PASSION DES SEPT BIENHEUREUX MOINES MARTYRISÉS A CARTHAGE SOUS LE ROI IMPIE HUNÉRICH
LE 6 DES NONES DE JUILLET (483).
Avant de raconter le triomphe des bienheureux martyrs, j'implore le secours d'en haut pour l'accomplissement de cette tâche : je supplie celui qui leur a donné de vaincre, d'accorder à mon indignité de les célébrer avec quelque élégance. Je parviendrai à retracer le récit que l'on me demande, si eux-mêmes veulent bien prier le Seigneur pour le misérable que je suis.
La septième année du règne du très cruel et impie Hunérich, l'antique ennemi, le serpent aussi vieux que le monde, faisant vibrer son triple dard envenimé, résolut de se servir d'un ancien évêque arien, Cyrilas, pour persuader au roi cruel, dont il possédait la confiance, qu'il ne s'assurerait un règne long et florissant qu'au prix de la perte des innocents. Cependant, peu de temps après, par un juste jugement de Dieu, ce tyran périt honteusement, dévoré par les vers. Dès lors il commença à exercer toute sa cruauté contre le peuple catholique, qui, à cette époque, s'était multiplié sur toute la surface de l'Afrique comme les grains de sable de la mer, selon la promesse faite à Abraham. Il n'avait qu'un but, déchirer cette sainte multitude avec le glaive d'un second baptême, et souiller dans sa fange infecte la robe du saint et vrai sacrement, cette robe que le Christ avait purifiée et blanchie dans le sang de son corps exprimé sous le pressoir de sa croix. Écoutant avec docilité les conseils féroces de l'infernal serpent, le tyran fit d'un coup trembler l'Afrique entière par des édits sanguinaires. Il envoya d'abord en exil dans des régions lointaines la plupart des prêtres et des diacres. La pitié le porta à leur concéder comme nourriture une sorte de blé très dur que l'on ne donne qu'aux bestiaux : encore n'avait-il pas été broyé sous la meule, on le leur servait renfermé dans son enveloppe de son; mais dans la suite, par un redoublement de barbarie, le tyran leur fit même supprimer cette pauvre pitance. Bientôt après il ordonna de fermer à la fois toutes les églises et de murer leurs portes majestueuses; quant aux monastères d'hommes et de femmes, il les légua, avec tous leurs habitants, aux païens de la Mauritanie. De toute part retentit alors un même cri de douleur : tous avaient le désir sincère de mourir pour le Christ. Leurs larmes s'unissaient en un même torrent, car le Seigneur avait permis «qu'ils se nourrissent de pain de douleur et s'abreuvassent de leurs larmes,» dans la mesure de son bon plaisir, ou plutôt sans aucune mesure. Si parmi eux il se trouva quelques corbeaux avides de cadavres qui sortirent de l'arche, beaucoup plus nombreuses furent les bienheureuses colombes qui confessèrent la Trinité. Combien d'hommes nobles et illustres, possesseurs de biens immenses, échangèrent alors la terre pour le ciel, en livrant aux barbares leur corps et leurs richesses ! Combien de dames du plus haut rang et de complexion délicate subirent le supplice des verges, exposées contre toute pudeur aux regards de la foule, et conquirent au prix de mille tourments la palme de la victoire ! Que de jeunes enfants se moquèrent de ces édits sauvages, en face du monde dont ils navaient pas encore connu les séductions !
Sept frères tombèrent ainsi entre les mains des barbares comme ils menaient la vie commune dans un monastère, le service du Seigneur avait créé entre eux une sainte fraternité, «car il est bon et doux de vivre sous le même toit» : c'étaient le diacre Boniface, les sous-diacres Servus et Rusticus, l'abbé Libérat, les moines Rogatus, Septime et Maxime. Ces nouveaux frères Machabées, que l'Église catholique avait portés en son sein et que la fontaine de vie avait enfantés, appartenaient au diocèse de Capsa, que dirigeait le vénérable Vindemialis, prêtre de grand mérite, hiérarque constamment fidèle au Christ. On les invita à venir à Carthage : là l'infernal serpent commença par leur siffler à l'oreille de séduisants discours, leur promettant de vains honneurs, des richesses et des plaisirs, l'amitié du roi et beaucoup de ces choses auxquelles, grâce aux ruses du démon, les insensés se laissent prendre comme à un piège. Mais les soldats du Christ repoussèrent avec horreur toutes ces propositions et s'écrièrent d'une seule voix : « Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ! Avec la grâce de Dieu nous empêcherons toujours qu'on ne réitère sur nous un sacrement, que l'Évangile prescrit de ne recevoir qu'une fois : car celui qui a été lavé une fois, n'a pas besoin de l'être une seconde, il est complètement purifié. Faites ce que vous voudrez, livrez nos corps aux supplices : il vaut mieux pour nous subir des tourments passagers, que d'encourir des châtiments éternels. Quant à vos promesses, gardez-les pour vous, car vous disparaîtrez bientôt avec elles; mais, pour nous, jamais personne ne pourra dépouiller notre front du sceau qu'y a imprimé la Trinité sainte au jour de notre baptême !»
Que dirai-je de plus ? Cette constance dans leur foi, due au secours divin, leur valut d'être mis en prison et chargés de fers d'un poids énorme : on leur avait choisi un cachot très sombre, ou jamais ne pourrait pénétrer le moindre soulagement dans leur supplice. Mais le peuple de Carthage, resté fidèlement attaché au Christ, parvint à acheter les geôliers, en sorte que nuit et jour il visitait les martyrs du Christ; les discours et la foi de ces derniers réconfortaient si bien cette multitude, qu'elle était embrasée du pressant désir de souffrir comme eux pour le Christ, et qu'elle s'offrait d'elle-même à la hache du bourreau. La nouvelle en parvint aux oreilles du tyran, qui, dans l'ivresse de la fureur, donna l'ordre de soumettre les confesseurs à des tourments inouïs et de redoubler le poids de leurs chaînes; puis il fit remplir un navire de fagots de bois sec : on y attacherait les martyrs, et, le poussant au large, on y mettrait le feu.
Au jour fixé, les glorieux défenseurs de la Trinité sortirent de prison, et, entourés de la pieuse multitude, ils se laissèrent conduire au supplice comme des agneaux innocents que l'on mène à la boucherie; les chaînes énormes qu'ils traînaient avec fracas paraissaient être une riche parure, et de fait elles étaient pour eux bien plutôt des ornements que des marques de captivité. Ils marchaient à la mort d'un pas assuré, comme s'ils se fussent rendus à un festin, et, en traversant les rues de la ville, ils chantaient ensemble au Seigneur : «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Voici le jour que nous appelions de nos vux, voici la fête des fêtes. C'est maintenant le moment choisi, c'est pour nous le jour du salut, ce jour ou, pour la foi du Seigneur notre Dieu, nous allons être immolés plutôt que de nous dépouiller de la robe de notre baptême.» Ils rassuraient aussi la foule en ces termes : « Ne craignez pas, serviteurs de Dieu, ne redoutez pas les tribulations présentes qui vous menacent et vous terrifient; mais plutôt mourons tous pour le Christ, comme il est mort pour nous en répandant son sang, prix de notre salut !»
Cependant l'un d'entre eux, nommé Maxime, dont l'extérieur était celui d'un enfant, était en butte aux machinations des barbares qui voulaient à tout prix le séparer de la troupe des saints confesseurs. «Jeune enfant, lui criaient-ils, pourquoi cours-tu de la sorte à la mort ? Laisse donc ces insensés à leur triste sort et écoute nos conseils : c'est le moyen pour toi de sauver ta vie et d'avoir accès dans le palais du roi !» Mais lui, dont l'âme d'enfant avait atteint la maturité d'un vieillard, leur répondit : «Personne au monde ne me séparera de mon vénérable père l'abbé Libérat et des frères qui m'ont donné l'éducation dans le monastère. Avec eux j'ai vécu dans la crainte du Seigneur, avec eux je veux mourir, dans l'espoir de recevoir comme eux la récompense éternelle. Ne comptez pas vaincre mon jeune âge : le Seigneur a voulu que nous sept vivions ensemble, ensemble aussi nous souffrirons le martyre qu'il daignera nous accorder. Le glorieux septenaire des saints Machabées n'a pu être diminué : le nôtre non plus ne saurait éprouver aucune perte. Et d'ailleurs, si je consentais à renier le Seigneur, lui aussi me renierait un jour, car il a dit : «Celui qui m'aura renié devant les hommes, je le renierai à mon tour devant mon Père qui est dans les cieux; et celui qui aura confessé mon nm en présence des hommes, moi aussi je le reconnaîtrai en présence de mon Père qui est dans les cieux.»
Sans retard on les conduisit au navire préparé pour leur supplice; selon la volonté du roi impie et de ses cruels serviteurs, au lieu de les attacher, on les cloua les pieds et les mains étendus. Le feu n'avait pas plus tôt été mis aux fagots, qu'aussitôt, par la volonté de Dieu, il s'éteignit, au grand étonnement de la foule. Plusieurs fois on tenta de le ranimer en lui donnant de nouveaux aliments, mais la flamme s'éteignait toujours. Le tyran, transporté de fureur et aussi couvert de honte, donna l'ordre de les assommer à coups de rames et de leur briser le crâne ainsi qu'à des chiens. Dans ce nouveau supplice, ils rendirent leurs âmes à Dieu, et ils n'eurent pas honte de mourir par le bois, eux qui n'avaient eu d'autre espoir qu'en la croix du Sauveur.
À peine les saintes dépouilles furent-elles jetées à la mer, que, contre les lois de la nature, le flot les rapporta aussitôt sains et saufs au rivage; et, pour montrer qu'elle ne voulait en rien obéir au tyran, la mer refusa, contre son habitude, de les garder trois jours dans ses eaux. Sans amener le repentir au cur du roi, ce misérable ne laissa pas, dit-on, que de s'épouvanter. Mais la foule, transportée de joie, recueillit pieusement les corps des martyrs, et, sous la conduite du clergé de Carthage, elle les accompagna à leur dernière demeure. Dans ces funérailles, les célèbres diacres Salutaris et Muritta, déjà trois fois confesseurs, eurent l'honneur de porter les dépouilles saintes.
On ensevelit donc au chant des hymnes les reliques des saints martyrs dans le monastère de Bigna, tout près de la basilique de Célérina. C'est ainsi que ces saints moines subirent le martyre en confessant la Trinité sainte et achevèrent dignement leur combat en recevant la couronne des mains du Seigneur, à qui soit gloire et honneur dans les siècles des siècles. Amen.