LES ACTES DE SAINT ROGATIEN ET DE SAINT DONATIEN

L'an de Jésus Christ 287)

fêtés le 24 mai


C'est véritablement une Ïuvre de salut de raconter à des lecteurs catholiques les combats et les glorieux triomphes des martyrs, de présenter, comme une coupe de vie à la soif d'un peuple avide, le sang que les saints ont versé. Les uns puisent dans ces récits une dévotion plus grande pour les solennités des martyrs; les autres y conçoivent de généreux désirs en voyant combien il est avantageux de mourir pour le Christ.
Dioclétien et Maximien gouvernaient ensemble l'empire, et la persécution déchaînée par leurs ordres contre le nom chrétien, sévissait avec fureur. Afin d'anéantir sous le culte de la gentilité les bienfaits que la religion catholique apportait au monde, ils avaient envoyé des lettres au préfet des Gaules, pour lui ordonner de faire rendre par tout le monde des honneurs divins à des images, non pas des dieux, mais des démons, aux statues d'Apollon et de Jupiter. Ils y avaient ajouté la promesse que tous ceux qui pratiqueraient ces cérémonies et offriraient religieusement les sacrifices prescrits, seraient récompensés aux frais du trésor publie. Ils espéraient ainsi, par l'appât de la cupidité, entraîner les âmes dans lÕerreur et triompher par des largesses de ceux qu'ils lÕauraient pu vaincre autrement. Ceux, au contraire, qui persistaient à se dire chrétien, devaient, après de longs tourments, subir la peine capitale, afin que la terreur éloignât les fidèles des sentiers de la justice.
Il y avait dans la ville de Nantes un jeune homme nommé Donatien, d'une naissance illustre , mais que sa foi devait rendre plus illustre encore. Il modérait les emportements d'une jeunesse fougueuse par une grande maturité d'esprit; car la sagesse s'était fait dans le cÏur de ce tendre adolescent une demeure qu'elle ne trouve guère que chez les vieillards. Au milieu des tempêtes que soulevait contre lui l'esprit malin, la crainte du Seigneur tenait toujours le gouvernail et l'éloignait des écueils. Après avoir abandonné le culte des idoles pour courir aux sources de grâce que nous ouvre la foi catholique, lorsqu'il eut été purifié dans les eaux du baptême et instruit dans les mystères de notre religion, ou le vit armé des enseignements divins se présenter sans crainte comme un soldat généreux au milieu da peuple, et de sa voix plus retentissante que le clairon des batailles, célébrer les triomphes du Christ; car il ne voulait pas négliger et enfouir les talents qui lui avaient été confiés, de peur d'encourir le reproche fait au serviteur qui a caché l'argent du maître. Loin de là, comme un laboureur vigilant, il jetait dans les cÏurs des gentils les heureuses semences de la foi. La sainteté de ce jeune homme était comme une belle fleur au milieu des peuples; et ses paroles, comme un souffle caressant, en répandaient les doux parfums.
Rogatien, son frère, qui vivait encore dans l'idolâtrie, lÕéprouva; il en fut tout embaumé. Quoique Donatien fût la plus jeune des deux frères, cependant, parce qu'il avait sur Rogatien le glorieux droit d'aînesse dans la foi, celui-ci s'empressa d'accourir auprès de son frère, le priant de lui accorder le baptême des chrétiens, avant qu'éclatât la lutte sanglante des persécutions; il craignait que ces heureux combats ne vinssent le surprendre encore païen ou catéchumène, et il voulait partager avec son frère les peines et les souffrances aussi bien que les palmes de la victoire. Toutefois, son désir du baptême ne fut pas rempli, parce qu'aux premiers bruits de la persécution le prêtre avait pris la fuite; mais la régénération qu'il ne put trouver dans l'eau sainte, le martyre la lui donna dans les flots d'un sang généreusement versé.
Le persécuteur faisait son entrée dans la ville de Nantes, avec tout l'attirail des instruments de la cruauté. Les gentils l'applaudissaient avec enthousiasme, quand un homme de la foule vint encore exciter ses fureurs : «Ô le plus clément des juges, lui disait-il, tu arrives heureusement au milieu de nous, pour ramener à la religion des dieux ceux de nous que les juifs ont entraînés à la suite d'un crucifié. Sache que Donatien est, de tous les sectateurs de cette doctrine, celui sur lequel tu dois d'abord faire tomber la rigueur de ton jugement. Car non seulement il a abandonné le culte des dieux; mais encore, par les longues et persévérantes intrigues de la séduction, il a perverti son frère; en sorte que tous deux maintenant méprisent Apollon et Jupiter que les invincibles empereurs adorent, et dont ils veulent avec tant de zèle affermir le culte dans tout l'univers. Par cette nouvelle religion, nos dieux sont renversés. An reste, leur interrogatoire, quand tu le voudras, prouvera la vérité de ma déposition.»
Le préfet ne tarda pas à se faire amener lÕaccusé, et il commença son interrogatoire en ces termes : «Des bruits courent contre toi, Donatien. Nous avons appris que tu refuses d'adorer Jupiter et Apollon, qui nous ont donné la vie et nous l'ont conservée jusqu'à ce jour. Bien plus, par tes outrages et tes blasphèmes, tu les couvres d'infamie et provoques leur fureur; tu enseignes an peuple, dans tes vaines prédications, qu'il sera sauvé par la foi dans un crucifié, et par là tu en entraînes un grand nombre a croire.» Donatien répondit : «Tu dis la vérité sans le vouloir. Oui, je voudrais arracher à lÕerreur toutes tes nombreuses victimes, pour les ramener au culte de celui à qui seul tout culte appartient.» Le préfet dit : «Mets fin à ces discours inutiles; ou, si tu refuses, je te ferai sur-le-champ périr.» Donatien répondit : «Les menaces que tu m'adresses retombent sur toi; et tu n'échapperas pas au piège que tu tiens sous mes pas, toi qui, dominé par une fausse crédulité, préfères les ténèbres à la lumière, et qui, au milieu des ténèbres, ne sais pas tourner tes regards vers le Christ qui est la lumière de justice.» Le préfet en fureur le fit charger de chaînes et renfermer dans une prison, afin que la violence des supplices triomphât de la foi du patient, ou du moins afin que les spectateurs ne fussent pas tentés de croire au Christ.
Il fit venir ensuite le frère de Donatien, en présence de tout le peuple, et avec les douceurs d'une parole caressante, il mêlait pour lui le poison d'un coupable conseil; car il savait que celui qui ne fléchit pas devant la violence, souvent courbe la tête devant les artifices de la séduction. S'adressant donc à lui avec une feinte bonté, il lui dit : «Rogatien, j'apprends que tu veux inconsidérément abandonner le culte des dieux, à qui fit dois le bienfait de la vie et ces dons multipliés de la sagesse que nous admirons en toi. Aussi n'est-ce point sans rougir que nous te voyons, après tant de preuves dÕune haute intelligence, débiter des nouveautés insensées. Tu dois craindre qu'en voulant n'adorer qu'un seul Dieu, tu nÕattires sur toi, pour ton malheur, la colère de toutes les divinités. Mais, puisque la cérémonie, de ce bain immonde que vous appelez le baptême ne t'a pas encore enchaînée, que ta volonté ne s'obstine pas dans son aveuglement; l'indulgente bonté des dieux t'accueillera encore, et tu pourras, dans les palais des empereurs et dans les temples des dieux, jouir non seulement de la vie, mais encore des honneurs dont tu seras comblé.» Rogatien répondit : «Impie comme tu l'es, tu excelles à faire des promesses impies; tu ne crains pas de promettre comme première récompense la faveur des empereurs; celle des dieux ne vint qu'au second rang. Mais comment honorer, dans le sanctuaire de la Divinité, des dieux que vous jugez inférieurs à des hommes, quoique cependant entre vous et eux il y ait une vraie communauté de misère et d'infirmités ? Eux, ils sont sourds, parce qu'ils sont de métal; et vous, vous l'êtes aussi parce que vous ne voulez pas entendre les salutaires conseils de la vertu. ils nÕont point dÕâme; et vous, vous avez perdu le sens; car faire consister sa religion dans le culte d'une pierre, c'est se rendre semblable à l'objet qu'on adore.»
À ces mots, le juge donnant ses ordres aux gardes, leur dit : «Que cet insensé, lui aussi, soit jeté en prison avec le maître qui lui a enseigné ces folies; demain le glaive, aux yeux de tous, vengera l'injure faite aux dieux et a nos princes.» Ainsi ces deux flambeaux de la foi furent enfermés dans un cachot ténébreux; mais ce fut moins pour les martyrs un châtiment qu'une gloire impérissable pour le lieu qui les recevait. Cependant le bienheureux Rogatien s'affligeait que la persécution ne lui eût pas laissé le temps de recevoir le baptême; mais, dans la simplicité de sa foi, il s'était persuadé que s'il pouvait mériter un baiser de son saint frère, ce baiser serait efficace sur son âme, comme l'eût été le bain sacré du baptême.
Quand le bienheureux Donatien connut les pensées de son frère, il adressa pour lui cette prière au Seigneur : «Seigneur Jésus Christ, devant vous les désirs sincères ont le mérite de l'action, en sorte que, si l'impossibilité d'agir nous arrête, nous croyons qu'il nous suffit d'avoir voulu; car vous nous avez donné la liberté de vouloir, et vous vous êtes réservé à vous seul le pouvoir d'agir. Que la foi pure de Rogatien votre serviteur soit donc pour lui comme la grâce du baptême; et s'il arrive que le préfet, consommant ses vengeances, nous fasse périr demain par le glaive, que le sang de votre serviteur soit efficace en lui comme l'onction du chrême.» Ainsi le cÏur et la voix de Donatien s'épanchaient dans la prière. Les deux frères prolongèrent leurs veilles durant toute la nuit. Le lendemain, avec le retour de la lumière, ils s'attendaient à recevoir du bourreau les tourments et la mort, et du Seigneur leurs récompenses. En effet, ce jour-là, le préfet étant assis sur son tribunal, se fit présenter les confesseurs du Christ, devant tout le peuple. Ils s'avancent donc; vous eussiez cru voir alors sortir d'un lugubre cachot toutes les joies du ciel; d'une terre jusque-là stérile, les fruits de la fécondité de l'Église, et des rameaux épineux d'un buisson, les nobles fleurs d'une couronne. Sous les chaînes dont ils sont chargés, leur cÏur reste libre; les épreuves les ont rendus plus forts et plus attachés au Christ. Quand ils furent arrivés au pied du tribunal, le juge leur dit : «Je veux vous parler aujourd'hui avec toute l'indignation que vous méritez, de peur que les douces paroles de la persuasion ne fuissent par émousser la juste sévérité des lois; car le culte de nos dieux, vous le rejetez par une ignorance coupable; et ce qui est plus criminel, même après l'avoir reconnu, vous le foulez aux pieds.» Alors les deux martyrs, en même temps, répondirent au préfet : «Sois fier de ta science mille fois plus détestable que la folie de l'ignorance, la plus grossière; elle te rabaisse au niveau de ces dieux dont tu recherches la divinité dans des figures insensibles de métal. Quant à nous, nous sommes prêts, pour l'amour du Christ, à recevoir avec joie tout ce que la rage de tes bourreaux pourra inventer; car notre vie, ce n'est pas la perdre que de la rendre à celui qui nous l'a donnée, et qui veut en récompenser le sacrifice par des fruits abondants de lumière et de gloire.»
À ces mots, le préfet, saisi de colère, les fit étendre sur le chevalet, afin que, s'il ne pouvait rien sur leurs âmes, il eût du moins la jouissance de briser leurs membres dans les supplices; car il regardait comme une sorte de satisfaction à sa douleur que le bourreau multipliât les souffrances sur leurs corps, puisqu'il ne lui était pas donné d'atteindre jusqu'à leur âme. En même temps il ordonna qu'après avoir épuisé tous les supplices, on leur tranchât la tête. Le licteur, pour flatter la passion barbare du juge, mais plutôt par un dessein de Dieu, afin que la gloire des martyrs en reçût un nouvel éclat, perça d'une lance le cou de ses victimes, avant de leur abattre la tête d'un coup d'épée. Ainsi les deux jeunes saints arrivaient à la gloire du Christ; Donatien gagnait à Dieu son frère, et le frère à son tour méritait le ciel. L'un procurait à l'autre la grâce du salut; et l'autre, par sa conversion, assurait au premier une riche récompense, Fortifiés par les gages multipliés d'une
grâce surabondante, et nourris par l'espoir de la couronne, quÕils apercevaient au terme d'un glorieux combat, ils ont
mérité d'entrer dans l'éternel bonheur, portant, comme, lauriers de leurs victoires, les cicatrices de leurs nobles blessures, par le secours de Celui à qui est honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.