LES ACTES DE SAINT ALBAN
(L'an de Jésus Christ 303)
fêté le 22 juin
Lorsque sévissait la persécution qui, sous l'empereur Dioclétien, s'éleva contre les fidèles du Christ, un prêtre illustre par ses mérites et sa science, qui traversait la Bretagne, arriva, conduit par la providence de Dieu, dans ville de Vérulam. Dès qu'il y fut entré, il alla demander l'hospitalité à un homme riche qui se nommait Alban. C'était un des principaux de la cité il descendait d'une noble famille romaine, et jouissait d'une grande considération parmi le peuple, non moins à cause de son rang qu'à cause de ses richesses et des dignités dont il était revêtu. Il reçut avec bonté le saint prêtre qui se nommait Amphibale, et pourvut généreusement à ses besoins; puis renvoyant ses serviteurs, et demeurant seul avec son hôte, il lui dit : «Comment se fait-il que toi, qui es chrétien, tu aies pu parcourir tout un pays où ta religion est en horreur, et arriver saine et sauf jusque dans cette ville ?» Amphibale lui répondit :
Mon Seigneur Jésus Christ, Fils du Dieu vivant, a protégé mes pas et m'a gardé constamment de tout danger.» C'est lui qui, pour le salut de plusieurs, m'a dirigé vers cette province, afin qu'annonçant aux nations la foi qu'il a prêchée lui-même, je lui prépare un peuple choisi.» «Mais, dit Alban, quel est donc ce Fils de Dieu ? Prétendez-vous dire que Dieu est né ? Ces choses me paraissent bien nouvelles, et j'en entends parler aujourd'hui pour la première fois. Je serais curieux de savoir comment vous expliquez tout cela, vous autres chrétiens.»
Alors le bienheureux Amphibale, commençant à lui exposer les mystères de l'Évangile, parla en ces termes : «Notre foi nous enseigne à reconnaître Dieu le Père, et Dieu le Fils qui, pour notre salut, a daigné se revêtir d'une chair semblable à la nôtre, et naître miraculeusement d'une Vierge. Quand les temps furent accomplis, un ange du ciel descendit vers cette Vierge, nommée Marie, pour lui annoncer le mystère qui allait s'accomplir en elle; et Marie répondit : Je suis la servante du Seigneur : qu'il me soit fait selon votre parole. Ainsi cette Vierge mérita de donner la naissance à son Dieu, à son Seigneur, à celui de qui elle avait reçu elle-même l'existence. Elle devint mère e sans perdre sa virginité. C'est ce qu'avaient depuis longtemps prédit les prophètes, à qui Dieu avait révélé ce mystère dans les siècles passés. Si donc tu crois toutes ces choses, les promesses de salut faites aux chrétiens s'accompliront aussi en toi quand tu seras chrétien, tu pourras, en invoquant le nom du Christ, guérir les infirmes et les malades; aucune adversité ne sera capable de t'abattre; enfin tu finiras ta vie par le martyre, et par une bienheureuse mort, tu quitteras cette terre pour aller vivre avec le Christ. C'est pour t'annoncer tout cela que je suis venu dans cette ville; le Seigneur veut récompenser ainsi l'hospitalité généreuse que tu m'as donnée.»
Alban dit alors : «Si je viens à croire au Christ, quel honneur devrai-je lui rendre ?» Le prêtre lui répondit : «Crois que le Seigneur Jésus est seul Dieu avec le Père et le saint Esprit, et tu seras par là-même très agréable à ses yeux.» Alban répliqua : «Que dis-tu ? Tu parles comme un insensé, car mon esprit ne peut trouver un sens à cette parole, et ma raison se refuse à l'admettre. Si les habitants de cette ville entendaient ce que tu viens de me dire de ton Christ, ils ne tarderaient pas à punir tes discours blasphématoires selon la rigueur des lois portées contre votre secte. Pour moi, je suis bien disposé à ton égard; mais je crains fort qu'il ne t'arrive malheur.» Il se retira donc tout ému, sans vouloir écouter davantage les paroles du prêtre, ni prêter l'oreille à ses enseignements.
Amphibale resté seul passa toute la nuit en prière, tandis qu'Alban se retira dans sa chambre pour prendre son repos. Mais pendant qu'il dormait, il eut une vision que Dieu lui envoya pour l'instruire, et dont il fut tellement touché qu'il se leva sur l'heure, vint trouver sois hôte, et lui dit : «Si ce que tu prêches au sujet du Christ est véritable, daigne me donner l'explication d'un songe mystérieux que je viens d'avoir. J'ai vu descendre du ciel un homme qu'une foule immense d'autres hommes a saisi pour lui faire souffrir des tourments de toute espèce. Ils lui ont lié les mains, puis ont frappé son corps à coups de verges, et mis ainsi toute sa chair comme en lambeaux. Puis ils ont suspendu à une croix ce corps ainsi déchiré, après l'avoir dépouillé de tous ses vêtements; ils ont étendu violemment ses bras sur cette croix; ils ont percé de clous ses pieds et ses mains ils lui ont ouvert le côté d'un coup de lance, et de cette blessure j'ai cru voir sortir du sang et de l'eau. Ils l'avaient injurié longtemps en lui disant : Salut, Roi des Juifs; si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix à cette heure, et nous croirons en toi. Mais lui, sans leur répondre, a jeté ce cri : Mon Père, je remets mon âme entre vos mains. Et aussitôt après il expira. Ensuite j'ai vu descendre de la croix son corps inanimé, dont le sang s'épanchait par de larges blessures : on l'a mis dans un sépulcre de pierre qu'on a scellé et autour duquel on a placé des gardes. Mais, ô miracle ! ce cadavre revient à la vie; il sort du tombeau sans briser les portes scellées; j'ai vu de mes yeux comment il est ressuscité d'entre les morts. Des hommes vêtus d'habits blancs comme la neige sont descendus du ciel : ils ont pris avec eux cet homme ressuscité, et sont retournés au ciel ensemble. Une multitude innombrable d'hommes revêtus pareillement de robes blanches suit le vainqueur de la mort, ne cessant jamais de chanter ses louanges et de bénir le Père en disant : Béni soit Dieu le Père et son Fils unique. Tous sont dans une paix inaltérable à laquelle aucun bonheur ne saurait être comparé. Telle est la vision que j'ai eue cette nuit explique-la moi, je t'en supplie, et ne crains pas de me dire entièrement tout ce que signifient e ces choses.»
À ce récit, le bienheureux Amphibale comprit que Dieu avait daigné visiter le coeur d'Alban, et il en conçut une joie inexprimable. Aussitôt tirant l'image de la croix du Seigneur qu'il portait toujours sur lui. «Voilà, dit-il, le signe qui te fera connaître ce que signifie et ce que présage ta vision. L'homme que tu as vu descendre du ciel est mon Seigneur Jésus Christ, qui n'a pas refusé de subir le supplice de la croix pour nous laver par son sang du péché auquel la prévarication d'Adam notre premier père nous avait rendus sujets. Ceux qui l'ont saisi et l'ont affligé par de si cruels tourments sont les Juifs, le peuple choisi de Dieu, à qui il avait promis d'envoyer du ciel son Fils. Or, quand il est venu, ils ont refusé de le recevoir. Après une si longue et si pénible attente, ils n'ont pas voulu reconnaître l'auteur de leur salut; mais ils l'ont contredit sans cesse, lui ont rendu le mal pour le bien, et n'ont répondu que par la haine à l'amour qu'il leur avait témoigné. Enfin, remplis d'envie contre lui, ils ont bien osé le saisir, cet Homme-Dieu que les Gentils eux-mêmes jugeaient innocent : ils l'ont saisi, et l'on fait mourir sur une croix. C'est ainsi que ce Seigneur très miséricordieux nous a rachetés au prix de son sang, qu'il a vaincu la mort en mourant lui-même, et qu'étant élevé sur la croix, il a tout a attiré à lui. Il est aussi descendu dans les cachots ténébreux de l'enfer : il a brisé les liens des justes qui y étaient a captifs; et enchaînant le diable, il l'a rejeté au plus profond de l'abîme.
Alban fut saisi d'admiration en entendant ces paroles, et
il s'écria : «Oui, les choses que tu viens de dire touchant le Christ sont vraies, et l'on ne saurait les accuser de fausseté. C'est le Christ que j'ai vu cette nuit combattre et vaincre le démon. Je veux donc désormais prêter une oreille docile à tes enseignements. Dis-moi, puisque ta science est si grande, quels sont mes devoirs envers le Père et le saint Esprit, maintenant que je reconnais le Fils pour mon Seigneur et mon Maître.» Le prêtre, rempli d'une grande joie, s'écria : «Je rends grâces à mon Seigneur Jésus Christ de ce que tu as appris à invoquer de toi-même ces trois noms sacrés. Crois donc que ces trois personnes que tu viens de nommer sont un seul et même Dieu, et confesse toujours généreusement cette foi.» « Oui, répondit Alban, telle est ma ferme croyance. Il n'y a point d'autre Dieu que mon Seigneur Jésus Christ qui, pour le salut des hommes, a daigné se revêtir de leur nature, et souffrir la mort de la croix; il est un seul Dieu avec le Père et le saint Esprit, en dehors de qui il n'y a point d'autre Dieu.»
Plusieurs fois il répéta avec ferveur cette profession de foi; il se prosternait devant l'image de la croix du Sauveur, et comme s'il y eût vu présent Jésus lui-même, il implorait avec larmes le pardon de ses péchés. Il baisait la place des pieds et des mains, comme s'il eût touche véritablement les plaies sacrées du Christ, et que sa vision de la nuit précédente se fût transformée en une réalité. Des larmes coulaient en abondance sur son visage et baignaient le signe du salut qu'il tenait embrassé. «Je renonce au démon, disait-il, je déteste tous les ennemis du Christ; je me donne et je me confie à ce divin Seigneur qui, le troisième jour, est ressuscité d'entre les morts.» Amphibale voyant ses bonnes dispositions et jugeant qu'il était déjà parfait chrétien dans son coeur, le baptisa au nom de la toute sainte Trinité. Puis il lui dit : «Sois sans crainte le Seigneur est avec toi, et sa grâce ne te manquera jamais. C'est de lui-même que tu as appris par révélation les mystères de notre foi, que les autres hommes reçoivent ordinairement par la prédication d'un homme faible comme eux; c'est pourquoi je suis maintenant tranquille sur ton compte. Je vais donc reprendre ma route pour aller continuer ailleurs les travaux de mon ministère.» «Non, dit Alban; je te prie de ne pas me quitter si tôt, mais de passer encore une semaine avec moi, afin que tu m'apprennes en détail tout ce qui concerne les autres dogmes et les pratiques du culte chrétien.» Amphibale, voyant que la résolution qu'il avait prise de quitter ce lieu remplissait Alban d'une si grande tristesse, consentit à sa demande. Chaque jour donc, vers le soir, le maître et le disciple, fuyant le tumulte des hommes, se retiraient dans une maison à l'écart, et passaient ensemble tonte la nuit à louer Dieu. Ils se cachaient ainsi pour n'être pas découverts par les infidèles qui cherchaient à connaître la vraie religion, moins pour l'embrasser que pour la persécuter.
Néanmoins quelque temps après, un Gentil audacieux parvint à découvrir leur secret, et fit connaître au magistrat tout ce qui s'était passé entre eux. Il n'omit rien de ce qui était propre à perdre les innocents, en allumant contre eux la fureur du juge. En effet, celui-ci fut aussitôt enflammé de colère il ordonna qu'on lui amenât Alban et celui qui l'avait instruit dans la foi chrétienne, afin de les obliger à offrir un sacrifice aux dieux du pays. Que s'ils ne voulaient pas consentir, ils devaient être saisis, enchaînés et égorgés eux-mêmes en guise de sacrifice sur l'autel des dieux. Ces ordres toutefois ne purent être donnés d'une manière si secrète qu'ils ne parvinssent à la connaissance d'Alban qui, désirant sauver du péril le prêtre qui l'avait instruit, l'exhorta à sortir de la ville. Pour faciliter son évasion, il le revêtit de sa propre chlamyde qui était brodée d'or. Cet habit était alors celui des principaux du pays, et par là-même si honoré qu'il commandait à tous le respect envers quiconque en était revêtu. Ayant donc jugé qu'Amphibale serait sous cet habit plus garanti contre les insultes et les violences, il prit lui-même le manteau de son cher maître, sachant bien que c'était un moyen de s'attirer la fureur des barbares. Alors Amphibale, cédant aux prières d'Alban, partit avant l'aurore et se dirigea du côté de l'aquilon, conduit quelque temps par son généreux disciple. Enfin ils se dirent adieu et se séparèrent. Qui pourrait rester insensible au souvenir de toutes les larmes qu'ils versèrent dans cette cruelle séparation ? Le prêtre se rendit dans le pays de Galles, pour y continuer ses travaux apostoliques. Alban, revêtu de la robe de son maître, revint seul à sa demeure, attendant paisiblement l'exécution des ordres qui avaient été donnés contre lui.
Quand le jour fut venu, une troupe nombreuse de soldats curieux se précipite tout à coup sur la maison d'Alban ils pénètrent partout, visitent avec soin toutes les chambres, fouillent jusque dans les coins les plus obscurs, et remplissent tout de désordre et de tumulte. Enfin ils arrivent dans cet endroit solitaire où Alban avait coutume de venir prier avec Amphibale. Ils entrent, ils le voient revêtu d'un habit étranger, prosterné devant la croix du Sauveur, et se livrant à la prière. Alors ils se précipitent en foule, et lui demandent à grands cris de leur livrer le prêtre qu'il a reçu chez lui.
Alban, pour toute réponse, leur dit : «Pourquoi le cherchez-vous ? Il est sous la garde de Dieu; et maintenant avec ce tout-puissant secours, il ne craint pas vos menaces.» Les satellites, irrités de voir cette proie leur échapper, sentirent redoubler leur fureur; et tournant contre Alban lui-même tout leur ressentiment, ils mirent aussitôt la main sur lui. On l'arrache, on l'entraîne, on le charge de chaînes pesantes, on le tire parles vêtements et parles cheveux; on le conduit enfin, après mille injures, après mille traitements inhumains, jusqu'au temple des idoles, où le juge se trouvait avec le peuple de la ville accouru de tous côtés en ce lieu. Alban, voulant montrer à tous qu'il était disciple et serviteur de la croix, portait sans cesse dans ses mains le signe du salut. Quand les Gentils virent ce signe sacré qui leur avait été inconnu jusqu'alors, ils furent étonnés et troublés; le juge cependant regarda avec un visage irrité l'homme de Dieu et la croix qu'il tenait entre ses mains. Alban, loin d'être effraye de sa colère, le méprisa tellement qu'il ne daigna pas lui répondre sur son rang et sa famille; mais à l'interrogation qui lui fut faite sur ce sujet, il ne répondit qu'en faisant connaître son nom, et en déclarant à haute voix qu'il était chrétien.
Le juge lui dit : «Alban, fais-moi savoir où est ce prêtre envoyé de je ne sais où pour mettre le trouble dans cette ville, qui est entré secrètement, et que tu as reçu dans ta maison. Si sa conscience n'était pas agitée de remords, s'il ne doutait pas lui-même de la bonté le sa cause, il se serait présenté devant nous pour rendre compte de sa doctrine, au lieu de laisser ce soin à son disciple. Mais an contraire, il a fait voir par son exemple combien ses enseignements sont vains et trompeurs, puisqu'au lieu de défendre celui qu'il a gagné par ses belles paroles, il l'abandonne lâchement dès qu'il voit le péril. Je pense que cela suffira pour te faire voir que tu as accordé trop de confiance à un homme infatué de chimères, qui t'a poussé jusqu'à a cet excès de folie de compter pour rien tous les biens de ce monde et de mépriser ouvertement nos grands dieux. Or, nous ne pouvons pas laisser impunie l'injure qui leur est faite : le contempteur des dieux doit être puni de mort. Mais comme il n'est personne qui ne puisse tomber dans l'erreur, il est aussi toujours possible d'en sortir. Tu peux donc te réconcilier encore avec les dieux que tu as offensés; tu rentreras dans leurs bonnes grâces en te séparant de la secte perfide dans laquelle tu t'es laissé entraîner. Écoute les conseils que je le donne dans ton intérêt : fais aux dieux de grands sacrifices : alors non seulement ils te pardonneront tes crimes et tes offenses, mais encore ils augmenteront ta fortune et tes honneurs, et combleront tous tes désirs, ainsi qu'ils ont coutume de faire pour leurs serviteurs fidèles.»
Alban, sans être effrayé par ces menaces, ni séduit par cette feinte douceur, répondit : «Tu as parlé longuement, ô juge; mais la longueur de tes discours ne peut m'empêcher a d'en apercevoir la fausseté. Le prêtre dont tu parles serait certainement venu à ton audience, si cela nous avait paru bon à l'un et à l'autre. Mais pour moi je n'ai pu consentir à ce qu'il m'accompagnât ici, parce que je connais trop ce peuple méchant et prompt à mal faire; quant à lui, bien qu'il ne redoute pas la véritable justice, il ne peut souffrir les juges qui ne savent pas discerner le vrai du faux dans leurs jugements. J'avoue que j'ai embrassé sa doctrine, mais je ne saurais me repentir; la suite te fera voir que je n'ai pas cru sur la foi d'un ignorant ou d'un imposteur. Les malades et les infirmes, recouvrant leur santé première, rendront témoignage à la vérité de notre foi. Cette foi m'est plus chère que toutes les richesses dont tu me parles, plus précieuse que tous les honneurs par la vue desquels tu veux me tenter. Car supposons un homme comblé d'honneurs et de richesses au gré de ses désirs, ne faudra-t-il pas qu'enfin il meure ? tout son or pourra-t-il le tirer du sépulcre et le ramener parmi les vivants ? Mais à quoi bon prolonger ce discours ? Je ne sacrifie pas à tes faux dieux; car tous mes ancêtres les ont servis sans en recevoir d'autre salaire que leur damnation éternelle. Aidé du secours de mon Dieu, je ne crains pas les supplices dont tu me menaces.» Quand il eut ainsi parlé, un sourd murmure s'éleva parmi la foule : les uns étaient attendris; d'autres poussaient des cris d'insulte; mais le bienheureux Alban paraissait insensible et aux menaces du juge et aux clameurs du peuple irrité.
On lui intima de nouveau l'ordre de sacrifier aux dieux : une troupe furieuse de Gentils se précipita vers lui pour l'y contraindre; mais sa fermeté demeura inébranlable, et rien ne put l'amener à commettre un tel forfait. Alors, sur l'ordre du juge, on l'étendit pour le battre de verges. Mais tandis qu'on le frappait rudement, il se tourna vers le Seigneur et dit avec un visage serein : «Seigneur Jésus Christ, daignez garder mon âme pour qu'elle ne soit pas ébranlée, et qu'elle ne tombe pas du rang élevé, où votre bonté l'a placée. C'est à vous, Seigneur, que j'offre le sacrifice de ma vie; et je désire répandre mon sang pour votre amour.» Ces paroles ne purent être étouffées par le bruit épouvantable des coups de fouet. Les bras des bourreaux se fatiguèrent sans que la constance du martyr fût ébranlée. Le juge alors, sachant que le courage cède quelquefois plus facilement à la durée des tourments qu'à leur violence, le fit conduire dans une étroite et affreuse prison, où il le retint pendant près de six mois entiers.
Mais le ciel ne tarda pas à venger l'injure faite au serviteur de Dieu. Depuis le jour où il fut arrêté jusqu'à celui où il consomma par sa mort son glorieux sacrifice, la pluie et la rosée ne vinrent plus rafraîchir la terre : les vents retinrent leur souffle bienfaisant : chaque jour les ardeurs du soleil desséchaient de plus en plus les campagnes, et même pendant les nuits la chaleur était excessive; les sillons et les arbres refusèrent de rendre aux laboureurs le fruit de leurs travaux; en un mot, toute la nature combattit contre les méchants pour venger le juste opprimé. Les habitants de Vérulam furent bientôt réduits à l'extrémité par ce fléau; mais châtiment, si rude qu'il fût, ne put les ramener à des sentiments meilleurs. Ils se réunirent donc, et dirent : «C'est par un art magique que notre terre a été ainsi désolée : tout a péri dans nos campagnes; c'est le Christ, le Dieu d'Alban qui a brûlé nos moissons et ruiné les espérances de nos récoltes.» Ils se firent donc amener Alban, qui parut devant eux les pieds nus, le visage exténué, et tout le corps couvert de la poussière du cachot. Quand ils le virent ainsi méconnaissable à cause des rigueurs qu'on lui avait fait souffrir, ils furent touchés de compassion, et, après avoir longtemps discuté entre eux, ils résolurent de le traiter plus humainement. Ses parents, de leur côté, firent valoir en sa faveur son rang et sa naissance, ajoutant que, puisqu'on ne pouvait le convaincre d'avoir excité aucun tumulte ni sédition, il était indigne de voir un homme noble et illustre chargé de fers comme s'il ont été un voleur. Le peuple les écouta volontiers; de grands cris s'élevèrent pour demander sa délivrance; et aussitôt, par le jugement de la multitude, il fut délivré de ses chaînes et proclamé libre.
Une faveur de ce genre ne pouvait être agréable à Alban. Il s'était préparé au martyre, et il craignait de voir encore cette fois son triomphe différé. Il se leva donc au milieu de la foule, et montrant à tous la croix du Seigneur, il se prosterna devant elle, et fit cette prière : «Seigneur Jésus, ne permettez pas que la malice du diable profite de la concorde de tout ce peuple pour me ravir ma couronne. Daignez réprimer son audace, et rendre inutiles toutes ses ruses perfides.» Puis se tournant vers la foule, il dit : «Qui peut vous conduire à changer ainsi de sentiments ? Si vous êtes indécis, consultez les lois de votre cité : elles vous indiqueront ce que vous avez à faire. Pourquoi tardez-vous ? Ne savez-vous pas que je suis l'irréconciliable ennemi de vos dieux ? En effet, comment pouvez-vous croire dignes d'adoration ceux qui, loin d'avoir quelque chose de divin, sont l'ouvrage de la main des hommes ? Vous êtes témoins vous-mêmes qu'ils ne peuvent rien voir, rien entendre; est-il quelqu'un d'entre vous qui ait jamais souhaité d'être semblable aux dieux auxquels il rend ses hommages ? Comment donc qualifier ces êtres que vous adorez, étant contraints cependant d'avouer qu'ils sont d'une condition inférieure à la vôtre ? Ô folie déplorable ! demander la vie à ceux qui ne l'ont jamais eue; offrir des prières à des dieux qui ne peuvent entendre; demander du secours à des dieux qui ne sauraient faire le moindre mouvement pour se sauver eux-mêmes ! Malheur aux idoles, et malheur à quiconque est assez insensé pour leur rendre hommage !»
Les Gentils, entendant ces fermes et courageuses paroles, virent bien que la prison n'avait pas changé les dispositions d'Alban, et qu'il ne fallait pas espérer qu'aucun autre essai du même genre pût l'ébranler. Les sentiments de justice et de commisération qui les animaient naguère, disparurent en face de leur zèle aveugle pour les faux dieux, et, après avoir délibéré ensemble, ils prononcèrent contre lui la peine de mort. Ils choisirent pour l'exécution un lieu appelé Holmhorst, situé à quelque distance de la ville; mais ils furent un certain temps avant de s'accorder sur le genre de supplice qu'ils devaient lui faire subir. Les uns disaient : «C'est un disciple de la croix il faut le crucifier.» D'autres voulaient qu'il fût enterré vif, parce que c'était le supplice ordinaire de ceux qui blasphémaient contre les dieux; d'autres enfin proposaient de lui crever les yeux, et de l'envoyer dans cet état à la recherche de son maître fugitif. Mais le juge et la plus grande partie du peuple décidèrent qu'on lui trancherait la tête. Alban, chargé une seconde fois de ses chaînes, sortit donc du tribunal pour être conduit au supplice; et le peuple, laissant le juge bien loin derrière lui, se précipita en foule sur le chemin qui conduisait au lieu de l'exécution. Chacun s'efforçait de devancer les autres pour mieux jouir de ce sanglant spectacle; et comme le martyr marchait au milieu d'eux, ils le chargeaient d'injures eu disant : «Sors, ennemi des dieux, de cette ville souillée par ta présence : va recevoir le châtiment de ton impiété; on va te traiter comme tu le mérites, et tes crimes vont être punis.» Au milieu de ces injures, le saint martyr demeurait en paix et gardait le silence, mettant sa confiance en Dieu.
Une si grande multitude était accourue de toutes parts que le chemin, quoique large et spacieux, était encombré par les flots pressés du peuple; d'autre part, ce jour-là la chaleur était si forte que la terre semblait brûlante sous les pieds de la foule. Cependant on avançait toujours; enfin on arriva sur le bord d'un fleuve très rapide, qui devint pour la marche du peuple un obstacle fort embarrassant. Beaucoup se tenaient arrêtés sur la rive; car le pont était trop étroit pour qu'il fût possible à tous d'y passer. Alors quelques-uns, ne pouvant supporter ce retard, se jetèrent à la nage malgré la profondeur et la rapidité du courant, et parvinrent ainsi jusqu'à la rive opposée. D'autres voulurent en faire autant; mais emportés par les eaux, ils furent submergés et périrent misérablement. La vue de cet accident jeta un grand trouble parmi le peuple, et des cris de douleur se firent entendre de tous côtés. Alban fut aussi lui touché de ce spectacle : il pleura la perte de ces malheureux, et se mettant à genoux, il éleva les yeux vers le ciel et son âme vers le Christ, en disant : «Seigneur Jésus, vous du côté duquel j'ai vu couler du sang et de l'eau, faites que les flots s'abaissent et se séparent; afin que tout ce peuple puisse venir sans danger jusqu'au lieu où il sera témoin de mon martyre.» Chose admirable ! à peine Alban se fut-il agenouillé que le lit du fleuve, se desséchant aussitôt, laisse un libre passage à la foule impatiente. Mais là ne se bornent pas les miracles du saint martyr : ceux que le fleuve avait entraînés et submergés sont, par un nouvel effet de la prière d'Alban, retrouvés sains et saufs, comme s'ils n'avaient éprouvé aucun accident.
Alors un des soldats qui conduisaient Alban au supplice, obtint, par les mérites du serviteur de Dieu, la grâce d'arriver lui-même au salut. Car, voyant les merveilles qui venaient de s'opérer à sa prière, il se sent touché de repentir, jette au loin son épée, et se prosterne aux pieds du saint en confessant son erreur et demandant pardon avec larmes. «Ô Alban, lui dit-il, ton Dieu est le Dieu véritable, et il n'y en a point d'autre que lui. Ce fleuve dont le cours s'est arrêté à ta prière fait bien voir qu'aucune autre divinité ne saurait opérer un semblable prodige.» Cette conversion ne fit qu'accroître la fureur des autres satellites, bien qu'elle parût auparavant déjà portée à son comble. Ils saisissent leur compagnon que la grâce avait touché, et ils lui disent : «Ce ne sont pas les prières d'Alban qui nous ont ouvert tout à coup un passage, mais c'est le dieu Soleil que nous adorons qui a daigné dessécher par sa chaleur bienfaisante le lit du fleuve; afin que sains et saufs nous pussions assister avec joie à la mort de son ennemi. Quant à toi qui t'efforces d'obscurcir par de fausses interprétations la connaissance que nous avons des bienfaits des dieux, tu vas subir la peine que méritent tes blasphèmes.» Ils le saisissent alors, frappent avec violence cette bouche qui venait de rendre témoignage à la vérité, jusqu'à ce qu'ils lui eussent brisé les dents. Puis ils déchirent les autres membres de ce nouvel athlète avec une égale fureur, et le laissant pour mort sur le sable de la rive, ils se hâtent de continuer leur route afin d'assouvir leur insatiable cruauté sur la personne d'Alban lui-même.
Qui pourrait retracer sans émotion les souffrances qu'eut alors à endurer le bienheureux martyr, lorsque, tramé avec violence au milieu des rochers et des broussailles, son corps déchiré laissait de tous côtés des traces sanglantes ? Enfin l'on parvint au sommet de la montagne, où devait se consommer le sacrifice du généreux serviteur du Christ. La foule était innombrable, et la chaleur du soleil leur faisait endurer le tourment d'une soif ardente, en sorte que, accablés par le poids de cette température brûlante, plusieurs semblaient près de périr. Ils frémissaient de rage contre Alban, et disaient : «Voilà que ce magicien nous a réduits, par ses maléfices, aux dernières angoisses; il nous abat par la force de ses sortilèges débarrassons-nous donc de lui, et nous retrouverons le repos que sa malice nous a fait a perdre.» Le charitable Alban s'attendrit tout à la fois sur leurs maux et sur l'aveuglement de leur esprit, et il fit cette prière pour ses persécuteurs impies : «Seigneur Dieu tout-puissant, qui avez créé l'homme du limon de la terre, ne permettez pas que personne souffre à mon occasion. Qu'une agréable fraîcheur remplace cette chaleur excessive , et que, par votre miséricorde, un vent favorable tempère l'ardeur des rayons du soleil.» À peine avait-il achevé sa prière, qu'aussitôt elle est exaucée; bien plus, une fontaine abondante jaillit aussitôt à ses pieds. Admirable puissance du Christ ! La terre brûlée de toutes parts n'offrait que le triste aspect de la désolation; et cependant, à la voix du martyr, une source d'eau vive jaillit du milieu de la poussière et coule de toutes parts en ruisseaux abondants. Le peuple se voit ainsi délivré miraculeusement du tourment de la soif. Mais ce bienfait insigne ne les empêche pas d'être encore altérés du sang de leur bienfaiteur.
Alors ils saisissent Alban, et l'attachent par les cheveux à un poteau pour le décapiter. Un bourreau choisi dans la foule pour accomplir au nom de tous le forfait exécrable, lève bien haut le glaive homicide et tranche d'un seul coup la tête du martyr. Le corps sans vie retombe, tandis que la tête, retenue par les noeuds de la chevelure, reste suspendue au poteau où on l'avait attachée; quant à la croix que le saint avait toujours coutume de porter entre ses mains, elle tomba sur le gazon, rougie de son sang précieux; et un chrétien, que les paoeens ne connaissaient pas pour tel, put l'enlever secrètement et l'emporter. Le bourreau qui venait de consommer le crime était encore au même lieu, lorsque tout aussitôt, par un juste effet de la vengeance divine, ses yeux sortent de leur orbite, et tombent à terre près du corps du martyr. À la vue de ce terrible châtiment, plusieurs ne purent s'empêcher d'en reconnaître la justice. Mais voilà que tout à coup se présente le soldat que l'on avait laissé pour mort au milieu du chemin. D'autre part survient le juge qui était d'abord resté dans la ville, mais qui, entendant parler des miracles qui avaient accompagné le supplice d'Alban, voulait voir par lui-même ce qui se passait. On lui présente le soldat que ses blessures précédentes avaient tout défiguré. Le juge lui dit par dérision : «Tu me parais malade : il faut aller implorer le secours d'Alban pour qu'il daigne guérir tes membres brisés. Cours, hâte-toi, va prendre sa tête, rapproche-la du tronc; donne-lui la sépulture, rends-lui les honneurs usités dans votre secte; et tu verras que cela te servira de remède contre les coups que tu as reçus.» Le soldat, rempli de ce zèle que donne une foi vive, répondit : «Je crois fermentent que le bienheureux Alban peut, par ses mérites, m'obtenir une guérison complète, et surtout m'obtenir la faveur bien plus précieuse de trouver grâce devant la majesté divine. Tout ce que tu dis par dérision pourra, par la puissance de Dieu et l'intercession d'Alban, s'accomplir en moi.» Alors, s'approchant du poteau avec respect, il détache les noeuds de la chevelure, et prenant la tête du saint martyr, il la pose auprès du tronc. Aussitôt il se sent guéri; et par un miracle visible aux yeux de tous, il recouvre à l'instant une santé parfaite. Alors, rempli d'une force nouvelle, il rend les derniers devoirs au saint martyr, creuse une fosse, y dépose le corps et le recouvre de terre. Puis, il se met à prêcher avec courage devant tout le peuple la puissance du Christ et les mérites d'Alban.
À cette vue, les paoeens, saisis d'une nouvelle fureur, se dirent entre eux : «Que ferons-nous ? Sera-t-il donc impossible de faire périr cet homme ? Nous l'avions déjà accablé de coups; et maintenant nous ne voyons plus en lui nulle trace de blessure. Que ferons-nous donc maintenant ?» L'un d'eux dit alors : «Cet homme est magicien; le seul moyen que nous ayons de le faire périr, c'est de couper ses membres en morceaux; autrement ses sortilèges émousseront le tranchant du glaive, et il sera impossible de le mettre à mort.» On suivit ce conseil barbare; le généreux soldat du Christ souffrit avec constance ce cruel supplice, et persévérant jusqu'au dernier soupir dans la sainte foi, il mérita de partager avec Alban l'honneur de la couronne.
La nuit suivante, notre Seigneur Jésus Christ fit connaître par des signes évidents la gloire de son serviteur. Au milieu des ténèbres, une immense croix lumineuse parut sur le tombeau d'Alban, elle s'élevait de la terre au ciel, et l'on y voyait des anges descendant et montant sans cesse, et chantant pendant toute la nuit des hymnes et des cantiques de louange. Quelques paoeens ayant vu ce miracle, en appelèrent d'autres pour jouir du même spectacle; et ainsi ce prodige prépara les voies à un grand nombre de conversions parmi les infidèles de ce pays.