le poids de honteuses pensées, sa prière a ramené la paix.
Bien plus, sa science et ses admirables exhortations ont ouvert l'Église à grand nombre de païens et de Juifs. Par un
prodige tout nouveau, la fonction de cabaretier, avec ses dehors si vulgaires, était devenue pour lui comme une charge
épiscopale. Il secourait de tout son pouvoir ceux que l'injustice avait accablés, souffrait avec les infirmes, compatissait aux affligés; en un mot, la charité qui remplissait son âme le faisait participer à tous les maux d'autrui. Mais, ce qui est plus merveilleux encore, par l'imposition des mains il guérissait les maladies réputées incurables, et ses prières étaient le remède puissant qu'il appliquait à toutes les misères. Il persuadait la continence aux hommes débauchés, rappelait de leur ivrognerie ceux qui s'adonnaient au vin avec excès. S'il en voyait quelques-uns qui semblaient invinciblement dominés par l'avarice, il les avertissait; et souvent, après les avoir amenés à comprendre que la pauvreté est un bien souverainement désirable, il leur faisait distribuer aux pauvres tous leurs biens. Parmi les disciples d'un pareil maître, il y en eut un grand nombre qui affrontèrent pour le Christ non seulement les coups de fouet, mais encore la mort la plus cruelle. C'est ainsi que ce glorieux athlète de la piété se trouva préparé pour le dernier combat. J'ai à faire un récit plein de merveilles, et je voudrais n'en omettre aucune circonstance. Avec le secours de sa prière pour me soutenir, et de sa main pour dérouler devant moi l'ordre et l'enchaînement des faits, entrons enfin dans le sujet que j'ai entrepris de raconter.
Un certain personnage nommé Théotecne avait obtenu le gouvernement de notre patrie. C'était un homme débauché, brouillon, violent, cruel par instinct, méchant par nature; il se plaisait dans le carnage et le sang; en un mot, c'était un apostat, digne à tous égards de l'exécration publique; et je ne saurais mieux le faire connaître qu'en disant qu'il avait reçu l'administration de cette grande ville en considération de sa méchanceté bien connue. Voyant l'empereur disposé à faire à l'Église une guerre sanglante, il lui avait promis, s'il obtenait le gouvernement de notre province, d'amener tous les chrétiens nos frères aux pratiques de l'impiété. Avant même qu'il eût touché nos frontières, le bruit de son arrivée jeta l'épouvante chez tous les fidèles. La vaste étendue de notre Église demeura déserte, les fugitifs remplirent les solitudes et couvrirent les sommets des montagnes. La terreur qu'il inspirait ne peut se décrire; on eût dit que le ciel montrait suspendue sur nos têtes une plaie cruelle. Il se faisait précéder de courriers qui se succédaient les uns aux autres, et publiaient les desseins sacrilèges qu'il avait formés; et les premiers avaient à peine secoué la poussière de leurs pieds, qu'aussitôt arrivaient les seconds, qui annonçaient à tous les rigueurs implacables de la cruauté et de l'inhumanité de leur maître. À leur tour, les troisièmes se présentaient porteurs des édits qui donnaient au gouverneur les plus amples pouvoirs, et dont la teneur portait que les églises avec leurs autels seraient démolies, que les prêtres seraient traînés devant les autels des idoles, et les fidèles contraints à sacrifier et à renoncer à leur foi. Tous ceux qui oseraient refuser l'obéissance à ces édits verraient leurs biens confisqués au profit du trésor; eux et leurs enfants seraient enfermés dans les prisons et réservés aux supplices que le président voudrait leur imposer; car on espérait qu'une fois domptés par les coups et sous le poids des chaînes, ils n'apporteraient plus à la torture qui devait suivre qu'un courage à moitié vaincu.
Tandis que la renommée répandait partout ces nouvelles et nous menaçait des plus grands malheurs, l'Église, comme un vaisseau battu par la tempête et où tout semble compromis, put craindre un moment d'être engloutie par les flots de la persécution. Mais l'assemblée des méchants flottait elle-même incertaine au-dessus de l'abîme qui allait la dévorer; ils s'abandonnaient à la bonne chère et à l'ivresse. Incapables de porter l'excès de leur prospérité, égarés par la passion du mal, comme l'ivrogne par les fumées du vin, ces impies faisaient et subissaient en même temps dans leurs personnes tout ce que la fureur et la folie imposent à leurs victimes. Sans daigner se donner même l'apparence d'un prétexte, ils envahissaient les maisons, pillaient ce qui leur tombait sous la main; personne n'osait résister à leurs violences; car un seul mot de plainte constituait le crime de révolte et de sédition. C'est dans ces circonstances que les sacrilèges édits furent publiés. Les principaux d'entre les frères étaient chargés de chaînes et jetés en prison, aucun chrétien ne paraissait plus en public; leurs maisons étaient comme livrées au pillage de la multitude; les amis trahissaient, et la religion était outragée par la calomnie. Des femmes de condition, de jeunes vierges, étaient honteusement traînées dans les rues par des hommes insolents. Jamais personne, même les témoins de ces attentats, ne pourra dire les traitements cruels exercés alors contre l'Église. La fuite n'avait plus d'asile assuré; les vestibules des églises étaient déserts, les autels abandonnés par les prêtres. Et parce que les biens des fidèles étaient exposés à l'avidité des impies, ceux d'entre nous qui parvenaient à s'échapper ne tardaient pas à rencontrer les angoisses de la faim, plus terrible que tous les supplices. Réduits à errer dans de vastes solitudes, ou à s'enfermer dans les cavernes et les trous de rocher que chacun avait pu découvrir, il leur était impossible de supporter longtemps la privation de toute nourriture; aussi en voyait-on un grand nombre se livrer eux-mêmes, dans l'espérance d'un sort moins cruel. La fuite, à elle seule, était donc déjà un supplice, surtout pour les personnes d'un rang distingué, qui se voyaient contraintes à se nourrir dÕherbes et de racines, après avoir longtemps vécu dans l'abondance de toutes choses, et sans avoir jamais connu aucune gêne.
Seul au milieu de ces malheurs, Théodote, notre glorieux martyr, combattait généreusement pour la loi de Dieu et s'exposait aux plus grands périls. Ce n'était point pour amasser de l'argent, ou, comme on dit, pour faire fortune, qu'il avait choisi la profession de cabaretier; mais dans son zèle industrieux il cherchait à faire de son cabaret un asile sûr, ouvert à tous ceux que menaçait la persécution. C'était peu pour lui de sauver les fugitifs; il avait encore des soins infinis pour consoler les fidèles détenus dans les prisons, et pour ensevelir les corps de ceux que les impies avaient fait mourir. Ces corps que la vie avait abandonnés au milieu d'affreux supplices, étaient jetés en pâture aux chiens — et si quelqu'un était surpris leur donnant la sépulture, il était condamné à la mort, et à la mort la plus cruelle. Qui eût jamais soupçonné qu'un cabaret servît d'asile à une piété aussi magnanime ? La maison du juste était donc à la fois un cabaret et le port tranquille de la religion, et en même temps un lieu de prière pour tous ceux qui venaient y chercher un abri.
Dissimulant sous le prétexte du gain les occasions que sa profession lui fournissait d'exercer la charité, il put demeurer quelque temps sans exciter les soupçons. Au milieu des victimes de la persécution, suivant le précepte du bienheureux Paul, il se faisait tout à tous : le médecin des indigents, le pourvoyeur et le cuisinier des infirmes, le boulanger et l'échanson des pauvres, comme aussi le maître de tous ceux qu'un saint zèle animait pour la vie parfaite. Il exhortait à supporter les cruelles tortures ceux qu'on emmenait captifs, et jusqu'au pied de l'autel des faux dieux il les encourageait à choisir la mort pour le Christ; en sorte qu'on peut dire avec raison qu'il fut le maître de tous ceux qui à cette époque endurèrent le martyre. Mais je n'ai pas encore fait connaître le trait le plus remarquable dans l'histoire de notre bienheureux. Quoique l'oubli l'ait déjà presque effacé de la mémoire des hommes, il ne doit pas échapper entièrement au souvenir de l'historien.
Le ministre du démon, l'impie Théotecne, avait donné ordre de souiller par des rites idolâtriques tout ce qui peut servir à la nourriture de l'homme, le pain et le vin surtout, afin que les chrétiens ne pussent offrir au Dieu Seigneur de toutes choses une hostie sans tache; et par un décret solennel il avait confié l'exécution de ses ordres aux prêtres des faux dieux. Or tous connaissent le devoir qui nous est imposé d'offrir à Dieu l'oblation sainte.
Contre une invention aussi diabolique, notre martyr, que son zèle pour la vertu avait rendu industrieux, eut bientôt trouvé un remède. Il revendait aux chrétiens pour leurs oblations ce qu'il avait auparavant acheté d'eux. Le cabaret de Théodote fut donc pour les fidèles ce que l'arche de Noé avait été au temps du déluge pour ceux que Dieu voulait sauver; car de même que par le déluge la mort avait envahi l'univers, et qu'il n'était pas possible de trouver le salut pour peu qu'on sortît de l'arche, parce que toute la terre était inondée, ainsi dans notre cité aucun chrétien, hors de la maison du martyr, ne pouvait espérer le salut. La taverne s'était transformée en maison de prière, en hospice pour les voyageurs, en autel sacré où les prêtres venaient offrir le sacrifice. Tous y accouraient en foule, comme des naufragés à la barque qui va les recueillir. Tel était le gain que cherchait le juste dans sa profession de cabaretier; tels étaient les profits du négoce de notre martyr. Tous les fidèles savaient d'ailleurs que le cabaret de Théodote était pour eux, dans leurs dangers, l'asile le plus assuré. Ces détails préliminaires suffiront; il est temps de passer à des récits plus importants.
Dans ces jours il arriva qu'un certain Victor, ami du martyr, fut arrêté par les impies pour les motifs que je vais raconter. Quelques-uns des prêtres de Diane l'accusaient d'avoir dit qu'Apollon dans l'île de Délos avait corrompu Diane sa sÏur, en face des autels; que tant d'infamie devrait faire rougir les païens, et que cependant ils honoraient comme dieu un monstre coupable d'un crime que les hommes eux-mêmes n'oseraient pas commettre.
Pendant que l'on accusait ainsi Victor, des païens s'approchèrent de lui, et, joignant les caresses aux prières, lui disaient : «Obéis au préfet, et tu seras comblé d'honneurs. Tu deviendras l'ami des empereurs; ils multiplieront tes richesses, et tu vivras à la cour dans leur intimité. Mais si tu refuses, sache les malheurs qui te sont réservés : à toi les plus cruels supplices; à toute la famille, l'extermination. Tes biens seront confisqués, toute ta race anéantie, et ton corps lui-même, après avoir été déchiré dans les tortures, sera jeté en pâture aux chiens.» Par ces discours et d'autres semblables les impies cherchaient à ébranler Victor. Mais Théodote, le généreux confesseur de la foi, vint le trouver pendant la nuit dans sa prison et fortifia son courage. «Les chrétiens, lui disait-il, n'ont qu'une ambition: c'est de conserver, avec une vie pure et innocente, leur âme inébranlable dans la vraie religion; car c'est là le précieux trésor difficile à conquérir, et qui n'est possédé que par le petit nombre.» Le bienheureux ajoutait encore : «N'écoute pas, je t'en conjure, les discours trompeurs et sacrilèges par lesquels les impies veulent te séduire. Rejette leurs conseils avec mépris, et ne nous abandonne pas pour les suivre; ce serait sacrifier la chasteté à la débauche, la justice au crime, la piété au sacrilège. Non, Victor, non, jamais. Autant les promesses des impies sont caressantes, autant les malheurs qu'ils attirent sur nous sont certains. N'est-ce pas par de semblables promesses, que les Juifs séduisirent le traître Judas ? Ce n'était pas lui qui devait profiter des trente pièces d'argent qu'il avait reçues. Elles servirent à payer un champ pour la sépulture des étrangers; mais lui se pendit, et son corps creva par le milieu, en sorte que le lacet, instrument de sa mort, fut tout le fruit qu'il tira de son argent. N'espère donc rien des méchants; leurs promesses n'ont d'autre effet que de conduire à la mort éternelle.» Ainsi notre bienheureux fortifiait Victor. Celui-ci d'abord se montra ferme et endura généreusement les premières tortures. Les spectateurs déjà le proclamaient digne de son nom de Victor, quand tout à coup il oublia les exhortations de son maître. Presque au terme de la carrière, sur le point de recevoir des Mains du Sauveur la couronne de la victoire, il demanda au tyran quelques instants de relâche pour délibérer. En l'entendant, les licteurs cessèrent aussitôt de le frapper, pensant qu'il avait renoncé à sa foi. On le reconduisit en prison, où il mourut de ses blessures, laissant planer le doute sur la fin de son martyre; en sorte que jusqu'à ce jour sa mémoire inspire des craintes.
Je rapporterai encore ici un événement important de la vie de notre saint. À quarante milles environ d'Ancyre est un bourg nommé Malos. Par une disposition particulière de la Providence divine, le bienheureux Théodote y vint au temps de la persécution. On venait de jeter dans les eaux rapides et profondes du fleuve Halys les reliques du saint et glorieux martyr Valentin, que les habitants de Médrion, après l'avoir
éprouvé d'abord par de nombreux supplices, avaient fait périr enfin dans les flammes.
Théodote enleva ces reliques; et, au lieu de rentrer ensuite dans le village, il vint chercher un refuge un peu plus bas dans une grotte ouverte du côté de l'Orient, et d'où sortait un des affluents de l'Halys, à deux stades environ de Malos. Dieu permit qu'il y rencontrât des frères qui, après l'avoir salué, le comblèrent d'actions de grâces comme le bienfaiteur de tous les affligés. Ils lui rappelaient en détail quelles obligations ils avaient à sa charité, comment leurs parents les avaient dernièrement arrêtés et livrés au préfet, pour avoir renversé un autel à Diane, et comment, avec beaucoup de peines et de dépenses, il les avait enfin délivrés de leurs chaînes. Théodote, regardant cette rencontre comme une heureuse occasion de mérite, les pria de partager son repas avec lui, avant de continuer leur route. Il les fit donc asseoir sur l'herbe; car il y avait là du gazon et tout alentour des arbres chargés de fruits mêlés aux arbres des forêts. Ajoutez-y le doux parfum de mille fleurs, les joyeux accents du rossignol et de la cigale au lever de l'aurore, et les modulations variées de tous les oiseaux. Il semblait que la nature avait réuni dans ce lieu tout ce qu'elle a de trésors pour embellir une solitude.
Déjà tous étaient assis sur le gazon; le saint envoya au village voisin quelques-uns de ses compagnons pour inviter le prêtre à venir manger avec eux, et à leur procurer le secours des prières que l'Église accorde aux voyageurs; lui d'ailleurs ne prenait jamais son repas sans qu'un prêtre l'eût béni. En entrant dans le village, ceux qu'il avait envoyés rencontrèrent un prêtre qui sortait de l'église, après la prière de l'heure de sexte. Ce prêtre, les voyant harcelés par des chiens, accourut à leur aide, écarta les chiens, salua les étrangers, et les pria, s'ils étaient chrétiens, d'entrer chez lui, afin qu'ils pussent jouir ensemble des douceurs de la charité mutuelle qui les unissait dans le Christ. Ils répondirent : «Nous sommes chrétiens; et c'est pour nous un grand bonheur de rencontrer des frères.» Alors le prêtre ajouta en souriant : «0 Fronton (c'était ainsi qu'il se nommait), les visions qui s'offrent à toi dans le sommeil ne t'ont jamais trompé; mais combien ce que j'ai vu cette nuit a de quoi te surprendre! J'ai vu deux hommes qui vous étaient parfaitement semblables; ils m'ont dit qu'ils apportaient un trésor à ce pays. Puisque c'est bien vous que j'ai vu en songe, allons, remettez-moi le trésor.»
Ces hommes répondirent : il est vrai, nous avons avec
nous quelque chose de plus précieux que tous les trésors, un
homme d'une religion profonde, le saint confesseur Théodote que vous pourrez voir, si vous le désirez. Mais auparavant, père, montrez-nous le prêtre de ce village.» Fronton
répondit : «C'est moi-même; je suis celui que vous cherchez.
Mais il vaut mieux amener le saint dans ma maison; car il
ne convient pas, dans un lieu où il y a des chrétiens, qu'on
laisse un homme dans les bois.» Puis il vint trouver le
saint, le salua par le baiser ainsi que tous les frères, et les
pria de venir dans sa maison. Théodote s'en excusa, parce
qu'il avait hâte de rentrer dans la métropole de la province.
«La carrière, disait-il, est ouverte aux sanglants combats
des chrétiens pour leur foi; c'est un devoir pour moi de secourir des frères dans ces pressants dangers.» Après le repas, l'athlète du Christ dit au prêtre avec un léger sourire : «Que ce lieu me paraît convenable pour y déposer de saintes reliques! Qui peut vous arrêter ?» Le prêtre répondit : «Chargez-vous de me procurer l'objet du travail que vous m'imposez (il parlait des saintes reliques); puis venez ensuite
accuser mes retards; car il faut d'abord les avoir, avant de songer à leur élever un temple.» Le saint leur dit : «J'y songerai, ce sera mon affaire, ou plutôt celle de Dieu de vous fournir des reliques; mais à vous d'apporter tout votre zèle à la préparation de l'édifice sacré. C'est pourquoi, père, ne laissez point languir ce travail, je vous en conjure, mais ayez soin de le mener à sa fin le plus tôt possible; car les reliques vous arriveront bientôt.» En parlant ainsi, il détachait de son doigt un anneau, le remettait au prêtre et lui disait : «Que Dieu nous soit témoin à vous et à moi que bientôt vous recevrez des reliques.» Il faisait comprendre qu'il enverrait quelqu'un ou qu'il viendrait lui-même en personne; car il avait hâte de mettre fin à ses glorieux combats. Après avoir fait au prêtre ces recommandations, il s'éloigna et revint à la ville, où il trouva tout renversé par la persécution, comme eût fait un tremblement de terre.
Dans cette ville il y avait sept vierges formées à la vertu dès leur plus tendre enfance. On leur avait appris à chérir la continence plus que tous les bien, et à avoir sans cesse la crainte de Dieu devant les yeux. Le tyran les fit arrêter, et ne put jamais par de longues et nombreuses tortures les faire tomber dans son impiété. Enfin, dans le transport de sa colère, il ordonna qu'on les abandonnât à de jeunes libertins, pour outrager leur pudeur, au mépris de la religion. Conduites devant ces bourreaux d'un nouveau genre, et sur le point d'être soumises à la plus humiliante épreuve qu'on pût leur imposer, elles poussèrent de profonds gémissements. Les mains et les yeux levés au ciel, elles disaient : «Seigneur Jésus Christ, tant qu'il a été en notre pouvoir de garder intacte notre virginité, vous savez avec quel zèle nous l'avons préservée jusqu'à ce jour; mais aujourd'hui ces jeunes débauchés ont reçu tout pouvoir sur nos corps.» Pendant qu'elles priaient et pleuraient, celui de la bande qui paraissait le plus impudent prit à part la plus âgée de ces vierges nommée Técusa. Mais Técusa, lui embrassant les pieds et versant un torrent de larmes : «Mon fils, dit-elle, qu'espères-tu gagner avec moi ? Quelle jouissance te flattes-tu de goûter avec une chair déjà morte, consumée, comme tu vois, par la vieillesse, les jeûnes, les maladies et les tourments ?»
Elle avait, en effet, dépassé sa soixante-dixième année, et ses compagnes étaient à peu près du même âge. «Il vous serait honteux, continuait-elle, d'aimer une chair que la mort, pour ainsi dire, a déjà frappée, et que vous verrez bientôt déchirer par les bêtes sauvages et les oiseaux; car déjà le gouverneur a prononcé que nous n'étions pas dignes de la sépulture. Mais que dis-je ? à notre place recherchez le Seigneur Jésus Christ; il répondra à votre amour par de grandes faveurs.» Ainsi parlait Técusa, en versant des larmes abondantes. Tout à coup elle déchira son voile, et montrant au jeune homme ses cheveux blancs : «Ah ! du moins, mon fils, s'écria-t-elle, respecte l'ornement de ma vieillesse. Toi aussi, peut-être, tu as une mère dont la tête a blanchi sous le poids des années; que son souvenir auprès de toi nous défende, soit qu'elle vive encore, soit qu'elle ait déjà quitté cette terre. À nous, malheureuses que nous sommes, laisse-nous les larmes et garde pour toi l'espérance assurée que notre Sauveur Jésus Christ te récompensera par sa Grâce; car ce n'est point vainement qu'on espère en Lui.» À ces paroles de Técusa, les jeunes gens oublient aussitôt les eMportements de leur passion, et, compatissant à la douleur des vierges, ils se retirent en pleurant.
Théotecne, ayant appris qu'on n'avait point déshonoré leur virginité, ne voulut plus employer contre elles cet infâme moyen de persécution; mais il ordonna qu'on les fit prêtresses de Diane et de Minerve. En cette qualité, elles devaient laver tous les ans les images de ces déesses dans un étang voisin. On touchait au jour anniversaire de cette purification des dieux. Chaque idole, selon l'usage, devait être portée sur un chariot séparé. Le gouverneur, en tête du cortège, fit conduire à l'étang les sept vierges pour y être lavées de la même manière que les statues. On les avait contraintes à se tenir debout, toutes nues, sur leurs chariots, afin qu'elles fussent plus exposées à l'insolence de la populace. Derrière elles venaient les idoles. Les habitants de la cité se précipitaient en foule à leur suite pour jouir du spectacle. Au milieu de cette multitude, on entendait les sons des flûtes et des cymbales; on voyait des troupes de femmes courir les cheveux épars comme des bacchantes. Le bruit confus des pas ébranlait la terre, et se mêlait aux éclats retentissants des instruments de musique. Cependant les idoles s'avançaient, et le peuple accourait en foule pour les voir, quoique le plus grand nombre fussent attirés par le martyre des vierges. Les uns avaient pitié de leur vieillesse; quelques-uns admiraient leur constance, d'autres leur modestie; tous, en les voyant couvertes de blessures, versaient des larmes. Le gouverneur Théotecne, fruit impie d'une race de vipères, fermait la marche.
Cependant Théodote, le martyr de Dieu, était agité d'une grande inquiétude au sujet des saintes vierges; il craignait que quelqu'une d'entre elles, par une faiblesse trop ordinaire à son sexe, ne vînt à défaillir dans le combat. Il demandait donc à Dieu dans une ardente prière de vouloir bien les assister à l'heure du danger. À ce dessein il se tint renfermé dans une petite maison près de la Confession des Patriarches, et appartenant à un pauvre homme nommé Théocharis. Polychronius, neveu de la vierge Técusa, Théodote le jeune, fils d'une de ses parentes, et quelques autres chrétiens s'étaient réunis à lui dans ce modeste asile. Ils étaient en prière depuis les premières heures du jour, et l'on était déjà à l'heure de sexte, quand la femme de Théocharis vint leur annoncer que les vierges venaient d'être noyées dans l'étang. À cette nouvelle, le saint se relève un peu sur le pavé où il est prosterné; puis à genoux, les mains au ciel et le visage inondé de larmes, il s'écrie : «Je Te rends grâces, ô Seigneur, de n'avoir pas voulu que mes larmes fussent inutiles.» Il demanda ensuite à cette femme avec quelles circonstances les vierges avaient été jetées au fond des eaux, et dans quelle partie de l'étang; si c'était au milieu, ou sur le rivage, qu'avait eu lieu le martyre. La femme de Théocharis qui, elle aussi, était sortie de la ville avec les autres, et s'était trouvée présente au lieu même du supplice, répondit : «Les conseils séducteurs de Théotecne et ses magnifiques promesses ont été inutiles; Técusa le repoussait avec des paroles pleines de mépris. À leur tour, les prêtresses de Diane et de Minerve ont voulu leur offrir la couronne et la robe blanche, supposant que ces vierges allaient participer à leur sacerdoce en l'honneur des démons; elles ont été rejetées de même avec de sanglants reproches. Alors le gouverneur a commandé qu'on attachât des pierres au cou des sept vierges, et les a fait conduire sur une petite barque jusqu'à l'endroit où les eaux de l'étang sont le plus profondes. C'est à deux cents pas environ du bord; c'est là qu'elles ont été noyées.»
Après avoir recueilli ces renseignements, le saint demeura dans sa retraite jusqu'au soir, délibérant avec Polychronius et Théocharis comment ils pourraient retirer de l'étang ces précieuses reliques. Vers le coucher du soleil, pendant qu'ils délibéraient encore, un jeune homme vint leur dire que Théotecne avait mis des soldats près de l'étang pour garder les corps. Le saint en fut très affligé; car il paraissait évident qu'on ne pourrait les recueillir qu'avec beaucoup de difficulté, soit à cause de ces soldats qui les gardaient, soit à cause de la grosseur des pierres, telles, assurait-on, que l'attelage d'un char aurait eu peine à remuer chacune d'elles. Quand la nuit fut venue, Théodote, laissant ses compagnons seuls dans leur retraite, se dirigea vers la Confession des Patriarches; mais les impies en avaient muré la porte, pour empêcher les chrétiens d'y entrer.
Il se prosterna donc à l'entrée, près de la conque qui sert de fontaine, et il y demeura quelque temps en prière. De là il se rendit à la Confession des Pères, qu'il trouva également murée, et il pria de même humblement prosterné. Mais tout à coup il entend derrière lui un grand bruit; il croit que ce sont des hommes qui en veulent à sa vie, et il revient à la demeure de Théocharis. Il s'y endormit bientôt; mais, après quelques instants de sommeil, la bienheureuse Técusa lui apparut et lui dit : «Théodote, mon fils, tu dors, et tu ne sembles pas songer à nous. As-tu donc oublié que c'est moi dont les exhortations et les soins ont formé ta jeunesse; moi dont la main a conduit tes pas dans les sentiers de la vertu, contre l'attente de tes parents ? Quand je vivais, tu m'honorais comme ta mère et tu n'omettais aucun des égards d'une tendre affection; mais aujourd'hui, après ma mort, tu as oublié qu'un fils doit servir sa mère jusqu'à la fin. Ne laisse pas nos corps devenir au fond des eaux de l'étang la proie des poissons, d'autant plus que, toi aussi, dans deux jours tu auras à soutenir un grand combat. Lève-toi donc, et va à l'étang; mais garde-toi du traître.» À ces mots elle disparut. Aussitôt Théodote se leva, et raconta sa vision aux frères. Tous partagèrent sa douleur, et demandèrent avec larmes à Dieu de vouloir bien aider le saint à retrouver les corps. Quand le jour parut, ils envoyèrent, pour reconnaître plus exactement les lieux, Théocharis avec le jeune homme qui était venu tout d'abord leur annoncer que des soldats avaient été postés sur les bords de l'étang. Ce jeune homme était chrétien; les deux envoyés devaient examiner ce que devenaient les soldats; car on soupçonnait qu'ils s'étaient retirés à cause de la fête de Diane, que les impies célébraient ce jour-là. Théocharis avec Glycérius (c'était le nom du jeune homme) partirent, et revinrent bientôt annoncer que les soldats étaient demeurés à leur poste. C'est pourquoi les chrétiens restèrent encore tout le jour dans leur retraite. Le soir seulement ils sortirent; tous étaient encore à jeun. Ils étaient armés de faux tranchantes, avec lesquelles, s'avançant au milieu de l'eau, ils devaient couper les cordes qu'on avait attachées au cou des vierges pour les noyer. Les ténèbres étaient profondes; ni la lune, ni les étoiles ne brillaient au firmament. Cependant ils arrivent au lieu où l'on avait coutume d'exécuter les criminels, lieu d'horreur par où personne n'osait passer après le coucher du soleil. Il était rempli de têtes coupées et fichées sur des pieux, de restes de cadavres consumés par le feu et qui jonchaient la terre. Les chrétiens furent saisis d'une grande frayeur; mais ils entendirent une voix qui disait : «Approche sans crainte, Théodote.» À ces mots, leur frayeur redouble, chacun marque son front du signe de la croix. Tout à coup une croix lumineuse leur apparaît, lançant ses rayons en traits de flammes du côté de l'Orient. À cette vue, la joie se mêle à la crainte; ils tombent à genoux et adorent, tournés vers le lieu où leur apparaissait la croix.
La prière achevée, ils se lèvent et continuent leur route;
mais l'obscurité était si grande qu'ils ne se voyaient pas l'un
l'autre. C'était pour l'entreprise une grande difficulté, qu'augmentait encore une pluie abondante; car sur la terre détrempée et boueuse ils ne trouvaient partout que des sentiers glissants, où ils avaient peine à se soutenir. Ainsi, au milieu des ténèbres, la fatigue n'était pas moindre que la crainte. Ils s'arrêtèrent donc une deuxième fois pour prier; car ils sentaient le besoin d'implorer le Secours de Dieu dans un si
pressant danger. Bientôt une lumière éclatante parut à leurs
regards et leur indiqua le chemin. En même temps deux hommes revêtus de robes éclatantes, nobles vieillards à la barbe et aux cheveux blancs, se montrèrent et dirent : «Courage, Théodote. Le Seigneur Jésus a écrit ton nom entre les martyrs; c'est la récompense de la prière que tu lui as faite
avec larmes pour recouvrer les saints corps. Il nous a envoyés
pour te recevoir; c'est nous qu'on appelle du nom de Pères.
Va donc à l'étang; tu y trouveras saint Sosandre, qui par l'éclat de son armure épouvantera les gardes. Mais tu ne devais pas amener avec toi un traître.»
Suivant donc la lumière qui se montrait devant eux, ils arrivèrent à l'étang. Ce flambeau ne cessa de les guider jusqu'au moment où ils eurent enlevé les saintes reliques. Or voici comment le fait arriva. Les éclairs se multipliaient, le tonnerre grondait, la pluie tombait par torrents, le vent enfin soufflait avec une telle violence, que les soldats préposés à la garde des corps saints prirent la fuite. Il est vrai que la tempête n'était pas la seule cause de leur fuite. Une vision les avait saisis d'effroi. Ils avaient vu un homme d'une taille gigantesque et couvert d'une armure terrible; le bouclier, la cuirasse, le casque et la lance jetaient de tous côtés la flamme. C'était le saint et glorieux martyr Sosandre, qui par son aspect avait épouvanté les gardes, et les avait réduits à chercher un asile sous les cabanes voisines. D'un autre côté, la violence du vent avait repoussé l'eau de l'étang sur le rivage opposé, en sorte que le bassin était à sec et laissait voir les corps des vierges. Avec leurs serpes ils coupèrent les cordes, tirèrent les corps et les mirent sur des chevaux. Ils les portèrent ainsi jusqu'à l'église des Patriarches, près de laquelle ils les ensevelirent. Les noms de ces sept vierges étaient Técusa, Alexandra et Phaine. Les moines revendiquent ces trois premières, comme ayant renoncé à tous leurs biens. Les autres étaient Claudia, Euphrasia, Matrona et Julitta.
Le lendemain, dès la pointe du jour, toute la ville s'agitait avec une vive rumeur, à cause de l'enlèvement des vierges; car la nouvelle s'en était promptement répandue partout. Cela fut cause que dès qu'un chrétien paraissait, on le traînait à la question. Un grand nombre furent ainsi arrêtés pour être déchirés par la dent cruelle des bêtes sauvages. Le saint en fut à peine instruit, qu'il voulut se livrer lui-même; les frères l'en empêchèrent. Cependant Polychronius, voulant connaître plus certainement toute la vérité du fait, se déguisa en paysan et vint au Forum. Il fut pris et amené au gouverneur. Battu de verges, menacé de la mort, il ne put soutenir la vue du glaive déjà tiré contre lui, et céda à la crainte. Il avoua que les reliques des vierges avaient été retirées de l'étang par Théodote, et indiqua le lieu où il les avait cachées. Les corps saints furent donc retirés de leur sépulcre et brûlés. C'est ainsi que nous avons connu que Polychronius était le traître, et que c'était de lui que l'apparition avait dit : «Prends garde au traître.» Quelques-uns des nôtres allèrent annoncer à Théodote ce que venait de faire Polychronius, et comment les reliques des vierges avaient été brûlées.
Alors le glorieux martyr du Christ, disant adieu à ses frères, les exhorta à ne point cesser de prier, mais à demander pour lui avec instance la couronne des vainqueurs; en même temps il se prépara aux supplices dont il était menacé. Les frères ne le quittèrent point. Après avoir prié longtemps avec eux, le saint tout à coup s'écria : «Seigneur Jésus Christ, l'espérance de ceux qui n'ont plus d'espoir, accorde-moi d'achever heureusement cette carrière de combats où je vais entrer, et reçois l'effusion de mon sang comme un sacrifice d'agréable odeur pour le salut de tous ceux qui sont persécutés à cause de ton Nom. Allège le fardeau qui les accable, apaise la tempête, afin qu'ils jouissent tous du repos et des douceurs de la paix qu'ils ont méritées par leur foi.» Ainsi Théodote priait, et ses larmes se mêlaient à sa prière. En l'entendant, les frères éclataient en sanglots; ils se jetaient à son cou et lui disaient : «Adieu, ô très douce lumière de l'Église! Théodote, adieu! Toi bientôt, après avoir échappé aux douleurs de cette vie, tu vas être reçu au sein de la Lumière céleste, au milieu de la gloire des anges et des archanges, dans l'immuable clarté de l'Esprit saint, par notre Seigneur Jésus Christ, qui est assis à la droite de son Père; car ces biens sont la couronne du glorieux et grand combat que le ciel te prépare. Mais pour nous, condamnés à demeurer au milieu des incertitudes de lÕavenir, ton départ de cette vie ne nous laisse que les regrets, les gémissements et les larmes.» Ainsi s'exprimait la douleur des frères. Le saint les embrassa tous, et leur recommanda, lorsque le prêtre Fronton viendrait de Malos avec l'anneau en signe de son caractère sacré, de lui donner ses restes, s'ils pouvaient les dérober. En achevant ces mots, il marqua tout son corps du signe de la croix, et s'avança hardiment vers le lieu du combat.
Sur la route il rencontra deux citoyens qui le pressèrent de s'enfuir le plus tôt possible, en lui criant : «Sauve-toi !» C'étaient des amis du martyr, et ils croyaient lui rendre service, en multipliant leurs instances. «Les prêtresses de Minerve et de Diane, et avec elles la foule du peuple, lui disaient-ils, t'accusent devant le gouverneur, parce que tu détournes tous les chrétiens d'adorer des pierres inanimées; ils te chargent en outre d'autres crimes sans nombre; Polychronius en particulier dit que tu as furtivement dérobé les corps saints. Puisqu'il en est encore temps, sauve-toi, Théodote; ce serait folie de vouloir te livrer de toi-même aux tourments.» Le martyr leur répondit : «Si vous vous croyez de mes amis, et que vous vouliez me faire plaisir, cessez de m'importuner par vos prières et n'accusez pas mon zèle. Allez plutôt dire aux magistrats : «Voici ce Théodote que les prêtresses et la ville entière accusent; il est à la porte.» En parlant ainsi, le saint prenait les devants, et bientôt il se présentait lui-même à ses accusateurs. Devant le tribunal il se tint debout sans trembler, et regarda d'un air souriant les tortures qu'on lui avait préparées : un grand feu, des chaudières bouillantes, des roues et un grand nombre d'instruments de supplice. Loin d'être effrayé de ce spectacle, le martyr laissait voir dans la joie qui éclatait sur son visage la généreuse constance dont il était rempli.
Théotecne, le voyant ainsi disposé, lui dit : «Tu échapperas à tous ces tourments, si tu te laisses persuader par mes conseils. Si tu consens à être sage et à sacrifier, tu seras déchargé des griefs dont la ville entière et les prêtresses t'ont accusé devant nous. Tu jouiras de notre amitié plus qu'aucun autre, et tu seras chéri de nos victorieux empereurs; ils te feront l'honneur de t'écrire et de recevoir tes lettres au besoin. Seulement abjure ce Jésus que Pilate, lorsque ni toi ni moi n'étions encore au monde, a fait crucifier en Judée . N'hésite pas à prendre le conseil que te dicte la sagesse. Tout annonce en toi l'homme prudent et expérimenté; et c'est le propre du sage de tout faire avec prévoyance et maturité; renonce donc à cette folie qui t'égare, et en même temps délivre les autres chrétiens de leur démence. En le faisant, tu deviendras un grand personnage; car je te ferai prêtre d'Apollon, le plus grand des dieux, à cause des biens qu'il prodigue aux hommes, soit en leur révélant l'avenir par ses oracles, soit en guérissant leurs infirmités par son habileté dans la médecine. C'est toi qui consacreras les prêtres, toi qui nommeras aux différentes charges et dignités, toi qui porteras aux pieds des magistrats les vÏux et les prières de la patrie, toi enfin qui, pour les grands intérêts de la cité, enverras des députations aux empereurs. Avec la puissance en main, tu verras venir à toi et les richesses, et les nobles clientèles, et les grands honneurs, avec les splendeurs de la gloire. «Veux-tu des trésors ? je suis prêt à les répandre sur toi à pleines mains.» À ces paroles du gouverneur, le peuple faisait entendre des acclamations souvent répétées, félicitant Théodote, et le pressant d'accepter les offres qu'on lui faisait.
Mais le saint répondit à Théotecne : «Avant tout je demande au Seigneur Jésus Christ, mon Maître, que tu viens de traiter avec mépris comme un homme vulgaire, la grâce de réfuter tes erreurs sur les dieux, et ensuite de t'exposer en peu de mots les Miracles du Seigneur Jésus Christ et le mystère de son Incarnation; car il est à propos que je prouve, en présence de nombreux témoins, par mes paroles et par mes Ïuvres, la foi que j'ai mise en Lui. Et d'abord, pour les actions de vos dieux, il est honteux de les dire; je les dirai néanmoins à votre confusion. Celui que vous appelez Jupiter, et que vous honorez comme le principal de vos dieux, a poussé son outrage contre les enfants et les femmes à un tel excès de débauche, qu'il mérite à bon droit d'être regardé comme le principe et la fin de tous les maux. Votre poète Orphée dit, en effet, que Jupiter tua Saturne, son propre père, épousa Rhéa, sa propre mère, dont il eut une fille, Proserpine, et qu'elle aussi fut l'objet de ses infâmes amours. Il épousa encore sa propre sÏur Junon, comme fit aussi Apollon, qui déshonora sa sÏur Diane, à Délos, au pied des autels. Mars à son tour s'abandonna aux mêmes fureurs contre Vénus, Vulcain contre Minerve : toujours des sÏurs victimes des passions de leurs frères. Vois maintenant, ô proconsul, quelle est la turpitude des dieux que tu honores. Les lois ne puniraient-elles pas l'homme coupable de pareils excès ? Et cependant vous osez vous glorifier de ces honteux désordres de vos dieux; vous ne rougissez pas d'adorer des corrupteurs de la jeunesse, des adultères, des empoisonneurs; et vos poètes nous redisent leur histoire avec orgueil.
«Mais la Puissance de notre Seigneur Jésus Christ, les miracles et le mystère de son Incarnation, tout cela a aussi été écrit, et longtemps d'avance, par les Prophètes et par des hommes que l'Esprit saint éclairait; mais on n'y trouve rien qu'on puisse rougir de publier : tout y est chaste et pur. Ces prophètes sont les témoins de ce que nos temps ont vu s'accomplir: un Dieu descendant du ciel pour apparaître au milieu des hommes, et par de merveilleux prodiges, des miracles ineffables, guérissant les malades, rendant les hommes dignes du royaume des cieux, sa passion, sa mort et sa résurrection ont été pareillement décrites avec la plus grande exactitude par les mêmes prophètes. Les Chaldéens, les Mages, les plus sages de la Perse, en sont les témoins, eux qui, instruits par le mouvement des astres, ont connu sa Naissance selon la chair, et qui, les premiers, L'ayant reconnu pour Dieu, Lui ont offert leurs présents comme à un Dieu. Il a fait d'ailleurs des miracles sans nombre et des plus grands : Il a changé l'eau en vin; avec cinq pains et deux poissons, Il a rassasié cinq mille hommes dans le désert; sa Parole guérissait les malades; Il marchait sur les eaux comme Il eût fait sur la terre ferme. La nature du feu a reconnu sa Puissance; à sa Voix des morts sont ressuscités; d'une seule parole Il a donné la vue à des aveugles de naissance; Il a rendu des boiteux prompts et agiles; Il a rappelé à la vie des morts ensevelis depuis quatre jours. Quelle parole pourrait suffire à raconter tous les prodiges qu'Il a faits, et par lesquels Il a démontré qu'il était Dieu, et non pas un homme ?»
Pendant ce discours du martyr, toute la multitude des idolâtres s'agitait furieuse comme une mer dont un vent violent a soulevé les flots. Les prêtres déchiraient leurs vêtements; on les voyait, les cheveux épars, mettre en pièces leurs couronnes. De son côté, le peuple poussait des cris; il accusait le proconsul lui-même d'oublier les droits de la justice contre un homme qui avait mérité la flagellation et la mort, pour avoir ouvertement blasphémé contre la clémence des dieux, avec l'impudente ostentation d'un rhéteur. On devait sur-le-champ le faire étendre sur le chevalet, et venger par son supplice les dieux outragés. Théotecne, excité de plus en plus par ces clameurs, n'est bientôt plus maître des emportements de sa colère; il ordonne à ses satellites d'élever le saint sur le chevalet; lui-même, dans la fureur qui le transporte, s'élance de son tribunal, pour être de ses propres mains le bourreau du martyr. Mais au milieu de cette foule de peuple qui s'agite en tumulte, des exécuteurs qui préparent les ongles de fer, des hérauts qui font entendre leurs cris de mort, l'athlète du Christ seul est calme et tranquille. Debout, sans émotion, sans trouble, on dirait que ce n'est point contre lui, mais contre un étranger que la tempête est soulevée.
Cependant tous les instruments de mort sont mis en usage; on n'épargne ni le feu, ni le fer avec ses ongles déchirants. De tous côtés à la fois les bourreaux se sont jetés sur Théodote, l'ont dépouillé de ses vêtements; puis ils l'ont étendu sur le chevalet; après quoi, se partageant en deux bandes, ils lui déchirent les flancs; chacun y met toute sa force, sans craindre la fatigue. Le martyr, d'un visage joyeux et avec un sourire, les regardait faire. La douleur des tourments arrivait à son âme sans y causer le moindre trouble; ses traits n'en étaient point altérés, et il ne cherchait pas à se soustraire aux cruautés du tyran; car il avait pour aide et pour soutien notre Seigneur Jésus Christ. Cependant les bourreaux s'épuisaient à frapper, mais quand les uns étaient hors de combat, d'autres les remplaçaient. L'invincible athlète demeurait immobile, l'âme attachée au Dieu de l'univers; on eût dit que ce n'était pas son propre corps, mais le corps d'un étranger qu'il avait livré aux bourreaux. Théotecne fit verser sur ses flancs déchirés un vinaigre très violent, puis il y fit appliquer des lampes ardentes. Le saint, dont le vinaigre irritait les plaies, et auquel arrivait d'ailleurs l'odeur de ses chairs que la flamme avait brûlées, laissa voir à ses narines un léger mouvement. Aussitôt Théotecne, s'élançant de son tribunal : «Eh bien! Théodote, lui dit-il, qu'est donc devenue l'indomptable fierté de tes discours ? je te vois céder aux tourments avant d'avoir été vaincu. Certes, si tu n'avais pas blasphémé les dieux, si tu avais consenti à adorer la toute-puissance de leurs bras, tu n'aurais pas été soumis à tous ces supplices. C'est bien à toi surtout, simple cabaretier, dans une condition vile et méprisable comme est la tienne, que je dois conseiller de ne plus parler contre les empereurs, qui ont droit sur ta vie!» Le martyr répondit : «Proconsul, ne te trouble pas d'un mouvement de mes narines; il est dû uniquement à la fumée de mes chairs que tu brûles. Excite plutôt tes satellites à accomplir tes ordres avec moins de mollesse; car je vois qu'ils n'agissent plus avec la même vigueur. Invente de nouveaux supplices, des machines nouvelles pour la torture, afin d'éprouver ma constance; ou plutôt reconnais que c'est le Seigneur qui me soutient. Par sa Grâce je ne vois en toi qu'un esclave, et je méprise tes sacrilèges empereurs : tant est puissante la Force dont le Seigneur Christ a rempli mon âme! Si c'était pour mes crimes que tu m'eusses arrêté, j'aurais pu trembler; la crainte aurait eu ses droits; mais aujourd'hui, préparé comme je le suis à tout souffrir pour la foi du Christ, je ne puis redouter tes menaces.» À ces paroles, Théotecne lui fit battre les mâchoires avec des pierres, afin de lui casser les dents. Le martyr lui disait alors : «Quand tu me ferais couper la langue et tous les organes de la voix, les chrétiens n'ont pas besoin de parler pour que Dieu les exauce.»
Cependant les licteurs s'étaient épuisés à déchirer son corps; le gouverneur leur commanda de descendre Théodote du chevalet et de l'enfermer dans la prison, où on le réserverait pour une nouvelle torture. Mais comme on lui faisait traverser le Forum, il montrait ses chairs en lambeaux, et donnait ses blessures comme le signe de sa victoire. Il invitait tous ses concitoyens à venir contempler ce spectacle pour apprendre dans ses souffrances la Puissance du Christ. «Voyez tous, leur disait-il, combien est admirable la Vertu du Christ, comment, à ceux qui s'exposent aux tourments pour sa Gloire, Il sait donner l'impassibilité, rendant même la faiblesse de nos corps inattaquable à la flamme; Il inspire à des hommes de néant le courage de mépriser les menaces des princes et les édits portés par les empereurs contre la piété. Et cette Grâce, Dieu, le Seigneur de tous les êtres, la donne sans acception de personnes à tout le monde : aux hommes sans naissance, aux esclaves, aux hommes libres, aux barbares.» En parlant ainsi, il montrait les plaies dont on l'avait couvert, et il ajoutait : «Il est juste que ceux qui croient au Christ Lui fassent les sacrifices qu'aujourd'hui j'offre à sa Gloire; car c'est Lui qui le premier a souffert pour chacun de nous.»
Cinq jours après, Théotecne fit dresser son tribunal au milieu de la ville, en un lieu exposé aux regards de la foule, et il ordonna qu'on lui amenât le martyr : ce qui fut aussitôt exécuté. En le voyant s'avancer, il lui dit : «Approche-toi plus près de nous, Théodote. Je vois que tu n'as pas été sourd aux leçons qui t'ont été données, que tu es devenu meilleur, et que tu as renoncé à ton premier orgueil. C'est contre toute raison que tu as attiré sur toi de si affreux tourments, quoi que je fisse pour t'y soustraire. Maintenant donc, déposant cette insensibilité d'un cÏur opiniâtre, reconnais la souveraine autorité des dieux tout-puissants; et que je puisse enfin te faire jouir des bienfaits que je t'avais promis tout d'abord. Je suis prêt encore à te les accorder, si tu sacrifies. Choisis donc ce qu'il y a pour toi de plus avantageux : tu vois ici d'un côté des flammes déjà allumées, un glaive aiguisé, pour toi et les gueules des bêtes qui s'ouvrent pour te dévorer. Crains de t'y exposer; ton premier supplice n'est que l'ombre de celui qui se prépare.» Le martyr répondit sans trembler : «Eh quoi! Théotecne, espères-tu inventer contre moi quelque chose d'assez fort pour résister à la Puissance de Jésus Christ mon Maître ? Quoique mon corps ait déjà, comme tu le vois, été mis en lambeaux par les coups dont tu l'as déchiré, fais une nouvelle épreuve de ma constance; applique ces mêmes membres à de nouveaux supplices, afin de voir jusqu'à quel point, tout brisés qu'ils sont, ils peuvent encore souffrir.»
Alors pour la seconde fois Théotecne fit étendre le saint sur le chevalet; et des deux côtés les licteurs, comme autant de bêtes sauvages, se mirent à sonder les plaies des anciennes blessures, plongeant plus profondément leurs ongles de fer dans les flancs du martyr. Mais lui, élevant la voix, confessait généreusement sa foi. Le gouverneur, voyant que ses efforts étaient inutiles, que les bourreaux étaient épuisés, le fit descendre du chevalet pour le rouler sur des morceaux de briques rougies au feu. Ces fragments embrasés, pénétrant dans les chairs, causèrent à Théodote une douleur très aiguë. «Seigneur Jésus Christ, s'écria-t-il, ô Toi l'espérance de ceux qui ont perdu tout espoir, exauce ma prière et adoucis-moi ce supplice; car c'est pour ton saint Nom que je souffre.» Théotecne comprit bientôt que l'épreuve des briques enflammées n'aurait pas plus de succès que les précédentes; il fit remonter le martyr sur le chevalet, et élargir de plus en plus les affreuses plaies dont son corps était sillonné. Mais Théodote était devenu comme insensible; il lui semblait que les bourreaux n'appliquaient plus sérieusement leurs tortures, que ce n'était qu'un jeu. Cependant de tout son corps la langue seule était restée intacte — les impies la lui avaient laissée, espérant qu'elle serait l'instrument de son apostasie. Ils ne savaient pas qu'ils lui laissaient bien plutôt le moyen de rendre un hommage plus éclatant à la vérité; car cette langue répétait sans cesse les louanges de Dieu.
À la fin, incapable d'inventer de nouveaux supplices, et voyant d'ailleurs ses bourreaux fatigués et impuissants, tandis que la contenance du martyr semblait se fortifier de plus en plus, Théotecne prononça la sentence. Elle était conçue en ces termes : «Théodote, le protecteur des Galiléens, l'ennemi des dieux, a refusé d'obéir aux ordres des invincibles empereurs, et a méprisé ma personne. En vertu de notre pouvoir, nous voulons qu'il subisse la peine du glaive, et que son corps, séparé de sa tête, soit brûlé, de peur que les chrétiens ne le recueillent et ne lui donnent la sépulture.»
Quand cette sentence eut été prononcée, une foule nombreuse d'hommes et de femmes sortirent de la ville avec le martyr, pour voir la fin de ce drame sanglant. Arrivé au lieu du supplice, le martyr commença une prière; il disait : «Seigneur Jésus Christ, Créateur du ciel et de la terre, qui n'abandonnes jamais ceux qui espèrent en Toi, je Te rends grâces d'avoir daigné m'appeler à être le citoyen de ta Cité céleste et à participer à ton Royaume. Je Te rends grâces de m'avoir accordé de vaincre le dragon et d'écraser sa tête. Donne enfin le repos à tes serviteurs, arrête en moi la violence de tes ennemis. Donne la paix à ton Église, en l'arrachant à la tyrannie du diable.» Puis quand, finissant sa prière, il eut ajouté Amen, il se retourna et vit les frères qui versaient des larmes : «Frères, leur dit-il, ne pleurez pas; glorifiez plutôt notre Seigneur Jésus Christ, qui me fait achever heureusement ma course par le triomphe sur l'ennemi. Bientôt au ciel je prierai Dieu pour vous avec confiance.» En disant ces dernières paroles, il reçut avec joie le coup du glaive.
Alors on éleva un vaste bûcher, et les bourreaux y jetèrent le corps du martyr, prenant soin d'y réunir de nombreux aliments pour la flamme. Mais, par un effet de cette Providence divine qui veille avec amour sur les hommes, on vit
tout à coup au-dessus du bûcher une lumière qui l'enveloppait d'un si vif éclat, que ceux qui devaient y mettre le feu n'osaient approcher; ainsi le saint corps resta intact au milieu du bûcher. Des soldats portèrent à Théotecne la nouvelle de ce prodige; il leur ordonna de rester au lieu où le corps descendu du bûcher avait été placé, afin de le garder. En conséquence, pour l'exécution de cet ordre, ces soldats demeurèrent auprès du corps. Sur ces entrefaites, le prêtre Fronton arriva du bourg de Malos, selon la promesse qu'il en avait faite à Théodote. Il portait avec lui l'anneau que le saint martyr lui avait donné comme un gage pour obtenir des reliques. Il amenait en même temps avec lui un âne chargé de vin vieux; car le prêtre Fronton avait une vigne qu'il cultivait lui-même. Déjà il approchait de la ville, lorsque, par la Permission divine, son ânesse épuisée vint s'abattre au lieu même où était étendu le corps du saint martyr. À cette vue, les gardes accoururent et dirent au prêtre : «Étranger, où vas-tu si tard ? La nuit est déjà profonde. Viens plutôt et demeure avec nous; ton âne trouvera ici largement de quoi paître; l'herbe est abondante; même, si tu veux le laisser aller dans les champs cultivés, il n'y a personne qui puisse t'en empêcher; quant à toi, tu seras moins mal avec nous que sous le toit peu hospitalier d'un cabaret.»
Cédant à leurs instances, le prêtre détourna son âne de la grande voie, et entra sous une hutte que les soldats s'étaient construite le jour précédent avec des branches de saule fixées en terre et rattachées entre elles par des roseaux. Près de la hutte était le corps du martyr, sur lequel on avait étendu des rameaux et du foin afin de le couvrir. Cependant les chefs des soldats, revenus du bain, se mirent à boire, mollement couchés sur des tapis qu'ils avaient déployés à terre sur un lit de paille. Ils invitèrent le prêtre à boire avec eux. Mais lui, de son côté, après avoir déchargé son âne, demanda un vase, le remplit de son vin et dit aux soldats : «Goûtez et voyez ce que c'est que ce vin; peut-être ne le trouverez-vous pas mauvais.» Il accompagnait ces paroles d'un léger sourire; en même temps il leur présentait le vase plein de vin. Le parfum, le goût de la liqueur, leur font jeter un cri d'admiration, et ils demandent au vieillard combien ce vin a d'années. «Cinq ans,» répond le vieillard. Les soldats ajoutent : «Permets-nous d'en boire encore; nous souffrons beaucoup de la soif.» Le vieillard reprit avec gaieté : «Prenez-en largement, autant que vous pourrez en boire.» À ces mots, un des plus jeunes de la troupe, nommé Métrodore, laisse éclater un rire joyeux, et dit : «Des coups pareils! non, jamais de toute ma vie je ne les oublierai, pas même si l'on me faisait boire le breuvage de l'oubli dans les eaux du Léthé. Les tourments réunis de tous les chrétiens ne sont pas comparables aux coups qu'il m'a fallu endurer l'autre jour, à cause de ces femmes qu'on nous a enlevées de l'étang. Mais toi, généreux étranger, verse largement de cette excellente eau du Maron; avec elle je boirai l'oubli de mes douleurs.» Fronton reprit : «J'ignore quelles sont les femmes dont tu parles; quant à la fontaine de Maron, je sais qu'elle est là tout près. — Eh! Métrodore, reprit un autre soldat nommé Apollonius, prends garde que ces eaux de Maron, comme tu les appelles, ne te causent quelque grand malheur. N'oublie pas que tu as reçu l'ordre de garder cet homme d'airain qui avait enlevé de l'étang les femmes dont tu viens de parler.»
Le prêtre alors dit : «J'ai sans doute mal fait de ne point amener avec moi un interprète pour m'expliquer votre langage. Je ne comprends rien encore à tout ce que vous dites. Quelles sont donc ces femmes arrachées à un étang ? Quel est cet homme d'airain que vous dites garder ? Serait-ce, par hasard, une statue qu'on aurait apportée en ces lieux ? ou vos paroles ne sont-elles que des énigmes par lesquelles vous vous jouez de ma rustique simplicité ?» Métrodore voulait répondre; mais un troisième, nommé Glaucentius, le prévint et dit : «Étranger, rien de ce que te disent mes camarades ne doit t'étonner. L'expression «homme d'airain» n'est point contraire à la vérité; qu'ils l'appellent, en effet, ou d'airain ou de fer, nous savons que l'homme qu'ils veulent désigner par là est plus dur et plus fort que l'airain, ou le fer, ou toute autre matière. Le fer et l'airain cèdent au feu; il y a un art pour les mettre en usage; le diamant, malgré son nom d'indomptable, ne résiste pas à l'industrie ni au génie. Mais nous avons un homme que ni le fer, ni le feu, ni les ongles cruels n'ont pu entamer. — Je ne comprends pas encore clairement, répondit le prêtre, ce que tu veux dire : est-ce un homme ou toute autre chose que tu prétends désigner ainsi ? — Étranger, dit Glaucentius, j'aurais peine à te définir cette nature; si je dis que c'est un homme, certes, je dois convenir que jamais homme n'a soutenu de pareils combats. Cependant tous savent qu'il était notre concitoyen, que nous avons ici sa maison, sa famille, ses possessions. D'autre part les faits nous ont assez montré qu'il n'avait pas la nature humaine. Battu, mis en pièces, brûlé dans tous ses membres, il ne répondait pas une parole à ceux qui le tourmentaient mais il demeurait ferme dans sa résolution, comme un rocher immobile au milieu des flots qui le battent de toutes parts. Cet homme s'appelait Théodote; il était chrétien, et jamais aucun effort n'a pu l'amener à changer la religion qu'il avait embrassée. Sept vierges avaient été noyées dans les eaux de cet étang, et l'ordre était donné d'y laisser leurs cadavres; Théodote les enleva secrètement et leur donna la sépulture. Mais quand il sut qu'un grand nombre de chrétiens avaient été arrêtés à cette occasion et livrés au magistrat pour être condamnés, il se livra lui-même et avoua tout ce qu'il avait fait. Il ne voulait pas que d'autres souffrissent des supplices qui n'étaient que pour lui, en même temps qu'il craignait que la peur ne les fît renoncer à leur religion. En vain le gouverneur lui offrit des richesses, des dignités, des honneurs, au point de lui promettre la souveraine sacrificature, s'il voulait abjurer la foi des chrétiens et sacrifier aux dieux; Théodote s'est ri des magistrats et de leurs honneurs, il a insulté les dieux, foulé aux pieds les lois des empereurs, et n'a pas daigné répondre une seule parole au gouverneur. On l'a flagellé, on l'a soumis à toute espèce de tortures; sous les coups il paraissait insensible, et lui-même nous affirmait qu'il n'en sentait aucun mal. Il se moquait de ceux qui le frappaient, leur reprochant leur mollesse et leur inertie; quant au gouverneur lui-même, il le traitait de vil esclave. Tandis que les bourreaux s'épuisaient à le tourmenter, lui, comme si les coups lui eussent donné une nouvelle vigueur, il chantait des hymnes, jusqu'à ce qu'enfin le gouverneur lui ait fait trancher la tête et ait ordonné de brûler son cadavre. Pour nous, déjà malheureux à son occasion, nous craignons beaucoup qu'il ne nous attire encore quelque mésaventure. Quand le bûcher a été allumé, il s'est fait autour des flammes des signes prodigieux qu'aucune parole ne saurait raconter. Nous avons vu une grande lumière défendre les approches du bûcher, et la flamme nÕa pu atteindre le corps de Théodote. Alors on nous a donné l'ordre de le garder, de peur des chrétiens.» En achevant ces mots, le jeune soldat montrait au prêtre le lieu où était déposé le cadavre.
Fronton comprit par ce récit que c'était le même saint Théodote qu'il cherchait; il rendit grâces à Dieu, et pria sa miséricordieuse Bonté de l'aider à enlever le corps. Puis, s'abandonnant à la joie dont il était rempli, il offrit encore de son vin aux soldats, les invitant à en puiser eux-mêmes largement et sans crainte, jusqu'à ce qu'enfin ils s'enivrèrent; un sommeil profond les saisit. Le prêtre se leva alors, prit avec respect le saint corps, le mit sur son âne et dit : «Maintenant, ô martyr, accomplis les promesses que tu m'as faites.» En même temps il lui mit au doigt son anneau; puis il replaça les branches d'arbre et la paille dans l'état où elles avaient d'abord été mises pour recouvrir le saint, afin que les gardes ne soupçonnassent pas qu'on eût rien déplacé. Au point du jour, le prêtre à peine levé se mit à chercher son ânesse, comme si elle eût été perdue. Il faisait un grand bruit; il disait en frappant dans ses mains et en pleurant : «J'ai perdu mon ânesse!» Les gardes, qui ne savaient ce qui s'était passé, crurent qu'il parlait sérieusement; et ils étaient d'ailleurs bien persuadés que le cadavre du saint était encore sous la paille. Mais pendant ce temps l'ânesse, conduite par un ange, s'en allait au bourg de Malos par des chemins détournés; elle s'abattit sous son précieux fardeau dans le lieu où est maintenant la Confession du saint et illustre martyr Théodote. Cependant des chrétiens venus de Malos au-devant du prêtre lui annoncèrent que son ânesse était arrivée seule apportant de saintes reliques, et ils lui indiquèrent le lieu où elle s'était arrêtée. Alors le prêtre, qui jusque-là avait feint de pleurer la perte de son ânesse, revint lui-même à Malos, tandis que les gardes restaient à leur poste, toujours dans la persuasion que les restes du saint étaient encore sous la paille. Ce fut ainsi que les reliques du glorieux martyr furent transportées à Malos. Dieu, voulant glorifier les combats de son serviteur, avait tout conduit de cette manière merveilleuse.
Tous ces détails, Nil, le dernier de vous tous, les a recueillis avec le plus grand soin pour vous les transmettre, mes bien-aimés frères. J'ai été en prison avec lui, et j'ai connu par moi-même chacune des choses que je vous ai racontées. Avant tout j'ai voulu être vrai, afin que, recevant ce récit avec confiance et pleine certitude, vous méritiez d'avoir part avec le saint et glorieux martyr Théodote, et avec tous les saints qui ont combattu pour la piété en Jésus Christ notre Seigneur, à qui gloire et puissance avec le Père et le saint Esprit dans tous les siècles! Amen.