SAINTE THÉODOSIE, MONIALE ET MARTYRE

(À Constantinople en l'année 726)

fêtée le 29 mai

La femme forte dont nous avons à faire ici l'éloge s'appelait Théodosie, nom qui s'appliquait bien à celle qui était un magnifique présent fait par Dieu aux hommes. L'ardeur de sa foi la place incontestablement parmi les plus saintes vierges; la célébrité de son martyre lui permet de disputer avantageusement la première place. On en jugera par le récit de son courage parmi les combats, et de sa force d'âme dans la lutte glorieuse de l'arène.
Théodosie naquit à Constantinople de parents remarquables par leur piété, leur zèle dans le service de Dieu, en un mot, dignes en tout de leur sainte fille. À sept ans, elle perdit son père, et sa mère, renonçant alors au monde, se retira avec sa fille dans un monastère. Pendant trois ans la pieuse veuve se livra tout entière à l'éducation de son enfant. Dieu l'ayant alors appelée à lui, Théodosie distribua aux pauvres tous les biens que lui avaient laissés ses parents. Elle ne se réserva qu'une petite somme avec laquelle elle se procura trois icônes : une de notre Seigneur Jésus Christ, une de la très pure Mère de Dieu et une troisième de la célèbre martyre Anastasie, qui endura tant de souffrances pour la cause de Dieu, et qui procura tant de grâces miraculeuses au peuple fidèle qu'on la surnommait l'Exterminatrice des maléfices. Théodosie, libre de toute préoccupation terrestre, s'adonna à la pratique de la vertu et arriva promptement au sommet de la perfection...
À cette époque, la fureur du diable se déchaîna sur l'Église, et voulut abolir, par l'intermédiaire de ses suppôts l'empereur Léon l'Isaurien et le patriarche Anastase, le culte des saintes icônes. Tous ceux qui résistèrent aux édits impies furent l'objet de persécutions de tous genres et soumis aux plus cruels supplices.
Or, taudis qu'on infligeait de si horribles, de si intolérables tortures à ceux qui vénéraient les saintes icônes, tandis qu'on brisait les statues et qu'on les réduisait en poudre, un des commissaires de Léon vint pour exercer sa fureur sur une statue de notre Sauveur Jésus Christ qui était placée au-dessus de la porte d'airain, et pour la jeter à terre. Dès que la bienheureuse Théodosie découvrit son dessein, elle se sentit saisie par le zèle de Phinées et d'Élie et, réunissant quelques matrones qui avaient renoncé aux ornements de ce monde pour mener la vie religieuse et n'adhérer plus qu'à Dieu seul, elle se précipita avec indignation au devant du soldat. Celui-ci appartenait à la garde de l'empereur, il portait non la hache, mais l'épée, et appartenait au corps des satellites; car ils vaquent sans interruption à la garde de l'empereur, le suivant partout où il va, gardant sa chambre pendant la nuit, et l'entourant toutes les fois qu'il parait en publie.
La jeune vierge n'oubliait pas qu'elle s'était engagée par serment devant Dieu et devant les hommes à vivre dans la retraite et le silence; mais elle se disait que, du moment que le diable s'attaquait à l'Église de Dieu, c'était le devoir de tous de s'opposer à ses entreprises, et qu'une bonne moniale devait, à l'exemple du Sauveur lui-même, sacrifier sa tranquillité au souci de la gloire de Dieu.
Elle fit choix, comme armes, de versets des psaumes, et se mit à chanter au Dieu Sauveur, en alternant avec ses compagnes : «Seigneur, jugez ceux qui veulent me nuire; repoussez ceux qui m'attaquent; prenez vos armes et votre bouclier et levez-vous pour défendre votre héritage. Voici en effet que les prévaricateurs de votre loi lèvent la tête contre vous; ils ont l'audace de profaner vos autels par leurs danses impures; ces hommes immondes et scélérats osent souiller vos sanctuaires. Mais, Seigneur, regardez-nous en votre miséricorde, afin que nous éprouvions les bontés dont vous comblez vos élus, et que nous goûtions avec allégresse le bonheur qu'à y a d'être de votre peuple. Or ce bonheur consiste ici-bas à vénérer vos saintes icônes et celles de vos saints, et à en faire, selon la coutume antique, le principal ornement de nos temples. Et maintenant daignez du haut de vos demeures célestes tendre une main secourable à vos humbles servantes qui sont prêtes en ce moment à tout endurer pour l'honneur de vos saintes icônes, pour l'honneur de votre Mère très pure, enfin pour l'honneur de tous ceux qui jusqu'à ce jour ont versé leur sang pour vous ou vous ont plu en quelque manière. Affermissez notre faiblesse, car vous seul le pouvez; donnez-nous des forces et du courage.»
Puis, se tournant vers ses compagnes, elle leur dit : «Voilà, mes sÏurs, le temps favorable, les jours de salut. Revêtons-nous des armes de la lumière et avançons-nous hardiment contre les ennemis de la vérité. La mort nous attend, méprisons la vie. Les tortures et les supplices précéderont la mort, mais ne nous laissons pas effrayer; ne redoutons pas ceux qui peuvent en vérité donner la mort au corps, mais ne peuvent nuire en rien à l'âme, selon la recommandation de notre Seigneur et Maître.»
Elle dit et se dirigea en hâte vers la porte. Son audace et la fierté de son regard imposèrent tellement à la foule que personne n'osa porter la main sur elle. Elle saisit l'échelle et ordonna vaillamment à ses compagnes de faire de même. L'impie mandataire de l'empereur était déjà presque au sommet et allait atteindre l'icône, quand il fut renversé à terre et précipité au plus profond des enfers. Ce châtiment inattendu effraya tous les spectateurs qui prirent la fuite, et Théodosie put avec ses compagnes retourner à son monastère sans être molestée par personne.
Le barbare empereur ne tarda pas à apprendre ce qui venait de se passer, et entra en fureur contre les saintes vierges de Dieu. Il dit en fronçant le sourcil : «Par ma tête, je ne croirai à l'amitié de ceux qui m'entourent si une seule de ces femmes scélérates échappe de mes mains, et si vous ne les tirez toutes sur-le-champ de leur retraite pour recevoir en public le châtiment que mérite une telle audace.» L'empereur avait à peine achevé de parler que plusieurs de ses ministres se rendirent dans les divers quartiers de la ville, pour aller fouiller toutes les demeures des vierges sacrées et tous les monastères de la ville. Leur dessein était de saisir toutes les moniales qui avaient osé contribuer à la mort du satellite; mais c'était surtout à la bienheureuse Théodosie qu'ils en voulaient; car il leur semblait que l'empereur leur maître méditait contre elle une vengeance extraordinaire, attendu que c'était elle qui avait mis la première la main à l'Ïuvre et avait excité ses compagnes à l'aider dans l'accomplissement du crime. Toutes furent appréhendées et traînées en publie. Théodosie, que l'on remarquait entre toutes ses compagnes, et dont l'éclat effaçait celui des autres comme la lumière du soleil fait pâlir et disparaître celle des étoiles, comparut donc, ainsi que les autres vierges, devant l'empereur.
Léon leur lança un regard furibond et leur dit: « Comment se fait-il, coquines, que vous osiez pousser si loin l'audace ? Non seulement vous méprisez mes ordres, non seulement vous empêchez mes officiers de les exécuter, mais vous allez même jusqu'à les faire périr de mort violente !» Puis, se tournant vers la bienheureuse Théodosie : «Tu n'as pas pu te cacher de moi, scélérate; je connais ta jactance et ton audace insigne; je sais ce que, à ton instigation et sous ta direction, on a fait à mon satellite, et comment tu as osé donner la mort à un de mes ministres, au moment même où il exécutait mes ordres. En agissant ainsi, tu savais bien que c'était à moi que tu résistais, que c'était sur moi que tu avais l'audace de porter la main. C'est justice maintenant que je me dresse contre toi avec colère, et que je t'inflige un châtiment digne de ton crime. Je vais donc te faire subir un supplice vengeur, afin que dorénavant personne n'ose plus s'opposer à l'accomplissement des ordres royaux et s'attaquer de quelque manière que ce soit à l'empereur. Toutefois, sache qu'il est encore en ton pouvoir d'échapper au péril qui te menace : change de sentiments, obéis aux invitations du roi sans attendre ses ordres, et tu mèneras ici-bas une vie heureuse à laquelle succédera dans l'autre monde un bonheur éternel ...» — «Sire, répondit Théodosie, dès ma plus tendre enfance j'ai soupiré après une vie paisible loin du bruit des hommes et n'ai jamais eu de désir plus grand que celui de faire mon salut : aussi rien de ce qui fait les délices du monde n'a jamais pu, grâce à Dieu, me détourner de ma résolution d'embrasser la vie religieuse. Sache donc que tu ne pourras absolument rien faire qui puisse me détacher de l'amour de Dieu. S'il te plaît de me donner la mort, va, hâte-toi de m'accorder ce bienfait; j'abandonne de bon gré mon corps aux supplices; fais-le déchirer, disloquer, broyer, décapiter, en un mot, prive-moi de la vie pour que je vole plus tôt vers la vie immortelle et bienheureuse.»
Le tyran ne sut que dire; il s'adressa alors aux autres vierges : «Vous du moins, vous n'allez pas vous entêter à suivre cette folle; vous n'aurez pas la folie de vous exposer à perdre les biens de ce monde et ceux, à tout le moins, non moins grands de l'autre vie, pour endurer en outre une mort éternelle.» Mais les disciples se montrèrent dignes de leur maîtresse et dirent : «Dieu nous garde d'avoir d'autres sentiments que notre mère et maîtresse inspirée de Dieu, de nous laisser allécher par tes caresses ou effrayer par tes menaces. Notre devoir est d'imiter la conduite de notre supérieure et de pratiquer ses enseignements; aussi nous demandons de n'être point séparées d'elle. Regarde donc tout ce qu'elle t'a dit comme l'ayant été par nous.» Ces paroles accrurent la colère du tyran, qui dit : «Entraînez de suite ces folles loin de moi, ou plutôt faites-leur subir, comme elles le méritent, une mort cruelle, afin d'empêcher que d'autres, atteintes de la même folie, osent perpétrer de semblables crimes.»
Dès que le tyran eut parlé, ses ministres, crépitant comme la flamme dans un fagot, emmènent la sainte et ses compagnes, les tirent par les cheveux, les frappent aux seins et les traînent à travers les places publiques. Les bourreaux égorgèrent sur-le-champ les compagnes de Théodosie, et offrirent ainsi à Dieu des victimes assurément agréables, puisqu'elles furent immolées pour la religion; mais les scélérats recevront le châtiment de leurs crimes au jour du jugement et seront écrasés sous le mépris. Quant à la bienheureuse qui avait répondu avec tant d'assurance à l'empereur, ils la réservèrent pour un second interrogatoire, et se mirent à lui demander pourquoi elle refusait avec tant d'obstination d'obtempérer aux ordres impériaux.
La bienheureuse leur répondit : «Je vous demande à mon tour, mes amis, le motif de ma condamnation aux tortures et à la mort. Est-ce parce que je me suis appliquée à vénérer en toute religion l'icône de Celui qui, étant Dieu, a daigné, par amour pour moi, naître dans une nature semblable à la mienne ? on bien l'icône de cette bienheureuse femme, qui a enfanté un homme-Dieu sans ternir sa virginité ? ou bien encore les icônes des anges qui ont annoncé au monde la naissance du Sauveur ? ou des hommes qui ont versé leur sang pour rendre témoignage à la doctrine du Christ ? ou enfin de ceux qui se sont efforcés sans relâche de vivre dans l'amitié de Dieu ? Vraiment, n'aurait-on pas bien raison de me traiter de folle et d'idiote si je consentais à embrasser vos dogmes insensés ? si je me laissais entraîner par ceux qui s'efforcent de me persuader des absurdités ? Comment pourrais-je raisonnablement supporter que vous tourniez en dérision et poursuiviez de votre haine nos saintes et vénérables icônes ? que vous les traitiez comme des idoles ? Ce sont des représentations plus ou moins artistiques d'êtres qui n'existent pas; et comme leurs exemplaires n'ont aucune réalité, aucune vérité, il en résulte naturellement que ces statues n'ont aucune valeur morale et ne sont dignes d'aucune espèce de vénération.»
En l'entendant répondre avec tant de fermeté et réfuter leurs erreurs avec tant de sagesse, les bourreaux comprirent qu'ils ne triompheraient jamais de la sainte par la parole. Ils se mirent alors à la battre cruellement pour essayer de lui extorquer par l'atrocité des coups ce qu'ils n'avaient pas pu obtenir d'elle par les prières et la persuasion. Mais ils n'aboutirent à rien et ne tardèrent point à perdre tout espoir de succès. Théodosie finit par les convaincre qu'ils étaient, suivant le mot des Proverbes, les plus insensés des hommes. Ils étaient là ordonnant et dirigeant les coups; mais la sainte les écrasait sous son regard de mépris. Dès qu'elle les vit de nouveau disposés à interrompre les coups pour reprendre l'interrogatoire, elle leur dit : «Continuez donc jusqu'au bout ce que vous avez commencé; car vous savez bien que je ne changerai jamais d'opinion. Jamais je ne me laisserai effrayer par aucun de ceux qui peuvent bien tuer ce corps, mais ne peuvent nuire en aucune façon à l'âme. Seul Celui qui crée et façonne le corps et l'âme peut détruire l'un et l'autre.»
On juge de la rage des bourreaux en entendant ces paroles ...
À leurs yeux, Théodosie n'était plus digne du nom de femme et, loin de considérer sa vie sainte et religieuse, ils ne voyaient en elle qu'une infâme sorcière, la plus sorcière et la plus scélérate des femmes. Ils l'étendirent à terre, se mirent à la battre à coups redoublés et de toutes leurs forces. Tandis qu'ils frappaient, la sainte tenait son esprit élevé vers le ciel, et quoique fixée au sol, elle était absorbée dans la méditation des choses sublimes et suprasensibles : tant était grande sa force d'âme ! tant était admirable sa confiance en Dieu ! tant enfin sa générosité était au-dessus de toute louange ! On entendait donc la bienheureuse martyre chanter d'une voix suave les versets suivants des psaumes : «Le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon libérateur. Mon Dieu me prête secours, c'est en lui que se trouve l'espérance de mon salut; il a daigné m'adopter, je n'ai donc qu'à l'invoquer pour être sauvée. Portée par lui, je surmonterai tous les obstacles, et en particulier celui que dresse devant moi votre perversité, qui voudrait me séparer de Dieu et me frustrer à jamais de l'éternelle béatitude.»
On voyait les ruisseaux de sang découler de toutes parts du corps virginal de la bienheureuse et rougir le sol; les lambeaux de chairs gisaient çà et là; les membres de la martyre étaient déchirés, disloqués, pis que morts quoique toujours en vie. Mais son âme jouissait du calme le plus profond, et semblait déjà habiter en quelque façon dans les cieux. Théodosie en effet soulevait avec effort la tête et disait, en s'adressant aux bourreaux : «Frappez tant que vous pourrez, réunissez tout ce que vous avez de forces pour appliquer les coups. Vous savez bien que jamais je n'abandonnerai ma résolution première et que vous ne pourrez réussir à me plier à vos désirs.» ...
Nous ne devons pas nous étonner que, après l'incarnation toute surnaturelle du Fils de Dieu, la nature humaine ait le pouvoir d'agir et de souffrir d'une manière vraiment étonnante. En effet, Dieu est au-dessus de toute nature, il est le Créateur même de la nature; par conséquent, en se faisant homme contrairement aux lois de la nature, il a joui dans cette nature d'un pouvoir d'opérer vraiment surnaturel et il l'a en même temps communiqué partiellement à cette même nature. De là cette force d âme surhumaine que nous admirons en notre bienheureuse. Quand les bourreaux virent que la martyre supportait les tortures les plus cruelles avec tant d'énergie, ils en vinrent à rougir d'être ainsi vaincus par une femme, et dans leur rage ils réprimèrent les emportements de leur cruauté, afin d'essayer de triompher d'elle par d'autres voies. Ils la jetèrent en prison et l'accablèrent de toutes sortes de vexations et d'épreuves, dans l'espoir de fatiguer sa résistance et de l'amener à la soumission.
Au bout de quelques jours, ils lui firent subir un nouvel interrogatoire; mais la trouvant dans les mêmes dispositions et plus attachée que jamais à son sentiment, ils se décidèrent enfin à la faire mourir. Aussitôt les uns l'empoignent, d'autres la tirent par son voile, d'autres la traînent par les membres du corps; ils entraînent ainsi à la boucherie, comme un vil animal, cette innocente brebis de Dieu, si attachée à son bercail et à ses pâturages qu'elle ne voulait à tout prix en être arrachée. Durant le trajet, les uns la frappaient avec barbarie, les autres lui lançaient à pleine bouche les injures. Quand les bourreaux furent arrivés sur la place du marché (car c'est là qu'ils avaient résolu l'immoler leur victime au milieu du bétail, afin d'humilier davantage la sainte et se payer à eux-mêmes ainsi qu'à tous ceux qui pensaient comme eux une partie de plaisir), lors donc qu'ils furent parvenus sur le marché, l'un d'eux inventa un genre de supplice nouveau; car ils trouvaient que trancher la tète d'un coup d'épée était un supplice douloureux sans doute, mais enfin tolérable. Saisissant donc une corne d'animal qu'il trouva par hasard, et étendant à terre la martyre, il enfonça la pointe de la corne dans la gorge. Les vertèbres du cou se disloquèrent, la bienheureuse expira dans les plus atroces douleurs. — Ainsi furent à la fois satisfaits et les instincts barbares des bourreaux et les vÏux ardents de Théodosie ...