LE MARTYRE DE LA VIERGE SAINTE FÉBRONIE

(Sous la persécution de Dioclétien)

fêtée le 25 juin

Sous l'empire de Dioclétien, le préfet Anthime se trouvant en proie à une grave maladie, fit appeler son frère Sélénus, et lui dit : «Ami, je vais quitter ce monde, je laisse donc à ta garde mon fils Lysimaque. Nous l'avons fiancé, tu le sais, à la fille du sénateur Prosphorus; n'oublie pas, lorsque je ne serai plus, de faire célébrer ce mariage, et sers désormais de père à mon enfant.» Le préfet ayant ainsi exprimé ses dernières volontés, se tut, et trois jours après, il avait cessé de vivre. Alors, l'empereur Dioclétien fit appeler en particulier Lysimaque, fils d'Anthime, et son oncle Sélénus, et s'adressant au premier, lui dit : «Jeune homme, je me proposais, à cause de l'amitié que je portais à ton père, de t'élever après sa mort à la haute dignité qu'il occupait; mais ayant appris que tu montrais un certain penchant pour la religion des chrétiens, je diffère l'exécution de mon dessein, et je t'ordonne de partir pour l'Orient, afin d'y étouffer la superstition des disciples du Christ. Quand tu seras de retour, si tu as accompli mes ordres, je te mettrai en possession de la charge de préfet.»
Lysimaque, entendant ces paroles, n'osa rien répondre à l’empereur; il était bien jeune encore, car il avait à peine vingt ans. Sélénus, tombant alors aux pieds de Dioclétien, lui dit : «Je t'en conjure par ton immortalité, ô empereur, accorde-lui quelques jours seulement, afin que je puisse célébrer ses noces. Je partirai moi-même ensuite avec lui, pour exécuter fidèlement ce que commande ta divine majesté.» L'empereur répondit : «Il n'en sera pas ainsi; vous partirez l'un et l'autre pour l'Orient, afin d'exterminer le christianisme; et lorsque vous aurez achevé comme il convient cette grande entreprise, vous pourrez revenir : et je me joindrai volontiers à vous dans la célébration du mariage de Lysimaque.» Ni Sélérius, ni Lysimaque n'osèrent rien répliquer; ils prirent les derniers ordres de Dioclétien, et se dirigèrent vers l'Orient à la tête d'une nombreuse troupe de soldats. Lysimaque emmena avec lui Primus, qui avait le titre de comte et qui était son cousin du côté maternel, et le lit chef de son armée.
Arrivés en Orient, ils traversèrent la Syrie, la région de Palmyre et la Mésopotamie, faisant périr par le fer et par le l'eau tous les chrétiens qu'ils rencontraient; car Sélénus était très cruel. Non content de les avoir immolés, il ordonnait de jeter leurs corps en pâture aux bêtes féroces. Bientôt son affreuse barbarie répandit la terreur dans toute la contrée. Mais Lysimaque une nuit appela secrètement le comte Primus, et lui dit : «Primus, mon ami, si mon père a persévéré dans le paganisme jusqu'au dernier jour de sa vie, tu n'ignores pas que ma mère est morte chrétienne, et a fait tous ses efforts pour que moi-même je le devinsse; mais la crainte de l'empereur et de mon père a mis obstacle à ce dessein. Cependant elle m'a fait une recommandation suprême, c'est de ne jamais persécuter les chrétiens, et de me rendre plutôt le Christ favorable. Maintenant, tu le vois, tous ceux qui tombent entre les mains de cet oncle sanguinaire, on les fait périr dans les plus cruelles tortures. Mon âme compatit au sort de ces victimes de sa fureur. Désormais je veux donc relâcher secrètement tous les chrétiens qui tomberont en notre pouvoir, avant que son horrible cruauté leur ait arraché la vie.» Primus entendant ces paroles, ne fit plus arrêter personne, et il donnait même avis aux habitants des monastères de cher,cher promptement des refuges assurés, pour échapper à la cruauté de Sélénus.
Pendant leur séjour dans ces contrées, les envoyés de l'empereur résolurent de se rendre à Sibapolis, ville située sur les limites de l'Assyrie, mais sous la dépendance de Rome. Il se trouvait en ce pays un monastère de femmes, où vivaient cinquante religieuses. À leur tête était placée la pieuse Bryénis, disciple elle-même de la diaconesse Platonide, qui avait dirigé autrefois ce saint troupeau. Bryénis suivait très exactement les traditions et la règle de sa vénérable maîtresse. Voici quelle était cette règle : La sixième férie, il n'était permis à aucune des sœurs de travailler; elles restaient réunies à l'oratoire. La psalmodie achevée, Platonide expliquait aux religieuses les divines Écritures jusqu'à tierce, et remettait ensuite la Bible entre les mains de Bryénis, en lui ordonnant de continuer cet exercice jusqu'à vêpres. Bryénis ayant été appelée ensuite au rang de diaconesse, observa les mêmes usages. Sous sa direction se trouvaient alors deux jeunes filles. L'une d'elles s'appelait Procle, et l'autre Fébronie. La première avait vingt-cinq ans, la seconde dix-huit. Fébronie était la nièce de la vénérable Bryénis. Douée d'une beauté merveilleuse; elle avait la taille haute et bien prise, sa physionomie était si gracieuse, il y avait tant de charmes dans tous ses traits, que l'œil en était comme ébloui. Bryénis se demandait à elle-même comment elle pourrait protéger l'innocence d'une jeune fille aussi attrayante. Les autres sœurs prenaient chaque jour leur repas vers le soir; Bryénis voulut que Fébronie ne mangeât que de deux en deux jours. Frappée elle-même des dangers que courait sa vertu, Fébronie ne mangeait jamais de pain et ne buvait jamais d'eau jusqu'à se rassasier. Elle s'était fait faire une sorte de banc, long de trois coudées, large d'un palme et demi, sur lequel elle prenait son repos au moment fixé par la règle. Souvent même elle reposait sur la terre nue. Si l'esprit tentateur venait fatiguer son esprit par des fantômes nocturnes, elle se levait aussitôt, conjurant le Seigneur avec beaucoup de larmes d'éloigner d'elle les embûches de Satan. Puis ouvrant un livre, elle se livrait tout entière à la lecture des saintes lettres. Pleine d'ardeur pour l'étude dès son enfance, elle était devenue fort savante, au point que Bryénis admirait son aptitude pour la science sacrée.
Lors donc que le vendredi, les sœurs étaient réunies à l'oratoire, Bryénis ordonna à Fébronie de faire la lecture et l'explication du livre saint. Mais parce que ce jour-là d'illustres matrones accouraient de toutes parts, avides d'entendre la doctrine du salut, Bryénis commanda de tendre un grand voile pendant cette lecture, afin de dérober Fébronie à tous les regards; bien moins encore souffrit-elle jamais que la jeune vierge vît le visage d'un homme. Le bruit de ses savantes leçons rendit bientôt Fébronie célèbre dans toute la ville. Ce qui rendait sa renommée plus éclatante encore, c'était l'éloge que toutes les sœurs faisaient de sa rare beauté, de son humble soumission, de son admirable douceur. La femme d'un sénateur, nommée Hiéria, touchée des vertus de Fébronie, brûlait du désir de converser avec l'épouse du Seigneur. Païenne encore, Hiéria n'avait pas été admise à l'initiation du baptême. Après sept mois de mariage, elle avait perdu son mari, et étant rentrée dans sa famille, elle vivait paisiblement auprès de ses parents, qui étaient aussi adonnés au culte des fausses divinités. Un jour donc elle vint au monastère, et se fit annoncer par la portière à la vénérable Bryénis. À son approche, Hiéria se jeta à ses pieds, les embrassa et lui dit : «Au nom de celui qui a fait le ciel et la terre, ne repousse pas une misérable païenne, qui a été jusqu'à présent le jouet des idoles; ne me prive pas des instructions de ma sœur Fébronie; laisse-moi apprendre par elle la voie du salut, afin qu'il me soit donné de parvenir au bonheur réservé aux chrétiens. Arrache-moi à la vanité du siècle et aux infamies du culte des faux dieux; car mes parents veulent me contraindre à de secondes noces. Je suis assez malheureuse d'avoir commis le mal, par l'ignorance où j'étais d'une doctrine meilleure.»
Hiéria, en disant ces paroles, arrosait de ses larmes les pieds de Bryénis, qui finit par être touchée de compassion et lui dit : «Noble matrone, lorsque j'ai reçu Fébronie dans ce monastère, elle n'avait encore que deux ans; en voici bientôt seize qu'elle est sous ma conduite. Dieu sait que jamais elle n'a vu le visage d'un homme, ni celle d'une femme du siècle, ni aucune des parures que l'on porte dans le monde. Sa nourrice elle-même n'a pas revu son visage, bien que souvent elle m'ait demandé cette faveur avec larmes. Cependant, puisque tu désires avec tant d'ardeur t'entretenir avec Fébronie pour connaître le vrai Dieu, je vais t'introduire auprès d'elle, après t'avoir revêtue d'un habit monastique.» Bryénis conduisit alors Hiéria dans l'intérieur du monastère pour la présenter à la jeune fille. Fébronie, voyant la noble matrone revêtue de l'habit monastique, se persuada qu'on lui présentait une religieuse étrangère, et se jeta à ses pieds. Quand elles se furent donné le baiser de paix, Bryénis les fit asseoir l'une et l'autre, et ordonna à Fébronie de lire les saintes Écritures. Hiéria se sentit tout d'abord émue jusqu'au fond de son âme des paroles de Fébronie, elles passèrent la nuit dans cet exercice, sans que les explications du texte sacré pussent fatiguer Fébronie, ou lasser l'attention d'Hiéria, qui répandit une tel abondance de larmes que la terre en était toute trempée.
Quand le jour parut, il fut très difficile à Bryénis d'engager Hiéria à quitter l'oratoire, pour retourner auprès de ses parents. Elle se retira enfin après avoir embrassé Fébronie à plusieurs reprises, et en versant comme elle des pleurs abondants. Retournée dans sa famille, elle n'eut pas de repos jusqu'au moment où, entraînés eux-mêmes par ses exhortations, tous les siens résolurent d'abandonner le culte des idoles et les autres superstitions des gentils, pour reconnaître le créateur de toutes choses. Cependant Fébronie interrogea Thomaïs, qui tenait le second rang après la diaconesse, et lui dit : «Ma mère, dis-moi quelle est cette religieuse étrangère qui fondait en larmes, comme si elle n'avait jamais entendu expliquer les saintes Écritures.» Thomaïs répondit : «Tu ignores donc qui elle est ?» «Comment la connaîtrais-je, reprit Fébronie, puisqu'elle est étrangère ?» Thomaïs répondit : «C'est Hiéria, qui a été l'épouse d'un sénateur.» «Pourquoi dit alors Fébronie, ne m'as-tu pas prévenue; voilà que je lui ai parlé comme à une sœur.» Thomaïs répondit : «Notre mère l'a voulu ainsi.» Dans ces mêmes jours, Fébronie fut atteinte d'une grave maladie qui la conduisit aux portes de la mort, et la retint longtemps sur son lit formé de planches. Hiéria vint auprès d'elle, et voulut la soigner jusqu'à son entier rétablissement.
Un bruit se répandit alors dans toute la contrée; on disait que Lysimaque et Sélénus venaient livrer les chrétiens aux supplices. À cette nouvelle les clercs, comme les moines et les laïques, abandonnant tout, prirent la fuite. L'évêque même de la ville chercha un asile pour échapper à la persécution. Les religieuses qui habitaient ce monastère dans Sibapolis, vinrent aussitôt près de la diaconesse Bryénis, lui disant : «Que ferons-nous ? Voilà que ces bêtes féroces ont pénétré dans la ville, et tous fuient pour échapper au supplice qui les menace.» Bryénis répondit : «Que voulez-vous donc maintenant ?» Elles répondirent : «Que vous nous commandiez de nous cacher pendant quelque temps, afin de sauver notre vie.» Bryénis reprit : «Vous n'avez pas encore vu l'ennemi, et vous pensez déjà à fuir. Vous n'avez pas encore commencé le combat, et vous êtes déjà vaincues ! Mes filles, il n'en sera pas ainsi; restons, combattons, mourons pour celui qui est mort pour nous, afin de vivre avec lui.»
Ces paroles apaisèrent les sœurs; mais le lendemain l'une d'elles, nommé Ethérie, dit aux autres : «Je sais que c'est à cause de Fébronie que notre mère refuse de nous laisser quitter le monastère; veut-elle donc pour elle seule nous faire toutes périr. Je vous le dis à présent, allons la trouver, et je parlerai pour toutes, comme il convient.» Les unes applaudissaient à la proposition d’Ethérie, les autres la méprisaient, en sorte qu'il en résulta parmi les religieuses un grave dissentiment; enfin elles se réunirent toutes à cette pensée d'aller demander à la diaconesse ce que l’on devait faire. Bryénis les voyant s'approcher, et étant instruite des conseils donnés par Ethérie à ses compagnes, la regarda sévèrement et lui dit : «Que désires-tu, Ethérie ?» Celle-ci répondit : «Que tu nous ordonnes de nous dérober à la tempête qui nous menace. Sommes-nous meilleures et plus fortes que l'évêque et le clergé de cette ville ? Tu dois considérer aussi l'extrême jeunesse de plusieurs de nos sœurs. Si elles tombent entre les mains des soldats furieux, elles deviendront peut-être les victimes de leur brutalité; et nous perdrions ainsi le fruit de tant de soins prodigués à leur enfance. Nous devons craindre d'ailleurs d'être trop faibles pour résister à la rigueur des tourments, et de mettre par là notre salut en danger. Si tu veux nous commander de chercher un asile, nous emmènerons avec nous notre sœur Fébronie; ce n'est d'ailleurs qu'à cette condition que nous quitterons le monastère.»
À peine Fébronie eut-elle entendu ces paroles, qu'elle s'écria : «Vive le Seigneur, dont je suis l'épouse et qui prend soin de mon âme ! je ne sortirai point dc ce lieu sacré; c'est ici que je veux être ensevelie.» Bryénis dit cependant à Ethérie : «Exécute ton dessein, si tu le veux; je demeure, quant à moi, étrangère à ces machinations.» Puis, se tournant vers les autres sœurs, elle leur dit : «Que chacune de vous fasse ce qu'elle jugera convenable.» Alors la crainte l’emportant dans leur cœur, toutes les religieuses, au milieu de cris entrecoupés et de sanglots, tirent leurs adieux à la vénérable diaconesse et à Fébronie, et sortirent du monastère en se frappant la poitrine. En ce moment Procle, élevée depuis son enfance avec Fébronie se jeta à son cou, et, la serrant dans ses bras, elle s'écria : «Ma sœur bien-aimée, prie pour moi.» Fébronie, qui avait saisi sa main, la retenait en disant :» Toi, du moins, chère Procle, crains Dieu, et ne nous abandonne pas.
Ne vois-tu pas combien je suis malade ? Si je viens à mourir, notre mère n'aura pas assez de forces pour me donner la sépulture, demeure donc avec nous, afin de me rendre les derniers devoirs.» Procle répondit : Chère sœur, puisque tu le désires, je ne t'abandonnerai pas.» Fébronie répondit : «Je t'en conjure devant le Seigneur, témoin de la promesse, ne m'abandonne pas.» Néanmoins, vers le soir, Procle avait disparu.
Bryénis voyant le monastère entièrement dépeuplé à cause de la tempête furieuse qui le menaçait, entra dans l'oratoire, se prosterna la face contre terre, et, donnant un libre cours à ses larmes, remplit de ses lamentations toute cette sainte demeure. Thomaïs, la seconde après elle dans le monastère, s'assit à ses côtés et lui dit pour la consoler : «Arrête tes larmes, ma mère et ma maîtresse; Dieu est assez puissant pour nous soutenir dans la tribulation, et pour faire tourner à notre avantage ces cruelles épreuves. Quel est celui qui, après s'être confié au Seigneur, a été trompé dans son attente ? Quel est celui dont l'amour persévérant a été méprisé par le Très-Haut ?» Bryénis lui répondit : «Tes paroles sont vraies, chère Thomaïs; mais que faire de Fébronie ? Où la cacher ? Comment pourrons-nous la sauver de l'opprobre ? De quel œil la verrai-je traînée en captivité par la main des barbares ?» Thomaïs reprit : «Mère, as-tu donc oublié mes paroles ? Celui qui a puissance de ressusciter les morts saura bien donner à Fébronie la force et le salut. Allons, ma vénérable mère, essuie tes larmes et viens encourager Fébronie; car elle est malade et gisant sur sa couche.»
Elles s'approchèrent alors du lit de planches sur lequel la jeune vierge était étendue. Bryénis, en la voyant, ne put d'abord retenir ses pleurs et ses gémissements; elle se jeta le visage sur les genoux de Fébronie et versa un torrent de larmes; mais la jeune sœur, fixant ses regards sur Thomaïs, lui dit : «Ma mère, d'où viennent ces plaintes douloureuses de notre grande mère et maîtresse ? Naguère je l'ai entendue dans l'oratoire pousser des cris perçants.» Thomaïs répondit : «C'est à cause de toi, ma fille, c'est à cause des maux que les tyrans vont faire pleuvoir sur nous qu'elle gémit et se lamente. Ta jeunesse, ta beauté la jettent dans de mortelles angoisses.» Fébronie dit : «Je vous en conjure, mes mères, priez pour votre servante, Dieu peut laisser tomber un regard sur ma bassesse; il peut m'armer de force et de patience, comme il l'a fait en faveur de ceux qui lui ont voué un amour pur et sincère.» Thomaïs lui répondit : «Ma fille, l'heure du combat va sonner; si les soldats se saisissent de nous, comme nous sommes vieilles, notre mère et moi, ils nous immoleront; mais toi, chère enfant, qui es dans la fleur de l'âge, ils te tendront des pièges. Lors donc qu'ils voudront te séduire par leurs paroles flatteuses, ne les écoute pas. S'ils étalent à tes yeux de l'or, de l'argent, des étoffes précieuses, des tables délicieusement servies, ma chère fille, garde-toi de te laisser corrompre, de perdre le fruit de tes travaux, de devenir le jouet des idoles et la proie du démon. Rien de plus glorieux que la virginité : une riche récompense, des couronnes éclatantes lui sont réservées. L'Époux des vierges est un époux immortel, et cette immortalité, il la partage avec ceux qui lui donnent leurs cœurs. Redouble donc tes efforts, chère Fébronie, pour contempler bientôt celui qui possède ton amour. Mais tremble, ma fille, d'abjurer tes engagements et de violer jamais tes promesses; tremble de perdre les arrhes qu'il t'a données comme gage de sa foi. Il sera terrible, le jour où, assis sur le trône de sa gloire, le souverain juge rendra à chacun selon ses œuvres.» Fortifiée par ces paroles, Fébronie, qui déjà se préparait généreusement elle-même à combattre les esprits de l'abîme, répondit à Thomaïs: «Mère, tu fais bien d'affermir le courage de ta servante, et déjà tu m'as rendue plus intrépide et plus forte; toutefois, sache-le, si j'eusse voulu éviter le combat, je serais sortie avec mes sœurs, et je me serais cachée comme elles; mais, parce que je brûle de posséder celui à qui j'ai consacré mon cœur, je ferai tous mes efforts afin de me réunir à lui, s'il veut me rendre digne de combattre pour son nom.»
Bryénis ayant entendu ces paroles, voulut à son tour parler à la jeune fille et lui dit : «Mon enfant, ma chère Fébronie, souviens-toi des enseignements que tu as reçus de ma bouche, et de ceux que tu as donnés aux autres. N'oublie pas que tu n'avais encore que deux ans, lorsque je te reçus des bras de ta nourrice. Depuis ce temps je t'ai gardé avec tant de sollicitude que pas un homme n'a vu ton visage, et que pas même une femme du monde ne s'est offerte à tes regards. Tels sont les soins dont je t'ai entourée dès ton enfance. Je t'en conjure, ma fille, ne déshonore pas ma vieillesse, ne réduis pas à néant les labeurs de ta mère spirituelle : rappelle à ton souvenir les athlètes qui t'ont précédée dans la lice : hommes, femmes, jeunes vierges, ils ont glorieusement confessé la foi; ils ont reçu de leur céleste chef la palme de la victoire. Souviens-toi de Lybis et de Léonide, ces deux illustres sœurs et martyres : celle-ci est devenue la proie des flammes, celle-là a livré sa tête au glaive du bourreau. Tu n'a pu oublier non plus la jeune Eutropie, qui, à l'âge de douze ans, souffrit le martyre avec sa mère; car tu étais ravie d'admiration au seul récit de son héroïque combat. Après avoir été condamnée à périr sous une grêle de flèches, le juge ordonna de la dégager de ses liens, afin qu'elle pût, dans son effroi, prendre la fuite à son gré. Mais sa mère lui dit : «Ma fille Eutropie, ne fuis pas;» et aussitôt, joignant ses mains derrière le dos, elle demeura immobile, tomba transpercée d'un dard, et, poussant un grand cri, elle expira sur l’heure même. Jusqu'à ce moment suprême, elle respecta la défense de sa mère. N'avais-tu pas sans cesse à la bouche, ô Fébronie l’éloge de son courage ? Pourtant ce n'était encore qu'une enfant sans instruction, tandis que tu es depuis longtemps la maîtresse des autres.» La nuit se passa au milieu de ces discours et de ces encouragements.
Dès le matin, le soleil venait à peine de se montrer à l'horizon, lorsqu’un affreux tumulte se fit entendre à tous les habitants de la ville, leur annonçant que Lysimaque et Sélénus venaient d'y faire leur entrée. Des soldats s'étaient déjà saisis d'un grand nombre de chrétiens pour les jeter en prison, lorsque des païens indiquèrent à Sélélius le monastère des vierges du Seigneur. L'impie persécuteur y envoie aussitôt ses satellites. Les soldats ayant donc entouré la sainte demeure, brisèrent les portes à coups de haches, et pénétrant dans l'intérieur s'emparèrent de Bryénis, qu'ils voulaient d'abord immoler à leur fureur. Voyant le péril, Fébronie s'élança de sa couche, et tombant aux pieds des soldats, elle s'écria : «Je vous adjure par le Dieu qui est au ciel, égorgez-moi la première, pour que je ne vois pas la mort de ma vénérable mère.» En ce moment survint le comte Primus, qui réprimanda les soldats et les chassa du monastère; puis il s'adressa à Bryénis et lui dit : «Où sont donc les personnes qui habitaient cette demeure ?» Elle répondit : «L'épouvante qu'inspirait votre approche leur a fait abandonner le monastère.» Primus dit : «Plût au ciel que vous vous fussiez sauvées aussi avec elles, et il ajouta : «Je vous donne la permission de vous retirer et de chercher une retraite;» et ayant rallié sa troupe, il la ramena avec lui.
Primus, de retour au prétoire aborda Lysimaque, qui lui demanda si les rapports faits sur le monastère de femmes étaient vrais. «Ils sont exacts,» répondit le comte; et prenant Lysimaque à part, il lui dit : «Toutes les personnes qui s'y trouvaient ont pris la fuite, nous n'y avons plus rencontré que deux vieilles femmes et une jeune fille. Mais je crois nécessaire, seigneur, de te faire connaître la merveille qui a frappé mes regards. La jeune vierge que j'ai vu dans ce monastère est d'une beauté si remarquable, que parmi toutes les autres femmes je n'en vis jamais d'aussi ravissante. Je prends à témoin les dieux immortels, lorsque je l'ai considérée sur sa couche faite de planches grossières, j'ai été saisi de stupeur. En vérité, si ce n'est l'excès de son indigence et la bassesse de sa condition, elle serait digne de devenir ton épouse.» Lysimaque lui dit : «Ma mère ne m'a-t-elle pas défendu de verser le sang des chrétiens: ne m'a-t-elle pas recommandé, au contraire, de les protéger ? Comment pourrais-je donc dresser des pièges aux servantes du Christ ? Je ne ferai pas cela; et je te prie, mon cher Primus, de les prendre sous ta sauvegarde, de les faire sortir du monastère, de peur, qu'elles ne tombent entre les mains de mon cruel oncle Sélénus.» À ce moment un des soldats de Primus, homme méchant et cruel, courut annoncer à Sélénus que le monastère renfermait une vierge d'une très grande beauté, et que le comte Primus avait proposé à Lysimaque d'en faire son épouse. Le farouche persécuteur, transporté de colère en apprenant cette nouvelle, envoya aussitôt une cohorte pour cerner le monastère et empêcher celles qui l'habitaient encore de prendre la fuite. Il faisait en même temps annoncer par un héraut dans toute la ville que Fébronie serait le lendemain interrogée publiquement à son tribunal. Au bruit de cette proclamation, non seulement les citoyens de la ville, mais tous les habitants des pays circonvoisins, hommes et femmes, accoururent pour être témoins de ce spectacle.
Le lendemain, dès l'aube du jour, les soldats de Sélénus étant arrivés au monastère, arrachèrent Fébronie de sa couche, la chargèrent de chaînes, et lui mettant au cou une sorte de carcan, ils l'entraînèrent avec eux, Bryénis et Thomaïs l'embrassaient étroitement en poussant des cris déchirants, et elles suppliaient les gardes de leur accorder encore quelques instants pour adresser à la jeune vierge leurs dernières recommandations. Ceux-ci, pénétrés d'une vive compassion pour Fébronie, se rendirent à leurs désirs, mais Bryénis et Thomaïs les ayant ensuite conjurés de les emmener avec leur jeune sœur, qu'elles craignaient de laisser seule en proie à une frayeur mortelle. Les satellites de Sélénus leur répondirent : «Ce n'est pas vous que l’on demande, mais Fébronie,
qui est seule obligée de comparaître.» Alors les vénérables servantes du Christ commencèrent à prodiguer à Fébronie leur, encouragements et leurs consolations. Bryénis lui disait : «Ma fille, voilà que tu marches au combat; songe que le céleste époux va te contempler au milieu de la lutte, et que les Vertus angéliques tiennent déjà suspendue sur la tête ta couronne de la victoire. Ne redoute pas les tourments, et garde-toi de donner au démon l'occasion de t'insulter. N'aie donc aucune pitié de ton corps, lorsque, sous les coups des verges et des fouets, il tombera comme en lambeaux; ce corps, bon gré mal gré, ne doit-il pas devenir bientôt la proie du tombeau et la pâture des vers ? Voilà que je vais rester au monastère, attendant dans les larmes une nouvelle d'affliction ou de joie. Ô mon enfant, je t'en conjure, fais que ce soit une nouvelle de joie ! Oh, qui m'apprendra que Fébronie a consommé son sacrifice, et qu'elle est au nombre des martyrs ?»
Fébronie répondait à ces paroles : «Ma mère, jamais je n'ai transgressé tes ordres. Cette fois encore je saurai pratiquer ce que tu me conseilles; les peuples verront et seront dans l'étonnement; ils proclameront bienheureuse la vieillesse de Bryénis, en disant : «Vraiment c'était la jeune plante que cultivaient les mains de l'illustre Bryénis. Je leur montrerai dans le corps d'une femme l'intrépidité d'un guerrier. En attendant, ô ma mère, prie pour ton enfant, et laisse-moi partir.» Thomaïs dit alors à Fébronie : «Vive le Seigneur, ma chère fille; je veux moi-même aller en habits du siècle, assister à tes combats.» Comme les soldats entraînaient la jeune fille, elle dit encore à Bryénis et à Thomaïs : «Mes mères, daignez m'accorder votre bénédiction à mon départ pour la lutte; priez encore pour moi, et permettez-moi de partir.» Alors Bryénis, les mains levées au ciel, dit à haute voix : «Seigneur Jésus, qui avez apparu sous les traits de Paul à votre servante Thècle, au milieu de ses combats, montrez-vous aussi, à l'heure du péril, à cette faible enfant.» À ces mots, elle pressa une dernière fois Fébronie sur son cœur, et la couvrit de larmes et de baisers. Les soldats l'avant saisie aussitôt, l’entraînèrent hors de la sainte maison. Bryénis y rentra avec des lamentations entrecoupées de sanglots, et se prosterna sur le pavé de l'oratoire, implorant à grands cris le secours du Seigneur pour sa chère Fébronie.
Cependant Thomaïs la seconde mère du monastère après la diaconesse, s'étant revêtue d'un habit séculier, se rendit au tribunal pour être témoin des combats de la vierge du Christ. Les nobles matrones qui venaient à toutes les sixièmes féries entendre la doctrine sainte de la bouche de Fébronie, accoururent en toute hâte, se frappant la poitrine et déplorant amèrement le triste sort de leur maîtresse. Dans ce moment la sénatrice Hiéria, ayant appris que la très pieuse Fébronie était traînée publiquement au tribunal de Sélénus, se leva avec des cris déchirants qui mirent dans l'émoi ses parents et toutes les personnes de sa maison. Comme on lui demandait quel malheur la menaçait, elle répondit : «Ma sœur Fébronie va publiquement subir la torture; ma maîtresse est amenée en jugement, parce qu'on l’accuse d'être chrétienne.» Les parents d'Hiéria s'efforçaient de calmer ses alarmes et de sécher ses pleurs; mais elle poussait des cris plus lamentables encore, et disait : «Laissez-moi, laissez-moi pleurer, dans toute l'amertume de mon âme, ma sœur et ma maîtresse Fébronie.» On fit alors écho à sa douleur, on pleura avec elle la servante du Seigneur; et ses parents, voyant combien était profonde sa désolation, lui permirent de se rendre au tribunal, en la faisant accompagner d'une nombreuse troupe de suivantes, de serviteurs et d'esclaves. Hiéria se mit aussitôt en marche, entourée de tout ce cortège, et rencontra une multitude de femmes qui se dirigeaient, comme elle, vers la place publique. De ce nombre était Thomaïs; elles se reconnurent, et, mêlant leurs larmes, se hâtèrent d'arriver au lieu où devait combattre la vierge chrétienne.
Une multitude immense entourait le tribunal. Sélénus et Lysimaque étant arrivés et s'étant assis, ordonnèrent d'amener devant eux Fébronie. La jeune fille parut, les mains liées derrière le dos et le cou chargé d'un lourd collier de fer. À sa vue l'émotion gagna tous les cœurs; ce n'était partout que larmes et sanglots. Fébronie étant conduite au milieu de l'assemblée, Sélénus fit cesser le tumulte, et lorque le silence fut rétabli, il dit à Lysimaque : «Commence l'interrogatoire et recueille les réponses.» Lysimaque s'adressa ainsi à la servante du Seigneur : «Dis-moi, jeune fille, quelle est ta condition ?» Fébronie répondit : «Je suis esclave. De qui ? De Jésus Christ.» Lysimaque reprit : «Comment t'appelles-tu ?» Fébronie répondit : «Humble chrétienne.» «Mais c'est ton nom que je veux savoir, lui dit Lysimaque. Fébronie répondit : «Je suis une humble chrétienne; si tu tiens à connaître mon nom, ma vénérable mère m'appelle Fébronie.»
Sélénus fit alors cesser les questions de Lysimaque, et se mit lui-même à interroger, disant : «Fébronie, les dieux m'en sont témoins, j'avais résolu de ne pas même t'accorder l'honneur de l’interrogatoire mais ta vertu et ton savoir, joints aux charmes d'une si rare beauté, désarment ma fureur et suspendent les éclats de mon courroux. Je ne t'interrogerai pas comme un juge, mais je te parlerai comme un père le langage de la persuasion. Écoute-moi donc, ô ma fille. Les dieux immortels, je les en prends à témoin, savent que mon frère Anthime et moi nous avons fiancé au seigneur Lysimaque une jeune vierge romaine, dont l'alliance doit lui procurer de vastes possessions et de grandes richesses. Maintenant donc je suis décidé à rompre tous les engagements contractés avec la fille de Phosphorus; c'est toi-même qui seras l'épouse du noble Lysimaque, que tu vois assis à ma droite, et dont la beauté n'est pas indigne de tes charmes. Écoute mon conseil comme celui d'un père, et je te comblerai de gloire sur la terre. Que ta pauvreté ne te fasse pas rougir je n'ai ni femme, ni enfants; ainsi tous mes biens sont à toi; je te les donne, j'en formerai ta dot et t'en établirai pour toujours la maîtresse. Lysimaque et Fébronie seront mes enfants, et je vous servirai à tous deux de père. Ma fille, tu seras alors comblée d'honneurs et de richesses; toutes les femmes, ravies de tant de gloire, te proclameront heureuse; l'empereur lui-même, qui a promis d'élever le seigneur Lysimaque aux premières charges de l'empire et de le faire préfet à son retour, voudra t'honorer aussi de ses faveurs et te prodiguer ses dons les plus magnifiques. Voilà toutes mes promesses, ô Fébronie, tu les as entendues; donne maintenant à ton père une réponse qui soit agréable aux dieux et qui réjouisse mon âme. Mais si je vois que la persuasion n'a pas d'empire sur ton cœur, j'en atteste les dieux immortels, tu es entre mes mains : dans trois heures tu ne seras plus en vie. Réponds-moi maintenant comme il te plaira.»
Fébronie répondit à ces paroles : «Une couche nuptiale, qui n'est pas faite de main d'homme, m'attend dans les cieux. J'ai là un époux incomparable, un époux immortel qui me donne pour dot le royaume céleste tout entier. Je ne veux et je ne puis lui préférer un époux périssable et mortel. Ainsi donc, ô juge, ne te consume pas en vains efforts; je ne serai ni séduite par les flatteries, ni ébranlée par les menaces.» À cette réponse le juge, transporté de colère, dit à ses gardes : «Arrachez-lui ses vêtements et couvrez-la de misérables haillons, afin qu'elle paraisse aux yeux de tous vile et méprisable. Quand elle se verra dans cet état d'ignominie, elle se reprochera sans doute d'avoir préféré à l'éclat d'une condition glorieuse le mépris général et la risée de la foule.» À l'instant les soldats arrachèrent à Fébronie ses vêtements, et jetant sur ses épaules une tunique déchirée, ils l'exposèrent ainsi dépouillée aux veux de la multitude. Sélénus prit alors la parole : «Que dis-tu maintenant, Fébronie ? Ne vois-tu pas de quelle gloire tu es déchue, et dans quel opprobre tu es tombée ?» Fébronie répondit : «Écoute, ô juge, lors même que tu ne m'aurais laissé aucun vêtement, je ne regarderais pas cet état comme un opprobre. C'est le même ouvrier qui a fait l'homme et la femme. D’ailleurs je ne me suis pas seulement attendue à être dépouillée de mes habits, mais le suis encore disposée à braver le fer et la flamme; et plaise au ciel que je sois trouvée digne de souffrir pour celui qui a daigné souffrir pour moi !»
Alors Sélénus dit : «Ô impudente! ô femme digne de tous les mépris ! je le vois, tu te glorifies des charmes de ton éclatante beauté; voilà pourquoi, tu ne regardes pas ta nudité comme une infamie; voilà pourquoi, au lieu d'en rougir, tu t'en fais, en présence du peuple, un titre de gloire.» «Mon Christ m'en est témoin, s'écria Fébronie, jamais jusqu'à ce jour je n'ai vu la figure d'un homme; et maintenant que je suis tombée entre tes mains, tu m'appelles impudente ! Dis-moi donc, juge insensé, l'athlète qui combat aux jeux olympiques essaya-t-il jamais d'engager la lutte sous le poids de ses vêtements ? Ne reste-t-il pas dépouillé, lorsqu'il est aux prises avec son adversaire, jusqu'à ce qu'il l'ait vaincu ? Maintenant je me vois en face du feu et des tortures, pourquoi entrer dans la lice chargée de mes habits ? Ne faut-il pas que ce corps soit dépouillé pour recevoir les coups des verges ? Voyons, quand est-ce que je me mesurerai avec ton père, le démon, afin de montrer à tous les mépris que je fais de tes supplices ?» Sélénus dit alors : «Elle demande des supplices, elle brave les tortures et la menace du bûcher ! Attachez-la promptement à quatre poteaux, et allumez sous elle un brasier ardent. Je veux encore que quatre soldats la frappent sans interruption et déchirent ses flancs à coups de verges.» On exécuta cet ordre, et des épaules de la vierge le sang ruisselait à flots. Cependant le brasier placé au-dessous et activé par les flots d'huile qu'on y répandait sans cesse, consumait lentement les chairs de Fébronie. Ce supplice durait déjà depuis longtemps, lorsque la multitude des assistants, émue de compassion, se mit, à crier : «Juge très clément, pitié pour la jeune fille !» Mais Sélénus demeurait inflexible, et commandait aux bourreaux de faire pénétrer les fouets plus profondément encore, jusqu'à ce que, voyant les lambeaux de chair, tomber à terre avec le sang de la victime, il leur ordonna de suspendre leurs coups. Ceux-ci, pensant quelle avait cessé, de vivre, la détachèrent.
À la vue des tortures que l'on infligeait à Fébronie, Thomaïs sentit son courage l'abandonner, et elle tomba aux pieds d'Hiéria. La noble matrone se mit à pousser des cris déchirants, et s'écria : «Hélas, ma sœur Fébronie ! hélas, ma chère et vénérée maîtresse ! voilà qu'en un seul jour je suis privée tout à la fois de tes instructions et de ma vénérable sœur Thomaïs, qui se meurt à cause de toi.» Apercevant Hiéria, Fébronie, qui gisait à terre, demanda aux soldats de jeter un peu d'eau sur son visage. Quand ils l'eurent fait, elle revint entièrement à elle-même, et sollicita la faveur de parler à Hiéria. Mais le juge ne voulut pas y consentir, et lui ordonna, au contraire, de se relever pour répondre à ses questions. Il lui dit : «Dis-moi maintenant Fébronie, comment t'a réussi ce premier engagement de la lutte ?» Fébronie répondit : «Ce premier engagement suffit pour t'apprendre que je suis invincible, et que je me ris de tes tourments.» Sélénus dit alors : «Eh bien ! suspendez-la au chevalet; déchirez-lui les flancs avec les ongles de fer, approchez-la encore du brasier et brûlez-la jusqu'aux os.» Les ministres du tyran exécutèrent cet ordre barbare; et bientôt de nouveaux lambeaux de chair tombèrent à terre avec des ruisseaux de sang; les flammes du brasier dévoraient déjà les entrailles de la vierge chrétienne. Fébronie, levant les yeux au ciel, s'écria : «Seigneur, venez à mon aide; ne m'abandonnez pas à cette heure de souffrances.» Et elle se tut aussitôt; car le feu brûlait cruellement.
À ce moment plusieurs des assistants, ne pouvant souffrir plus longtemps la cruauté de Sélénus, s'éloignèrent en gémissant; les autres suppliaient le juge, avec de grands cris, d'écarter le feu et de faire cesser les tortures. Le juge ordonna donc d'écarter le feu; et tandis que Fébronie était encore suspendue au chevalet, il essaya de nouveau de lui arracher quelques paroles; mais elle ne put rien lui répondre. Alors, par son ordre, la martyre fut enlevée du chevalet et attachée à un poteau. Un médecin avant été appelé, Sélénus lui dit : «Arrache à cette malheureuse et infâme créature l'organe de la parole, puisqu'elle refuse de répondre à son juge, et jette-le dans les flammes.» À l'instant Fébronie fit sortir sa langue, et la présentant, pour ainsi dire, au ministre du tyran, elle semblait l'exhorter et lui dire : «Coupe-la si tu veux.» Celui-ci avant saisi la langue, se mettait en devoir de la couper; mais la foule s'y opposa, conjurant Sélénus, au nom de tous les dieux, de ne le pas permettre. Ce juge cruel et impitoyable y consentit enfin, mais en ordonnant d'arracher à la vierge toutes ses dents. Sur-le-champ le médecin, armé, de son instrument, se mit à arracher les dents à la jeune fille, et les jetait par terre. Dix-sept lui avaient été extraites de cette sorte, et le sang coulait en abondance de sa bouche meurtrie, lorsque Sélénus dit au médecin de s'arrêter. Fébronie, épuisée par une si grande perte de sang, s'évanouit; mais le médecin, lui avant donne un remède énergique, lui fit reprendre ses sens.
Alors Sélénus commença de nouveau à interroger Fébronie, et lui dit : «Maintenant du moins, vas-tu obéir à ton juge et rendre gloire aux dieux ?» Fébronie répondit : «Sois anathème, cruel et exécrable vieillard, toi qui arrête mes pas, et m'empêches d'arriver à l'époux de mon âme. Hâte-toi de me faire sortir de ce corps de botte, car je suis attendue par celui qui possède mon cœur.» Sélénus lui dit : «Eh bien ! dans un moment le fer et le feu t'auront exterminée. Je sais que la présomption de ta jeunesse t'inspire une imprudente audace, tu vois cependant quels avantages tu en tire, cette folle confiance est la cause de tous tes malheurs.» La vierge ne put rien répondre, tant étaient vives ses souffrances. Alors, transporte de colère, le juge dit au médecin : «Coupe les mamelles de cette effrontée.» Celui-ci s'approchait pour exécuter cet ordre, lorsque le peuple se mit à crier : «Ô juge, nous t'en conjurons, épargne à cette jeune fille un si cruel supplice !» Outré d’indignation, le tyran dit au médecin : «Coupe donc, impie ! coupe, ennemi des dieux !» Aussitôt le barbare exécuteur, s'armant d'un fer tranchant, abattit la mamelle droite de la martyre. Elle jeta un grand cri et, les yeux élevés vers le ciel, elle dit : «Seigneur mon Dieu, voyez mes souffrances, et recevez mon âme entre vos mains.» Ce furent ses dernières paroles.
Lorsque les deux mamelles eurent été coupées, Sélénus ordonna d'appliquer le feu sur les blessures, et la douleur se fit sentir jusque dans la poitrine de la vierge chrétienne. À ce spectacle la foule fut saisie d'indignation, et, ne pouvant plus supporter la vue de ces affreuses tortures, un grand nombre de spectateurs s’éloignèrent en s'écriant : «Anathème à Dioclétien et à ses dieux !» Cependant Thomaïs et Hiéria envoyèrent au monastère une jeune fille chargée d'annoncer à Bryénis tout ce qui s'était passé. À son arrivée auprès de la vénérable diaconesse, la messagère lui dit d'une voix haute : «Thomaïs et Hiéria te mandent ces paroles : «Ne te lasse pas d'élever tes mains au ciel, ne cesse pas de crier vers le Seigneur, a car Fébronie est aux prises avec d'épouvantables tortures.» Bryenis, avant entendu ces mots, se jeta à genoux en disant : «Seigneur Jésus, venez an secours de votre servante Fébronie.» Elle pria longtemps, prosternée contre terre et criant: «Hélas ! hélas ! hélas ! où es-tu, Fébronie ?» La jeune fille était sur le théâtre du combat. Cependant Bryénis, les mains élevées vers le ciel, continuait ses lamentations et disait : «Seigneur, ayez pitié de votre pauvre servante Fébronie; ah ! puissé-je apprendre de mes oreilles la consommation de son sacrifice et la compter au nombre des martyrs !»
Au même moment le juge ordonnait de détacher Fébronie du poteau : mais à peine fut-elle déliée, qu’elle tomba par terre; car son corps, affaibli par les tortures, ne pouvait plus se tenir debout. Alors Primus dit à Lysimaque : «Cette jeune fille va périr.» Lysimaque répondit : «Ne parle pas ainsi, mon cher Primus : car c'est pour le salut de plusieurs et peut-être pour le mien, qu'elle endure tous ces tourments. J'ai entendu souvent ma mère parler comme elle a parlé. Mais était-il en mon pouvoir d'absoudre cette jeune fille et de la sauver ? Laisse-la donc soutenir son combat jusqu'à la fin; car le salut de plusieurs y est attaché.» À ce moment Hiéria cria au juge : «Ô barbare ! ô monstre d'inhumanité, tous les maux que tu fais souffrir à cette vierge infortunée ne te suffisent donc pas ! Tu as donc oublié ta propre mère, dont le corps fut semblable au sien ? Tu ne te rappelles donc pas que, né sous de funestes auspices, tu reçus de ses mamelles ta première nourriture, et que ce fut là, dans la carrière de la vie, le premier pas qui te conduisit à cette situation élevée dont tu abuses aujourd'hui pour le malheur des autres ? Je m'étonne qu'aucun de ces souvenirs n'ait pu adoucir ton cœur féroce. Ah ! que le roi des cieux ne
t'épargne pas plus que tu n'as épargné, cette tendre victime ?» À ces paroles, à ces imprécations, le tyran, tout bouillant de colère, ordonna de traîner Hiéria à son tribunal. Hiéria le prévint; la sérénité sur le front, l’allégresse dans le cœur, elle s'avança en disant : «Dieu de Fébronie, quoique je ne sois qu'une pauvre païenne, agréez mon sacrifice avec celui de ma maîtresse.»
Déjà elle abordait le tribunal, lorsque des hommes dévoués aux intérêts de Sélénus lui conseillèrent de ne pas mettre publiquement la riche et puissante Hiéria à la torture; car toute la multitude, lui dirent-ils, confesserait avec elle le nom du Christ, et la ville serait bientôt perdue. Sélénus se rendit à leur avis, et renonça à l'interrogatoire public; mais, frémissant de rage, il lui cria d'une voix animée par la colère : «Écoute, Hiéria : que les dieux te punissent des maux sans nombre que as appelés sur la tête de Fébronie !» Et il commanda sur l'heure de couper les deux mains et le pied droit de Fébronie. Les licteurs placèrent un billot sous la main droite, et un coup de hache la sépara du bras; la gauche fut coupée de la même manière. Ensuite le bourreau mit sur le billot le pied droit de la jeune vierge, saisit sa hache, et ramassant toutes ses forces, déchargea un coup terrible mais qui ne servit de rien, parce qu'il avait porté sur le talon, il frappa un second coup, mais aussi inutilement. Cependant la foule poussait des cris toujours plus furieux. Le licteur, frappant enfin un troisième coup, réussit à exécuter l’ordre du tyran. Fébronie éprouva dans tout son corps des convulsions violentes; néanmoins, sur le point d'expirer, elle s'efforçait encore de mettre le pied gauche sur le billot, demandant par ce signe que l'on le lui coupât comme l'autre. À ce spectacle, le juge s'écria : «Voyez l'opiniâtreté de cette impudente !» Et il s'écria en fureur : «Coupez aussi ce pied-là, et faites-le disparaître.»
Alors Lysimaque se levant dit à Sélénus : «Que veux-tu
faire encore à cette malheureuse ? Allons-nous-en; il est temps
de dîner.» Le juge barbare répondit : «Que les dieux me punissent, si je lui laisse un souffle de vie ! Je resterai ici tant
qu'elle n'aura pas expiré.» Et comme l'agonie se prolongeait,
il dit aux bourreaux : «Cette misérable vit encore. Où est donc
votre courage ? Ne voyez-vous pas qu'il lui reste encore un souffle de vie ?» Et il ordonna de lui trancher la tête. Un soldat tire son épée, enlace sa main gauche dans la chevelure
de Fébronie; puis après avoir marqué l'endroit où il devait
frapper, il lui porte le coup mortel, la tête de la victime
tomba comme celle de l'agneau que l'on égorge au pied de
l'autel. Aussitôt les juges se levèrent pour aller dîner. Lysimaque versait des larmes. La foule cependant se précipita
pour enlever le corps de la martyre; mais Lysimaque fit placer
autour, des soldats pour garder ses dépouilles. Lui-même était
en proie a une telle émotion et à une douleur si profonde, qu'il
ne voulut ni boire ni manger, il se renferma dans sa chambre, et là il pleurait la cruelle mort de Fébronie. Sélénus, son oncle, apprenant cette affliction, ne voulut pas manger non
plus. Il quitta la table pour aller se promener dans la cour du
prétoire. Tout là coup il tomba dans une noire mélancolie,
et marchant à grands pas de côté, et d'autre, il levait par moment les yeux aux ciel, lorsque tout à coup saisi par un délire furieux, il se mit à rugir comme un lion, à mugir comme un taureau blessé; enfin dans un accès de rage, il se frappa la tête contre une colonne et tomba sans mouvement et sans vie.
Les gens de la maison se hâtèrent d'accourir en poussant de grands cris. Lysimaque étant survenu et ayant appris ce qui s'était passé, dit en branlant la tête : «Il est grand, le Dieu des chrétiens ! Béni soit le Dieu de Fébronie ! il a vengé l'effusion du sang innocent.» Et il ordonna d'enlever le corps de Sélénus. Lorsque le cadavre eut été emporté, Lysimaque manda le comte Primus et lui dit : «Je t'adjure par le Dieu des chrétiens d'exécuter fidèlement mes ordres. Commande sur-le-champ de faire pour le corps de Fébronie un cercueil de bois incorruptible, et ordonne de publier partout que tous les chrétiens qui voudront assister à ses funérailles, pourront se présenter sans crainte, maintenant que mon oncle est mort. Tu connais, cher Primus, mes intentions; prends donc avec toi des soldats, désigne pour porter le corps ceux qu'il te plaira, et fais-le transporter au monastère, où il sera remis à la vénérable Bryénis. Que personne, parmi le peuple, n'enlève aucun des membres qui ont été séparés du corps. Ne souffre pas qu'un chien ou aucun animal immonde lèche le sang répandu. La terre même qui en est imprégnée, recueille-la et fais-la transporter au monastère.»
Le comte Primus exécuta ponctuellement les ordres que lui avait donnés Lysimaque. Il chargea quelques soldats de transporter au monastère le corps de Fébronie : pour lui, il prit la tête, les mains, les pieds, tous les membres, toutes les chairs qui avaient été séparées du tronc, et les ayant enveloppés dans sa chlamyde, il se dirigea vers le monastère. Mais tout le peuple se rassembla autour de lui; chacun voulait enlever quelque membre, quelque lambeau de chair. Primus environné, pressé, assiégé par cette multitude, courait un grand péril. Les soldats, qu'il avait avertis, tirèrent alors l'épée du fourreau, et parvinrent, non sans peine, à le dégager et à le faire entrer dans le monastère, où il fut suivi seulement de Thomaïs et de la noble Hiéria. Bryénis, à la vue du corps si affreusement mutile de sa chère Fébronie, tomba évanouie. Primus plaça des gardes aux portes du monastère, et revint au prétoire, où l'attendait Lysimaque.
Cependant Bryénis avant recouvré ses sens, se releva de terre, et embrassant les restes de Fébronie, fit entendre ces plaintes déchirantes : «Ah ! Fébronie ! ha! ma fille ! c'est aujourd'hui que tu es ravie à la tendresse de ta mère ! Et qui maintenant expliquer a les saintes Écritures à nos sœurs ? Quelles mains feuilletteront désormais tes livres ?» Elle achevait ces paroles, lorsque toutes les vierges consacrées au Seigneur arrivèrent avec Hiéria; elles se prosternèrent devant le saint corps et lui rendirent, en le baisant, honneur et vénération. Hiéria fit comme elles, et dit d'une voix haute : «Moi aussi, je veux vénérer les pieds (qui ont écrasé la tête du serpent; moi aussi, ô ma bienheureuse sœur, je baiserai sur tes membres les saintes plaies qui ont sauvé ton âme. Qu'une couronne de louanges orne ta tête, ô toi dont les glorieux combats ont conquis à notre sexe une si belle couronne !»
Pendant qu'elle parlait, le signal de notre se fit entendre : alors Bryénis, élevant la voix, s'écria : «Fébronie, voici le moment de la prière; viens aussi, ma fille, viens chanter les louanges de Dieu avec nous.» Puis elle se mit à dire en syriaque : Bra ! Bra ! Bra ! teliothà coume talithà, coumethà.» C'est-à-dire : «Hélas 1! hélas ! hélas ! ma fille, ma chère Fébronie, où es-tu ? Lève-toi, viens à nous.» Thomaïs ajouta : «Ma fille Fébronie, jamais tu n'as enfreint les ordres de la grande diaconesse; pourquoi ne veux-tu plus obéir à sa voix»?»
Au milieu de ces plaintes et des ces cris confus, la nuit s'avançait rapidement. Après avoir lavé le corps de la martyre avec soin, on le déposa sur un lit de bois, en remettant à sa place chaque membre séparé. Alors Bryénis fit ouvrir la porte à la foule, qui entra en glorifiant le Seigneur; les nobles matrones de la ville déploraient la perte de leur illustre maîtresse. Il vint aussi quelques saints pères avec une multitude de leurs moines, et ils passèrent près du saint corps toute la nuit en prières. Lysimaque appela alors le comte Primus, et lui dit : «Mon cher Primus, je renonce aux superstitions de nos pères, et je veux m'attacher de toutes les puissances de mon être à Jésus Christ.» «Et moi aussi, répondit Primus, je dis anathème à Dioclétien et à sa puissance; je renonce à nos anciennes erreurs, et j'embrasse la religion de Jésus Christ.» À l'instant ils quittèrent le prétoire, se rendirent au monastère, où ils se mêlèrent à foule des fidèles.
Le lendemain matin arrivèrent les personnes qui apportaient le cercueil. Après avoir récité des prières et répandu beaucoup de larmes, on y déposa le corps de Fébronie, en ayant soin de remettre en leur endroit les membres qui avaient été coupées, les dents furent placées sur sa poitrine. La foule remplit le cercueil d'encens, de parfums et d'aromates, à tel point qu'on ne voyait plus le corps. En même temps des cris s'élevaient de toutes parts pour empêcher que le cercueil ne fut fermé; vainement l'évêque, le clergé et les moines s'efforçaient-ils de persuader au peuple qu'il laissât faire la sépulture. On ne les écoutait point. Enfin Bryénis, du haut d'une estrade, adressa ces paroles à l'assemblée : «Mes seigneurs et mes frères, laissez aller le saint corps à la place qui lui est réservée.» La roule obéit enfin à sa voix, et accompagna de ses prières et de ses larmes le sacré dépôt jusqu'au sépulcre qui était préparé dans l'intérieur du monastère; et tous se retirèrent en glorifiant le Très-Haut.
Un grand nombre de gentils, qui avaient été témoins de ces funérailles, se convertirent à Jésus Christ et reçurent le baptême. Lysimaque et Primus reçurent aussi l’onde salutaire, et renonçant au monde, se mirent sous la conduite du seigneur archimandrite Marcellus. Jusqu'au dernier jour de leur vie, ils remplirent avec un zèle admirable tous les exercices de la vie religieuse, et, leur carrière achevée, ils s'endormirent paisiblement dans le Seigneur. Une foule de soldats crurent aussi en Jésus Christ et reçurent le baptême. Hiéria et ses parents furent à leur tour éclairés des lumières de la foi et plongés dans le bain de la régénération. La noble matrone fit alors ses adieux à sa famille, et méprisant les biens de ce monde, se consacra au Seigneur dans le monastère de Bryénis, auquel elle apporta tout ce qu'elle possédait. À son entrée dans le saint asile, elle tomba aux pieds de l'abbesse et lui dit : «Je vous en conjure, ma mère, recevez votre servante à la place de Fébronie, je vous entourerai des mêmes soins qu'elle.» À ces mots elle mit en pièces toutes ses brillantes parures, elle arracha ses bracelets, et se dépouilla de ses bijoux enrichis d'or et de pierreries, pour les déposer sur le tombeau de la glorieuse martyre.
Au jour où l’on célèbre pieusement la mémoire du martyre de Fébronie, les vierges qui habitent les monastères et une foule d'autres personnes se rassemblent auprès de son tombeau, afin d'y être témoins d'un miracle qui s'y produit chaque année. Au milieu de la nuit, pendant le cours des prières, la bienheureuse Fébronie apparaît à sa place et y demeure jusqu'à la troisième oraison. À ce moment toute l’assemblée est saisie d'une crainte respectueuse, et personne n'ose ni toucher la sainte, ni même lui parler. La première année qu'elle apparut de la sorte au milieu de la stupeur universelle, Bryénis s'écria : «Voici ma fille Fébronie !» Et elle accourait déjà pour l'embrasser; mais la vision disparut. Dans la suite, personne n'eut plus la présomption de vouloir la toucher, ni même d'approcher d'elle; mais, au lieu de leurs premières frayeurs, les religieuses, inondées de larmes, n'éprouvèrent plus qu'une vive allégresse en présence de la merveilleuse apparition.
L'évêque de la cite éleva lui-même, en l'honneur de Fébronie, un belle église qu'il mit six ans à construire. Lorsqu'elle fut achevée, il convoqua tous les évêques des alentours, leur donna un grand festin, et le vingt-cinq de juin, il célébra la nuit les saints mystères, pour faire la dédicace de la nouvelle basilique. Le concours s’était si grand, que ni l'église, ni le monastère ne pouvaient suffire à la foule, et de toutes parts retentissait le chant des psaumes sacrés. Le lendemain, lorsque fut terminé le service divin, les évêques se réunirent au monastère pour faire la translation du saint corps. Une foule nombreuse les suivait avec des flambeaux et des parfums. Les évêques pénétrèrent ensuite dans l'intérieur du monastère, et, après quelque moments donnés à la prière, ils s'assirent. Alors ils mandèrent, la vénérable diaconesse Bryénis, et lui adressèrent ces paroles : «Qui pourrait, sur cette terre, louer dignement et la sainteté de ta vie et le mérite de tes œuvres ? Les monastères devraient toujours avoir à leur tête d'aussi dignes supérieures, ils pourraient alors espérer de produire pour le Seigneur des fruits de grâce et de sainteté, à l'exemple de ta fille Fébronie. Mais, comme il est impossible de célébrer dignement les louanges de cette auguste martyre, et qu'il n'est pas de bouche pour la glorifier d'une manière convenable, nous ne pouvons mieux faire que de garder un respectueux silence. C'est aussi parce que nous reconnaissons notre impuissance à lui payer, soit par nos discours, soit par nos œuvres, aucun tribut digne d'elle, que nous venons à toi, comme à notre sœur spirituelle, pour t'adresser cette prière : Honore avec nous cette glorieuse martyre, et accorde-nous son corps, afin que nous le placions dans le sanctuaire que nous avons fait élever à son honneur.»
À cette demande des évêques, les religieuses poussèrent un même cri de douleur, et tombèrent toutes ensemble à leurs
pieds, en disant : «Nous vous en prions humblement, très saints pères, ayez pitié de notre misère et ne nous privez
pas de notre plus précieux trésor.» Ces lamentations universelles, ces instantes prières se prolongeant, l'évêque de Sibapolis dit à la vénérable diaconesse : «Écoute-moi, ma sœur; tu sais quel zèle j'ai déployé pour faire construire une basilique en l'honneur de la glorieuse martyre. Six années entières ont été employées à ce grand ouvrage; voudras-tu souffrir que mes travaux restent inutiles et sans fruit ?» Bryénis répondit : «Si cette translation est agréable à la glorieuse martyre, qui suis-je, hélas ! pour l’empêcher ? Entrez donc, mes pères vénérés, prenez ces restes sacrés et emportez-les avec vous.» Les évêques s'étant levés, pénétrèrent dans l'enceinte du monastère et s'agenouillèrent pour faire leur prière. Alors Hiéria s'écria : «Malheur à nous, parce que la tribulation et la désolation tombent aujourd'hui sur notre demeure ! Malheur à nous, parce que nous livrons nous-mêmes notre perle la plus précieuse !» Puis, se tournant vers Bryénis, elle dit : «Que faites-vous, ma mère ? pourquoi me privez-vous de ma sœur ? C'est pour elle que j'ai tout sacrifié et que je me suis jetée entre vos bras !» Bryénis, touchée de cette profonde désolation, se tourna vers Hiéria, et lui dit : «Pourquoi t'affliger, ma fille ? S'il plaît à la bienheureuse Fébronie de nous quitter, elle nous quittera; s'il en est autrement, elle ne sortira pas d'ici.»
Cependant les évêques, après avoir terminé leurs prières, se levèrent, et lorsque tous les assistants eurent répondu Amen, ils approchèrent leurs mains du sacré dépôt. Tout à coup le tonnerre se mit à gronder dans les airs, et toute l'assemblée demeura frappée d'épouvante. Un instant après ils abordèrent de nouveau le cercueil; mais un horrible tremblement de terre se fit sentir, menaçant d'engloutir toute la cité. Les évêques et toute l'assemblée reconnurent à ce signe que la sainte martyre refusait de quitter le monastère. Alors les prélats dirent à la vénérable diaconesse Bryénis : «Puisque la bienheureuse Fébronie ne veut pas abandonner cet asile, prends toi-même un de ses membres séparés du corps, daigne nous le remettre, et nous nous retirerons satisfaits avec cette précieuse dépouille.» Bryénis prit aussitôt la clef et ouvrit le cercueil; mais à l'instant même un rayon lumineux descendit sur le saint corps et l'entoura d'une clarté merveilleuse. La diaconesse, non sans un grand effroi, allongea le bras pour prendre une des saintes mains, afin de la remettre à l'évêque, mais elle sentit son bras paralysé par une puissance invisible. Elle s'écria alors en versant des larmes : «Ma fille Fébronie, ne t'irrite pas contre ta mère; souviens-toi de mes travaux et de soins que je t'ai donnés, et ne couvre pas ma vieillesse de confusion.» À ces mots elle remit à sa place cette main bénie; puis, les bras étendus, elle fit cette prière mêlée de pleurs et de gémissements : «Glorieuse et puissante vierge, accorde-nous quelque faveur et ne contriste pas le cœur de ta mère.» Alors elle prit une des dents déposées sur la poitrine de la martyre, la remit à l'évêque de Sibapolis et referma immédiatement le tombeau.
Les évêques ayant pris cette précieuse relique, la renfermèrent dans un coffre d'or, et se mirent en marche, le cœur plein d'allégresse. Le peuple les précédait au chant des psaumes, portant des cierges allumés et brûlant des parfums. Arrivés à l'église, les évêques se placèrent sur un lieu élevé et présentèrent à la foule l'objet sacré qu'ils tenaient dans leurs mains. Tous les aveugles, tous les boiteux, tous les possédés qui se trouvaient là furent guéris à l'instant. Cette nouvelle s'étant répandue dans l'assemblée, les jeunes gens coururent chercher les malades dans toute la ville et les apportèrent, les uns sur leurs épaules, les autres sur des lits; quelques-uns furent amenés sur des bêtes de somme; et tous, quelles que fussent leurs infirmités, recouvrèrent une santé parfaite. Tant que dura l'affluence des malades, le peuple ne voulut pas souffrir que l'on enlevât la sainte relique; mais lorsque la santé eut été rendue à tous les infirmes, ou renferma pieusement un si saint objet. Tout ceci se passa le vingt-cinq de juin. Ensuite tous les assistants se retirèrent dans leurs demeures comblés de faveurs signalées, pleins de joie et glorifiant notre Seigneur Jésus-Christ avec l'Esprit saint, à qui appartiennent l'honneur et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Bryénis vécut encore deux ans après la consécration de l'église dédiée à sainte Fébronie; elle mit toutes choses dans un ordre parfait et s'endormit dans la paix du Seigneur. Pour moi, Thomaïs, lorsque Bryénis fut morte, je pris en main le gouvernement de son monastère. Instruite par moi-même et par le seigneur Lysimaque de tout ce qui concernait la bienheureuse martyre, je résolus d'écrire sa vie et ses combats pour la gloire de cette victorieuse servante du Christ et pour l'utilité de ceux qui l'entendront, afin que, pleins d'ardeur et de joie, ils louent et célèbrent le Père, le Fils et le saint Esprit, maintenant et dans les siècles des siècles. Amen.