LES ACTES DE SAINT RUFIN ET DE SAINT VALÈRE

(L'an de Jésus Christ 287)

fêtés le 14 juin

Dans le même temps, sous les empereurs Dioclétien et Maximien, Rictiovarus fuit envoyé dans les Gaules pour gérer la préfecture. Ayant donc quitté la cour de ces princes, il dirigea sa marche vers le pays des Vangions et fit son entrée dans la ville des Rémois. Dès qu'il y eut fixé sa résidence, il fit mille instances aux chrétiens pour les engager à cesser toute communication avec le Dieu tout-puissant, et à s'adonner au culte des idoles; cependant, même à cette époque, il en fit égorger plusieurs en cette ville. À quelque distance de la cité, sur les bords de la Vesle, se trouve un lieu nommé Basilique (Bazoches), où deux jeunes Romains, Rufin et Valère, avaient été constitues gardiens des greniers impériaux. Rictiovarus étant un jour sorti de Reims par la voie publique, arriva en ce lieu. Il ne tarda pas à apprendre que ces deux saints y pratiquaient leur religion en toute assurance et allégresse. Cette nouvelle le transporta de fureur, et grinçant des dents comme un chien en ragé, il donna l'ordre de rechercher partout les serviteurs de Dieu. La renommée ayant promptement divulgué cet édit, les saints martyrs cherchèrent a se dérober à la présence du tyran. Or, un peu plus loin, près de la voie publique, se trouve une caverne dont l'entrée était protégée par d'épaisses broussailles, et c'est là qu'ils se retirèrent pour se mettre en sûreté. Mais comme ils allaient y pénétrer, ceux qu'on avait envoyés à leur poursuite, errant, ça et là, y arrivèrent en même temps. Ils se saisirent d'eux le les conduisirent enchaînés en la présence du tyran.
Rictiovarus, qui désirait se rendre promptement en la cité, des Vermandois pour y mettre à mort le bienheureux Quentin, dont la célébrité était parvenue jusqu'à lui, comme il arriva en effet peut de temps après, résolut de décharger d'abord le poids de sa cruelle tyrannie sui, nos glorieux martyrs. Lors donc qu'ils furent arrivés, il monta sur son tribunal, et leur présence redoublant a fureur, il leur dit : «Rufin et Valère, quels sont les dieux que vous honorez? ou quelle est la religion que vous pratiquez ? Est-ce celle de Jupiter ou de Diane ?» Ils répondirent tous deux d'une voix ferme et distincte : «Nous n'adorons ni ne vénérons ce Jupiter adultère, cet impudique corrupteur de ses propres sÏurs, qui est lui-même le fruit de la débauche, ni cette Diane la courtisane, cette vagabonde des bois et des forêts; mais nous adorons un Dieu unique et notre Seigneur Jésus Christ, qui du trône de sa Majesté est descendu sur la terre; nous L'honorons, nous L'adorons avec le saint Esprit. » Rictiovarus leur dit avec grande clameur : «Ô les plus misérables des hommes ! comment, un homme mis à mort et puni du dernier supplice, vous osez dire qu'il est Dieu et le Fils de Dieu! Par la vertu de Jupiter qui, dans sa puissance, fait rouler le tonnerre, vous n'échapperez pas de mes mains avant que je vous aie donné la mort à force de tourments; par là vous verrez si votre Dieu peut vous délivrer de mon pouvoir.»
On chargea alors les bienheureux martyrs de chaînes si énormes, que les assistants admiraient comment ils pouvaient porter un poids si lourd. Mais Rufin et Valère, fortifiés par le nom du Christ, n'en étaient pas plus chargés que de plumes légères, et ils bénissaient Dieu, en disant : « Délivrez-nous, Seigneur, de l'homme mauvais; arrachez-nous à l'homme inique. » Et ce jour-là on les jeta en prison, et ils y passèrent toute la nuit. Au point du jour on les en tira, quand on eut annoncé la présence du tyran.
Rictiovarus usant alors de paroles douces et flatteuses, leur dit : «Écoutez-moi, Rufin et Valère, croyez-moi, honorez nos dieux Jupiter et Mercure, Diane et Vénus, et aussitôt je vous comblerai d'or et d'argent, et vous serez les premiers dans le palais de l'empereur.» Rufin et Valère lui répondirent . «Que ton or et ton argent soient avec toi dans l'enfer et qu'on les verse liquéfiés dans ta bouche, là où tu verras ton père le diable brûler dans un feu inextinguible; car, pour nous, nulle cupidité de l'or ni de l'argent ne pourra nous séparer de l'amour du Christ.» Rictiovarus ordonna alors de les étendre sur le chevalet, et de les battre avec des balles de plomb. Les martyrs, durant ce supplice, disaient : «Nombreuses sont les tribulations des justes; mais le Seigneur les délivrera de chacune d'elles; le Seigneur veille à la garde, de leurs ossements; pas un seul ne sera brisé.» Mais plus ils invoquaient avec ferveur le Dieu de majesté, plus aussi le tyran donnait des ordres sévères pour augmenter leurs tourments; et, faisant l'office du diable, il ne cessait de presser, d'encourager les bourreaux, afin qu'ils déchargeassent sur les saints martyrs toute la vigueur de leurs bras En quoi il fut parfaitement obéi; car, au milieu de tant de coups si violemment redoublés, toute la charpente des corps, des bienheureux martyrs fut disloquée au point que les os se déboîtaient et qu'on entendait à peine un léger souffle s'échapper de leur poitrine, d'autant qu'ils étaient dès auparavant fort affaiblis par leurs jeûnes et leurs macérations. Le tyran dit alors à ses ministres : «Enlevez-les du chevalet, et reportez-les dans le cachot, jusqu'à ce que j'aie inventé quelques nouvelles tortures pour les faire périr.»
Les bienheureux Rufin et Valère étant donc rentrés dans la prison, chantaient au Seigneur avec triomphe et disaient : «Aidez-nous Seigneur, notre Sauveur; et, pour l'honneur de votre Nom, Seigneur, délivrez-nous.» Dans la même nuit, un peu avant l'aurore, comme ils venaient de se livrer au sommeil, l'ange du Seigneur, comme un valeureux combattant, franchit subitement la clôture de la prison, qui fut soudain illuminée d'une brillante clarté, et il leur dit : «Rufin et Valère, agissez virilement, et que votre cÏur s'affermisse; notre Maître ne tardera pas à vous admettre dans les rangs, des saints martyrs qu'Il S'est choisi; là vous recevrez les couronnes qu'il vous destine, et que je vais vous montrer en ce moment.» Et en parlant ainsi, il déposa ces couronnes sur leurs têtes. Elles étaient d'une merveilleuse beauté, resplendissantes comme des émeraudes, et jetaient un si vif éclat, que les rayons du soleil eussent pâli devant elles.
Le matin étant venu, le cruel Rictiovarus ordonna de lui présenter les martyrs de Dieu, Rufin et Valère. Lorsqu'ils furent en sa présence, il vit leurs visages couleur de rose et leurs membres tout éclatants de la blancheur des lis, et il dit il ses satellites : « Par le culte de nos dieux, je crois que ces hommes s'adonnent à la magie; ils ne veulent pas rendre leurs devoirs à nos dieux. Et moi je veux qu'ils subissent la sentence capitale, pour empêcher que, par eux, l'armée des chrétiens ne s'accroisse, et qu'ils ne détournent un grand nombre d'adorateurs du culte de nos dieux.» Il ordonna donc de leur lier les mains derrière le dos, et de leur trancher la tête dans un lieu qui paraîtrait convenable pour cette exécution. On les conduisit à sept milles de là, près de la voie publique, sur les bords de la Vesle; et c'est là que ces saints furent décorés de la gloire du martyre, et que l'effusion de leur sang mit fit à leur glorieux combat.
Quelque temps après, lorsqu'on voulut transférer leurs corps dans la ville de Reims, on les plaça sur des brancards, au milieu des chÏurs du prêtres et d'un peuple nombreux. Lorsqu'on fut arrivé en un certain lieu, le poids des saints corps devint si lourd, qu'on ne pouvait plus les mouvoir. Et c'est là que Dieu voulut que les glorieux martyrs reposassent en paix, en ce même lieu où ils avaient coutume de distribuer d'abondantes aumônes aux indigents. Gloire en soit à notre Seigneur Jésus Christ, qui, avec le Père et le saint Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.