LETTRE DE THÉODORE, ÉVÊQUE D’ICONIUM, DANS LAQUELLE EST RACONTÉ LE MARTYRE DE SAINT CYR ET DE JULITTE, SA MÈRE

(Sous la persécution de Dioclétien)

fêtés le 15 juillet

Votre piété, dans des lettres auxquelles je dois déférence et respect, a daigné demander à ma petitesse et à ma misère de lui raconter un célèbre martyre que la renommée publie, que toutes les voix ont chanté, le martyr de Cyr et de Julitte sa mère. Vous désirez savoir si la ville d’Iconium, où l'on dit que l'illustre Julitte et son glorieux fils naquirent, conserve encore leurs actes, comme une gloire de la patrie; et parce que ceux qui nous restent renferment, dans un style plein d'enflure et sans goût, de vaines bagatelles, étrangères à l'espérance des chrétiens, vous demandez que j'écrive à votre sainteté s'il ne serait pas possible de retrouver les véritables actes. En recevant ces religieuses questions, je me suis tout aussitôt empressé de répondre à votre désir; c'est pourquoi, avec tout le zèle et la diligence dont j'étais capable, j'ai pris les prétendus actes de Cyr et de Julitte sa mère; je les ai parcourus et lus avec la plus grande attention, et je me suis convaincu, père très-saint, très-illustre évêque, que vous les avez bien jugés. Je comparerais volontiers au chant criard des grenouilles ou des geais ces récits fabriqués par les manichéens, si je ne me trompe, ou par quelques autres hérétiques, qui ont à dessein embrassé des fables et cherché témérairement à nous faire illusion, regardant comme un châtiment et une folie le grand mystère de la tendresse d'un Dieu. Cependant, après de longues recherches et un examen attentif, n'ayant pu rien trouver davantage, nous avons interrogé, dans le pays même de l'Isaurie, des personnages de haute distinction, et nous leur avons demandé si du moins les traditions conservées dans les familles nous pourraient fournir quelques indications certaines, capables de jeter du jour sur le dernier combat de nos saints martyrs.
Voici ce que m'ont rapporté à leur sujet deux témoins dignes de foi : Marcien, dont la religieuse probité est connue, et qui, depuis longtemps tribun et chancelier parmi les notaires de l'empereur Justinien, exerçait alors son commandement à la tête d'un corps d'armée, et avec lui Zénon, personnage d'une grande sagesse, qui lui servait d'assesseur et de conseiller. Ils nous ont rapporté que les plus nobles patriciens de la Lycaonie honoraient comme leur parente et comme la plus glorieuse fleur sortie de leur sang la sainte martyre Julitte; qu'à raison de ce double lien de famille et de patrie, chaque année on célébrait sa mémoire, dans la province, par des têtes.
La persécution sévissait avec violence, sous le gouvernement de Domitien, comte de Lycaonie, homme cruel et barbare, qui n'avait pas de plus grand plaisir que de répandre le sang des chrétiens. Notre sainte, mal défendue par son origine royale, prit la fuite avec deux servantes et son fils âgé de trois ans, nommé Cyr, et destiné à un glorieux triomphe. Elle s'éloigna donc rapidement d'Iconium, qui l'avait vue naître, et renonçant à toutes les richesses qu'elle possédait en ce monde, elle arriva à Séleucie. Dans cette ville, elle trouva les chrétiens encore plus persécutés qu'à Iconium. Le préfet que Dioclétien avait établi à Séleucie, Alexandre, venait de recevoir de l'empereur un édit qui ordonnait de soumettre à tous les supplices ceux qui refuseraient de sacrifier aux idoles que les gentils honorent faussement du nom de dieux. La bienheureuse Julitte se rappela le précepte de l'Écriture : «Laissez à la colère son libre cours;» et, pour ne point s'exposer elle-même au danger, elle s'enfuit à Tarse, capitale de la première Cilicie. Mais comme s'il eût voulu la poursuivre, le barbare Alexandre, ce jour-là même, suivait par hasard la même route. Notre grande martyre Julitte fut donc arrêtée; elle portait dans ses bras son fils Cyr, jeune enfant dans un âge encore bien tendre, mais que Dieu appelait à partager le martyre de sa mère. Quand les soldats l'eurent saisie, les deux servantes aussitôt l’abandonnèrent et prirent la fuite, mais elles se tinrent à portée, afin d'observer au moins à distance les supplices et le combat de leur maîtresse. Julitte fut, en effet, amenée devant le tribunal. Alexandre lui demanda son nom, sa condition, sa patrie. Elle répondit avec assurance, et se couvrant du nom de notre Seigneur Jésus Christ, elle dit : «Je suis chrétienne.»
Alexandre, à ces mots, ordonne d'abord de lui enlever son enfant, et il se le fait apporter, car il avait pitié des grâces et de la simplicité d'un âge si tendre et incapable encore d'une résolution libre. Tournant toute sa fureur contre la mère, il la fit étendre sur le chevalet, et commanda de la déchirer cruellement avec de fortes lanières. L'enfant, arraché du sein de la généreuse martyre, ne céda qu'à la violence; de tous ses membres qu'il agitait avec effort il tendait vers sa mère ; ses yeux ne pouvaient s'en détacher, dès le moment où les bourreaux l'avaient remis au prêteur. Pour la mère, on exécuta aussitôt contre elle les ordres du juge, par une sanglante flagellation; car elle ne savait répondre qu'une seule chose, qu'elle était chrétienne et qu'elle ne ferait jamais de sacrifices aux démons. Immobile comme une statue sous les coups qui la déchiraient, elle répétait sans cesse le même cri de sa foi. Pendant ce temps-là le prêteur, qui avait reçu l'enfant dans ses bras, le caressait doucement; il s'efforçait d'arrêter ses larmes, et le plaçant sur ses genoux, essayait de lui donner un baiser. Mais l'enfant, les yeux fixés sur sa mère, éloignait de lui le prêteur, détournait la tête, ou s'aidant de ses petites mains, il déchirait avec les ongles le visage odieux qui s'offrait à ses caresses. Tout à coup, comme le petit de la chaste tourterelle imitant la voix de sa mère, le bienheureux enfant émet un cri et redit avec elle : «Je suis chrétien.» En même temps il frappait du pied les flancs du prêteur, car c'est ainsi que l'enfance s'emporte dans ses mouvements et exprime sa colère. Alors le monstre furieux (je ne puis appeler du nom d'homme celui qui devant la faiblesse et l’innocence, ne sait pas s'adoucir et pardonner); le monstre saisit l'enfant par le pied, et du haut de son siège il le jette à terre. La tête de cette noble et innocente victime se brisa contre les angles des degrés; par la violence du coup, la cervelle jaillit, et le tribunal tout entier fut arrosé de sang. Ainsi l'enfant remettait son âme entre les mains de Dieu son père, dont il s'était montré digne. À ce spectacle, Julitte fut remplie d'une joie dont elle ne put contenir les transports». «Grâces vous soient rendues, Seigneur, s'écria-t-elle, pour avoir permis que mon fils consommât son sacrifice, et reçut, avant moi, de votre bonté infinie, la couronne d'immortalité !»
Cependant le juge, devenu plus furieux après ce premier crime, ordonne au bourreau d'élever la martyre et de la suspendre pour l'écorcher vive, puis de verser de la poix bouillante sur ses pieds. Pendant l'exécution un héraut lui criait : «Julitte, aie pitié de toi et sacrifie aux dieux; délivre-toi de ces tortures, redoute la mort affreuse qui vient de frapper ton fils.» Mais la bienheureuse martyre, inébranlable au milieu des supplices, élevait à son tout, la voix, et répondait avec une généreuse constance : «Je ne sacrifie point à des démons, à des statues sourdes et muettes; mais j'honore le Christ, le Fils unique de Dieu, celui par qui le Père a créé toutes choses. J’ai hâte de retrouver mon fils. C'est dans le royaume des cieux qu'il me sera donné de le voir.» À ces mots la cruelle folie du juge ne connaît plus de bornes; voyant qu'il ne peut vaincre le courage de sa victime, il prononce sa dernière sentence : «Cette femme aura la tête tranchée par le glaive, et le corps de son fils sera traîné au lieu où l'on jette les cadavres des criminels.» Sur-le-champ les bourreaux ferment la bouche de Julitte au moyen d'un bâillon qu'ils attachent avec violence, puis ils la conduisent, d'après les ordres du prêteur, au lieu de l'exécution. Julitte leur demanda par signe quelques instants pour prier le Dieu qui seul est bon. Les bourreaux se laissèrent fléchir; ils lui accordèrent un moment, et détachèrent le bâillon. Alors la sainte se mit à genoux et fit à Dieu cette prière : «Je vous rends grâce, Seigneur, d'avoir appelé mon fils avant moi, et d'avoir daigné lui accorder, pour la gloire de votre nom terrible et saint, en échange d'une vie passagère et vaine, la vie éternelle dans le séjour des bienheureux; recevez aussi votre indigne servante, et que j'aie le bonheur d'être réunie aux vierges prudentes, à qui il a été donné d'entrer dans la demeure des esprits célestes, où rien de souille ne peut pénétrer, où mon âme bénira Dieu votre Père, le créateur et le conservateur de toutes choses, ainsi que l'Esprit saint, dans les siècles des siècles. Amen.» Au moment où elle achevait de dire Amen, le bourreau, brandissant son glaive avec effort, abattit la tête de la généreuse martyre. Le corps fut jeté hors de la ville, au lieu où l'on avait porté les restes du glorieux enfant.
Ce fut le dix-sept des calendes d'août que Julitte, l'illustre martyre, et son fils commencèrent, avec le secours de la grâce du Christ, leurs combats et leur triomphe. Les deux servantes enlevèrent les corps pendant la nuit, et le lendemain elles les ensevelirent dans un champ voisin de la ville de Tarse. Une d'elles, qui vivait encore au temps du très religieux empereur Constantin, fit connaître la vérité sur tous ces faits, et montra le lieu où reposaient les martyrs. Alors les fidèles, pour rendre gloire au Dieu très-bon, et désirant recevoir par ces reliques sacrées le secours et l'appui dont ils avaient besoin, accoururent en foule, et ils ont continué dans la suite à fréquenter ce saint lieu.
Tel est le récit exact des événement, je l'ai écrit pour édifier votre piété. À votre tour confiez le dépôt à des chrétiens fidèles, capables d'instruire les autres et de leur inspirer une confiance certaine, afin qu'ils ne soient pas égarés par ces libelles manifestement tissus de fables et que l'on fait circuler partout, mais qu'au contraire ils croient à la vérité, qui est tout entière dans le Christ Jésus notre Seigneur, à qui soit, avec le, Père et l'Esprit saint, gloire, honneur et puissance dans les siècles des siècles. Amen.