ACTES DE QUARANTE MARTYRS, DEUX ÉVÊQUES, ABDA ET EBEDJESU; SEIZE PRÊTRES, ABDALLAHA, SIMÉON, ABRAHAM, ABA, AJABEL, JOSEPH, HANI, EBEDJESU, ABDALLAHA, JEAN, EBEDJESU, MARIS, BARAHADBESCIABAS, ROZICHÉE, ABDALLAHA ET EBEDJESU; NEUF DIACRES, ELIAS, EBEDJESU, HANI, MARJABE, MARIS, ABDIAS, BARAHADBESCIAS, SIMÉON ET MARIS; SIX MOINES, PAPA, EVOLÈSE, EBEDJESU, PHAZIDE, SAMUEL ET EBEDJESU; SEPT VIERGES, MARIE, TATHE, EMA, ADRANES, MAMA, MARIE ET MARACHIE

(L'an de la persécution de J.-C. 375)

fêtés le 22 mai


Quand je songe à raconter les combats des martyrs, la conscience de mes péchés m'épouvante; mais l'espérance des fruits que je dois produire m'encourage. La crainte arrête mes efforts et m'engage à me taire; mais l'amour me stimule et me pousse à parler. Une voix accusatrice me crie : Ne l'ose pas ! Une autre voix me reproche ma lâcheté, et me dit : Garde-toi de ne pas le faire ! La première, me rappelant ma vie passée, m'invite à pleurer; la seconde, me faisant ressouvenir des miséricordes de Dieu, m'invite à chanter. L'une me remet sous les yeux les jugements du juste juge, l'autre me parle de la bénignité du Dieu très bon. L'une m'ordonne la pénitence et les larmes, l'autre me ravive par l'espérance des bontés du Seigneur. L'une me dit : Laisse ces choses, tourne les yeux sur toi-même, fais l'examen de tes péchés; et l'autre répond : Applique ici ton âme, et. fort du divin secours, commence hardiment. La crainte me dit : Pleure, malheureux; cherche en toi-même tes raisons de pleurer; l'amour, au contraire, veut que je retienne mes larmes, et que j'écrive. Eh bien donc, coulez, pleurs du repentir; mes yeux, fondez-vous en larmes; déchire-toi, mon cÏur, et reviens sans réserve et sans retour à ce Dieu, ton Créateur et ton Seigneur, qui reçoit avec bonté les pécheurs pénitents, lorqu'ils sont résolus à changer leur vie passée et à travailler à leur salut. Je cède donc à l'amour, je vais célébrer la gloire des martyrs. Mais l'Ïuvre que j'entreprends est grande, elle demande un style sublime. Toutefois, si mes faibles talents me trahissent, les choses parleront assez d'elles-mêmes. Je peindrai des guerriers armés de casques et de cuirasses, du bouclier et de la lance; le choc des armes, la lueur des glaives, la plaine ruisselant de sang, le son de la trompette guerrière, l'horreur de la mêlée et du combat. Combat véritablement admirable, où ceux qui tombent sont ceux qui triomphent; où ceux qui échappent sont les seuls vaincus. Dans cette lutte, tout l'effort des combattants, c'est de périr. Ils sont debout, ceux que vous voyez tomber; ils sont tombés, ceux que vous voyez debout. Ceux que vous croyez morts sont vivants, ceux que vous croyez vivants sont morts. O puissance de la foi, qui conduis à une mort volontaire des hommes en possession du bien suprême de la vie ! Ô beau, et glorieux, et puissant Jésus ! Quiconque en connaît les douceurs, quiconque en a goûté l'amour, ne désire plus rien désormais. Qui pourrait arrêter dans son dévouement le martyr ? Rien, ni cette terre avec ses magnificences et ses richesses, sa vaste étendue et les beautés variées de ses climats divers; ni ce brillant soleil et cette voûte étoilée étincelant de flambeaux sans nombre : car il sait qu'au lever du soleil de justice toutes ces splendeurs pâliront; ni l'éclat trompeur de l'argent et de l'or : il sait que la convoitise est la racine de tous les maux; ni l'amour d'un père, d'une épouse, d'un enfant : les saintes lettres lui ont appris que ceux qui sont arrêtés par l'amour immodéré des parents Dieu les juge indignes de son amour; ni le monde avec ses plaisirs et ses voluptés : son cÏur, brûlant pour Dieu, a des aspirations plus nobles et de plus riches espérances; il sait que dans la paix profonde, dans la pleine et entière félicité qui lui est réservée, il n'y a plus de peines, de fatigues, de travaux; que lui importent donc les combats de la vie présente, et ses douleurs, et ses tourments ? Il sait que les habitants de ces heureuses demeures ne connaissent plus, dans la pure lumière où ils nagent, toutes ces alternatives de veille et de sommeil de nos jours et de nos nuits d'ici-bas, et il aspire à se plonger au plus tôt dans cette clarté sans ombre et sans déclin. Il sait que loin de ce séjour de paix sont bannies toute crainte, toute menace, toute tyrannie, et il brave avec magnanimité toutes les erreurs et tous les dangers d'ici-bas. Il sait que les saints, dans la gloire, n'ont pas besoin d'ornements ni du luxe des vêtements, et il dépose sans efforts ces parures d'un corps mortel, ces insignes de la douleur et de la mort. Il sait que dans cette patrie du bonheur la maladie n'a plus d'empire, et il se fait un cÏur de fer contre les pierres, les glaives et les blessures. Il voit d'ici-bas briller au ciel, sur la tête des saints, la couronne, et tout son être y est ravi; et, songeant que là l'attend une vie immortelle, il se rit de la mort et l'accueille avec allégresse. Il regarde le sang généreux qu'a versé le Christ, et il désire verser aussi son sang; il pense que dans la cité des saints rien de souillé ne peut entrer, et il brûle de descendre dans l'arène pour trouver dans le baptême du sang une pureté sans tache; enfin il voudrait des ailes pour suivre, dans leur vol à travers les espaces, les esprits célestes. Ah ! l'Apôtre avait bien raison de le dire : Ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni l'élévation, ni la profondeur, ni aucune créature, rien ne pourra me séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus Christ notre Seigneur.
Voici l'histoire des quarante martyrs.
Ebedjesu était évêque d'une ville du pays des Cascaréniens, digne évêque par la gravité de ses mÏurs et la sainteté de sa vie. Il avait un neveu, fils de son frère; il avait lui-même instruit cet enfant dans les saintes lettres, puis l'avait fait entrer dans les rangs des clercs, et enfin l'avait ordonné diacre par l'imposition des mains. Il le croyait vertueux; mais il n'avait que le masque de la vertu, et, comme Giézi, il avait su cacher ses vices sous les dehors de la piété, et avait trompé son maître. La justice de Deiu déchira le voile qui couvrait ses crimes, et l'hypocrite fut enfin publiquement confondu. Il se laissa prendre au cÏur d'une passion ardente pour une femme et tomba dans un crime honteux. Le saint et chaste évêque en eut connaissance; il fit venir le jeune homme, lui reprocha publiquement sa mauvaise conduite, lui imposa un châtiment proportionné à sa faute, et lui interdit les fonctions de son ordre.
Mais le malheureux avait résolu en lui-même de persévérer dans son crime sans abandonner le ministère des autels : le saint évêque ne pouvait le tolérer. Alors Satan, qui depuis longtemps possédait ce malheureux diacre, égara complètement son cÏur, le remplit de l'esprit d'orgueil, et en fit un transfuge de l'enfer, un apostat. Il s'en alla trouver le roi, et lui parla en ces termes : «Il y a , ô roi, dans le pays des Cascaréniens, un homme dangereux, qu'on appelle Ebedjesu; c'est, dit-on, le chef des chrétiens, et il a pour complice un certain Abdallaha, prêtre. On dit qu'ils reçoivent les espions romains, et leur livrent les secrets de l'empire; qu'en outre, ils sont en communication active avec César, et lui révèlent tout ce qui se passe en Orient. Au reste, ils se rient de vos édits, et foulent aux pieds vos lois; et au lieu d'adorer comme 113 des dieux le soleil, la lune et le feu, il s'en moquent, et leur insultent avec audace.»
Le roi accueillit avidement les paroles du délateur; et donna ordre à Artascirus, gouverneur d'Hadiabe, de se saisir des coupables, et de les soumettre à une sévère et rigoureuse question, jusqu'à ce qu'ils eussent fait l'aveu de leurs crimes; puis de les contraindre à abjurer leur religion et leur Dieu. Artascirus, qui avait soif du sang chrétien, se hâta d'envoyer des satellites, pour prendre les saints martyrs, et les conduire, chargés de chaînes, à son palais, dans une campagne proche de Lapeta. Voici quel fut leur interrogatoire :
Le gouverneur : «Qui êtes-vous ?»
Les martyrs : «Chrétiens.»
Le gouverneur : «Si vous êtes chrétiens, vous êtes les ennemis du roi des rois.»
Les martyrs : «Nous ne sommes pas les ennemis du roi; c'est lui qui est l'ennemi de Dieu, puisqu'il fait subir les derniers supplices à ceux qui le servent.»
Le gouverneur : «Qu'avez-vous fait ? dites-le sans détour, sinon attendez-vous aux plus affreux supplices.»
Les martyrs : «Nous aimons la vérité, et nous avons toujours eu horreur du mensonge; n'en aurions-nous pas encore horreur en ce moment ? Mais vous, qui vous entendez en ruse et en finesse, tendez, comme vous faites toujours, des pièges à notre bonne foi. Et puis, si vous voulez, essayez contre nous tous les genres de tortures, vous nous trouverez prêts à tout souffrir pour notre Dieu.»
Le gouverneur : «Pourquoi, impies, outragez-vous l'eau et le feu, et refusez-vous d'adorer le soleil et la lune ? Vous êtes de plus les alliés des Romains, vous vous êtes vendus aux ennemis de l'État; vous accueillez leurs espions, et livrez à César les secrets du roi.»
Ebedjesu : «Quelles accusations ineptes et méchantes vous alléguez contre nous ! Vous nous dites d'intelligence avec les Romains; vous nous accusez en outre de rejeter le culte du soleil et de la lune. Ce dernier point est vrai, je le confesse; mais vous ne pouvez nous en faire un crime. Quant à la trahison, elle est, et sera toujours, je l'espère, étrangère aux chrétiens. Je m'étonne, au reste, que vous qu'on dit si sage, vous qui avez vieilli dans le forum, et qui, depuis tant de temps que vous jugez les chrétiens, en avez envoyé un si grand nombre à la mort, je m'étonne que vous ne soyez pas encore convaincu de leur innocence et de leur fidélité. Vous prêtez l'oreille à tout délateur, et versez sans discernement aucun, en aveugle, et à flots, le sang des chrétiens : mais ce sang écrit notre victoire, et témoignera à jamais contre vous. Nous mourons innocents, et notre mort place sur notre front une couronne immortelle : vous êtes, vous, un parricide, dévoué aux éternels supplices.»
Le tyran frémissait de rage. Sur-le-champ il appelle ses soldats, et leur ordonne de prendre chacun des martyrs, de leur attacher les côtes, les cuisses et les jambes avec des cordes, de passer des bâtons dans ces cordes pour les serrer, et de leur lier les bras derrière le dos. Les soldats se mettent à l'Ïuvre et compriment avec tant de force, en tournant les cordes avec les bâtons, tous les membres des martyrs, que leurs os craquaient comme du bois sec que l'on brise.
Quand les bourreaux furent fatigués, le tyran, pendant qu'ils se reposaient, disait aux martyrs : «Malheureux ! adorez le soleil, le dieu de Sapor, roi des rois. Avouez tout ce que vous avez fait contre la foi jurée au prince, et vous échapperez, je vous le promets, aux tortures et à la mort.»
Les saints martyrs alors crièrent à haute voix : «Nous persistons dans nos sentiments; le soleil n'est qu'une créature de Dieu, et nous ne lui offrirons pas les hommages dus au Créateur. Nous ne mentirons pas à notre conscience, en avouant des intelligences avec les Romains, avec qui nous n'avons jamais eu aucun rapport.»
On renouvela pendant sept fois contre ces généreux martyrs les mêmes tortures; mais leur fermeté fut inébranlable. Enfin, on leur donna quelque relâche pour ne pas les voir expirer dans les tourments; mais telle avait été la cruauté de leur supplice, que tous leurs membres étaient disloqués; leurs côtes brisées se posaient les unes sur les autres, leurs os étaient sortis de leurs jointures. On les porta en cet état dans une prison, où on les tint étroitement renfermés; défense fut faite aux chrétiens de leur donner du pain ou de l'eau; ils n'avaient à manger qu'une nourriture souillée par des cérémonies païennes, que leurs gardiens leur offraient, et encore en si petite quantité, que c'était tout juste de quoi les empêcher de mourir de faim. Les martyrs refusèrent obstinément cette nourriture souillée, qu'on leur offrit à plusieurs reprises, et restèrent huit jours entiers sans manger. Cette abstinence, jointe à leurs souffrances, les avait réduits à un tel état d'abattement et de faiblesse, qu'ils ne pouvaient plus se soutenir. Aidés de la grâce de Dieu, ils supportèrent avec la plus admirable patience toutes ces épreuves.
Les martyrs allaient rendre l'âme; mais une veuve chrétienne, dont la maison, contiguë à la prison, permettait d'établir quelque communication avec les prisonniers, au moyen d'une petite fenêtre, profita de cette heureuse circonstance, et envoya pendant la nuit aux saints martyrs de l'eau et du pain dans une corbeille. Ceux-ci reçurent cette nourriture avec actions de grâces, comme envoyée du ciel même, et reprirent leurs forces. Cette pieuse veuve pourvut ainsi aux nécessités des saints tant que dura leur détention. Honneur à toi, pieuse veuve, honneur à toi, dont la charité ingénieuse et touchante soutint les saints de Dieu dans leur défaillance !
Ceci se faisait en cachette, et les gardiens de la prison ne pouvaient deviner où les martyrs trouvaient de la nourriture, et comment ils pouvaient soutenir leur vie. Le gouverneur d'Hadiabe fut obligé d'écrire à Sapor, le roi des rois, qu'on n'arracherait rien à ces chrétiens, et que, loin d'être disposés à avouer aucun crime, ils supportaient les plus affreuses tortures sans donner le plus léger signe de douleur. Le roi différa le jugement définitif de leur cause, et cependant appela le traître qui les avait dénoncés, et lui demanda s'il ne connaissait pas encore d'autres chrétiens. L'hypocrite lui répondit : «Oui, il y a encore un évêque, des prêtres et plusieurs diacres; mais si vous le voulez, ô roi, je me charge moi-même de les prendre et de vous les amener.» Le roi y consentit, et lui donna dix cavaliers et vingt soldats de pied : il partit aussitôt avec cette troupe.
Cependant Abdas, évêque de Cascara, avec les prêtres et les diacres de son église, s'était rendu dans les villages qui avoisinaient sa ville épiscopale, pour traiter quelques affaires : il était loin de se douter de ce qui se tramait contre lui. Une nuit il eut pendant son sommeil une vision étrange; étonné et ému, il se lève, réveille ses compagnons, et leur fait part, non sans quelque frayeur, de ce qu'il vient de voir. «Je vis, dit-il, un serpent hideux et horrible : sorti de son antre, il s'avançait en rampant, et poussait des sifflements qui faisaient tout fuir devant lui. Mais voici qu'une troupe de passereaux, j'en comptai quarante, passa au-dessus de lui; le monstre, les ayant aperçus, dressa contre eux sa tête horrible, et, les fascinant de son regard, les attira tous et les dévora jusqu'au dernier.» Frappés de terreur à ce récit, les compagnons d'Abdas se mettent en prière, et, après quelques instants, retournent se coucher.
En ce moment une autre vision, plus claire encore, fut envoyée à Abdas, qui appela de nouveau ses compagnons, et la leur raconta en ces termes : «Je m'étais remis sur ma couche, et, les yeux fixés au ciel, j'admirais en silence les merveilles de Dieu; songeant à ma première vision, je me demandais à moi-même ce qu'elle pouvait signifier, si par hasard elle ne nous annonçait pas le martyre. Tout à coup une extase me ravit, et je ne sus plus où j'étais. Au milieu d'une brillante lumière je voyais Siméon Bar-Saboé qui planait dans l'air au-dessus de moi. J'admirais son visage radieux comme un astre : à sa splendeur surhumaine, vous eussiez dit un ange. Je conçus un vif désir de parler au glorieux martyr, et lui-même me faisait signe de m'approcher de lui. Cependant, remarquant qu'il s'élevait toujours vers le ciel et qu'il s'éloignait peu à peu de moi, tremblant je m'écriai : «Oh ! que ne puis-je m'envoler vers vous ! — Pas maintenant, me dit-il, mais bientôt; bientôt vous pourrez me voir et me parler, et me raconter librement vos peines.»
Pendant qu'Abdas racontait ces choses, tous cherchaient avec inquiétude ce que cette vision signifiait. Ils firent la seule chose qu'il y avait à faire dans cette circonstance, ils implorèrent le secours de Dieu, et déjà ils avaient commencé matines, quand soudain ils se virent enveloppés par la troupe impie des satellites du roi. Ceux-ci commencèrent par se saisir du saint évêque Abdas; ils arrêtèrent ensuite vingt-huit chrétiens, ses compagnons, et sept vierges; ils leur mirent à tous des fers, et les conduisirent, au milieu d'outrages et de vexations intolérables, dans la province des Huzites à Lédan, où le roi s'était rendu en quittant Beth-Lapeta.
Quand ils furent arrivés aux portes du palais, le roi confia au magistrat de la ville le soin de les mettre à la question, et lui adjoignit deux mages. Le magistrat dit aux martyrs : «Je ne comprends pas pourquoi, séduits et trompés, vous voulez aussi séduire et tromper les autres, en insinuant à des hommes insensés vos folles doctrines.»
Abdas lui répondit : «Nous ne sommes pas séduits, et ceux qui nous suivent ne sont pas des insensés; ils marchent, au contraire, aux clartés de la lumière divine, ils ont abjuré l'erreur, pour embrasser une religion sainte et d'immortelles espérances.»
«Le roi vous ordonne d'adorer le soleil; sinon, les tourments et la mort; le roi m'a donné tout pouvoir sur vous.»
«Ni le roi, ni vous, ni votre pouvoir, ni vos tourments ne pourront nous séparer de l'amour de notre Dieu et nous faire renoncer à Jésus-Christ. Jamais nous ne mettrons le soleil, une créature, au-dessus du Créateur de l'univers, ni un roi mortel et injuste au-dessus du très grand et très saint Roi des cieux.»
Cette libre réponse d'Abdas exaspéra le tyran, qui ordonna à ses satellites d'étendre à terre les martyrs, et de leur donner à tous cent coups de fouet. Abdas fut traité plus cruellement que les autres, parce qu'il avait porté la parole au nom de tous. Les martyrs furent soumis ensuite à un nouvel interrogatoire.
«Pourquoi ne rendez-vous pas hommage à Sapor, le roi des rois, le dieu suprême, qui gouverne le monde par l'éternelle puissance qui lui appartient ?»
Abdas : «Sapor est un homme et non pas un dieu. Comme tous les hommes, il est soumis aux nécessités de la vie, il boit, il mange, il s'habille. Il est sujet comme nous aux fatigues et à la peine, à la tristesse et à la joie, aux maladies et à la mort; la puissance qu'il exerce, il a tient de Dieu, souverain Seigneur et maître des choses, et il doit l'exercer avec justice.»
Les mages frémissaient à ces paroles, et plusieurs fois ils cherchèrent à l'interrompre en lui donnant des coups au visage : «Tais-toi, malheureux, lui criaient-ils, n'insulte pas le roi des rois.»
Le magistrat qui avait interrogé Abdas ayant été admis à l'audience du roi avec les mages, le prince lui demanda ce qu'il lui semblait de ces misérables, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils pensaient, ce qu'ils disaient.
«J'aurais honte, répondit le magistrat, de répéter en votre présence toutes les horreurs qu'ils vomissent contre votre royale majesté.
«Parlez sans crainte, lui dit le roi, parlez, vous ne m'offenserez pas en me rapportant les outrages que d'autres ont vomis contre moi.»
Alors le magistrat, encouragé par ces paroles : «O roi, dit-il, vivez à jamais, portez éternellement sur votre front le diadème. Vous m'avez ordonné d'appliquer ces chrétiens à la question, j'ai rempli vos ordres, j'ai essayé de les forcer par un traitement rigoureux à adorer le soleil; mais ce fut en vain. Ils ont refusé obstinément d'obéir à vos édits. Je leur rappelais que le roi des rois, dont ils enfreignaient les lois, était le Dieu éternel, le maître du monde; ils l'ont nié avec impudence, et, sans respect pour votre majesté auguste, ils ont soutenu que Sapor n'était pas un dieu, mais un homme, un simple mortel, sujet par la condition de sa nature aux maladies et à la mort.» Le roi, éclatant de rire à ces dernières paroles : «Mais c'est le seul point peut-être, dit-il à celui qui lui parlait, sur lequel ces hommes aient raison. Je suis bien un homme, et non pas un dieu, soumis par conséquent comme tout homme aux conditions de l'humanité. Vous vous trompiez bien si vous croyiez que ce qu'ils ont dit à ce sujet m'offense; vous voyez, au contraire, que cela m'amuse.» En même temps il fit appeler Thusigius, chef des eunuques, commandant des éléphants de ses troupes, et lui recommanda l'affaire des chrétiens en ces termes : «Je veux que vous fassiez, au sujet des chrétiens précédemment arrêtés, une enquête juste et sincère, et si vous les trouvez soumis aux lois, et adorant comme nous le soleil, renvoyez-les; car je vois que les mages sont leurs ennemis jurés, et qu'ils ne cherchent que des prétextes pour les faire condamner à mort.»
Muni de ces instructions, l'eunuque sortit de la ville avec grande pompe et grande solennité : le généralissime des troupes de Perse l'accompagnait; le magistrat de la ville et les deux mages qui avaient assisté au premier interrogatoire le suivirent, ainsi qu'une foule nombreuse. Les saints martyrs furent amenés, chargés de chaînes, dans cette partie de la ville qui regarde le midi : ils étaient vingt-huit chrétiens, avec l'évêque Abdas. On étala sous leurs yeux tout ce qui pouvait les glacer de terreur et d'épouvante; puis le juge, avec un visage farouche et d'un ton menaçant, se mit à les interroger.
«Que êtes-vous donc, vous qui méprisez les édits, qui enfreignez les lois du roi des rois ?»
Les martyrs : «Serviteurs du Dieu qui gouverne le monde, et nous résistons avec justice à d'injustes lois.»
L'eunuque : «Le roi, qui voudrait vous sauver, m'a ordonné de vous faire comparaître de nouveau, pour vous engager encore une fois à adorer le soleil, afin d'éviter la sentence de mort prononcée déjà contre vous.»
Les martyrs : «Mais plutôt, si vous êtes si zélé pour les intérêts du roi, hâtez-vous de nous faire mourir. Vos conseils, pas lus que ses ordres, ne nous feront adorer le soleil, créature de Dieu. Vraiment vous nous inspirez une pitié profonde, quand nous vous voyons suivre comme des troupeaux les erreurs des mages. Pour nous, nous adorons le Dieu unique, et nous sommes prêts à donner notre vie pour lui, pour en recevoir en échange une vie immortelle.»
Le juge, entendant cela, les condamna tous à périr par le glaive. Alors tous les grands qui étaient présents s'approchent des martyrs et leur ôtent d'abord leurs chaînes, puis les livrent aux bourreaux, comme des agneaux qu'on mène à la boucherie. Tels, en effet, étaient les martyrs, qu'on les voyait tendre gaiement leur tête au glaive, aussi joyeux qui si on les eût mis en liberté.
Cependant deux frères, dont l'un s'appelait Barahadbesciabas et l'autre Samuel, ne s'étaient pas trouvés au lieu du supplice. Ils s'étaient faits tous deux compagnons des martyrs, quand ceux-ci avaient été amenés de leur patrie, afin de les soulager comme ils pourraient en demandant l'aumône. C'est pourquoi ils n'avaient pas été pris et mis dans les fers avec les autres : ils étaient partis le matin même pour la ville, afin d'en rapporter le repas des martyrs, et ceux-ci avaient été tirés de prison et mis à mort vers la troisième heure. Les deux frères, l'ayant appris, furent saisis d'une incroyable douleur, et, ne pouvant la contenir, ils accoururent désolés au lieu où avaient été égorgés leurs frères. Ils voient le corps d'Abdas étendu à terre, et aussitôt, se jetant dessus, ils le couvrent de leurs baisers; puis recueillent le sang des martyrs, et se teignent de ce sang précieux, conjurant les bourreaux de ne pas leur refuser la couronne de leurs frères. «Tuez-nous comme eux, disaient-ils; car leur mort, c'est la vie, et une vie bien meilleure, bien plus heureuse que cette vie misérable.» Puis ils se répandirent en paroles contre le roi, espérant que les soldats irrités les mettraient à mort; mais les trois juges (le chef des eunuques, le général en chef et le magistrat) qui présidaient à ce jugement, en ayant délibéré entre eux, résolurent de ne rien faire sans avoir auparavant consulté le roi, parce que les noms de ces deux chrétiens n'étaient pas compris dans la liste qui leur avait été donnée. Ils envoyèrent donc donner avis au roi de ce qui venait d'arriver, et savoir quelles étaient ses volontés. Les deux frères cependant ne cessaient de s'écrier : «Nous sommes chrétiens; nous adorons le même Dieu que ceux que vous venez de mettre à mort, et nous abjurons vos dieux, vaines inventions des hommes.» La peine de mort fut portée contre eux presque à la même heure et au même lieu où leurs compagnons avaient été immolés, et leur sang se mêla au leur.
Ces glorieux martyrs remportèrent la couronne la sixième férie, le quinzième jour de la lune de mai. Le lendemain, le roi s'étant ressouvenu de l'évêque Ebedjesu et du prêtre Abdallaha, demanda : «Sont-ils encore en prison, leurs deux compagnons qui ont déjà été appliqués à la torture ?» Les gardes ayant répondu qu'ils y étaient, le roi ordonna de les mener au supplice, s'ils persévéraient dans leur refus obstiné. On les fit donc sortir de prison, mais ils étaient tellement affaiblis et défigurés par la souffrance, qu'il ne leur restait plus réellement que la peau, les nerfs et les cheveux. Ils n'avaient plus la forme humaine; leurs côtes et tous leurs os, fracturés par la torture et déboîtés, ne maintenaient plus leurs chairs, et ne faisaient plus de leurs corps qu'une masse informe. Les soldats les portèrent sur leurs épaules au lieu où étaient tombés leurs compagnons. Là le juge leur parla ainsi :
«Si vous obéissez aux édits du roi, on vous fera grâce de la vie; si vous refusez d'obéir, vous allez mourir.»
Les généreux martyrs lui répondirent : «Homme insensé, vous n'avez pas honte de nous adresser un tel conseil ? Pour sauver des corps défaillants, vous croyez que nous allons perdre notre âme ! votre erreur est grande. Nous avons adoré jusqu'ici et confessé un seul Dieu, nous persistons à proclamer cette vérité. Mais vous, ne croyez pas avoir rempli vos ordres en vous contentant de nous faire comparaître; prononcez et exécutez la sentence, n'ayez pas peur; hâtez-vous de nous envoyer où nous attendent nos frères, que vous avez tués au mépris de toute justice; car nous les avions précédés au combat, bien qu'ils nous aient précédés à la couronne.»
Comprenant par ces paroles la constance inébranlable des martyrs, le juge les condamna à mort. Ils reçurent leur couronne au lieu même où étaient tombés leurs frères.
Il y avait par hasard dans la ville voisine quelques esclaves romains qui étaient chrétiens. Ces pieux fidèles prirent d'eux-mêmes le soin d'ensevelir les saints martyrs. Ils dérobèrent leurs corps et les enterrèrent dans des lieux secrets. En s'acquittant de ce pieux devoir, foi vive et piété touchante ! ils recueillirent la terre qui avait bu le sang des martyrs, et jusqu'aujourd'hui les chrétiens la conservent précieusement, et s'en servent avec succès pour la guérison de leurs malades.
Restaient encore les sept vierges dont nous avons parlé. Le roi les fit conduire à Lapeta, et ordonna de les mettre à mort pour effrayer les habitants. Quand elles passèrent, chargées de chaînes, à travers la ville, ce fut une émotion, une rumeur universelle, et on criait tout haut dans les rues qu'elles étaient innocentes, que c'était infâme de les faire mourir. Mais le juge, la sixième férie qui suivit la mort des martyrs dont nous avons parlé, fit conduire les saintes vierges en dehors des murs, à l'orient de la ville, et les interrogea ainsi :
«Vous éviterez les supplices, et vous serez mises en liberté, si vous voulez obéir aux édits du roi et prendre des époux. Voici les conditions : les acceptez-vous ?
«Non, répondirent-elles. Nous adorons le Dieu unique, et nous n'en reconnaissons pas d'autres. Vous, exécutez sans délai vos ordres, nous sommes prêtes. Sachez que nous n'obéirons pas à un roi impie, que nous n'embrasserons pas le culte du soleil, que nous n'accepterons jamais d'époux.»
Après cette réponse, le juge donna ordre aux soldats de leur trancher la tête. Cette troupe de saintes vierges souffrit le martyre avec une force et un courage qui ne pouvait leur venir que du Christ, par qui elles espéraient que leurs corps leur seraient rendus un jour.
Elles gagnèrent leur couronne le 22 de la lune du même mois de mai. Leurs corps furent recueillis la nuit, et enterrés par les chrétiens de Lapeta.