LE MARTYRE DE SAINTE PERPÉTUE ET DE SAINTE FÉLICITÉ

(L'an de Jésus Christ 203)


fêtées le 1 février

On arrêta (à Carthage) plusieurs jeunes catéchumènes : Revocatus et Félicité, tous deux de condition servile; Saturnin et Secundulus; enfin Vivia-Perpétue, d'une famille considérable dans la ville, et mariée à un homme de condition. Agée d'environ vingt-deux ans, elle avait son père et sa mère, deux frères, l'un desquels était aussi catéchumène, et un enfant qu'elle allaitait encore. Elle écrivit elle-même l'histoire de son martyre telle que nous l'allons donner.
«Nous étions encore avec nos persécuteurs, lorsque mon père vint faire de nouveaux efforts pour m'ébranler, et pour me faire changer de résolution par son affection pour moi. «Mon père, lui dis-je, vois-tu ce vase qui est là par terre ? — Oui, me dit-il, je le vois. — Peut-on, continuai-je, lui donner un autre nom que celui qu'il a? — Non, me répondit-il. — De même, lui répliquai-je, je ne puis être autre que ce que je suis, c'est-à-dire chrétienne.» À ce mot, mon père se jette sur moi pour m'arracher les yeux; mais il se contenta seulement de me maltraiter; et il se retira confus de n'avoir pu vaincre ma résolution avec tous les artifices du démon dont il s'était servi pour me séduire. Je rendis grâces à Dieu de ce que je fus quelques jours sans revoir mon père, et son absence me laissa goûter un peu de repos. Ce fut durant ce court intervalle que nous fûmes baptisés : le saint Esprit, au sortir de l'eau, m'inspira de ne demander autre chose que la patience dans les peines corporelles.
«Peu de jours après, on nous conduisit en prison. L'horreur et l'obscurité du lieu me saisirent d'abord; car je ne savais ce que c'était que ces sortes de lieux. Oh! que ce premier jour me fut rude! Quelle horrible chaleur! on étouffait, tant on était pressé; outre qu'il nous fallait à tous moments essuyer l'insolence des soldats qui nous gardaient. Toutefois, ce qui me causait le plus d'angoisse, c'était l'inquiétude pour mon enfant. Mais Tertius et Pomponius, deux charitables diacres, obtinrent à force d'argent que l'on nous mît dans un lieu où nous fussions plus au large, et où en effet nous commençâmes un peu à respirer. Chacun songeait à ce qui le regardait. Pour moi, je me mis à allaiter mon enfant, que l'on m'avait apporté, et qui était déjà tout languissant, pour avoir été longtemps sans nourriture. Toute mon inquiétude était pour lui. Je ne laissais pas toutefois de consoler ma mère et mon frère, mais surtout je les conjurais d'avoir soin de mon enfant. Il est vrai que j'étais sensiblement touchée de les voir eux-mêmes si fort affligés pour l'amour de moi. Je ressentis ces peines durant plusieurs jours; mais ayant obtenu qu'on me laisserait mon enfant, les soins que je lui donnais me furent une consolation; la prison me devint un palais; je préférais y être que partout ailleurs.
«Un jour mon frère me dit : «Madame ma sœur, je sais que tu as beaucoup de crédit auprès de Dieu; demande-lui donc, je te prie, qu’Il te fasse connaître par quelque vision, ou de quelque autre manière, si tu dois souffrir le martyre ou si tu seras relâchée.» Moi qui savais bien que j'avais quelquefois l'honneur de m'entretenir familièrement avec le Seigneur, et que je recevais de lui chaque jour mille marques de bonté, je répondis pleine de confiance à mon frère : «Je te dirai demain ce qui en sera.» Je demandai donc, et voici ce qui me fut montré.
«Je vis une échelle d'or, d'une prodigieuse hauteur, qui touchait de la terre au ciel, mais si étroite qu'on n'y pouvait monter qu'un à un. Les deux côtés de l'échelle étaient tout bordés d'épées tranchantes, d'épieux, de javelots, de faux, de poignards, de larges fers de lances, en sorte que celui qui y serait monté négligemment, et sans avoir toujours la vue tournée vers le haut, ne pouvait éviter d'être déchiré par tous ces instruments, et d'y laisser une grande partie de sa chair. Au pied de l'échelle était un effroyable dragon qui paraissait toujours prêt à se lancer sur ceux qui se présentaient pour monter. Saturus, toutefois, l'entreprit; il monta le premier. Il s'était venu rendre prisonnier de son gré, voulant partager notre sort; car il n'était pas avec nous quand nous fûmes arrêtés. Étant heureusement arrivé au haut de l'échelle, il se tourna vers moi, et me dit : «Perpétue, je t'attends; mais prends garde à la dent de ce dragon.» Je lui répondis : «Je ne le crains pas, et je vais monter au nom du Seigneur Jésus Christ.» Alors le dragon, comme s'il eût eu peur de moi, détourna doucement la tête; et moi ayant monté le premier échelon, je foulai du pied cette tête hideuse. Étant parvenue au haut de l'échelle, je me trouvai dans un jardin spacieux, au milieu duquel je vis un homme de haute taille, ayant les cheveux blancs; il était assis et vêtu en berger. Il y avait là un troupeau de brebis dont il tirait le lait, et il était environné de plusieurs milliers de personnes vêtues de blanc. Il leva la tête, me regarda et me dit «Ma fille, tu es la bienvenue.» Et il me donna du lait qu’iil tirait; cela était fort épais, et comme une espèce de caillé. Je le reçus en joignant les mains, et le mangeai; tous ceux qui étaient là présents répondirent : Amen. Je me réveillai à ce bruit, et je trouvai en effet que j'avais dans la bouche quelque chose de fort doux que je mangeais. Dès que je vis mon frère, je lui racontai cette vision, et nous en conclûmes que nous devions souffrir. Nous commençâmes donc à n'avoir plus aucune espérance dans ce monde.
«Au bout de quelques jours, le bruit ayant couru que nous allions être interrogés, je vis arriver mon père; la douleur était peinte sur son visage; un chagrin mortel le consumait. Il vint à moi : «Ma fille, me dit-il, aie pitié de mes cheveux blancs; aie pitié de ton père, si je mérite encore d'être appelé ton père. Si je t'ai élevée moi-même jusqu'à cet âge, si je t'ai préférée à tous tes frères, ne me rends pas l'opprobre des hommes. Regarde tes frères, regarde ta mère et ta tante; regarde ton enfant, qui ne pourra vivre si tu meurs : laisse cette fierté, et ne sois pas la cause de notre perte à tous. Nul de nous n'osera plus parler, s'il t’arrive malheur.» Mon père me disait toutes ces choses par tendresse; il me baisait les mains; puis se jetant à mes pieds tout en larmes, il m'appelait non plus sa fille, mais sa dame. Je plaignais la vieillesse de mon père, songeant qu'il serait le seul de toute notre famille qui ne se réjouirait pas de mon martyre. Je lui dis pour le consoler : «Quand nous serons sur l'estrade, il n’arrivera de tout ceci que ce qu'il plaira à Dieu : nous ne dépendons pas de nous-mêmes, mais de Lui.» Et il se retira accablé de tristesse.
« Un jour, comme nous dînions, on vint tout d'un coup nous enlever pour subir l’interrogatoire. Le bruit s'en étant répandu aussitôt dans les quartiers voisins, il s'amassa un peuple infini. Nous montâmes sur l'estrade. Mes compagnons furent interrogés et confessèrent. Quand ce fut mon tour, et comme je me préparais à répondre , mon père parut à l'instant avec mon enfant. Il me tira de ma place, et me dit en suppliant : «Aie pitié de ton enfant.» Alors le procurateur Hilarien, qui exerçait le droit de glaive à la place du proconsul Minucius-Timinianus, mort depuis peu de temps, me dit : «Épargne la vieillesse de ton père; épargne l'enfance de ton fils; sacrifie pour la santé, des empereurs.» Je répondis : «Je ne le ferai pas.» Hilarien reprit : «Tu es donc chrétienne ? — Oui, je le suis, répondis-je.» Cependant mon père, qui, espérant toujours me gagner, était resté là, reçut un coup de baguette d'un huissier, à qui Hilarien avait, ordonné de le faire retirer. Je le sentis comme si j'eusse été frappée moi-même, tant je fus affligée de voir mon père ainsi maltraité dans sa vieillesse. Le juge prononça la sentence par laquelle nous étions tous condamnés aux bêtes. Nous redescendîmes joyeux à la prison. Comme mon enfant était nourri de mon lait, et que je le gardais d'ordinaire avec moi dans la prison, j'envoyai le diacre Pomponius le demander à mon père; mais il ne voulut pas le donner. Dieu permit que l'enfant ne demandât plus à téter, et que mon lait ne m'incommodât pas. Il calma mes inquiétudes sur l'enfant et m’épargna les douleurs du corps.
«Comme nous étions tous, quelques jours après, en prières, je prononçai par hasard le nom de Dinocrate. J'admirai comme une chose extraordinaire que, n'ayant point pensé à lui depuis sa mort, je m'en souvenais alors d'une manière si singulière. Je donnai quelques larmes au triste accident qui nous l'avait ravi, et je connus que je serais exaucée, si je priais pour lui. Je commençai donc à offrir des prières et à gémir beaucoup en la Présence de Dieu. La nuit suivante il me sembla voir sortir Dinocrate d'un lieu obscur où il y avait beaucoup d'autres personnes; il était haletant et dévoré de soif, le visage malpropre, le teint pâle, ayant encore sur la joue l’ulcère dont il mourut. Ce Dinocrate était mon frère, mort à l'âge de sept ans d'un cancer au visage qui faisait horreur à tout le monde. C'était donc pour lui que j'avais prié avec tant d'ardeur. Au reste, il me semblait qu'il y avait un fort grand espace entre lui et moi; en sorte qu'il nous était impossible de nous joindre. Près de l'enfant était un bassin plein d'eau, mais dont le bord était plus haut que la taille de l'enfant. Il faisait des efforts pour y atteindre; mais c'était toujours en vain. Je me désolais en voyant que ce bassin était plein d'eau, et que la hauteur de son bord empêchait mon frère de s'y désaltérer. Je me réveillai, et compris qu'il était dans la souffrance; mais j'eus une ferme espérance que je pourrais le soulager de ses peines, et je priai pour lui tous les jours, jusqu’à ce que nous fussions transférés dans la prison du camp : car nous étions destinés pour servir aux spectacles qui se devaient donner dans le camp, au jour de la naissance du césar Geta. Je priai donc jour et nuit pour mon frère avec larmes et gémissements, afin que Dieu me l'accordât.
«Le jour où nous fûmes mis dans les ceps, j'eus cette vision. J’aperçus de nouveau le lieu ténébreux qui m'avait été montré; il était devenu lumineux, et Dinocrate était purifié, bien vêtu, et il se rafraîchissait. Sur son visage il n'y avait plus qu'une légère cicatrice. Je vis aussi que les bords du bassin étaient abaissés et ne venaient plus qu'à la ceinture de l’enfant, qui tirait de l’eau avec empressement. Il y avait sur le bord du bassin une fiole d’or pleine de cette eau. Dinocrate prit cette fiole, il en but, et elle ne diminuait pas. Quand il fut désaltéré , il courut jouer, plein de gaieté, comme font les enfants; et je me réveillai dans le moment. Alors je compris qu'il avait été délivré des peines qu'il endurait.
«Quelques jours s'étant écoulés, celui qui commandait les gardes de la prison, s'apercevant que Dieu nous favorisait de plusieurs dons, conçut une si grande estime pour nous, qu'il laissait entrer librement les frères qui nous venaient voir en grand nombre, soit pour nous consoler, soit pour recevoir eux-mêmes de la consolation. Mais, peu de jours avant les spectacles, je vis arriver mon père, tout accablé de tristesse. Il s'arrachait la barbe, il se jetait contre terre, et y demeurait couché sur le visage, maudissant ses années, et disant des choses capables d'émouvoir toutes les créatures. J'étais brisée de douleur en songeant à sa vieillesse infortunée.
«Enfin, la veille de notre combat, j'eus cette vision. Le diacre Pomponius était venu à la porte de la prison, il y frappait à grands coups, et j'accourus pour la lui ouvrir. Il était vêtu d'une robe blanche d'une étoffe fort riche, et bordée de petites grenades d'or. Il me dit : «Viens, Perpétue; nous t'attendons.» En même temps il me présenta la main, et nous nous mîmes tous deux à marcher par des chemins rudes et sinueux; enfin, après avoir fait plusieurs détours, nous arrivâmes à l'amphithéâtre tout hors d'haleine. Pomponius me conduisit au milieu de l'arène, et il me dit : «Ne crains pas : je suis ici avec toi, et je prends part à tes travaux.» Il disparut, et j'aperçus un grand peuple tout étonné. Comme je savais que j'étais destinée aux bêtes, je ne comprenais pas pourquoi on différait tant à les lâcher contre moi. Alors il parut un Égyptien fort laid, qui s'avança vers moi avec plusieurs autres aussi difformes que lui, et il me présenta le combat; mais en même temps de jeunes hommes d'une grande beauté s'approchèrent pour me secourir. On m'ôta mes habits, et je sentis que j'avais changé de sexe, et que j'étais devenue un athlète fort et vigoureux. Ces jeunes hommes, qui s'étaient rangés de mon côté, me frottèrent d'huile, comme on a accoutumé de faire à ceux qui se disposent à la lutte. Mais comme nous étions sur le point d'en venir aux mains, je vis de l'autre côté l'Égyptien se rouler dans la poussière. Tout à coup parut un homme d'une taille tellement élevée que sa tête atteignait à la hauteur de l'amphithéâtre ; il était vêtu d'une tunique flottante avec deux bandes de pourpre par devant; elle était bordée de grenades d'or et d'argent. Il tenait une baguette semblable à celle que tiennent les intendants des jeux, et un rameau vert d'où pendaient des pommes d'or. Ayant fait faire silence, il dit : «Si l'Égyptien remporte la victoire sur la femme, il la tuera avec le glaive; mais si la femme demeure victorieuse, elle aura ce rameau.» Ayant ainsi parlé, il se retira. Nous nous joignîmes l'Égyptien et moi, et nous commençâmes un rude combat. Il faisait tous ses efforts pour me saisir le pied, afin de me renverser; ce que j'évitais soigneusement, en lui portant plusieurs coups au visage. Je me sentis même comme élevée en l'air, d'où je frappais mon ennemi avec avantage, comme si j'eusse été à terre. Enfin, voyant que le combat tirait en longueur, je joignis mes deux mains, passant les doigts les uns dans les autres; et, saisissant la tête de l'Égyptien, je le renversai sur le visage et lui marchai sur la tête. Le peuple se mit à pousser des cris, et mes défenseurs entonnèrent un cantique. Pour moi, je m'avançai vers l'intendant des jeux, et je reçus le rameau de sa main. En me le donnant, il m'embrassa, et me dit : «Ma fille, la paix soit avec toi.» Je me dirigeai avec gloire vers la porte de l'amphithéâtre appelée Sana-Vivaria. Je me réveillai ensuite, et je compris que ce n'était pas contre les bêtes que j'allais avoir à combattre, mais contre le diable. La vision qui me prédisait le combat m'assurait en même temps de la victoire.
«J'ai conduit ce récit jusqu'à la veille des spectacles; quelque autre écrira, s'il veut, ce qui s'y sera passé.»
Saturus eut aussi une vision, et il l'a écrite en ces termes : «Nous avions déjà souffert; nous sortîmes de nos corps, et nous nous sentîmes portés vers l'Orient par quatre anges qui nous enlevaient sans nous toucher. Nous n’étions pas renversés, le visage en haut; mais nous montions une pente douce. Lorsque nous fûmes un peu éloignés de la terre, nous vîmes d'abord une lumière immense. Je dis alors à Perpétue, qui était proche de moi : «Ma sœur, voici ce que le Seigneur nous avait promis; nous l'obtenons aujourd’hui.» Les quatre anges nous portant toujours, nous nous trouvâmes dans un vaste jardin rempli de rosiers et de toutes sortes de fleurs; les arbres étaient hauts comme des cyprès, et leurs feuilles tombaient incessamment. Quatre anges, plus brillants encore que ceux qui nous avaient portés, dans ce jardin, nous ayant vus, nous abordèrent avec respect, et dirent à nos conducteurs avec un accent d'admiration : «Ce sont eux! ce sont eux!» Alors les quatre premiers anges nous déposèrent, et nous étions dans l'étonnement.
«Nous fîmes alors à pied un stade de chemin par une large allée, et nous rencontrâmes Jocondus, Saturnin et Artaxius, qui tous trois avaient été brûlés vifs pour la foi dans la même persécution, et Quintus, qui était mort en prison pour la même cause. Et comme nous nous informions où étaient les autres martyrs de notre connaissance, les anges prirent la parole, et dirent : «Venez d'abord; entrez, et saluez le Seigneur.» Nous approchâmes d'un lieu dont les murailles étaient comme bâties de lumière. Dans le vestibule se tenaient quatre anges qui, en entrant, nous revêtirent de robes blanches. Nous entrâmes, et nous vîmes une lumière immense, et nous entendîmes des voix qui chantaient à l’unisson et sans jamais s'arrêter : «Saint! Saint! Saint!» Et nous vîmes au milieu comme un homme assis, ayant les cheveux blancs comme la neige et un visage de jeune homme. Nous ne vîmes point ses pieds. Il avait à sa droite et à sa gauche vingt-quatre vieillards, et derrière eux plusieurs personnes debout. Saisis d'admiration, nous nous tenions devant le trône. Les quatre anges nous soulevèrent doucement, et nous allâmes embrasser celui qui était assis, et il nous passa sa main sur le visage. Les vieillards nous dirent d'abord de demeurer; ce que nous fîmes, et ils nous donnèrent le baiser de paix. Ensuite ils nous dirent : «Allez vous réjouir.» Je dis alors à Perpétue : «Tu as maintenant ce que tu désires.» Elle me répondit : «Dieu soit loué; j'ai plus de joie ici que je n'en ai jamais eu lorsque j'étais dans mon corps.»

«En sortant, nous trouvâmes devant la porte, à droite, l'évêque Optatus, et à gauche, le prêtre et docteur Aspasius, séparés et tristes. Dès qu'ils nous aperçurent, ils se vinrent jeter à nos pieds, en nous disant : «Mettez-nous d'accord; vous êtes partis, et vous nous avez laissés en cet état.» Nous leur dîmes «Eh! n'êtes-vous pas, toi notre évêque, et toi un prêtre ? Comment donc pourrions-nous vous souffrir ainsi à nos pieds ? c'est à nous de nous prosterner aux vôtres.» Et en même temps nous nous y jetâmes, et nous les embrassâmes tous deux. Perpétue se mit ensuite à s'entretenir avec eux; et nous les menâmes dans le jardin, où nous nous arrêtâmes sous un rosier; mais il vint des anges qui dirent à Optatus et à Aspasius : «Laissez-les se réjouir en liberté; ils n'ont que faire de vos divisions, si vous avez quelque différend ensemble, pardonnez-vous l'un à l'autre.» Ils les éloignèrent, et dirent à Optatus : «Corrige ton peuple; ils vont à tes assemblées comme s'ils revenaient du cirque, ou comme s'ils formaient des factions.» Les anges leur ayant ainsi parlé, il nous sembla qu'ils voulaient fermer les portes du jardin. Alors nous reconnûmes beaucoup de nos frères et aussi des martyrs. Nous nous sentions nourris par l'odeur d'un ineffable parfum qui nous rassasiait. Je me réveillai plein d'allégresse.» Telles sont les principales visions qu'ont laissées par écrit les bienheureux martyrs Saturus et Perpétue.
Dieu appela à lui Secondulus, lorsqu'il était encore en prison. Il voulut, dans sa Bonté, lui épargner la dent des
bêtes. Si son âme fut peu sensible à cette grâce, son corps du moins en profita.
Quant à Félicité, elle était enceinte de huit mois; et, le jour des spectacles étant si proche, elle était inconsolable, prévoyant que sa grossesse ferait différer son martyre, et qu’ensuite on la ferait mourir avec des scélérats. Elle appréhendait que son sang pur et innocent ne fût confondu avec le sang impur et criminel de quelque homicide. Mais elle n'était pas la seule qui s'attristât de ce retardement, les autres martyrs n'en étaient pas moins affligés qu'elle. Ils ne pouvaient se résoudre à laisser seule sur le chemin de l'espérance céleste une si aimable et si digne compagne de leurs épreuves. Ils se joignirent donc pour obtenir de la Bonté de Dieu que Félicité pût être délivrée avant le jour du combat. C'était trois jours seulement avant les spectacles. Ils furent exaucés; car à peine avaient-ils fini leur prière, que les douleurs saisirent Félicité. Et parce que, n'étant que dans son huitième mois, l'accouchement était plus difficile, elle souffrait de vives douleurs, et la violence du mal lui arrachait des plaintes. Sur quoi un guichetier lui dit : «Si tu te plains déjà, que sera-ce quand tu seras exposée aux bêtes ? Il eût donc mieux valu sacrifier aux dieux.» Félicité répondit : «Maintenant c'est moi qui souffre; mais là il y en aura un autre en moi, qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour lui.» Elle accoucha d'une fille qui fut adoptée par une de nos sœurs.
Au reste, puisque c'est la Volonté du saint Esprit, qu'on laisse à la postérité un récit de ces spectacles, quoique nous soyons indignes de continuer la narration de faits si glorieux, cependant, pour accomplir l'ordre de la très sainte Perpétue et exécuter l'œuvre qu'elle a confiée à notre foi, nous ajouterons ici le récit de sa constance et de sa grandeur d'âme.
Le tribun qui avait les saints martyrs en sa garde les traitait avec une extrême rigueur, parce que des gens, ou malintentionnés, ou sottement crédules, lui faisaient appréhender qu'on ne les tirât de prison par le moyen de la magie. Perpétue lui dit hardiment : «Pourquoi ne nous donnes-tu pas du soulagement, à nous les condamnés du très noble César, et destinés à combattre pour la fête de sa naissance ? N'est-il pas de ton honneur que nous y paraissions en bon état ?» Le tribun, à ce reproche, rougit et demeura confus; et, voulant faire oublier à ses prisonniers le mauvais traitement qu'ils avaient reçu de lui, il donna de nouveaux ordres, portant qu'ils seraient traités plus humainement, que les frères et les autres auraient la liberté de les visiter et de se rafraîchir avec eux. Quant au geôlier, il s'était déjà rendu à la foi.
Or, le soir qui précède immédiatement le jour des spectacles, la coutume est de donner publiquement à ceux qui sont condamnés aux bêtes un repas, qu'on nomme le souper libre; nos saints martyrs changèrent, autant qu'il leur fut possible, ce dernier souper en une agape modeste. Ils parlaient au peuple avec leur fermeté ordinaire, le menaçant du jugement de Dieu, relevant le bonheur de leurs souffrances, et souriant de la curiosité de ceux qui accouraient pour les voir. Saturus leur disait : «Le jour de demain ne suffira-t-il pas pour nous contempler à votre aise et pour assouvir la haine que vous nous portez ? Aujourd'hui amis, demain ennemis. Remarquez bien nos visages, afin que vous nous reconnaissiez au jour du jugement.» Les païens se retirèrent tout interdits, et beaucoup d'entre eux crurent en Jésus Christ.
Le jour de la victoire étant arrivé, les martyrs partirent de la prison pour l'amphithéâtre comme pour le ciel, avec un visage gai et d'une beauté céleste, émus de joie et non de crainte. Perpétue s'avançait la dernière; ses traits respiraient la tranquillité de son âme, et sa démarche était celle d'une noble matrone chérie du Christ. Elle tenait les yeux baissés, pour en dérober l'éclat aux spectateurs. Félicité était dans la joie d'avoir pu accomplir ses couches assez à temps pour pouvoir combattre les bêtes avec les autres martyrs, regardant l'effusion de son sang comme sa purification. Quand ils furent arrivés à la porte de l'amphithéâtre, on voulut les obliger, selon la coutume, à prendre les habits dont on revêtait ceux qui prenaient part à ces spectacles : aux hommes, le manteau des prêtres de Saturne; aux femmes, la bandelette des prêtresses de Cérès. Les martyrs refusèrent avec énergie ces marques d'idolâtrie, et dirent : «Nous ne sommes ici que parce que nous avons voulu conserver notre liberté; nous avons sacrifié notre vie pour ne rien faire de semblable; nous en sommes convenus avec vous.» Cette fois l'injustice reconnut le bon droit et le conserva. Le tribun consentit à ce qu'ils entrassent simplement comme ils étaient. Perpétue chantait, comme foulant déjà la tête de l'Égyptien. Revocatus, Saturnin et Saturus menaçaient le peuple qui regardait. Lorsqu'ils furent vis-à-vis le balcon d'Hilarien, ils lui crièrent : «Tu nous as jugés; mais Dieu te jugera à son tour.» Le peuple, irrité de cette généreuse hardiesse, demanda qu'ils fussent fouettés, selon la coutume, en passant entre les rangs des bestiaires. Les martyrs se réjouirent de participer ainsi à l'un des tourments de la passion du Seigneur.
Mais celui qui a dit : «Demandez et vous recevrez,» accorda à chacun de ses serviteurs ce qu'il lui avait demandé; car, s'entretenant un jour du genre de martyre qu'ils désiraient, Saturnin avait témoigné qu'il désirait avoir à combattre contre toutes les bêtes de l'amphithéâtre, pour obtenir une plus glorieuse couronne. En effet dans le spectacle, lui et Revocatus, après avoir été attaqués par un léopard, furent encore vivement traînés par un ours jusque auprès d'un théâtre, où il les laissa tout déchirés. Quant à Saturus, il ne craignait rien tant que d'être exposé à un ours, et il eût souhaité qu'un léopard lui ôtât la vie du premier coup de dent. Il fut d'abord exposé à un sanglier; mais, dans le moment même, la bête se retournant contre le piqueur qui la conduisait, lui ouvrit le ventre avec ses défenses, en sorte qu'il mourut après les spectacles, puis, revenant sur Saturus, elle se contenta de le traîner quelques pas sur le sable. Le martyr fut ensuite attaché sur le pont, près d'un ours; mais la bête ne sortit pas de sa loge. Ainsi Saturus, demeuré sain et sauf dans ces deux rencontres, fut rappelé de l'amphithéâtre.
Quant aux deux femmes, le diable avait destiné pour elles, contre la coutume des jeux, une vache furieuse, comme pour insulter à leur sexe. On leur ôta donc leurs habits, et on les mit chacune dans un filet. Le peuple fut ému en voyant cette jeune dame si délicate, et cette autre femme récemment accouchée et dont les mamelles dégouttaient encore de lait. On les ramena donc à la barrière, et on leur permit de reprendre leurs habits. Perpétue s'avance aussitôt; la vache la prend, l'enlève, et la laisse retomber sur les reins. La jeune martyre revenue à elle, et s'apercevant que sa robe était déchirée le long de sa cuisse, la rejoignit proprement, moins occupée des douleurs qu'elle ressentait que de la modestie qui pouvait être blessée. On la ramena pour recevoir un nouveau choc; elle renoua alors ses cheveux qui s'étaient détachés; car il ne convenait pas qu'une martyre, en son jour de victoire, parût les cheveux épars, et montrât un signe de deuil dans un moment si glorieux. Quand elle fut relevée, ayant aperçu Félicité, que cette vache furieuse avait toute brisée, étendue sur le sable, elle alla à elle, et, lui donnant la main, l'aida à se relever. Elles se présentèrent ensuite pour soutenir une nouvelle attaque; mais le peuple, se lassant d'être cruel, ne voulut plus qu'on les exposât.
0n les conduisit donc vers la porte Sana-Vivaria, où Perpétue fut reçue par un catéchumène nommé Rusticus, qui avait toujours eu un grand attachement pour elle. Alors, comme sortant d'un sommeil, tant son extase avait été profonde, et regardant autour d'elle, elle dit, au grand étonnement de tous : «Quand donc nous exposera-t-on à cette vache furieuse ?» Lorsqu'on lui raconta ce qui lui était arrivé, elle ne put le croire que lorsqu'elle eut vu sur son corps et sur ses habits les traces de ce qu'elle avait souffert, et qu'elle eut reconnu le catéchumène. Alors, faisant approcher son frère et ce catéchumène, elle leur dit : «Demeurez fermes dans la foi, aimez-vous les uns les autres, et ne soyez point scandalisés de nos souffrances.»
D'autre part, Saturus, qui s'était retiré sous un des portiques de l'amphithéâtre, disait au soldat Pudens : «Ne te l’avais-je pas prédit ? aucune bête ne m'a encore touché; crois donc de tout ton cœur; je retourne dans l'arène; un léopard, du premier coup de dent, va finir ma vie.» En effet, sur la fin des spectacles, il fut présenté à un léopard, qui d'un seul coup de dent le couvrit de sang. Le, peuple s'écria : «Il est bien lavé; le voilà baptisé une seconde fois.» Saturus dit alors au soldat Pudens : «Adieu! souvenez-vous de ma foi; que ceci ne vous trouble point, mais plutôt vous fortifie.» Il lui demanda ensuite l'anneau qu'il avait au doigt, et l'ayant trempé dans sa plaie, il le lui rendit comme un gage et comme un souvenir de son sang. On transporta ensuite le martyr expirant au lieu où il devait être égorgé avec les autres.
Le peuple demanda qu'on les ramenât tous au milieu de l'amphithéâtre, afin de repaître ses regards homicides du spectacle de leur immolation par le glaive. Les martyrs se levèrent, et se traînèrent où le peuple les demandait, après s'être embrassés, afin de sceller leur martyre par le solennel baiser de paix. Ils reçurent le coup mortel sans faire le moindre mouvement, et sans laisser échapper la moindre plainte. Saturus, qui, dans la vision, avait franchi le premier l'échelle, fut aussi le premier qui expira, et il alla attendre Perpétue. Quant à elle, afin qu'elle eût du moins quelque chose à souffrir, Dieu permit qu'elle échût à un gladiateur encore novice, qui la piqua entre les côtes. La martyre poussa un cri, et conduisit elle-même à sa gorge la main tremblante de cet apprenti. Peut-être que cette sublime femme ne pouvait mourir autrement, et que l'esprit immonde qui la redoutait n'eût osé attenter à sa vie, si elle-même n'y eût consenti.