LES ACTES DE SAINTE MARGUERITE, VIERGE

(L'an de Jésus Christ 290)

fêtée le 17 juillet

L'année deux cent quatre-vingt-dix depuis l'incarnation du Sauveur poursuivait son cours, lorsque Dioclétien, fils d'un greffier de Dalmatie, qui avait pris les rênes du gouvernement de l'empire, appesantit d'une manière cruelle le poids de sa domination. La troisième année de son règne, il se donna pour collègue un homme détestable et impie, Maximien, surnommé Hercule. Ils commencèrent dès lors à exciter contre les chrétiens la plus violente persécution. Dépassant de beaucoup les autres empereurs romains dans leur atroce fureur contre la foi chrétienne, ils envoyèrent par tout l'empire des juges et des présidents chargés de découvrir les fidèles et de les mettre à mort par le fer, le feu et les autres tourments, dans le dessein d'extirper de dessus la terre le nom chrétien.
Mais, par un jugement du Dieu tout-puissant, la seconde année de la persécution, Dioclétien à Nicomédie et Maximien à Milan, renoncèrent à la dignité impériale. Toutefois, la persécution qui s'était élevée ne cessa point d'étendre ses ravages jusqu'à la septième année de Constantin, fils d'Hélène, au point qu'elle fit un grand nombre de martyrs jusqu'aux rivages de l'Océan. À cette époque l'Église avait pour pontife apostolique dans la ville de Rome, Marcel, qui fût lui-même couronné du martyre.
Dans le temps où toutes ces choses se passaient, la bienheureuse Marguerite, jeune vierge âgée de quinze ans, ayant appris qu'on avait suscité contre les chrétiens une si atroce persécution, adressa au Seigneur cette prière : «Seigneur Jésus Christ, vous qui êtes la vie et la vertu des saints, le consolateur des affligés et le salut des malheureux, vous qui n'abandonnez jamais ceux qui espèrent en vous fortifiez-moi pauvre et petite, afin que, si la puissance des tyrans vient à me saisir et à déchirer mon corps par les tourments, vous ne souffriez pas, Seigneur, que votre servante, venant à défaillir par la crainte des supplices, renonce à la foi de votre grâce, et que la terreur lui fasse abandonner votre saint nom. Car vous êtes, Seigneur, le Créateur des âmes et des corps, et vous connaissez la fragilité humaine. Souvenez-vous, je vous prie , que nous sommes terre et poussière. Mon père et ma mère qui devaient m'exhorter à obéir à vos commandements, ne cessent, au contraire, de me tendre des pièges, parce que je ne rends pas de culte aux faux dieux. Mais, ô Seigneur, vous mon Sauveur très-fidèle, comme j'ai confiance que je vous appartiens, aussi je ne crains rien de tout ce que l'homme me pourra faire.»
Cette pieuse vierge était fille d'un homme très-puissant, nommé Edésius : il était en même temps prêtre des idoles, et il occupait une des premières dignités de la ville d'Antioche. Il aimait tendrement sa fille, et dès sa naissance, il la fit élever en un lieu éloigné d'environ quinze stades de cette ville. Après la mort de la mère de Marguerite, le père s'étant aperçu que sa fille était chrétienne, se mit en devoir de la faire renoncer à sa religion. Et comme tous ses efforts n'obtenaient point le résultat qu'il en attendait, il déchargea sur elle toute l'amertume de sa fureur, au point qu'il ne pouvait pas même supporter sa vue; car il l'avait en abomination, et il finit par l'éloigner d'auprès de lui. Mais le Seigneur, qui n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui, daigna la consoler dans sa grande bonté et il la rendit si aimable à sa nourrice, que celle-ci l'aimait comme l'enfant de son sein : car elle était aussi chrétienne, et ses œuvres étaient d'accord avec sa foi. Entre autres vertus admirables que la grâce divine avait départies à la jeune vierge, on voyait briller en elle un tel amour de la sainte humilité, qu'elle ne s'enorgueillissait jamais de la noblesse de son origine. Et comme son père l’avait chassée de sa maison, elle obéissait en tout à sa nourrice, comme une simple servante; elle gardait même ses brebis, et ne rougissait point de les mener paître avec les autres jeunes filles; et elle s'acquittait de cette occupation en toute humilité et mansuétude, à l'exemple de là belle et humble Rachel, mère du patriarche Joseph, qui, dans ses jeunes années, gardait les brebis de son père.
Sur ces entrefaites, il arriva qu'un certain préfet, nommé Olybrius, homme gonflé de fureur et d'impiété, se rendait de l'Asie à Antioche pour persécuter les chrétiens. Comme il passait en ce lieu, il aperçut la bienheureuse Marguerite qui faisait ses brebis avec, d’autres jeunes filles de son âge. Il fut frappé de sa beauté; et vaincu soudain par la concupiscence, il donna cet ordre à ses serviteurs : «Allez de suite, informez-vous diligemment de cette jeune fille. Si elle est de condition libre, j'en ferai mon épouse; si au contraire elle est liée dans l'esclavage, je donnerai pour la racheter le prix qu'elle mérite, et elle prendra rang parmi mes concubines.» Les serviteurs s'empressèrent d'exécuter les ordres de leur maître, et lui amenèrent en toute hâte la jeune Marguerite. Tandis que ces impies la conduisaient ainsi, la bienheureuse vierge, saisie de crainte et d'épouvante, à la pensée de la fragilité de son sexe, se mit à trembler de tous ses membres; et sa terreur redoublait en songeant à l'atroce barbarie, des tourments que les païens faisaient alors endurer aux fidèles. En effet, le diable, cet ennemi du nom chrétien au moyen de ses satellites faisait subir aux serviteurs de Dieu des supplices d'un genre tel, que non seulement il tuait les corps, chose facile, mais qu'en outre par ses ruses infernales, il cherchait à abattre la vigueur des âmes. Ce qui fut cause qu'un grand nombre de fidèles aimèrent mieux mener une vie très dure avec les bêtes sauvages sur les montagnes ou dans les cavernes, que de tomber entre les mains des païens, dans la crainte de succomber aux tourments et de déchoir ainsi du sommet de la sainte foi.
La vierge du Christ, Marguerite, redoutant de tels supplices, et se voyant déjà livrée aux mains des impies, leva les yeux vers le ciel, et priait en ces termes le roi de tous les siècles: «Prenez pitié, Seigneur, prenez pitié de votre servante;
assistez-moi, secourez-moi dans cette tribulation; donnez-moi la force, donnez-moi la patience pour supporter les traits si aigus des tortures, afin que ceux qui sont si animés pour faire disparaître votre religion soient témoins de votre assistance et en soient confondus. Ne permettez pas, Seigneur, qu'on me prive de votre sainte religion, mais plutôt opposez-vous à cet ennemi si acharné contre moi; afin que par votre secours, mon âme échappe sans souillure, à ces sanglantes bêtes, et que la pudeur de ma virginité que je vous ai consacrée comme à mon Seigneur, demeure dans toute son intégrité. Seigneur Dieu, envoyez donc maintenant votre saint ange; qu'il garde, protège et défende mon corps et mon âme, afin que je vous loue et vous glorifie; car vous êtes béni dans les siècles des siècles.»
Tandis que la bienheureuse vierge proférait ces prières et autres semblables, les gens du préfet arrivèrent devant lui et lui dirent : «Seigneur, la magnificence de ta dignité est incapable de violer le culte des dieux et de transgresser les ordres des empereurs, qu'observent non seulement la noblesse romaine, mais le monde entier. Cette fille, que tu nous avais chargés d'examiner pour savoir si elle est de condition libre ou servile, elle s'avoue chrétienne et absolument éloignée du culte des dieux sacrés; elle dit qu'elle vénère ce Jésus que les Juifs crucifièrent jadis. Quand nous nous sommes emparés d'elle, nous lui avons adressé d'abord des paroles pleines de douceur, puis d'autres plus sévères, afin de lui faire changer d'idée; mais ni nos promesses flatteuses, ni la menace des châtiments n'ont pu amollir son âme. Tu sauras mieux que nous réussir : cette affaire est entre tes mains.» Le juge inique ordonna qu'on la lui présentât sans retard. Lorsqu'elle fut devant lui, il lui parla ainsi : «Ne crains rien, jeune fille ; mais dis-moi quelle est ton origine, et découvre-moi clairement si tu es libre ou esclave.» La vierge lui répondit : «Ma famille est très connue en cette ville, et je ne suis pas d'une naissance si obscure que je doive cacher mon origine; mais puisque tu parles de liberté, sache que je ne dépends d'aucun homme : mais je confesse de cœur et de bouche que je suis servante de mon maître Jésus Christ que, dès l'âge le plus tendre, j'ai appris à révérer, à honorer, et que j'adorerai toujours.» Le préfet : «Quel est ton nom ?» La vierge : «Les hommes, m'appellent Marguerite; mais au saint baptême j'en ai reçu un autre plus illustre : je me nomme chrétienne.» Cette réponse remplit le président d'une fureur indicible; et aussitôt il donna l'ordre de l'enfermer dans une prison ténébreuse, et défendit de lui donner aucun secours, pas même à boire ni à manger; il espérait que cette privation de toute assistance humaine et les ténèbres du cachot la feraient consentir à ses volontés. Mais Marguerite, ayant été consolée par une visite des saints anges et favorisée d'une lumière céleste, n'en persévérait qu'avec plus de constance dans la confession du nom du Christ, et elle regardait comme rien tout ce qu'on avait imaginé pour la faire souffrir.
Le préfet, voyant que rien ne pouvait l'ébranler dans sa foi, ni les bons traitements, ni la crainte des supplices, continua sa route vers la ville d'Antioche. Dès qu'il y fut arrive, il convoqua toute la noblesse de la ville avec tous ceux qui paraissaient avoir le plus de sagesse, afin de prendre conseil d'eux tous sur les moyens, non pas de perdre Marguerite
en la faisant mourir, mais de la vaincre, soit par des raisonnements artificieux, soit par la terreur. Après qu'il eut longuement exposé l'affaire, il s'arrêta au dessein de produire la jeune vierge dans l'assemblée du peuple et de l'examiner
publiquement, ajoutant ces paroles : «Peut-être que la honte de se voir ainsi exposée aux regards de la multitude la fera fléchir, et ce que n'ont pu faire ni la faim, ni la prison, l'intimidation l'obtiendra.» Le deuxième jour après son entrée dans la ville, le préfet donna donc l'ordre qu'on lui érigeât un tribunal splendide, et que l'on convoquât toute la ville au spectacle qu'il voulait lui donner dans l'interrogatoire de la vierge.
Au jour indiqué, il se fit une grande réunion de peuple de l'un et l'autre sexe. Le préfet, paré de ses plus magnifiques ornements, s'assit sur son trône, et commanda d'amener en la présence de tout le monde celle qui cultivait en son cœur la foi du Christ. Après qu'elle lui eut été présentée, il commença par lui adresser de bienveillantes paroles : «Nous nous apercevons, dit-il, ô jeune fille, que tu marches par les sentiers de la perdition; nous remarquons que ton esprit, engage en de certaines erreurs, résiste opiniâtrement à nos avis. Mais, comme nous ne voulons pas te perdre, et que nous nous efforçons au contraire par tous les moyens de te délivrer, nous t'exhortons à quitter toutes tes erreurs, et à prendre la voie de salut que nous t'indiquons, afin que tu puisses à la fois gagner nos bonnes grâces et éviter les tourments. Et c'est parce que nous serions vivement affligé de ta perte, que nous avons jusqu’ici fait trêve à la justice, et que nous ne t'avons pas fait mettre à mort plus tôt. Que ton esprit écoute donc ce conseil si salutaire, afin que tu puisses jouir de la vie, et t'épargner les atroces supplices qui attendent les rebelles. Je te propose donc aujourd'hui la vie on la mort, la joie ou les tourments : tends la main du côté que tu voudras, choisis ce qui te semble le meilleur.»
La vierge du Christ répondit : «Le conseil du salut et la joie, grâces à Dieu, je les ai déjà trouvés en réalité, et je les ai placés, pour n'en plus sortir, dans la forte citadelle de mon cœur : je veux dire que j'adore, que je glorifie le Seigneur Jésus Christ, que je le vénère avec une confiance assurée, et que jamais je ne cesserai de l'honorer de toute mon âme. Du reste, ne te donne plus autant de peine à mon sujet, et ne te fatigue point par tes incertitudes; sache-le bien, nulle puissance humaine, aucune torture, ne seront capables d'enlever de mon cœur un si précieux trésor.» Olybrius lui dit alors : «Toutes ces paroles montrent assez tout ce qu'il y a en toi d'opiniâtreté et d'orgueil; et autant nous avions tâché de t'exhorter par de douces paroles, autant nous voyons en toi d'âpreté, en retour de notre clémence. C'est ce qui nous ferait croire que ces discours ne viennent pas de toi, mais qu'un autre te les a suggérés; je suis persuade que quelqu'un t'a enlacée dans toutes ces chimères comme dans un filet. De là vient que tu ne sais pas rentrer en ton cœur, et que tu nous as fait de telles réponses. Ton âge seul prouve évidemment ce que j'avance; car de toi-même tu n'aurais pas su parler de la sorte. Eh bien ! dis-nous sans détour quelle est la personne qui t'a si bien stylée.» La bienheureuse Marguerite répartit : «Tu prétends que j'ai été séduite et endoctrinée de folles extravagances : si tu veux m'écouler volontiers, tu ne tarderas pas à savoir ce qui en est, à la condition toutefois que tu croiras au Christ.» Le préfet : «Oui, je t'écouterai volontiers; car je désire connaître ce que tu as à nous dire.»
Marguerite reprenant la parole, dit : «Ne sois pas étonné, ô juge, de ce que ma faiblesse va dérouler à tes yeux; car ce ne sont point des arguments humains. Écoute donc, et que ta sagesse en fasse son profit. Celui qui sert notre Seigneur Jésus Christ n'a pas besoin d'un maître mortel qui l'instruise et lui enseigne à préparer ce qu'il doit répondre; car il a voulu lui- même en faire la promesse à ceux qui se confient en lui, leur disant : «Lorsque vous serez livrés aux puissances du siècle, et que vous comparaîtrez devant les rois et les présidents, ne pensez point à ce que vous aurez à dire, ni de quelle manière vous devez répondre; l'Esprit saint parlera dignement pour vous.» Donc si cela est, ou plutôt parce que cela est ainsi, ce n'est point par des combinaisons, mais par la foi que j'ai été instruite. En effet, c'est en croyant que j'ai trouvé un maître, et c'est aussi en croyant que nous apprenons à conserver notre foi et à résister à vos infernales persuasions.»
Le président lui dit : «Nous pensions que tu allais nous débiter quelque chose de sensé; mais tu n'as produit qu'un impudent mensonge. Nous avions déjà appris que la séduction du Christ est telle, que celui qui a été une fois imbu de sa doctrine, nulle discussion, nulle violence ne peuvent l’ébranler. Ainsi donc, grâce à ton entêtement, nous connaissons maintenant par l’expérience ce que nous avons déjà ouï dire. Mais que jamais un pareil maître ne vienne enseigner mon intelligence; loin de moi une semblable doctrine qui, en faisant mépriser la puissance des princes, nous prive des joies les plus séduisantes et nous jette dans des tribulations perpétuelles. C'est parce que tu ignores, jeune fille, combien est grande l'indignation des empereurs contre la foi des chrétiens, que tu prétends conserver sans inquiétude ce qui te semble droit et saint. Si tu voulais écouter les conseils que nous t'adressons, tu verrais clairement quel est le moyen d'éviter la mort et de trouver la vie. Mais ne te laisse point tromper par un vain espoir; sache au contraire que les invincibles empereurs m'ont constitué juge en ce lieu, afin que tous les partisans du Christ qui n'adoreront pas les dieux, je les mette en pièces, sans pitié, par divers supplices, et qu'après les avoir ainsi déchirés, je leur fasse subir la mort la plus amère. Et comme ces ordres ont été sanctionnés par les édits impériaux, vois ce que tu as à faire, maintenant que tu en as le loisir, et que notre indulgence veut bien ainsi condescendre à ta jeunesse, de peur qu'ensuite tu cherches ce temps d'indulgence, sans le pouvoir plus trouver, lorsque ton entêtement aura commencé à sentir notre indignation. Encore une fois, ne te laisse point aller à la folle espérance que tu pourras, d'une manière ou d'une autre, échapper à la puissance de mon bras, et mets-toi bien dans la tête qu'aucune force n'est capable de te délivrer de mes mains. Si telles étaient tes pensées, désabuse-toi. Rentre plutôt en toi-même, hâte -toi d'accomplir ce que nous ordonnons, et prépare-toi à venir avec nous, au jour indiqué, adorer la majesté des dieux : sinon, tu expireras au milieu des tourments les plus cruels.»
La bienheureuse Marguerite répondit : «À quoi bon me menacer des tourments, juge impie ? Pourquoi vouloir détruire par la terreur la religion chrétienne, et te glorifier de ce que personne ne saurait m'arracher de tes mains ? Si mon Seigneur Jésus-Christ n'était qu'un homme, comme ta folie te le fait croire, et s'il n'était pas plutôt et très véritablement Dieu et homme tout à la fois, et (de plus le roi du ciel et de la terre, tes menaces pourraient m'inspirer de la frayeur et me contraindre à t'obéir en adorant des simulacres muets : mais, parce qu'il habite dans les cieux, d'où il voit tout ce qu'il y a de plus humble, et que, selon un prophète, «le ciel est le trône de sa gloire, et la terre l'escabeau de ses pieds;» et qu'il a une puissance telle, que, s'il le voulait, à l'instant même l'enfer t'engloutirait tout vif avec ton entourage : quelle insigne stupidité ne serait-ce pas que d'abandonner un tel Seigneur, pour baisser la tête devant de vaines idoles et leur rendre gloire ? Donc, ô juge, je ne dois te laisser dans aucune incertitude à cet égard; écoute et sois assuré de ce que je vais te dire : ni je n'obéis aux édits des empereurs, ni je ne redoute l'effet de tes menaces, ni je ne veux honorer tes faux dieux. Tue-moi, si tu veux, déchire-moi, fais-moi brûler vive, jette-moi sous la dent des bêtes : tu peux me mettre à mort; mais me séparer de l'amour du Christ, jamais.»
Le président, furieux de tels discours, ordonna de la suspendre par la tête et de la frapper de verges à coups redoublés. Les bourreaux exécutèrent ces ordres d'une manière si cruelle, que le sang qui s'échappait du corps si délicat de la jeune vierge ruisselait sur la terre comme d'une source. Bon nombre d'hommes et de femmes, témoins d'une exécution si barbare, ne purent retenir des larmes de compassion et des gémissements; et comme pour la consoler, ils disaient à la bienheureuse martyre : «Ô vierge si belle, nous sommes cruellement affligés des tourments que tu endures en tes membres, et nous voudrions tout entreprendre pour te délivrer; mais nous ne le pouvons. Écoute cependant notre conseil : ce tyran, comme tu vois, est toujours dans le bouillonnement de sa fureur, et ainsi hors de lui par la colère, il se hâte d'effacer ta mémoire de dessus la terre. Mais toi, ô vierge, toi qui es douée de tant de sagesse, épargne enfin ta vie, aie pitié de toi-même; et pour cela acquiesce au moins un instant à ce que le juge demande de toi; et probablement, touché de compassion, il ne te livrera pas à la mort.» La sainte martyre leur répondit : «Assez, assez, ô hommes illustres; retirez-vous, ô nobles femmes, et n'allez pas, par vos pleurs, affaiblir mon courage, car, comme dit l'Apôtre, «les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs.» Je vous pardonne toutefois, parce que vous agissez en cela par humanité, et que, marchant dans les ténèbres, vous ne jouissez pas de la vraie lumière. Si vous connaissiez la lumière de la vérité, non seulement vous ne voudriez pas me faire abandonner le droit sentier, mais plutôt vous vous livreriez vous-mêmes spontanément aux supplices pour le nom de Jésus Christ.»
Alors le président Olybrius indigné donna l'ordre de la suspendre au chevalet, et de lui déchirer les flancs avec des ongles de fer très aigus. Les bourreaux, se mettant aussitôt à l'œuvre, lacérèrent si impitoyablement les chairs de la jeune martyre, qu'ils les enlevèrent par lambeaux jusqu'aux entrailles, qui parurent à découvert, et le sang jaillissait de toutes parts. Les assistants ne purent tenir à un tel spectacle, et tous, jusqu'à l'exécrable préfet, détournaient leurs visages, tant cette atroce barbarie leur faisait horreur. Quant à la sainte, fortifiée par un secours céleste, elle comptait pour rien les tourments qu'elle endurait; et plusieurs de ceux qui étaient présents admirant son courage, se disaient : «Voyez comme une tendre et délicate jeune fille supporte de sanglants supplices que, les hommes les plus vaillants n'oseraient pas même regarder.» Mais les gens du préfet prirent occasion de ce qui aurait dû fléchir leur inhumanité, pour inventer de nouveaux tourments qui devaient aboutir à la mort. Voyant que la vierge du Seigneur se riait des ongles de fer, ils s'étudièrent à imaginer des tortures encore plus atroces, qui devaient ou la contraindre à se rendre, ou lui procurer le genre de mort le plus cruel. Ils résolurent donc de la livrer aux flammes le jour suivant. Et après qu'ils eurent arrêté ce projet, ils donnèrent l'ordre de la reconduire dans les ténèbres de sa prison.
La martyre y étant entrée, leva les mains vers le Seigneur, et lui fit cette prière : «Seigneur Dieu, Roi du ciel et de la terre, Créateur des choses visibles et invisibles, auteur de l'éternelle vie et consolateur des opprimés, faites que je persévère virilement dans la confession de votre saint nom, afin que, puisque j'ai commencé par votre grâce à combattre avec courage, par votre secours aussi j'aie le bonheur de remporter la victoire; autrement, ceux qui s'élèvent avec tant d'injustice contre moi, m'insulteraient en disant: «Où est son Dieu en qui elle se confiait ?» Que l'ange de votre lumière vienne me rendre cette clarté que m'a enlevée la ténébreuse obscurité de la prison, et que la droite de votre puissance chasse bien loin tous les fantômes de l'ancien ennemi; car nous savons, Seigneur, que votre miséricorde nous assistera dans les tentations.» Pendant que la bienheureuse Marguerite louait ainsi le Sauveur du monde et l'implorait avec tant d'effusion, celui qui est le chef de la perversité, avec ses mille moyens de nuire, s'apprêta à l'effrayer par divers artifices et des prestiges fantastiques. Se transformant devant elle en dragon, et lançant de la gueule et des narines un feu infect, il semblait prêt à la dévorer. La bienheureuse vierge, à la vue de cette forme menaçante, recourut, selon son ordinaire, aux armes de la prière, et formant le signe de la sainte croix contre l'ennemi, elle implorait ainsi le secours d'en haut: «Seigneur Jésus Christ, défenseur de vos soldats, vous qui avez humilié par la victoire de votre croix la superbe du diable, levez-vous pour me secourir; dites à mon âme : Je suis ton salut. Car vous avez dit vous-même : «Tu marcheras sur l'aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon.» À ces paroles, l'ancien serpent se retira confus, et il ne put rien entreprendre contre la vierge. Et aussitôt, ravie de joie de l'assistance céleste, Marguerite rendit de grandes actions de grâces à Dieu Sauveur de tous.
Mais l'ennemi du nom chrétien, le diable, irrité d'avoir été vaincu par une femme, ne craignit point de lui tendre de nouveaux pièges. Il prit la forme d'un homme velu jusqu'aux talons, et montrant un visage horrible, il s'efforçait de l'épouvanter par ce nouveau prestige. La vierge voyant cela, lui dit : «Je connais tes ruses, ô Satan, je sais tout ce qu'il y a de malice et de fourberie dans les filets que tu nous jettes. À quoi bon faire tant d'efforts pour m'inspirer de l'épouvante ? Si tu me méprises, parce que je suis jeune et faible, souviens-toi que j'ai dans le Seigneur un puissant protecteur et un aide rassurant. Car il est mon Dieu, lui qui a réduit à néant ta puissance féroce, lui qui a abattu ton audace; et lorsque la fin du monde sera venue, il te précipitera avec tous tes satellites dans le cachot éternel, où vous brûlerez sans fin. C'est pourquoi je t'ordonne en son saint nom, démon exécrable, de te retirer loin d'ici, et je te défends d'oser encore approcher de moi.» Ce méchant esprit, vaincu par la puissance divine, lui dit alors : «Je ferai ce que tu ordonnes; car j'ai éprouvé que tu es la servante du Roi suprême. Lorsque tu priais, sa divine majesté a brisé toutes nos embûches; et toute notre ruse ne saurait prévaloir contre toi.» Le démon ajouta plusieurs autres choses de ce genre, puis disparut.
À ces attaques infernales succéda une visite céleste, qui combla de joie la vierge du Christ. Une divine lumière, resplendissante comme le soleil, brilla dans la prison, et dissipa l'horrible puanteur que l'esprit de ténèbres y avait répandue; puis, dans cette lumière, apparut l'image de la croix du salut, au sommet de laquelle vint se reposer une colombe plus blanche que la neige; et aussitôt une voix se fit entendre : «Réjouis-toi, vierge très fidèle; tressaille d'allégresse, glorieuse martyre : et parce que, dans tant de combats tu as triomphé des faux dieux, et que tu as prêché hardiment la gloire du nom du Christ, par ton martyre tu parviendras aux joies éternelles, et là tu goûteras à jamais la félicité des anges et des saints.» Cette visite fortifia de plus en plus la bienheureuse vierge; et son âme en reçut un tel accroissement de vigueur et de patience, qu'elle aurait défié tous les tourments.
Le matin étant venu, le juge d'iniquité, qui n'avait rien perdu de la cruelle férocité qu'il voulait déployer contre la servante de Dieu, donna l'ordre de l'extraire de la dégoûtante prison où il l'avait fait enfermer, et de l’amener à son tribunal devant le peuple assemblé. Comme elle se présentait avec le visage d'une personne qui n'aurait souffert aucun mal, Olybrius, agité par les furies, voulut tenter encore de triompher de sa constance : «Ô la plus impudente de toutes les femmes, s'écria-t-il, ennemie de ton âme et de ton corps ! Pourquoi, comme une brute, as-tu endurci ton cœur ? pourquoi ne songes-tu pas enfin à sauver ta vie ? Tu es devenue plus dure que la pierre et le diamant : tu ne fais aucun cas des supplices, tu méprises les édits des princes, fui refuses effrontément de rendre à nos divinités sacrées l'honneur qui leur est dû. Et nous aussi, nous saurons t'administrer un remède comme tu en mérites. Mais pourquoi perdre le temps à te parler ? Je le jure donc par le salut de nos invincibles princes et par la magnificence des dieux, si à l'instant même tu ne promets de ta propre bouche d'abaisser ta tête altière devant les dieux immortels, pour leur offrir les libations sacrées, je briserai ton âme de fer par un instrument qui vomit le feu; et alors nous verrons bien si ton amour pour le culte du Christ est si fort, que tu méprises même le supplice des flammes ardentes. Mais plutôt, hâte-toi, malheureuse, de sauver ta vie, avant que les flammes ne t'environnent et ne te consument.» La sainte martyre, après ce discours, parla ainsi au superbe tyran : «De quoi t’inquiètes-tu, ô juge ! et à quoi bon ces menaces de me faire brûler vive ? Nous ne craignons point tes menace, et nous ne redoutons nullement tes supplices; car celui qui envisage la grandeur des récompenses méprise aisément les tourments de tout genre, parce qu'il est écrit que «les souffrances de cette vie ne sont pas proportionnées avec la gloire future qui sera révélée en nous.» C'est pourquoi ni le feu, ni le glaive, ni le péril de la mort, ne pourront jamais me séparer de mon Seigneur Jésus Christ. Seulement, je te prie de ne point différer ce que tu veux faire; car nous te méprisons aussi bien que tes dieux; et je ne cesserai point d'adorer et de glorifier le Christ Seigneur, et lui seul.»
Quand elle eut cesse de parler, le cruel juge encore plus exaspéré, ordonna de la dépouiller et de la suspendre avec des poulies, puis de lui brûler tous les membres avec des torches ardentes. Et durant ce supplice, il lui disait par dérision : «Réjouis-toi, Marguerite, tressaille en ton Christ, que tu ne renieras en aucune manière, à ce que tu assures. C'est lui qui t'a acquis ce repos, cette volupté. Eh ! bien, qu'il vienne te secourir, s'il le peut, et qu'il te délivre de ce feu. Mais si tu veux obéir à nos ordres et prendre pitié de toi-même, il en est temps encore; nous te procurerons tant et de si grandes délices, que tu oublieras promptement tous les tourments que tu as endurés.» La bienheureuse Marguerite lui répondit : «Tu plaisantes de ce supplice d'un feu qui n'est que momentané, et tu ne songes pas à celui qui est éternel ! C'est là la gloire des chrétiens, qui les conduit à une joie qui ne finira jamais. J'ai toujours eu le désir de souffrir ce que tu me fais endurer, et cette pensée me faisait soupirer. Ce feu, il est vrai, brûle mes membres durant quelques instants; mais toi, si envieilli dans l'idolâtrie, tu seras livré à des brasiers éternels. Ce même Seigneur du ciel et de la terre qui délivra trois enfants d'une fournaise ardente, me procure aussi à moi sa servante un doux rafraîchissement qui tempère mes souffrances, afin que ce feu ne me surmonte pas, et qu'après avoir vaincu ton opiniâtre persistance, j'aie le bonheur de chanter avec eux l'hymne de glorification.» Après avoir ainsi parlé, elle leva les yeux au ciel, et fit cette prière : «Seigneur, Créateur de toutes choses, vous à qui tous les éléments obéissent, exaucez mes cris qui s'élèvent vers vous, et faites que je ne sois pas vaincue par ce feu.» Ô prodige de la puissance du Seigneur ! Ces lampes embrasées lui procuraient un rafraîchissement comme d’une douce rosée. Et elle disait au juge : «Comprends du moins à présent quel est mon Seigneur que j'adore; il est doué d'une telle puissance que ce feu a perdu toute sa vigueur et ne brûle plus mes membres.» Les bourreaux fatigués et vaincus la laissèrent suspendue, mais sans aucune lésion, et ils dirent au préfet : «Que notre maître daigne ordonner de quelle manière il faut punir cette ennemie des dieux; car jusqu'ici tous nos efforts ont été vains.»
Olybrius ordonna alors d'apporter une grande chaudière, de la remplir d'eau bouillante, et d'y précipiter la martyre pieds et mains liés. Lorsque Marguerite eut été jetée au fond de la chaudière, elle priait ainsi le Seigneur: «Brisez ces liens, Seigneur, afin que je vous offre un sacrifice de louange, et que les peuples, en le voyant, croient que vous êtes le seul Dieu plein de gloire, que ce malheureux monde ignore.» Elle parlait encore que ses liens se rompirent; et la sainte se leva debout saine et sauve. Ceux qui étaient présents, voyant tant de merveilles que Dieu opérait en elle, s'écriaient ravis d'admiration : «Oui, il est vraiment grand,il est le seul véritable, le Dieu que sert cette jeune vierge, et qui, à sa prière, a fait éclater tant et de si grands prodiges.» La sainte martyre prit de là occasion de leur parler de Dieu. Elle leur dit donc : «Ô hommes sages, considérez et sachez que le Seigneur Christ est le Créateur de toutes choses, auquel toutes les créatures obéissent, ainsi que vous avez pu vous en convaincre par tout ce qui m'est arrivé. Laissez donc le culte de ces vains simulacres, et convertissez-vous à votre Créateur, le Sauveur des âmes, qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. Si vous vous convertissez à lui de tout votre cœur, et si, après avoir été lavés par le saint baptême, vous observez par vos œuvres et vos paroles la foi chrétienne, non seulement vos âmes jouiront d’un bienheureux repos, mais de plus, lorsque la résurrection générale aura lieu, vous recevrez une double récompense; alors vos corps, comme vos âme, nageront dans une joie ineffable qui n'aura point de terme.» Cette exhortation produisit son effet; et une multitude de personnes, quittant les erreurs du paganisme, embrassèrent la foi du Christ.
Le détestable président ayant appris cela, commença à craindre que le peuple ne s'insurgeât contre lui, et ne lui fit perdre, avec la vie, ses honneurs et ses dignités. C'est pourquoi, sans faire aucune enquête, il ordonna de décapiter tous ceux qui avaient suivi les conseils de la bienheureuse vierge. Il est hors de doute que ces martyrs reçurent dans l'effusion de leur sang la régénération du saint baptême, et méritèrent la vie éternelle.
Après qu'ils eurent été exécutés, le perfide tyran voyant l'invincible constance de la vierge, et désespérant de rien obtenir d'elle, ordonna de lui faire subir la sentence capitale. Les appariteurs se saisirent d'elle et la conduisirent hors de la ville, au lieu destiné aux exécutions; puis ils la remirent entre les mains d'un bourreau nommé Malchus. La bienheureuse Marguerite demanda quelques instants pour prier. L'ayant obtenu, elle adressa au Seigneur cette prière : «Je vous glorifie, Seigneur Jésus Christ, je loue et bénis votre saint nom; car la vertu de votre puissance m'a fortifiée malgré la fragilité de mon sexe, et m'a fait soutenir de glorieux combats. Et maintenant je vous demande avec instance que vos anges viennent recevoir mon âme, afin que j'aie le bonheur de posséder les joies de l'éternelle félicité dans l'assemblée des saints, et de jouir de votre adorable présence que j'ai toujours désirée, vous qui régnez avec le Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles. Amen.» Ayant achevé sa prière, elle dit au bourreau qu’il pouvait frapper. Et celui-ci, saisissant son glaive, comme il en avait reçu l'ordre, lui trancha la tête. Cette bienheureuse vierge fut martyrisée, pour le nom du Christ, le seize des kalendes d'août.
Les fidèles ayant appris son martyre, vinrent enlever son corps et lui donnèrent une sépulture honorable, selon le rite des chrétiens. Lorsque la paix eut été rendue à l'Église, on érigea une basilique en ce lieu, à l'honneur de la sainte vierge martyre, pour la gloire du Seigneur Jésus Christ, qui, avec le Père et le saint Esprit, vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.