LETTRE DE L’ÉGLISE DE SMYRNE SUR LE MARTYRE DE SAINT
POLYCARPE, ÉVÊQUE DE SMYRNE, ET DE SES COMPAGNONS

(L'an de Jésus Christ 166)

fêté le 23 février

L’Église de Smyrne à l'Église de Philomélie, et à toutes les Églises catholiques. Que la Miséricorde de Dieu le Père, et l'Amour de Jésus Christ notre Seigneur, produisent en vos cœurs une abondance de grâces et une plénitude de paix.
Nous vous envoyons, nos très chers frères, une relation de la mort de quelques martyrs, et particulièrement de celle du bienheureux Polycarpe, qui, par son sang, a mis fin à la persécution. Nul ne doit douter que tout ce qui s'est passé en cette rencontre ne soit arrivé pour vérifier ce que le Sauveur prédit dans l'Évangile, touchant les persécutions qui doivent donner la dernière perfection à son Église. C'est là, c'est parmi les préceptes divins de la nouvelle alliance qu'il nous enseigne le chemin que nous devons suivre; mais Il ne s'est pas contenté de nous le montrer de loin, Il y est entré le premier; et s'Il a permis qu'un traître le livrât à ses ennemis, et que ses ennemis L'attachassent à une croix, ce n'a été que pour nous apprendre à endurer patiemment ce que l'injuste cruauté des hommes pourrait un jour nous faire souffrir. Cet aimable Maître, considérant que l'exemple a beaucoup plus de force pour émouvoir la volonté que les paroles seules, a d'abord commencé à mettre ses maximes en pratique; et Il ne nous a rien prescrit qu'Il ne l'ait exécuté avant que de le prescrire. Il a donc formé les martyrs sur Lui-même. Il s'est fait leur modèle, et par sa Mort Il leur a appris à mourir utilement pour leur propre salut et pour celui de leurs frères.
C'est donc par le chemin des souffrances que l'on arrive au royaume céleste. C'est après avoir foulé aux pieds richesses, honneurs, parents, que l'on mérite la couronne du martyre. Les serviteurs peuvent-ils se flatter d'avoir fait assez pour leur maître, tant qu'il demeure constant que ce maître a plus fait pour eux qu'ils n'ont fait pour lui ? C'est dans cette pensée que, dans ce moment où nous prenons la plume pour exposer à vos yeux les combats de ces généreux athlètes, et les glorieux trophées que leur amour pour Dieu et leur invincible patience leur ont élevés, nous nous sentons saisis de crainte. En effet, qui pourrait n'être pas ému d'admiration à la vue de ces hommes incomparables, pour qui les tortures et les chevalets, les fouets armés de pointes, le fer des bourreaux, et les flammes d'un bûcher ardent n'étaient qu'un doux et agréable rafraîchissement ? ils voyaient sans pâlir couler leur sang par mille ouvertures que la cruauté des tyrans avait faites à leur corps; ils regardaient d'un œil tranquille leurs entrailles palpitantes. Le peuple, ému d'un spectacle si plein d'horreur, ne pouvait retenir ses larmes; les martyrs seuls, fermes, inébranlables, ne laissaient pas même échapper un soupir; pas un gémissement, pas un cri; leur bouche, fermée à la plainte, ne s'ouvrait que pour bénir le Nom du Seigneur. Ils se présentaient volontiers aux supplices; mais ils souffraient en silence, et leur patience n'était pas moins digne d'admiration que leur générosité.
Dieu, qui du haut du ciel jetait des regards de complaisance sur ces illustres combattants, non seulement les animait au combat par l'espérance prochaine d'une récompense éternelle, mais aussi faisait couler dans leurs membres déchirés une vertu secrète qui tempérait la violence de leurs maux, et qui, soutenant par sa force toute divine leur âme attaquée de tous côtés, la rendait victorieuse de la douleur malgré la faiblesse de leur corps. Il les excitait même de la voix; il faisait briller à leurs yeux les couronnes qu'Il leur préparait. De là venait le mépris qu’ils faisaient des juges; de là cette constance insurmontable; de là ces désirs violents de sortir de ce triste séjour qu'une faible, et sombre lueur n'éclaire qu'avec peine, pour aller jouir dans la terre des bienheureux de cette lumière vive et pure qui sort du Sein de Dieu comme d'une source féconde et inépuisable; de là enfin naissait ce sage et judicieux discernement, qui leur faisait préférer la vérité au mensonge, le ciel à la terre, l'éternité au temps. Une heure de souffrance leur acquérait des joies sans fin.
Cependant le diable employait ses ruses pour tâcher de séduire quelqu'un des frères; mais toujours sans succès. La grâce de Jésus Christ se tenait sans cesse à leurs côtés, pour les couvrir de sa protection. Elle se servit même du martyr Germanicus , pour rassurer par sa fermeté les esprits, que les artifices du démon commençaient à ébranler. Ce saint confesseur ayant été exposé aux bêtes, le proconsul, touché d'un sentiment d'humanité, l'exhortait à avoir pitié de lui-même, et à conserver du moins ses jours, s'il ne croyait pas que les autres biens méritassent son attachement et ses soins. Mais, regardant le proconsul avec mépris, il lui dit qu'il aimerait mieux perdre mille fois la vie, que de la recevoir de lui à un tel prix. Puis s'avançant hardiment vers un lion qui venait à lui, et cherchant la mort dans les griffes et les dents meurtrières de cet animal, il se hâta d'y laisser la dépouille sanglante de son corps, et d'abandonner un lieu où l'on ne respirait que l'impiété et le crime. Cette action héroïque causa au peuple de l'admiration tout ensemble et du dépit; mais le dépit fuit plus fort que l'admiration, et l'on entendit mille voix confuses qui faisaient retentir l’amphithéâtre de ces paroles : «Qu'on punisse les impies ! qu’on cherche Polycarpe !»
Sur ces entrefaites, un chrétien nommé Quintus, natif de Phrygie, et qui ne faisait que d'arriver à Smyrne, se présenta au proconsul; mais s'appuyant, trop sur ses propres forces, et écoutant trop facilement un désir indiscret de mourir pour la foi, il donna bientôt de tristes marques de sa faiblesse. Car à peine eut-il aperçu les bêtes, qu'il sentit que toute sa résolution l'abandonnait; il pâlit de frayeur à cet aspect; il recula en arrière; il commença à se repentir de son zèle; et se rendant sans combat au démon qui l'attaquait, il demanda honteusement la vie. Il était venu pour abattre les idoles, et il prêta la main pour les soutenir, le proconsul ayant sans peine obtenu de lui qu'il leur sacrifierait. Cet exemple nous apprend à ne louer qu'avec réserve ceux qui, par une présomption téméraire, préviennent la recherche des juges; et que ceux-là sont dignes de nos louanges et de la gloire du martyre, qui, se défiant ceux-mêmes, se tiennent cachés , et qui, ne sortant de leur retraite que par l'ordre de Dieu, ne craignent point de combattre, parce qu'ils sont sûrs de vaincre. Aussi voyons-nous que l’Évangile prescrit aux fidèles cette conduite humble et prudente , et que dans le même temps que l'imprudent Phrygien, pour l'avoir négligée, se rend, cède, et est vaincu, le sage Polycarpe, pour l'avoir suivie, se soutient, résiste et triomphe.
Car ce grand homme, dont la prudence ne diminuait rien de la générosité, ayant appris qu'on le cherchait, se déroba à la poursuite de ses ennemis; mais il paraissait, par la tranquillité de son âme, qu'il ne fuyait pas la mort par une lâche crainte, mais qu'il en éloignait le moment par une humble défiance de soi-même. Car, quoique les fidèles qui le recevaient dans sa retraite le conjurassent de ne point perdre de temps, et de mettre promptement sa vie en sûreté, il ne pouvait se rendre à leur pressantes sollicitations; mais marchant lentement, et s'arrêtant partout où il passait, il semblait ne s'éloigner qu'à regret du lieu où l'on avait résolu sa mort. Enfin il rabattit tout court dans une métairie peu distante de Smyrne. Là, par de ferventes et continuelles prières, il suppliait Dieu de le fortifier dans le combat qu'il allait bientôt entreprendre pour sa gloire. Il en fut averti trois jours auparavant par un songe que Dieu lui envoya. Il lui semblait que le chevet de son lit était tout en feu, et que sa tête en était tout environnée. Lorsque le saint vieillard fut éveillé, et que son corps appesanti par l'âge et le sommeil eut quitté sa couche, il dit à ceux qui se trouvèrent présents qu'avant que ces trois jours fussent accomplis, il serait brûlé tout vif.
On ne laissa pas de lui faire changer de retraite; mais à peine était-il arrivé à celle qu'on lui avait choisie, que ceux qui le cherchaient y arrivèrent aussi. Ils furent longtemps sans pouvoir découvrir l'endroit où il était caché; mais enfin, s'étant saisis de deux jeunes enfants, ils en fouettèrent un si cruellement, qu'ils tirèrent de sa bouche une vérité que la violence des coups lui arracha malgré lui. Cependant Hérode, intendant de police à Smyrne, souhaitait passionnément de l'avoir en sa puissance pour le produire au peuple dans l'amphithéâtre. Il commanda pour cet effet une escouade d'archers et de gens à cheval qui, sous la conduite de ce jeune enfant, prirent le chemin de la métairie où Polycarpe s'était retiré. On eût dit, à les voir marcher avec un si grand appareil, qu'ils allaient se saisir de quelque insigne voleur; et ils ne cherchaient qu'un serviteur du Christ. Ils le trouvèrent de nuit, caché dans un grenier. Il lui eût été facile de choisir un autre asile; mais il aima mieux se livrer enfin lui-même, disant : «Que la Volonté de Dieu soit accomplie; j'ai retardé, tant qu'il l'a voulu; maintenant qu'Il ordonne, je désire.» Il se présenta donc à eux, et il leur parla autant que la faiblesse de son âge le lui put permettre, et que l'Esprit de grâce le lui inspirait.
Ils admiraient , dans un âge si avancé, une vivacité si grande, et une si parfaite conservation. Il les laissa dans leur étonnement et leur fit servir à manger, accomplissant à la lettre le précepte divin qui nous ordonne de fournir à nos ennemis avec profusion les choses nécessaires à la vie. Il les pria ensuite de lui accorder quelque temps pour s’acquitter envers Dieu des devoirs qu'il avait accoutumé de lui rendre à certaines heures. On ne put le lui refuser. Sa prière dura près de deux heures, et il la fit avec tant de ferveur que tous les assistants, jusqu'à ses propres ennemis, en étaient dans une admiration qu'ils pouvaient à peine exprimer.
Il l’acheva en faisant des vœux pour toutes les Églises du monde, pour les bons et pour les méchants; enfin le moment arriva qui devait lui ouvrir cette pénible carrière qui conduit à la gloire. Il fut mis sur une bête de charge, et l'on prit le chemin de la ville. On n'en était pas fort éloigné, lorsqu'on aperçut un chariot sur lequel étaient Hérode et son père Nicétas. Ils engagèrent civilement Polycarpe à y monter, espérant pour voir gagner, par leurs prévenances et leurs caresses, un homme qui paraissait être à l'épreuve des outrages et des mauvais traitements. Ils tâchèrent de s'insinuer dans son esprit par des paroles douces mais artificieuses; ils lui répétaient même, souvent celles-ci : «Quel mal y a-t-il de dire seigneur César, de sacrifier et de sauver sa vie ?» Ils le pressèrent si vivement, et il se sentit si fort importuné des propositions impies qu’ils lui faisaient, qu'après les avoir écoutés paisiblement, il rompit enfin le silence; et il leur dit avec toute la véhémence que lui put inspirer son zèle : «Non, rien ne sera jamais capable de me faire changer de résolution; ni le fer, ni le feu, ni la prison, ni l'exil, ni tous les maux ensemble, ne me feront consentir à offrir de l'encens à un homme, ou, ce qui est encore plus horrible, à des démons.» Cette réponse irrita de telle sorte ceux à qui il la faisait, qu’ils le poussèrent à grands coups de pied hors du chariot, lorsqu'il roulait avec le plus de vitesse. La chute fut rude, et le saint eut un os de la jambe rompu : ce qui toutefois ne l'empêcha pas, dans la suite, de marcher dans l'amphithéâtre avec une agilité surprenante.
En y entrant, il entendit une voix qui lui criait du haut du
ciel: «Polycarpe, sois ferme.» Cette voix fut entendue des
chrétiens, mais les païens n'entendirent rien. On conduisit
le saint évêque au pied de l'estrade du proconsul, où, étant
arrivé, il confessa hautement Jésus Christ, témoignant d’être
aussi peu sensible aux menaces du juge que peu touché de
ses prières, et de la fausse pitié qu'il lui faisait paraître.
«Épargne ta vieillesse, lui disait ce, magistrat : crois-tu pouvoir soutenir des tourments dont la vue seule fait trembler la
jeunesse la plus robuste ? quelle difficulté as-tu de jurer par la
fortune de l'empereur ? Suis mon conseil; renonce à ta superstition; un repentir n'a rien de honteux, lorsque César et
les dieux l'exigent. Dis donc hardiment avec tout ce peuple :
«Qu'on ôte les impies ! qu'on perde les impies !» Alors Polycarpe, portant ses regards de tous côtés, et les arrêtant durant quelques moments sur cette multitude de peuple qui remplissait les bancs de l’amphithéâtre, les éleva enfin vers Celui qui règne dans le ciel; puis d'une voix entrecoupée de soupirs il proféra ces paroles: «Ôtez les impies! perdez les impies !» «Achève, lui cria le proconsul : jure par la fortune de l’empereur, et dis des injures au Christ.» «Il y a quatre-vingt-
six ans, reprit Polycarpe, que je Le sers; Il ne m'a jamais fait
de mal; il m'a au contraire comblé de biens, et tu veux que
je Lui dise des injures, que j'outrage mon Seigneur, mon
Maître, de qui j'attends mon bonheur, en qui je mets toute mon espérance, qui fait toute ma gloire ! Comment pourrais-je offenser celui qui n'a pour moi que des bontés, Celui que je dois uniquement aimer, Celui qui me protège, qui se déclare l'ennemi de ceux qui me haïssent ?» Et comme le proconsul insistait toujours à le faire jurer par la fortune de l'empereur : «Pourquoi, lui dit-il, me presses-tu de jurer par la fortune de César ? ignores-tu quelle est ma religion, et ne sais-tu pas que je suis chrétien. Si tu désires apprendre de moi quelle est cette doctrine, donne-moi un jour; je suis prêt à t'en instruire dès que tu seras disposé à m'entendre.» «C'est le peuple, répliqua, le proconsul, et non pas moi qu'il faut satisfaire; c’est à lui que tu dois rendre compte de ta croyance.» «À lui ? repartit Polycarpe, il en est indigne; mais pour toi, je dois cette déférence à ta dignité, pourvu que tu n'en abuses pas pour me contraindre à faire quelque chose contre mon devoir. C'est ainsi que la religion dont je te parle nous apprend à rendre aux puissances de la terre l'honneur qui leur est dû.»
Le proconsul dit : «Sais-tu que j'ai des lions et des ours tout prêts à venger nos dieux ?» «Qu’ils sortent, ces lions et ces ours, répondit Polycarpe; qu'ils viennent assouvir sur moi leur rage et votre fureur; mets en usage, pour m'arracher, s’il se pouvait, cent fois la vie, tout ce que la cruauté des tyrans a pu inventer de supplices; je triompherai dans les tourments, je verrai couler mon sang avec joie, et la grandeur de mes peines sera celle de ma gloire : mon âme est préparée à tout. Nous commençons par l'humilité, pour nous lever ensuite à la grandeur d’âme.» «Tu me braves, lui dit le proconsul, et une audace présomptueuse te fait mépriser les morsures des bêtes; nous verrons si cette fermeté sera à l'épreuve du feu.» «Ce feu dont tu me menaces, reprit Polycarpe, passera bientôt : une heure amortira son ardeur; mais celui que le souverain juge a allumé pour brûler les impies, et que tu ne connais pas, ne s'éteindra jamais. Mais à quoi sert tout ce discours ? Hâte-toi de faire de moi ce que ta cruauté te conseille; et s'il te vient dans la pensée quelque nouveau genre de supplice, ne crains point de me le faire endurer.»
Comme le saint martyr prononçait ces dernières paroles, son visage parut éclatant d'une lumière céleste. Le proconsul en fut frappé; mais il ne laissa pas de faire crier par un héraut : «Polycarpe persiste à confesser qu'il est chrétien.» Le peuple n'eut pas plutôt entendu cette déclaration, qu’il entra en fureur; et tout ce qui se rencontra à Smyrne de Juifs et de gentils, n’eut plus qu'une voix pour demander la mort de Polycarpe. On criait confusément : «C'est le père des chrétiens, c'est le docteur de l'Asie , l'ennemi de nos dieux, le profanateur de leurs temples; c'est cet homme qui allait partout détruisant notre religion, et condamnant le culte des dieux immortels; qu'il meure, et qu'il trouve enfin ce qu'il cherche depuis si longtemps.» On s'adresse à Philippe l'Asiarque; on le veut obliger à lâcher un des lions; il s'en défend sur ce que l'heure des spectacles est passée. Enfin ils s'accordent tous à demander qu'on brûle le saint vieillard et donnent ainsi lieu, sans y penser, à l'accomplissement de la prédiction qu'il avait faite. C'est ce qu'il fit remarquer lui-même aux chrétiens qui l'accompagnaient. Car interrompant sa prière, et se tournant vers eux avec un visage plus majestueux qu'à l'ordinaire, il leur dit : «Reconnaissez maintenant, mes frères, la vérité de mon songe.»
Cependant le peuple court aux bains publics, enfonce les boutiques, et enlève tout ce qui peut servir à construire un bûcher. Les Juifs, selon leur coutume, se signalèrent en cette occasion, et se montrèrent les plus emportés de tous. Le bûcher ayant été, formé de toutes ces matières combustibles, on y mit le feu. Polycarpe ôta sa ceinture et sa première robe, et il se baissa pour se déchausser: ce qu'il n'était pas accoutumé de faire; car les fidèles avaient pour sa vertu une si grande vénération, que chacun s'empressait à lui rendre cet office, afin de pouvoir baiser ses pieds sacrés. On se disposait à l'attacher au bûcher avec des chaînes de fer, suivant ce qui se pratiquait ordinairement en ces rencontres; mais il pria qu'on le laissât comme il était. «Celui, ajouta-t-il , qui m'a donné la volonté de souffrir pour Lui, m'en donnera la force. Il adoucira la violence du feu, et me fera la grâce d’en pouvoir supporter l'ardeur.» Ainsi l'on se contenta de lui lier les mains derrière le dos avec des cordes; et en cet état il monta sur le bûcher comme sur l'autel de son sacrifice. Élevant ensuite les yeux au ciel, il prononça ces paroles : «Dieu des anges, Dieu des archanges, qui avez détruit le péché, et qui détruirez un jour la mort; Monarque souverain du ciel et de la terre, Protecteur des justes et de tous ceux qui marchent en votre Présence, je vous bénis, moi qui suis le moindre de vos serviteurs, et je vous rends grâces de ce que vous m'avez jugé digne de souffrir, de recevoir de votre Main la couronne du martyre, de pouvoir approcher mes lèvres du calice de la passion; je vous rends grâces de tous ces bienfaits par Jésus Christ, dans l'Unité du saint Esprit. Voilà, Seigneur, mon sacrifice presque achevé : avant que le jour finisse, je verrai l'accomplissement de vos promesses. Soyez donc à jamais béni, Seigneur; que votre Nom adorable soit glorifié dans tous les siècles par Jésus Christ, Pontife éternel et tout-puissant; et que tout honneur vous soit rendu avec Lui et avec le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.»
À peine avait-il fini cette prière, que la flamme sortant de tous côtés du bûcher, à gros tourbillons, s'éleva dans les airs. Mais Dieu, voulant honorer son serviteur devant les hommes, opéra un prodige qui, par sa nouveauté, surprit tous ceux que sa Providence avait choisis pour en être les témoins, et qui devaient le répandre ensuite partout, comme un monument éclatant de sa puissance et de la gloire de son fidèle ministre. Car ces tourbillons de flamme, se courbant en arc et s'étendant à droite et à gauche, représentaient une voile de navire enflée par le vent. Cette voûte de feu suspendue en l'air couvrait le corps du saint martyr, sans que la moindre étincelle osât, pour ainsi dire, en approcher ni toucher ses vêtements. Ce corps sacré avait la couleur d'un pain nouvellement cuit, ou d'un mélange d'or et d'argent en fusion, et par son éclat il réjouissait la vue. On respirait comme un agréable mélange de toutes sortes de parfums, qui dissipait la mauvaise senteur qui sort pour l'ordinaire des corps que le feu consume. Cette merveille étonna les ennemis de notre religion; ils étaient convaincus par leurs propres yeux que le corps d'un chrétien était devenu respectable au plus furieux de tous les éléments. On ordonna donc à un de ceux qui avaient soin d'entretenir de bois le bûcher, de s'en approcher, et de reconnaître de pus près la vérité du prodige. Cet homme ayant fait son rapport, on lui dit d'aller enfoncer son poignard dans le corps du saint. Il le fit, et à l’heure même il en sortit une si grande abondance de sang, que le feu en fut éteint. On vit en même temps une colombe sortir du milieu de ces flots de sang, et prendre son essor vers le ciel. Ces prodiges ne causèrent pas moins de frayeur que d'étonnement à tout ce peuple. Il avouait qu'on devait reconnaître une grande différence entre la mort des chrétiens et celle des autres hommes; plusieurs même furent contraints de reconnaître la sainteté et la grandeur de notre religion, sans toutefois avoir la force de l'embrasser. C'est ainsi que Polycarpe, évêque et docteur de la sainte Église de Smyrne, consomma son sacrifice.
Mais le démon, cet irréconciliable ennemi des justes, ayant été témoin malgré lui de la gloire qui avait accompagné le martyre de Polycarpe; et ayant reconnu lui-même comment une vie illustre par un si grand nombre de vertus, avait été couronnée par une mort pleine de merveilles, fit si bien par ses suggestions, que les chrétiens ne purent avoir le corps du saint martyr; quoique plusieurs souhaitassent de pouvoir enlever ce trésor, et qu'ils se fussent déjà mis en devoir de le retirer du bûcher. Il se servit des Juifs pour mettre dans l'esprit de Nicétas, père d'Hérode et frère d'Alcès, la pensée d'aller trouver le proconsul, et de le prier de refuser, ces précieux restes à quiconque les viendrait demander de la part des chrétiens, l'assurant qu'ils abandonneraient le culte du sacrifice pour mettre Polycarpe en sa place, s'ils pouvaient avoir ses reliques; comme si nous pouvions ne plus reconnaître Jésus Christ pour notre Seigneur, après ce qu'Il a souffert pour nous; et comme s'il nous était permis d'offrir à un autre Dieu qu'à Lui nos prières et nos vœux. Car quoique nous honorions les martyrs et les autres fidèles serviteurs de Jésus Christ, quoique nous nous adressions à eux pour obtenir par leur entremise de pouvoir un jour partager la gloire dont ils jouissent, nous n'adorons toutefois que le Fils unique de Dieu, et nous ne rendions qu'à Lui les honneurs divins. Le centurion que le proconsul avait envoyé pour apaiser le différend qui s'était élevé entre les Juifs et nous, touchant le corps du saint martyr, ne trouva point d'autre moyen pour le terminer que de brûler ces sacrées dépouilles. Cependant nous ne laissâmes pas d'en recueillir quelques ossements que le feu avait épargnés, et que nous conservons comme l'or et les pierres précieuses. Notre Église se réunit pour célébrer avec une sainte allégresse le jour de cette heureuse naissance; le Seigneur nous ayant sur cela fait connaître sa Volonté.
Telles sont les choses qui se sont passées au sujet du bienheureux Polycarpe. Il a accompli son martyre à Smyrne, avec douze autres chrétiens de Philadelphie; mais sa gloire, égale à son mérite et à sa dignité, le met au rang supérieur, et toute l'Asie le nomme toujours le Maître. Aimons à être ses disciples, comme il a aimé à être disciple de Jésus Christ. Unissons-nous aux apôtres et à tous les justes, et bénissons tout d'une voix Dieu, Père tout-puissant; bénissons Jésus Christ notre Seigneur, le Sauveur de nos âmes, le Maître de nos corps, le Pasteur de l'Église universelle; bénissons le saint Esprit, par qui toutes choses nous sont révélées. Vous nous avez témoigné plus d'une fois souhaiter qu'on vous écrivit les circonstances du martyre du bienheureux Polycarpe; nous vous envoyons cette relation par notre frère Martien. Faites-en part aux autres Églises, afin que le Seigneur soit béni en tous lieux, pour le choix que sa Grâce fait des élus. Il est puissant pour nous sauver nous-mêmes par Jésus Christ, notre Seigneur et Sauveur. À Lui et à Jésus Christ soit gloire, honneur, puissance, grandeur, dans les siècles des siècles. Amen. Saluez tous les saints; ceux qui sont ici avec nous vous saluent. Evariste, qui a écrit ceci vous salue, et toute, sa famille, avec lui.
Saint Polycarpe a souffert la martyre le sept des calendes de mai, le jour du grand Samedi, à la huitième heure. Il a été pris par Hérode, Philippe de Tralles étant pontife, et Statius Quadratus étant proconsul. Grâces soient rendues à Jésus Christ notre Seigneur, à qui appartiennent la gloire, l'honneur, la grandeur et le trône éternel, dans toutes les générations. Amen.
Ceci a été transcrit sur la copie d'Irénée, disciple de Polycarpe, par Gaius. Moi Socrates, je l'ai copié sur l'exemplaire de Gaïus. Et moi Pionius, j'ai confronté les exemplaires, et j'ai écrit, après avoir reçu une révélation de Polycarpe lui-même; et j'ai communiqué mon écrit dans l'Église, à ceux qui avaient vécu au temps où Polycarpe travaillait avec les élus. Que Jésus Christ daigne me recevoir dans son royaume. À Lui soit la gloire avec le Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles. Amen.