LES ACTES DE SAINT JUSTIN, PHILOSOPHE

(L'an de Jésus Christ 167)


fêté le 1 juin


Sous le règne de Marc-Aurèle, quelques personnes, passionnées pour le culte des idoles, obtinrent de l'empereur qu'on publiât dans toutes les villes de l'empire des édits contre ceux qui faisaient profession de la véritable religion. Ces édits portaient qu'en quelque lieu qu'on trouvât un chrétien, on s'en saisit, et qu'on l'obligeât sur l'heure à sacrifier aux dieux. Ce fut alors que Justin, et ceux qui étaient avec lui, furent arrêtés et conduits à Rome, où on les fit comparaître devant le tribunal de Rusticus, préfet de la ville. Ce magistrat s'adressant à Justin, lui dit : «Ne veux-tu pas obéir aux dieux et à l'empereur ?» Justin lui répondit : «Quiconque obéira à Jésus Christ notre Sauveur, ne pourra jamais être condamné.» — «Quelle science, ou quel art professes-tu, continua le préfet ?» — «Jusqu’ici, répliqua Justin, j'ai travaillé à acquérir toutes les connaissances naturelles et humaines, et il n'y a point de genre d'érudition où ma curiosité ne m'ait fait faire quelques progrès; mais enfin je me suis fixé à la science des chrétiens, quoiqu'elle ne soit pas du goût de ceux qui n'en ont que pour l'erreur.» — «Quoi ! misérable, reprit Rusticus, cette science peut-elle te plaire ?» — «Oui, sans doute, répliqua Justin; parce qu'elle me fait marcher avec les chrétiens dans la voie de la vérité, et qu'elle contient une doctrine droite et pure.» — «Quelle est cette doctrine ? dit le préfet.» — «La doctrine que suivent les chrétiens, répondit Justin, consiste à croire qu'il n'y a qu'un Dieu qui a créé toutes les choses qui se voient, et toutes celles qui ne tombent pas sous les sens; à reconnaître un seul Seigneur, qui est Jésus Christ, Fils unique de Dieu, prédit autrefois et annoncé aux hommes par les prophètes, et qui doit venir juger tout le genre humain. C'est Lui qui est l'auteur du salut, et c'est Lui qui l'est venu publier dans le monde. Il veut bien être le Maître de ceux qui aiment à apprendre de Lui les vérités qu'Il enseigne. Pour moi qui suis un homme sans intelligence, j'avoue que j'ai trop peu de lumières pour pouvoir parler de sa Divinité d'une manière qui soit digne d'elle. Il n'appartient qu'aux prophètes de pénétrer dans cet abîme de grandeur, et ce sont eux qui, par l'inspiration de Dieu, ont prédit l'avènement de celui que je viens de nommer son Fils, et ils l'ont prédit plusieurs siècles avant qu'il parût sur la terre.»
Le préfet lui demanda où les chrétiens s'assemblaient. Justin lui répondit qu'il était libre à chacun de se trouver partout où il pouvait. «Penses-tu, continua-t-il, que nous ayons un lieu déterminé où nous tenions ordinairement nos assemblées ? Nullement. Sache que le Dieu des chrétiens n'est pas enfermé dans un lieu; Il est immense, aussi bien qu'invisible, et Il remplit le ciel et la terre. Ainsi il est adoré en tous lieux, et chaque fidèle lui peut rendre hommage en quelque lieu que ce soit.» — «Je veux savoir, repartit le préfet, où vous vous assemblez tous et particulièrement le lieu où tes
disciples te vont écouter.» — «Je te dirai bien où je demeure, répondit Justin : j'ai logé jusqu’ici tout près d'un homme Martin, en face du bain Timiotinum. Voici la seconde fois que je viens à Rome, et je ne connais aucun autre logement que si quelqu'un a voulu me venir trouver, je ne lui ai pas caché la doctrine de la vérité, et je lui ai volontiers communiqué ce que j'en savais.» — «Tu es donc chrétien ?» lui dit le préfet. — «Oui, je le suis,» répondit Justin.
Alors le préfet se tournant vers Chariton, lui dit : «Et toi, es-tu aussi chrétien ?» Chariton lui répondit :«Oui, je le suis, par la grâce de Dieu.» Le préfet fit avancer une femme nommée Charitana, et il lui demanda si elle était chrétienne, et elle dit qu'elle aussi était chrétienne, par la Miséricorde du Seigneur. Le préfet interrogea aussi Évelpiste sur sa religion et sur sa condition. Évelpiste répondit : «Je suis serviteur de l'empereur, mais je suis chrétien et affranchi de Jésus Christ; et par un effet de sa Bonté, j'ai la même espérance qu'ont ceux que tu vois, et je vis comme eux dans la même attente.» Le préfet s'adressa ensuite à Hiérax, et lui demanda s'il était chrétien. «Assurément, répondit Hiérax, je suis chrétien, j'adore le même Dieu que ces autres adorent.» — «Est-ce Justin, dit le préfet, qui t’a fait chrétien ?» — «Moi, répondit Hiérax, j'ai été chrétien, et je le serai.» Un nommé Péon, qui était présent, dit tout haut : «Je suis chrétien aussi.» — «Et qui t'a instruit ? répliqua le préfet ?» — «Ce sont mes parents,» répondit Péon. Évelpiste ajouta : «J'écoutais avec plaisir les instructions de Justin, mais j'ai aussi appris de mes parents à être chrétien.» Le préfet lui dit : «Où sont tes parents ?» — «Ils sont en Cappadoce,» repartit Évelpiste. Le préfet fit la même question à Hiérax, qui lui fit cette réponse : «Notre véritable Père, c'est Jésus Christ, et la foi est notre véritable mère; c'est par elle que nous croyons en lui. À l'égard des parents que j'ai eus sur la terre, ils sont morts. Au reste, j'ai été tiré de la Phrygie, et l'on m'a amené ici.» Le préfet demanda à Libérien ce qu'il disait, et s'il était aussi chrétien et impie envers les dieux. Libérien répondit qu'il était chrétien, et qu'il adorait le vrai Dieu.
Le préfet revenant à Justin, lui dit : «Écoute, toi qui fais l'orateur, et qui te piques d'éloquence et de doctrine, toi qui crois posséder la vraie sagesse, quand je t'aurai fait déchirer à coups de fouet de la tête aux pieds, penses-tu monter au ciel en cet état ?» — «J'espère, répondit Justin, que si je souffre pour Jésus Christ le supplice dont tu me menaces, je recevrai de Lui ce qu'ont déjà reçu ceux qui ont gardé ses préceptes : car je sais que la grâce de Dieu est réservée jusqu'à la fin du monde, à tous ceux qui auront ainsi vécu.» — «Tu t'imagines donc, lui dit le préfet, qu'une grande récompense t'attend dans le ciel ?» — «Je ne me l'imagine pas, reprit Justin; je le sais, et j'en suis si convaincu, que je n'en ai pas le moindre doute.» Le, préfet dit : «Laissons tout cela; venons au fait, et à ce qui est le plus pressé, réunissez-vous tous, et animés d'un même esprit, préparez-vous à sacrifier aux dieux.» Justin, prenant la parole au nom de tous, dit : «Un homme de bon sens n'abandonnera jamais la véritable piété pour courir après l'impiété et l’erreur.» Le préfet dit : «Si vous n'obéissez à notre ordonnance, vous pouvez vous attendre à être traités sans aucune miséricorde.» Justin répondit : «Nous ne souhaitons rien avec plus d'ardeur que de souffrir pour notre Seigneur Jésus Christ, et que d'aller à Lui par les tourments. C'est ce qui nous donnera de la confiance devant son tribunal terrible, où tous les hommes doivent comparaître, pour être jugés.» Tous dirent la même chose, et ajoutèrent : «Fais ce que tu voudras; nous sommes chrétiens, et nous ne sacrifions point aux idoles.»
Le préfet ayant entendu ces paroles, prononça cette sentence : «Que ceux qui n'ont pas voulu sacrifier aux dieux, ni obéir à l'ordonnance de l'empereur, soient battus de verges et conduits au lieu du supplice pour y perdre la tête, ainsi que les lois l'ordonnent.» Les saints martyrs furent donc menés au lieu où l'on exécutait les criminels; et là, parmi les louanges, les actions de grâces et les bénédictions qu'ils donnaient à Dieu, ils furent d'abord fouettés et eurent ensuite la tête tranchée, confessant leur Sauveur jusqu'au dernier soupir. Après leur mort, quelques fidèles enlevèrent secrètement leurs corps et les enterrèrent en un lieu décent.