LE MARTYRE DES SAINTS MONTAN ET LUCIUS, ET DE LEURS COMPAGNONS, EN AFRIQUE

(Vers l'an de Jésus Christ 259)

fêtes le 21 février


Nous vous envoyons, frères bien-aimés, le récit de nos combats; car des serviteurs de Dieu, consacrés à son Christ, n'ont pas d'autres devoirs que de penser à leurs nombreux frères. C'est cette tendresse fraternelle, la loi de la charité, qui nous a portés à vous adresser ces lettres, afin de laisser à nos frères qui viendront après nous un témoignage fidèle de la Magnificence de Dieu, et un souvenir de nos travaux et de nos souffrances pour le Seigneur.
Après le tumulte sanglant qu'un regard du cruel préfet avait soulevé parmi le peuple, après l'édit de violente persécution qui, dès le lendemain, avait éclaté contre les chrétiens, nous fûmes tous arrêtés, Lucius, Montan, Flavien, Julien, Victorius, Primolus, Rénus et le catéchumène Donatien. Mais celui-ci, baptisé en prison, mourut presque aussitôt, se hâtant ainsi d'aller par une voie sans souillure, à peine au sortir des eaux du baptême, recueillir la couronne du martyre. Une mort pareille assura le même bonheur à Primolus; car peu de jours auparavant il avait reçu le baptême du sang par le sacrifice de sa vie, en témoignage de sa foi.
Pour nous, nous avions été arrêtés et confiés à la garde des habitants de Régium. Des soldats ne tardèrent pas à nous annoncer la sentence dont la veille les fureurs du préfet nous avaient menacés. Il avait résolu de nous brûler vifs, comme nous ne tartâmes pas à l'apprendre. Mais le Seigneur, qui seul peut délivrer des flammes ses serviteurs, et qui tient dans sa Main la parole et le coeur des rois, écarta de nous la cruelle rage du préfet. Le feu allumé pour dévorer notre chair s'éteignit, et une céleste rosée étouffa les flammes des fournaises ardentes. Éclairés par les promesses que la Seigneur a faites par son Esprit saint, les fidèles n'auront pas de peine à croire que les miracles nouveaux égalent la grandeur des anciens; car le Dieu qui avait fait éclater sa Gloire dans les trois enfants, triomphait de même en nous.
Le préfet, vaincu dans cette lutte contre le Seigneur, nous fit conduire en prison. Ses soldats nous y jetèrent. Nous entrâmes, sans pâlir, dans les horribles ténèbres de ce lieu. Mais bientôt le noir cachot resplendit des lumières de l'esprit; au milieu d'une obscurité affreuse, d'une nuit profonde, les saintes ardeurs de la foi, comme aurait fait l'éclat du jour, nous revêtirent d'une splendeur éblouissante. Nous descendions au lieu du supplice, comme nous serions montés au ciel. Les jours, les longues nuits que nous avons passés dans ces lieux, aucune parole humaine ne pourrait les décrire. Les tourments de notre prison sont au-dessus de toute expression. Nous ne voulons pas, par une fausse modestie, dissimuler la vérité dans ce qu'elle a de plus atroce; car plus l'épreuve est grande, plus est grand celui qui dans nous en triomphe; ce ne sont pas nos combats que nous racontons, c'est la victoire du Dieu qui nous protège. Être tué, pour des serviteurs de Dieu, c'est peu de chose, et la mort n'est rien depuis que le Seigneur a brise son aiguillon, terrassé ses efforts, et triomphé avec sa croix pour trophée d'armes. Mais on ne parle d'armes que pour le soldat, le soldat lui-même ne s’arme que lorsqu'il faut combattre; c'est pourquoi nos couronnes ne sont une récompense que parce qu'il y a eu combat; on ne donne la palme que lorsque la lutte est consommée.
Après quelques jours de prison, la visite de nos frères vint nous consoler; le bonheur et la joie d'un si beau jour effacèrent toutes les douleurs de la nuit. Cependant Renus, qui avait été arrêté avec nous, fut saisi par le sommeil, et il eut une vision. Plusieurs des prisonniers sortaient un à un, et devant chacun l'on portait un flambeau; en sorte que celui qui n'était pas précédé de son flambeau ne sortait pas. Enfin il nous vit sortir à notre tour, également avec nos flambeaux, et aussitôt il s'éveilla. Il nous raconta cette vision, qui nous combla de joie; car elle nous donnait l'assurance que nous marchions avec le Christ, qui est devant nos pas la vraie lumière, puisqu'Il est le Verbe, la Parole de Dieu. Ainsi, après les ténèbres de la nuit, avait commencé pour nous un jour plein d'allégresse. Tout à coup, ce jour-là même, nous fûmes enlevés et conduits au magistrat chargé d'administrer la province à la place du proconsul qui était mort. Quel heureux jour ! qu'elles sont glorieuses ces chaînes ! Tous nos voeux les appelaient depuis si longtemps ! Ô fer plus honorable et plus précieux pour nous que l'or le plus pur ! que j'aime le bruit de tes anneaux, qui crient en s'attirant l'un l'autre ! Mais notre plus grande consolation devait être de proclamer notre foi; et comme pour ne pas nous la faire attendre trop longtemps, les soldats, incertains du lieu où le magistrat voudrait nous entendre, nous traînèrent çà et là, en tous sens, autour du Forum. Enfin le magistrat nous fit entrer dans la salle d'audience, parce que l'heure de notre martyre n'avait pas encore sonné. Là encore le diable fut terrassé; nous étions vainqueurs; on nous lit reconduire en prison, nous réservant pour de nouveaux triomphes. Cependant, pour venger sa défaite, le diable eut recours à de nouveaux moyens; il essaya contre nous la faim et la soif, et il crut qu'il allait enfin réussir, tant étaient violentes ses attaques qu'il continua durant plusieurs jours; jusque-là que le trésorier Solon refusait même un peu d'eau froide aux prisonniers épuisés de fatigue.
Mais ces fatigues, cette faiblesse, ce besoin extrême, c’était Dieu Lui-même qui les permettait; car s'Il voulut que nous fussions tentés, il daigna aussi, au milieu de nos épreuves, nous donner une parole de consolation. Il envoya une vision à un prêtre, le compagnon de notre martyre, nommé Victor, et qui souffrit presque aussitôt après. «J'ai vu, nous dit-il, un enfant entrer ici, dans la prison; son visage brillait d'une splendeur ineffable. Il nous conduisait à toutes les portes, comme s'il eût voulu nous mettre en liberté. Mais nous ne pûmes sortir, il nous dit alors : « Encore quelques jours de souffrances, puisque vous ne pouvez quitter ces lieux; mais ayez cofinance, je suis avec vous. Dites à vos frères que vos couronnes seront d'autant plus glorieuses; car l'esprit vole à son Dieu, et l'âme sur le point de souffrir aspire aux demeures qui lui sont préparées.» Le prêtre alors reconnaissant le Seigneur sous les traits de cet enfant, Lui demanda où était le paradis. L'enfant répondit : «Il est hors du monde.» Le prêtre dit : «Montrez-le-moi.» L'enfant répondit : Alors où serait la foi ?» Enfin, par un reste de faiblesse humaine, le prêtre dit : «Je ne puis remplir l'ordre que vous m'avez donné; laissez-moi un signe qui serve de témoignage à mes frères.» L'enfant lui répondit : «Dis-leur que mon signe est le signe de Jacob. » Réjouissons-nous donc, frères bien-aimés; puisque par nos souffrances, sinon par notre justice, nous devons égaler les patriarches. Celui qui a dit : «Invoque-Moi au jour de l'affliction, et Je te délivrerai, et tu me glorifieras,» voulait d'abord par ces paroles faire éclater la gloire des larmes qu'il a Lui-même versées; mais aussi il a entendu nos prières, et il s'est souvenu de nous, en nous faisant connaître par avance la couronne qu'Il nous réservait.»
Il accorda la même grâce à notre soeur Quartillosia, qui était avec nous en prison. Son mari et son fils avaient souffert trois jours auparavant; elle-même ne devait pas tarder à les suivre. Voici en quels termes elle nous raconta ce qu'elle avait vu : «J'ai -vu, nous dit-elle, entrer dans la prison mon fils qui est mort; il s'est assis au bord des eaux, et nous a dit : «Dieu a vu vos tribulations et vos douleurs.» Après lui est entré un jeune homme d'une grandeur prodigieuse; il portait dans ses mains deux coupes pleines de lait, et il nous a dit : «Ayez bon courage, le Dieu tout-puissant S'est souvenu de vous.» Puis dans ces coupes qu'il portait, il nous a tous fait boire, sans que le lait parût s'épuiser. Tout à coup la pierre qui fermait la fenêtre de la prison est venue à tomber et par cette ouverture nous avons pu contempler la vaste étendue des cieux. Alors le jeune homme a posé sur cette fenêtre les deux coupes, l’une à droite, l'autre à gauche, et nous a dit : «Vous êtes rassasiés cependant les coupes sont encore pleines, et l'on vous en apportera bientôt une troisième;» et il est parti.
Le lendemain de cette vision, nous attendions l’heure où le trésorier nous apporterait, non pas de la nourriture, on ne nous en donnait plus, mais de quoi sentir et prolonger davantage notre misère et nos souffrances; nous étions à jeun depuis deux jours. Bientôt le ciel nous envoya de l'eau pour apaiser notre soif, de la nourriture contre la faim, et, pour combler nos désirs empressés, le martyre. Le Seigneur consolait ainsi nos souffrances par la charité, de notre très cher Lucien, qui, triomphant des obstacles presque invincibles d'une prison sévère, trouva moyen de ne plus nous laisser dans le besoin. Le sous-diacre Hérennien et le catéchumène Januarius furent dans ses mains, pour nous servir, comme les deux coupes aux mains du Seigneur. Ces secours rendirent la santé à ceux de nous que la maladie et la fatigue avaient épuisés; car les mauvais traitements de Solon, et l'eau glacée qu'il nous faisait donner, en avaient réduit plusieurs à l'extrémité. C'est pourquoi nous rendons grâces à Dieu des merveilles de sa Providence.
Et maintenant, frères bien-aimés, il faut que nous vous disions combien sont étroits les liens de l’amour qui nous unit. Loin de nous la pensée de vouloir instruire votre sagesse: c'est un simple récit que nous devons à votre charité. Si nous n'avons toujours eu qu'un coeur et qu'une âme, c'est que nous vivions tous unis à Dieu dans la prière. Notre grande loi c'est la concorde et la paix; l'amour est le seul lien doit doit nous enchaîner tous. Par cette union, le diable est terrassé; par elle, nos prières sont toutes puissantes auprès de Dieu; car Lui-même l'a promis. «Si deux d'entre vous, a-t-il dit, s'unissent sur la terre, tout ce qu'ils demanderont, mon Père le leur accordera.» D'ailleurs nous ne pourrons recevoir la vie éternelle et régner avec le Christ qu'à la condition d'accomplir les commandements de celui qui nous a promis la vie et l'empire. Enfin c'est à ceux qui auront vécu en paix avec leurs frères que le Seigneur annonce l'héritage de Dieu, quand Il dit : «Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés les enfants de Dieu.» Or voici comment l'Apôtre a commenté ces paroles : «Soyons les enfants de Dieu, si nous sommes ses enfants, nous serons ses héritiers; les héritiers de Dieu, donc les cohéritiers du Christ, si toutefois nous partageons ses souffrances, pour partager un jour avec lui sa gloire. » Si donc le Fils seul est héritier, et que d'un autre côté il n'y ait que le pacifique qui soit vraiment fils, évidemment celui-là ne pourra parvenir à l'héritage de Dieu, qui aura violé la paix de Dieu.
Montan avait eu avec Julien quelques paroles amères au sujet d'une certaine femme qui, n'étant pas de notre communion, s'était glissée parmi nous. Depuis la correction qu'il lui avait faite il était resté entre les deux frères une froideur qui ressemblait à de la discorde. Sur ces entrefaites, la nuit même, Montan eut une vision : «J'ai vu, nous a-t-il rapporté, venir vers nous des centurions. Ils nous ont traîné à leur suite pendant un long espace de chemin, jusqu'à ce qu'enfin nous arrivâmes à une plaine immense, où nous trouvâmes Cyprien et Lucius qui vinrent au-devant de nous. De là nous entrâmes dans un lieu tout éclatant d'une blanche lumière; nos vêtements eux-mêmes devinrent blancs; notre chair se transforma et parut plus blanche encore que nos vêtements; elle était transparente, en sorte que l'oeil pouvait voir les replis les plus cachés du coeur. Alors je regardai mon coeur, et j'y découvris quelques souillures. Puis tout à coup la vision cessa. Peu après, Lucius étant venu à moi. Je lui racontai ce que j'avais vu et je lui dis : «Je sais que cette souillure de mon coeur, c'est le retard que j'ai mis à faire ma paix avec Julien.» En disant ces mots, je me réveillai. C'est pourquoi, frères bien-aimés, conservons avec la pratique de toutes les vertus la concorde, la paix et l'union de nos âmes dans la charité. Soyons dès ici-bas ce que nous devons être au ciel. Les récompenses promises aux justes nous attirent, les châtiments réservés aux impies nous épouvantent; nous voulons vivre et régner avec le Christ : suivons donc la voie qui nous conduit au Christ et à son royaume. Nous prions Dieu de vous conserver votre santé.»
Tel est le récit que les martyrs eux-mêmes ont écrit dans la prison. Mais il était nécessaire de recueillir dans une relation plus complète les actes de ces bienheureux, parce que leur modestie leur avait fait taire bien des choses; d'ailleurs Flavien nous avait spécialement enjoint d'ajouter à leurs lettres ce qui pourrait y manquer. C'était donc un devoir pour nous de faire connaître tout ce qui avait été omis.
Après avoir supporté pendant plusieurs mois les horreurs de la prison, les longs tourments de la faim et de la soif, ils furent enfin cités devant le tribunal du proconsul. Tous rendirent à leur foi un glorieux témoignage. Mais, par une cruelle amitié, les amis de Flavien reclamèrent, et dirent qu'il n'était pas diacre, quoiqu'il déclarât l'être. C'est pourquoi tous les autres, c'est-à-dire Montan, Lucius, Julien et Victorius furent condamnés; il n'y eut d'excepté que Flavien, qui fut reconduit en prison. Ce fut pour lui un grand sujet de tristesse de se voir séparé de cette noble réunion de martyrs. Mais la foi et la piété qui animaient sa vie lui montraient, pour le consoler, la Volonté de Dieu; et la religion adoucissait, par ses sages conseils, la tristesse de la solitude à laquelle il se voyait réduit. Il disait : «Puisqu'il est écrit que le coeur du roi est dans la Main de Dieu, quelle raison puis-je avoir d’être triste ou de m’indigner contre un homme qui ne fait rien que ce que la Volonté de Dieu a décrété ?» Mais nous parlerons tout à l'heure plus au long de Flavien.
Cependant les autres fuirent conduits au lieu de leur sacrifice. Il s'y fit un nombreux concours de gentils; et jamais la réunion des frères n'avait été plus complète, quoiqu'ils eussent l’habitude d'accompagner, par un sentiment de foi et de dévouement religieux, les autres martyrs de Dieu, selon que Cyprien le leur avait recommandé. Les regards s'attachaient sur les bienheureux martyrs du Christ, dont le visage s'éclairait par avance des joies et du bonheur de la gloire qui les attendait. Leur silence tout seul eût été un puissant exemple pour exciter les autres à imiter leurs vertus. Mais la parole vint encore y ajouter largement sa propre efficacité; car chacun d'eux, par ses exhortations, cherchait à fortifier le peuple de Dieu. Lucius joignait à un caractère naturellement doux et affable le charme pudique de la modestie; les fatigues de la prison et une maladie grave avaient épuisé ses forces; et afin de ne pas être étouffé par la foule et privé de l'honneur de donner son sang, il avait pris les devants seul avec un petit nombre de nos frères. Durant le trajet, le jeune martyr épanchait les sentiments de son coeur, et laissait à ses compagnons des instructions touchantes. Les frères lui disaient : « Souviens-toi de nous.» Mais lui répondait aux frères : «Vous aussi, souvenez-vous de moi.» Admirable humilité du martyr, qui, au moment même de son sacrifice, n'ose encore présumer de la gloire qu'il va mériter ! De leur côté, Julien et Victorius exhortaient les frères à la paix, leur recommandaient tous les clercs, ceux-là surtout qui avaient souffert dans la prison les tourments de la faim; en même temps ils s'avançaient pleins de courage et de bonheur au lieu de leur exécution.
Pour Montan, dont la force physique répondait à l'énergie de son âme, quoique toujours, avant le martyre, il eût proclamé avec courage et constance les droits de la vérité, sans aucun égard des hommes ni de leur puissance, il sentait son zèle s'accroître à l'approche du sacrifice, et criait avec l'accent d'un prophète : «Quiconque sacrifiera aux dieux et non au seul Seigneur, sera exterminé.» Par cette sentence, qu'il répétait sans cesse, il imprimait profondément dans tous les coeurs la loi qui défend d'abandonner Dieu pour servir de vaines images fabriquées par la main des hommes. En outre, il confondait l'orgueil et l'opiniâtre mauvaise foi des hérétiques, les adjurant de reconnaître, du moins sur le témoignage de tant de martyrs, la vérité de l'Église, dans le sein de laquelle il leur fallait rentrer. Quant aux tombés, trop empressés à demander la communion, il leur opposait un retard salutaire, et souvent renvoyait leur réconciliation parfaite au jugement suprême du Christ. Enfin, il exhortait ceux qui avaient persévéré dans la foi à conserver ce précieux trésor : «Frères, leur disait-il, soyez fermes et combattez avec constance; vous avez des modèles. Que la lâche perfidie de ceux qui sont tombés ne vous entraîne pas dans leur chute; mais que notre patience vous fortifie plutôt pour conquérir la couronne.» Il avertissait en même temps les vierges de garder la sainteté qui les avait consacrées. À tous il recommandait d'honorer leurs prêtres; aux prêtres il insinuait doucement les charmes de la paix et de la concorde, répétant qu'il n'y avait rien de meilleur dans le monde que l'unité des coeurs et des volontés parmi les prêtres : «Le peuple est puissamment excité au service de Dieu, et il s'anime à conserver le lien de la charité par l'exemple de la paix qui règne entre les chefs que Dieu lui a donnés pour le diriger. À cette condition seulement on souffre pour le Christ, on imite le Christ par l'exemple autant que par la parole; car la charité est la grande épreuve de la foi. Oh ! que la foi ainsi vivifiée par la charité est un exemple puissant !»
Cependant le bourreau était prêt; déjà il balançait le glaive sur la tête de ses victimes; Montan, les mains étendues vers le ciel, éleva la voix de manière à se faire entendre, non seulement des fidèles qui l'entouraient, mais encore de toute la foule des gentils; il priait, demandant à Dieu que Flavien, qui avait été privé par le complot du peuple du bonheur de partager la couronne de ses frères, les rejoignit dans trois jours. Puis, afin de montrer que sa prière avait été entendue, il déchira le bandeau qui couvrait ses yeux, ordonnant qu'on en gardât la moitié pour bander les yeux de Flavien dans deux jours. Bien plus, afin de n'être pas séparé de lui dans la mort, il voulut qu'on réservait entre sa propre tombe et celle de Lucius la sépulture de son ami. Alors s'accomplit sous nos yeux ce que le Seigneur a promis dans son évangile, que celui qui demande avec une entière confiance obtiendra tout ce qu’il désire. En effet, deux jours après, Flavien, traîné de nouveau devant le tribunal du préfet, conquérait la gloire éternelle par le martyre. Mais parce que, comme je l'ai dit plus haut, Montan avait voulu que, malgré cette différence de deux jours qui devait séparer leurs combats, les trois martyrs demeurassent unis comme dans un même sacrifice, cette dernière volonté d'un frère nous rend plus sacrée encore l'obligation où nous étions de raconter la mort de Flavien.
Après les prières, après les cris qu'une cruelle amitié avait élevés pour le sauver, Flavien avait été reconduit en prison; mais son courage était demeuré ferme , son âme invincible, sa foi pleine et entière. La pensée de se voir laissé seul n'avait point affaibli la vigueur de son âme. Un autre aurait pu en être ébranlé; pour lui, la foi qui l'avait fait courir avec ardeur au-devant des menaces de la mort, lui faisait fouler aux pieds tous les obstacles humains. Il avait à ses côtés sa mère, femme incomparable, que sa foi égalait aux patriarches. Elle se montra, par son courage, digne fille d’Abraham; car elle désirait voir son fils immolé au Seigneur, et s'affligeait au fond de son âme qu'on l'eût épargné. Ô touchante piété d'une mère chrétienne,digne de notre vénération, même après les exemples que nous ont laissés nos pères ! Ô mère digne de la mère des Machabées ! Qu'importe ici la différence dans le nombre de leurs enfants ? Celle-ci, en offrait au Seigneur un fils unique, ne lui sacrifiait-elle pas, autant que la première, toutes ses affections ? Le fils, de son côté, bénissait le courage de sa mère, et la consolait du retard auquel il était condamné : «Vous savez, ô la plus tendre des mères, comment j'ai tout fait pour avoir le bonheur de confesser ma foi et de gagner la couronne du martyre. Jusqu'ici , je me suis vu souvent chargé de chaînes, et toujours on a différé mon supplice. Mais aujourd’hui mes désirs sont enfin comblés; cessez vos pleurs, et jouissez de mon triomphe.»
Lorsqu'on était arrivé au seuil de la prison, la porte avait parti s'ouvrir plus difficilement que de coutume, malgré les efforts des gardiens; on eût dit qu'un ange la retenait, afin de faire comprendre aux ministres du cruel préfet combien il était indigne de jeter dans la fange d'une affreuse prison un martyr à qui Dieu préparait dans le ciel un palais. Cependant, parce que la divine Sagesse voulait encore retarder te triomphe, la prison, quoique malgré elle, ce semble, dut recevoir l'homme de Dieu, déjà par avance citoyen du ciel. Quelles furent, durant les deux jours qui suivirent, les pensées de ce généreux athlète ? L'espérance le soutenait; la confiance enivrait son âme; car il comptait sur les prières de ses frères, et de son côté il savait que l'heure de sa passion était arrivée; ou plutôt, pour faire comprendre toute ma pensée, on eût dit (tant ses voeux étaient ardents), que ce n'était pas son supplice, mais sa résurrection qu'il attendait dans trois jours. La foule des gentils, elle aussi, attendait avec une sorte d'inquiétude; car elle avait recueilli avec curiosité la dernière prière de Montan pour son ami.
Le troisième jour donc, quand l'ordre eut été donné de faire comparaître Flavien, à la première nouvelle qui s'en répandit, on vit se réunir on grand nombre les incrédules et les impies, pour mettre à l’épreuve la foi du martyr. Il sortit enfin de la prison; généreux confesseur du Christ, jamais une prison ne devait le revoir. Quand il parut, la joie fut grande parmi tous les spectateurs; mais lui, plus que tous les autres, laissait éclater ses transports; car il savait que sa foi et les prières de ceux qui l'avaient précédé arracheraient enfin au préfet une sentence de mort, quelles que fussent les répugnances et les réclamations du peuple. C'est pourquoi, à tous les frères qu'il rencontrait et qui désiraient te saluer, il promettait avec l'assurance la plus entière qu'il leur donnerait la paix dans les plaines de Fuscium. Admirable confiance d'une foi sincère et généreuse ! Enfin on l'introduisit dans le prétoire; tous, en le voyant , demeurèrent frappés d'admiration. Il attendit là quelque temps, dans la salle des gardes, qu'on vint l'appeler.
Nous étions à ses côtés, nous tenant étroitement serrés autour de lui; nos mains pressaient les siennes, et nous rendions au martyr les respects d'un coeur chrétien et la tendre affection due à un ami. Ses disciples lui conseillaient en pleurant de relâcher un peu de sa constance, et de consentir à sacrifier pour un instant; il lui serait libre ensuite de faire ce qu'il voudrait; cette seconde mort qu'il voulait éviter était incertaine, et dans tous les cas moins à craindre que la mort présente. Les païens aussi lui tenaient le même langage, et disaient que c'était le comble de la folie de plus craindre la vie que les douleurs de la mort. Mais le martyr leur rendait grâces de l'amitié qui leur faisait rechercher avec tant d'empressement ce qu'ils appelaient son intérêt; il confessait en même temps sa foi et son Dieu, et disait qu'il valait mieux périr en sauvant la liberté de sa conscience et de sa foi, que d'adorer des pierres; qu'il n'y avait qu'un souverain Seigneur dont la parole a fait tout ce qui est, et qui pour cela doit seul être honoré. Puis, contre l'incrédulité des gentils qui nient la vie future tout en confessant un seul Dieu, il ajoutait que nous vivons encore, même quand la mort nous a frappé; que ce n'est point, la mort qui triomphe mais nous qui triomphons de la mort; enfin que, s'ils voulaient parvenir à la connaissance de la vérité, il devaient se faire chrétiens.
Confondus et vaincus par ces réponses, les amis de Flavien, voyant qu'ils ne pouvaient rien gagner par la persuasion, eurent recours aux inventions d'une piété plus cruelle; ils se persuadèrent qu'on pourrait, par la torture, le faire renoncer à sa foi. Quand donc on l'eut appliqué, sur le chevalet, le préfet lui demanda dans quel intérêt il soutenait qu'il était diacre, puisque réellement il ne l'était pas. Flavien répondit qu'il était diacre et qu'il n'avait pas menti. Alors un centurion dit qu'on lui avait remis une déclaration signée de plusieurs citoyens qui déposaient que Flavien n'avait jamais été diacre. Flavien répondit : «Y a-t-il contre moi plus de probabilité pour affirmer que je suis un menteur, et qu'au contraire l'auteur de cette fausse déclaration dit vrai ?» Un cri s'éleva alors de la foule : «Tu as menti.» En sorte que le préfet, l’interrogeant de nouveau, lui demanda s'il était vrai qu'il eût menti. Flavien répondit : «Quel intérêt aurais-je à mentir ?» À cette réponse, le peuple irrité demanda qu'on redoublât la torture. Mais Dieu, qui avait déjà éprouvé dans la prison la foi de son serviteur, ne permit pas que le corps du martyr fût déchiré par de nouveaux supplices; il inclina le coeur du préfet à prononcer sur-le-champ la sentence; il avait hâte de couronner l'intrépide athlète qui, constant jusqu'à la mort dans sa foi, était sur le point de consommer glorieusement sa course et ses combats.
De ce moment , Flavien, assuré par la sentence de ne pas échapper à la mort, se livra tout entier aux élans de sa joie. Elle éclatait dans ses paroles, auxquelles elle ajoutait une grande nouvelle. Ce fut alors qu'il me chargea d'écrire ses actes et de les joindre aux mémoires qu'il avait lui-même laissés. Il voulut même que j'y ajoutasse les visions dont une partie lui avait été révélée les deux derniers jours de sa vie : «Il n'y avait encore que notre évêque, me disait-il, à avoir souffert le martyre, lorsque tout à coup il me sembla que je voyais Cyprien lui-même, que je l'interrogeais et lui demandais si le coup de la mort faisait beaucoup souffrir. Destiné comme lui au martyre, je le consultais sur les douleurs du dernier combat. Il me répondit : «Ce n'est plus notre chair qui souffre, quand notre âme est au ciel. Le corps ne sent rien, quand l'âme s'est tout entière attachée à son Dieu.» Paroles touchantes d'un martyr exhortant un autre martyr ! Il disait que le coup de la mort était sans douleur, afin d'inspirer à un frère, qui lui aussi devait être immolé, un courage plus grand et plus ferme, ne lui laissant pas même craindre le plus léger sentiment de douleur dans les angoisses du dernier supplice. Flavien continua : «Peu après, disait-il, je vis un grand nombre de mes frères que l'on conduisait à la mort; pour moi, on me séparait encore de mes collègues, et j'étais tout triste. Un homme alors m'apparaît et me dit : «Pourquoi es-tu triste ?» Et comme je Iui disais la cause de ma tristesse, il reprit : «Triste ! et comment peux-tu l'être ?» Après avoir été deux fois confesseur, tu vas avoir l'honneur d'être martyr par le glaive.» C'est en effet ce qui arriva. Car Flavien, qui avait confessé la foi du Christ une première fois devant un petit nombre de témoins, l'ayant fait une seconde fois en publie, avait soulevé contre lui les clameurs du peuple, et il avait été jeté en prison. Il y était resté séparé de ses frères, jusqu'à ce qu'enfin, cité devant le préfet, il couronna ses deux confessions précédentes par une troisième plus glorieuse, le martyre.
Flavien nous dit encore : «Successus, Paul et leurs compagnons venaient de recevoir la couronne; c'était au temps où j'entrais en convalescence, au sortir d'une dangereuse maladie. Je vis entrer dans ma maison l'évêque Successus. J'eus peine d'abord à le reconnaître, tant ses vêtements et son visage rayonnaient de splendeur. Il semblait que la beauté des anges, transformant sa nature, éclatait dans ses yeux. Pendant que j'hésitais a le nommer, il me dit : «Je suis envoyé pour t'annoncer que l’heure de ta passion approche.» À peine il avait fini, que deux soldats vinrent me prendre pour m'emmener. Ils me conduisirent dans un lieu où je trouvai réunie une multitude de nos frères. Quand je fus assez proche du préfet, il m’ordonna d'avancer devant son tribunal. Tout à coup ma mère apparut au milieu de la foule; elle criait : «Gloire à Dieu ! gloire ! jamais personne n'a eu les honneurs d'un pareil martyre.» Elle disait vrai; car sans parler des cruelles privations de la prison, de la mauvaise qualité des vivres par laquelle la sordide avarice du fisc cherchait à épuiser le courage et les forces des confesseurs, Flavien savait encore s'abstenir même de ce peu qui lui était offert : tant il aimait à pratiquer tous les jeûnes prescrits, et à se priver lui-même du nécessaire pour en faire part aux autres.
Mais j'arrive aux circonstances glorieuses de son martyre. Il y marchait seul, au milieu des plus grands honneurs; des prêtres, ses disciples, lui formaient un nombreux cortège; on eût dit le triomphe d'un conquérant. Sur le point d'aller régner avec Dieu, le bienheureux martyr, dont l'esprit et le coeur semblaient déjà jouir de la récompense, trouvait sur son passage des honneurs, présages de sa gloire future. Le ciel lui-même rendit témoignage à sa vertu. Une pluie abondante écarta les gentils, en punissant leur opiniâtre curiosité, et elle fut pour les frères une heureuse occasion de s'arrêter et de donner au martyr le dernier baiser de paix, sans avoir pour témoins des regards importuns et profanes. Enfin, comme Flavien le disait lui-même, Dieu, en envoyant cette pluie, voulait unir ensemble l'eau et le sang, à l'exemple de ce qui arriva à la Mort du Seigneur.
Après avoir fortifié le courage des frères, et leur avoir laissé sa paix, il sortit de l'étable où il avait cherché un abri et qui touchait la plaine de Fuscium. Dans cette plaine, remarquant un lieu plus élevé et d'où il lui serait facile de se faire entendre, il y monta, et par un geste ayant imposé silence, il parla en ces termes : «Mes frères bien-aimés,
vous avez la paix avec nous, si vous gardez la paix avec l’Église; conservez toujours l’unité de la sainte dilection, et la paix demeurera avec vous. Ne méprisez point mes paroles, comme si elles étaient sans autorité, puisque notre Seigneur Jésus Christ Lui-même, sur le point de souffrir, les a enseignées, quand Il a dit : «Toute ma loi, c'est que vous vous aimiez les uns les autres comme Je vous ai aimés.» Ensuite, laissant à ses frères sa dernière volonté comme un testament sous l'autorité de sa parole, il leur recommanda, avec les plus grandes instances, le prêtre Lucien, qu'il désignait pour succéder à l'évêque Cyprien. On pouvait se reposer avec confiance sur un pareil choix; car il n'est pas difficile de connaître les hommes à un bienheureux martyr dont déjà l’esprit était au ciel, et qui sentait les approches du Christ, son Seigneur. Quand Flavien eut achevé de parler, il descendit au lien où il devait être sacrifié. On lui banda les yeux avec la partie du linge que Montan, deux jours auparavant, avait ordonné de lui réserver. Puis il se mit à genoux pour prier; mais bientôt la hache du bourreau termina sa prière. Oh ! qu'ils sont glorieux les enseignements des martyrs ! qu'elles sont nobles les épreuves qu'ont subies les témoins de Dieu ! C'est avec raison que l'Écriture les transmet aux générations à venir; car, si nous trouvons dans l'étude des ouvrages anciens de précieux exemples, il convient que les saints qui ont fleuri de nos jours deviennent également nos maîtres.