LES ACTES DE SAINT TATIEN DULAS
(L'an de Jésus Christ 303)
fêté le 15 juin
Maxime était gouverneur de Cilicie, en ces jours où Satan recevait les hommages de ceux qui étaient dignes de lui, et que le faux culte des idoles, avec ses superstitions, était professé, publiquement. On lui dénonça un jour, comme faisant profession de la foi chrétienne, un homme juste et craignant Dieu, nommé Tatien et surnommé Dulas. Tout le pays rendait témoignage à sa piété et à son amour pour la justice en toutes choses. Comme il était détenu en prison, le greffier de la geôle alla trouver le président et lui dit : «En exécution de tes ordres, les chefs de satellites, en faisant leurs perquisitions dans toute la contrée jusqu'à la ville des Zéphyrites, ont saisi un sectateur de l'impie religion des chrétiens : je suis prêt à le présenter à ton illustre et intègre tribunal.» Le président Maxime lui dit : «Lorsque je ferai ma visite en chaque ville, je donnerai l'ordre de m'amener tous ceux qui sont dans les prisons.» Lors donc qu'il fut entré dans cette ville, et qu'il eut pris place sur son tribunal, il se fit d'abord présenter le prisonnier Dulas, dont nous avons parlé. Au moment où il se vit en présence du juge, Dulas fit à Dieu cette prière : «Ô Christ Fils de Dieu, qui êtes plein de miséricorde, vous avez dit par l'organe de David : «Ouvre ta bouche, et je la remplirai;» et dans les Évangiles : «Ne vous mettez point en peine de ce que vous aurez à dire, ni de la manière de l'énoncer.» Maintenant donc, Seigneur Jésus Christ, envoyez votre ange et mettez dans ma bouche les paroles convenables, afin qu'en présence de ce pervers Maxime, je réfute son impiété. Quant aux tourments, je ne les crains point, puisque je vous ai présent devant les yeux, et j'abandonnerai volontiers mon corps à la colère du président; car, si je ne livre mon corps même aux flammes, de quels biens pourrai-je recevoir la récompense ? Quelles cicatrices aurai-je à offrir à mon Seigneur Jésus Christ, afin qu'en les voyant il use de bonté envers moi et me remette mes péchés ?» Après qu'il eut ainsi prié, les soldats lui ôtèrent son manteau, et le présentèrent enchaîné au président.
Maxime l'interrogeant lui dit : «Eh bien, dis-moi brièvement comment tu t'appelles.» Dulas répondit : «Je suis serviteur du Christ.» Maxime : «Comme ce titre ne peut t'être d'aucun avantage, dis-moi ton propre nom.» Dulas : «Ne te l'ai-je pas fait connaître ? Quant à mon nom propre, c'est Tatien, et celui que les hommes m'ont imposé est Dulas : ainsi nommé, je suis serviteur du Christ.» Maxime : «Tu nas pas encore éprouvé la terreur du jugement. Dis-moi maintenant à quelle nation tu appartiens, quelle est ta famille, quel est le lieu de ta naissance.» Dulas : «Je suis de la province de Cilicie, né dans le bourg de Prétoriade, d'une illustre famille.» Le président Maxime : «Puisque tu as une illustre origine, obéis aux invincibles empereurs; approche-toi des dieux et offre-leur paisiblement un sacrifice, afin que nous t'accordions des honneurs, et que tu deviennes grand et célèbre dans la cour de nos augustes princes.» Dulas : «Garde pour toi et pour tous ceux qui ne connaissent pas Dieu tes honneurs et les faveurs des empereurs. Dieu me préserve davoir d'autre avancement que dans la foi de notre Seigneur Jésus Christ !»
Le président Maxime, connaissant alors ses sentiments, dit aux bourreaux : «Étendez-le par terre et frappez-le de verges, en lui disant de renoncer à sa folie.» Dulas, pendant ce supplice, disait : «Je vous rends grâces, ô Christ, de ce que vous m'avez jugé digne de souffrir pour la confession de votre nom.» Maxime, ayant entendu ces paroles, se mit à se moquer de lui : «À quoi te sert ton Christ, lui disait-il, à présent que tu es couvert de plaies ? Es-tu encore dans les mêmes sentiments, homme insensé ?» Dulas : «Quoi ! le bienheureux apôtre Paul ne disait-il pas : «Personne n'est couronné s'il n'a combattu vaillamment ?» Maxime: «Tu crois donc recevoir la couronne pour avoir été battu de verges ? Dulas : «Je soutiens aujourd'hui un combat contre le diable ton frère : si donc je triomphe des armes de Satan, je veux dire toi, qui es son ministre, je recevrai au ciel la couronne.» Maxime : «Pourquoi te laisser ainsi asservir par l'erreur, en mettant ta confiance et ta foi dans un homme qui a été crucifié ?» Dulas : «Je voudrais que tu me disses lequel vaut mieux de placer sa confiance en un homme crucifié, c'est-à-dire le Dieu vivant et véritable, ou bien dans des pierres, ou du bois, qui sont luvre des hommes.» «Maudit impie, s'écria Maxime, est-ce que ce grand dieu Apollon te semble un ouvrage humain ?» Dulas : «Tu as donné son vrai nom à cet Apollon, si tu lui prêtes une âme, tu perds la tienne et celle de tous ceux ? qui tu persuaderas de l'adorer. Or sache bien que Dieu te redemandera les âmes que tu auras contraintes à se perdre. Du reste, quant à cet impie Apollon, je vais te dire ce qu'il était. D'abord il était, comme tu l'es toi-même, un impudique. S'étant épris des charmes de Daphné, il lui donna beaucoup d'argent, mais il ne put obtenir l'effet des promesses qu'elle lui avait faites. Qu'est-ce donc, je te prie, que ce dieu, qui, blessé damour, n'eut pas le pouvoir d'atteindre celle qu'il aimait ? Dès lors, comment peux-tu toi-même espérer obtenir quelque chose par lui ? Vraiment, tout ce que vous publiez de ce fameux dieu est digne de risée; je dirai mieux, digne de larmes. Et tu adores comme une divinité ce même Apollon qui fut dédaigné, méprisé par une courtisane souillée de toutes les impudicités, laquelle lui cracha même au visage ! Vois comme votre impiété est déplorable.»
Maxime, outré de dépit, dit alors aux bourreaux : «Tournez-le sur le dos, et frappez-le sur le ventre.» Le secrétaire Athanase s'approchant de Dulas lui dit : «Obéis donc au président : ne vois-tu pas tes intestins s'échapper de ton ventre ?» Dulas lui dit : «Retire-toi, conseiller et ministre du diable; va plutôt, avec ton président, persuader à Daphné de vouloir bien condescendre aux désirs de votre dieu Apollon, de peur qu'il ne périsse consumé par les feux de son amour : quant à moi, j'ai pour conseiller mon Seigneur Jésus Christ.» Maxime dit aux bourreaux : «Apportez le gril, chauffez-le à blanc, et mettez dessus cet impudent qui médit de nos dieux.» Dulas lui dit : «Du fond de l'enfer ton Apollon te rend grâces de ce que tu vas augmenter le feu qui le consume éternellement; un jour il te fera aussi la grâce d'être jeté avec lui dans ces ténèbres extérieures : alors je pourrai, à mon tour, rire de toi, impie défenseur d'Apollon !»
Le corps du martyr fut brûlé presque tout entier. Mais ce tourment fut inutile, et on ne put persuader au serviteur de Dieu de renoncer à la foi du Christ. Maxime, le président, commanda alors aux soldats de le jeter dans la prison intérieure, et défendit de lui donner aucun soin, «de peur, ajouta-t-il, que des hommes impies ne le proclament bienheureux, parce qu'il a souffert ces tourments pour avoir insulté nos dieux.» Le saint martyr gisait ainsi dans la prison chargé de chaînes; mais il ne cessait de célébrer la gloire de Dieu, et le priait de consommer heureusement son martyre. Cinq jours après, Maxime, assis sur son tribunal, s'informa si ce scélérat, ce sectateur de limpie religion des chrétiens, vivait encore. Le corniculaire Athanase répondit au préfet : «Cet homme est si bien portant, que sur tout son corps n'y a pas même trace de cicatrices; mais il est constant dans sa résolution et tout prêt à défendre sa religion.» Maxime l'ayant fait amener à son tribunal, et le voyant parfaitement sain et la joie peinte sur les traits, s'écria : «Ô le plus scélérat des satellites ! Ne t'avais-je pas recommandé de ne lui donner aucun soin ?» Pégase, le chef des geôliers de la prison, lui répondit : «J'en jure par ta grandeur, cet homme a été étroitement gardé dans la prison intérieure, portant au cou l'image d'Hercule, laquelle pèse trois cents livres : comment a-t-il été guéri, aucun de nous ne le sait.» Dulas prit alors la parole et dit : «Juge insensé, c'est mon Christ qui m'a guéri, rendant ainsi mon corps plus apte à recevoir de toi de nouvelles blessures, afin que tu saches que Dieu est notre médecin, qui a coutume de guérir d'une manière admirable les hommes qui placent en lui leur espérance; et en même temps afin que je reçoive une double couronne de martyre, et que toi, tu endures doublement les peines éternelles. Si tu avais subi pour le nom de ton Apollon les tortures que tu m'as infligées, ce même Apollon, que tu appelles ton dieu, aurait été à même d'opérer ta guérison comme mon Christ m'a rendu une parfaite santé.»
Maxime dit aux bourreaux : «Puisque cet homme ne cesse de lancer des médisances contre nos dieux, enduisez-lui toute la tête avec de l'huile, puis mettez-y des charbons ardents.» Dulas lui dit : «Quand tu auras brûlé mon cerveau, qu'en résultera-t-il, impie président ? Invente, si tu veux, d'autres supplices.» Maxime dit : «Remplissez-lui les narines de moutarde.» Dulas : «Je me ris de tous tes tourments.» Maxime : «Piquez-lui le dos avec un fer acéré, et jetez dans ses plaies le plus fort vinaigre, puis raclez-lui tout le dos avec des têts de pots cassés les plus aigus.» Pendant qu'on exécutait ces ordres, le saint martyr disait : «Jésus Christ, secourez votre serviteur; car voici que les pécheurs opèrent sur mon dos, prolongeant leur iniquité.» Maxime lui dit : «Maintenant, sans doute, te voilà convaincu, et tu reconnais nos dieux.» Dulas répondit : «C'est-à-dire que tes dieux t'aident dans ta méchanceté, notamment Diane et Vénus. Si cela te fait envie, je nommerai tes autres déesses, et je raconterai leurs crimes honteux.» Maxime aux bourreaux : «Brisez-lui la mâchoire, afin qu'il n'insulte plus nos dieux; brisez-lui encore les jambes, et mettez-le en tel état qu'il ne puisse plus proférer une parole.» Dulas lui dit : «Tu me frappes, juge inique, moi qui dis la vérité, en racontant que Vénus et les autres déesses découvrirent leurs membres lorsque, disputant entre elles sur des matières infâmes, elles établirent le berger Pâris juge de leurs altercations, afin qu'il éprouvât par lui-même laquelle savait le mieux pécher. Pourquoi te fâches-tu quand je te convaincs des turpitudes de tes exécrables déesses ? Mon Dieu est le vrai Dieu, qui a voulu se faire homme; qui, après avoir été crucifié, puis enseveli, est ressuscité le troisième jour et siège maintenant à la droite du Père, d'où il doit venir pour perdre tes dieux par le feu.»
À ces paroles, Maxime lui dit : «Tu vois, scélérat, que tu as aussi deux dieux.» Dulas lui répondit : «Tu pêches et tu te trompe, en disant deux dieux; c'est la Trinité que nous adorons.» «Donc, tu as trois dieux, répliqua Maxime.» « Je te dis, reprit Dulas, que je confesse et adore la Trinité. Je crois au Père, je confesse le Fils, j'adore le saint Esprit.» Le président lui dit : «Explique-moi donc comment, tout en croyant en un seul Dieu, tu en prêches trois.» Dulas répondit : «L'homme animal n'entend rien aux choses de l'Esprit de Dieu. Je vais cependant expliquer ce mystère en faveur de ceux qui sont présents. De même que toi, qui es homme, tu as une parole, ainsi Dieu le Père tout-puissant a son Verbe de la même substance que lui, et son Esprit, très-saint. Ce Dieu que nous adorons, lorsqu'il forma le premier homme, lhonora de son image et lui souffla un esprit de vie, puis le plaça dans le paradis. Plus tard, lorsque Satan, qui présentement accomplit par toi-même ses volontés, fit tous ses efforts pour porter le premier homme à enfreindre le commandement de Dieu, comme il fait maintenant encore par ton moyen, il ne réussit que trop, le misérable, et priva ainsi l'homme de l'union avec Dieu. Mais le Seigneur ne voulut pas laisser périr éternellement l'uvre qu'il avait faite. Lors donc qu'il lui plut de relever l'homme déclin et de le ramener dans la voie dont il s'était écarté, il envoya son propre Fils, c'est-à-dire son Verbe, sur la terre. Le Verbe de Dieu s'étant incarné, dans le sein de la Vierge sainte, il en naquit au bout de neuf mois; et c'est par lui que le Père a opéré le salut du monde.»
Maxime lui dit alors : «C'est donc une parole qui engendre un homme ?» Dulas répondit : «Tu n'entends rien du tout au mystère de Dieu; mais si tu connaissais la vertu du Dieu tout-puissant, tu pourrais apprendre que Celui qui a créé l'homme d'un peu de poussière, qui a affermi la terre au-dessus des eaux, qui a fait le céleste firmament, qui, en un mot, est l'auteur de la nature entière, c'est le Christ lui-même. Comme la condition présente de l'homme ne saurait lui permettre de voir Dieu, le Verbe, qui aime si tendrement le genre humain, s'est fait homme, et a daigné revêtir notre humaine bassesse; afin que, comme la mort est entrée dans le monde par un homme, le premier qui fut créé, de même la résurrection des morts y fût introduite par un homme, notre Seigneur Jésus-Christ.» Maxime: «Qu'est-ce que tu dis ? Est-ce qu'il y a une résurrection des morts ?» « Certainement, répondit Dulas. Autrement, comment Dieu jugera-t-il le monde.,si les morts ne ressuscitent pas ?» Maxime : «Je ne veux plus entendre tes discours artificieux : quand nous serons morts, laisse-nous gésir comme de vrais morts.» «Tu dis vrai, repartit Dulas vous êtes déjà morts, tous tant que vous êtes qui avez foi en des idoles mortes, et jamais vous ne parviendrez à la résurrection de la vie, mais vous arriverez à une ignominie, à un supplice éternel. Or il faut de nécessité que tous les hommes soient présentés devant le tribunal du Christ pour y rendre compte de leurs actions.» Le président Maxime dit alors à ses satellites : «Liez cet homme avec des chaînes de fer, et reconduisez-le en prison.»
Le jour suivant, dès le matin, le président Maxime se fit amener Dulas, et lui dit : «Quels avantages as-tu retirés, misérable, de ton impiété envers nos dieux ?» Dulas lui répondit : «J'en reçois de très-grands auprès de Dieu, lorsque je réprouve ceux qui ne sont pas dieux : pour toi, le Christ te punira même dès cette vie.» Maxime dit aux bourreaux : «Enfoncez dans sa bouche de la chair des victimes et du vin des libations.» Dulas lui dit : «Quand tu jetterais dans ma bouche toutes les ablutions de ton autel profane, un serviteur du Christ n'en serait nullement souille.» Maxime : «Voilà que tu as enfin goûté des viandes de nos autels, impie sacrilège !» Dulas : «Tout cela ne me cause aucun dommage, exécrable et stupide président : et à quoi m'aurait servi d'endurer les tourments que tu m'as fait subir, si la chose était comme tu le dis ? Mais, par la grâce de Dieu, il en est autrement : le Christ est ma vie, et la mort m'est un gain. Pour toi, vois ce que tu as à faire.» Maxime donna l'ordre de le suspendre à un poteau, et de lui lacérer les chairs jusqu'aux intestins, ensuite de lui briser les mâchoires et le menton.» Dulas lui dit : «Est-ce que tu ignores, insensé, que c'est ton père Satan qui lordonne de commettre ces atrocités ?» Quand ses entrailles furent mises à nu et ses mâchoires disloquées, le président le fit reconduire en prison.
Maxime avant voulu retourner à Tarse, ville de la Cilicie, donna l'ordre d'y conduire les chrétiens captifs. Mais, lorsqu'on fut arrivé à la vingtième borne, le bienheureux Dulas, se munissant du signe du Christ, rendit son âme à Dieu. Comme les satellites étaient encore éloignés de quatorze milles de la ville de Tarse, le secrétaire annonça au président que Dulas, cet impie ennemi des dieux, était mort, et qu'on avait apporté jusque-là soir cadavre, et il lui demanda ce qu'il en fallait faire. Le président répondit : «Jetez-le dans quelque vallée, afin qu'il soit privé de la sépulture.» Les satellites jetèrent donc le corps du martyr dans le torrent qui court vers Zéphyre. Des chiens de berger ayant flairé les restes du saint martyr, l'un se coucha auprès du vénérable corps, et ne permettait à aucun oiseau d'en approcher, tandis que l'autre courut vers le berger, et le tirant par son manteau, le conduisit auprès du corps saint. Le berger ayant répandu cette nouvelle dans le bourg, les habitants vinrent recueillir les précieux restes du martyr, louant Dieu de ne les avoir pas privés de ce trésor, et se réjouissant de ce que ce corps revint couronné du martyre au lieu où il avait reçu la vie. Ils l'ensevelirent donc avec grande vénération, chantant des louanges à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ, qui vit dans les siècles éternels. Amen.