LE COMBAT DU GRAND MARTYR SAINT NICÉPHORE

(l’an de Jésus Christ 260)

fêté le 9 février

Il y avait à Antioche un prêtre nommé Saprice; un autre chrétien, mais simple laïque, nommé Nicéphore, était l’ami très intime de ce prêtre. Tous deux s'aimaient du point qu'on eût dit qu'ils étaient frères, nourris ensemble dans le sein d'une même mère, tant leur charité fraternelle dépassait ce que l'amitié chez les hommes a de plus tendre. Déjà depuis longtemps ils vivaient dans cette étroite union, quand l'adversaire du genre humain, l'ennemi de tout ce qui est grand et beau, jeta sur leur bonheur un regard d'envie, et créa entre eux une inimitié si profonde, qu'ils évitaient même de se rencontrer sur la place publique. Une haine satanique s'était emparée de leurs âmes.
Après de longs jours passés dans cette disposition criminelle, Nicéphore enfin, rentrant en Iui-même, comprit que la haine est l'œuvre du diable. Il pria quelques amis d'aller trouver le prêtre Saprice, de lui demander grâce pour Nicéphore, le conjurant en son nom de pardonner et de recevoir son repentir; mais Saprice refusa tout pardon. Une deuxième fois, Nicéphore lui envoya d'autres amis pour l'adoucir en sa faveur. Et malgré leurs prières, Saprice pour la seconde fois les refusa. Le bienheureux Nicéphore cependant eut recours à de nouveaux amis plus dévoués encore, afin d'obtenir par eux le pardon de sa faute; car il est écrit que toute parole doit avoir son appui dans le témoignage de deux ou trois témoins. Mais l’homme au cœur dur et implacable avait oublié la parole du Seigneur Jésus Christ : «Pardonnez, et il vous sera pardonné;» et cette autre : «Si vous ne remettez pas aux hommes les offenses qu'ils vous ont faites, votre Père céleste ne vous remettra pas les péchés que vous avez commis contre lui.» À toutes ces supplications, il ne pardonna pas. Pour Nicéphore, quand il vit que Saprice dédaignait la prière de leurs communs amis, qui imploraient en vain son pardon, fidèle à sa foi et plein de respect pour son Dieu, il courut à la maison de Saprice et se jeta à ses pieds en lui disant : «Père, au nom du Seigneur, pardonne-moi.» Et cette fois encore, Saprice refusa de se réconcilier. Pourtant Nicéphore était son ami, un ami qui descendait en ce moment jusqu'à la prière, lorsque lui, avant toute prière, aurait dû, dès la première excuse, l'accueillir avec bonté; bien plus, Saprice était chrétien, il était prêtre et s'était engagé solennellement au service du Seigneur.
Sur ces entrefaites, une persécution s'éleva dans la ville qu'ils habitaient. Les chrétiens étaient soumis à de cruelles éprouves. Saprice tout d'abord fut arrêté et livré au proconsul, Quant on l'eut amené devant son tribunal, le proconsul lui dit : «Quel est ton nom ?» Saprice répondit : «On m'appelle Saprice.» Le proconsul dit : «Le nom de ta famille ?» Saprice répondit : «Je suis chrétien.» Le proconsul dit : «Es-tu clerc, ou laïque ?» Saprice répondit : «Je suis dans l'ordre des prêtres.» Le proconsul dit : «Nos Augustes, les maîtres de ces contrées et de tout l'empire romain, Valérien et Gallien, ont porté un décret qui oblige tous ceux qui se disent chrétiens à sacrifier aux dieux immortels. Celui qui, méprisant ces ordres, refusera d'obéir, doit être soumis à tous les genres de tortures, puis condamné à la mort la plus cruelle.» Mais Saprice, ferme devant la menace, répondit au proconsul : «Nous chrétiens, nous avons le Christ pour roi, parce qu’Il est le seul vrai Dieu, créateur du ciel, de la terre, de la mer et de tout ce qu’ils renferment. Tous les dieux des nations sont des démons; qu'ils disparaissent donc de la surface de la terre, ces dieux incapables de donner un secours aussi bien que de nuire, ou de créer le plus léger obstacle à des hommes qui les ont fabriqués de leurs mains.»
Le proconsul, irrité de cette réponse, ordonna qu'on le jetât dans une machine en forme de vis, pour y être cruellement tourmenté. Saprice alors dit au proconsul : «Mon corps est dans tes mains, et tu peux exercer contre lui ta cruauté; mais sur mon âme tu n'as aucun pouvoir, ni toi ni personne au monde, si ce n'est le Seigneur, le Christ Jésus qui l'a créée.» Et il soutenait avec courage les longues tortures. À la fin, le juge, voyant qu'il ne pouvait triompher de sa constance, prononça la sentence; elle était conçue en ces termes: «Saprice le prêtre a méprisé les ordres des empereurs et refusé d'obéir; il n'a pas voulu sacrifier aux dieux immortels, sous le prétexte de ne pas renoncer à l'espérance des chrétiens; je le condamne à la peine capitale.»
Après avoir entendu cette sentence qui lui assurait le martyre, Saprice sortait du prétoire et s'empressait d’aller recueillir la couronne céleste, lorsque le bienheureux Nicéphore, qui avait appris son bonheur, accourut à sa rencontre, et, se jetant à ses pieds, lui dit : «Martyr du Christ, pardonne-moi ; car j'ai péché contre toi.» Saprice ne répondit pas. Le bienheureux Nicéphore, se relevant, courut par une autre rue pour le retrouver encore avant qu'il sortit de la ville; il se jeta de nouveau au-devant de lui, et lui dit : «Je te conjure, martyr du Christ, fais-moi grâce cet pardonne-moi l'offense que je t'ai faite par faiblesse humaine. Voilà que tu vas recevoir la couronne des mains du Seigneur que tu n'as pas voulu renier, et dont tu as confessé le nom en présence de nombreux témoins.» Mais Saprice, le cœur aveuglé par la haine, ne pardonna point et refusa de répondre, en sorte que les bourreaux eux-mêmes disaient à Nicéphore : «Insensé que tu es, nous n'avons jamais vu ton pareil : dans un instant on va lui trancher la tête, et tu lui demandes grâce !» Le bienheureux Nicéphore leur répondait : «Vous ne savez pas ce que je demande au confesseur du Christ; Dieu le sait.» Et il suivit jusqu'au lieu où Saprice devait être exécuté, et là il lui dit encore : «Il est écrit : Demandez, et on vous donnera; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et il vous sera ouvert.» Mais ces paroles touchantes d’un ami, le cruel ne les entendait pas; la prière ne pouvait fléchir sa dureté; il fermait l’oreille, comme le serpent à la fois aveugle et sourd, qui n’entend pas la voix de l'enchanteur.
Mais Ia parole du Seigneur ne saurait tromper. Il a dit : «Si vous ne pardonner pas à vos ennemis, on ne vous pardonnera pas;» c'est pourquoi, quand il eut vu que rien ne pouvait fléchir Saprice, et que celui-ci n'avait pour son prochain ni miséricorde ni compassion, mais une implacable haine, il le priva du secours de sa grâce, ou plutôt ce fut Saprice qui s'en rendit lui-même indigne, à cause de sa haine invétérée, de son implacable ressentiment contre un ancien ami, contre un frère. Les bourreaux dirent à Saprice : «Mets-toi à genoux, afin qu'on te coupe la tête.» «Pourquoi ?» demanda Saprice. Les bourreaux répondirent : «Parce, que tu n'as pas voulu sacrifier, et que tu as méprisé le décret des empereurs pour un homme qu’on appelle Christ.» À ces mots, le malheureux Saprice cria aux bourreaux : «Ne me frappez pas, je fais ce qu'ordonnent les empereurs, et je sacrifie aux dieux.» Ainsi l'avait aveuglé la haine, ainsi elle lui avait enlevé la grâce de Dieu. Dans les tourments les plus affreux, il n'avait pas renié le Seigneur Jésus Christ, et voilà qu'à la fin de sa vie, sur le point de recevoir le prix et la couronne de gloire, il renie et devient apostat.
Le bienheureux Nicéphore, qui l'avait entendu, se mit aussitôt à le prier avec instance : «Frère, ne pèche pas, je t'en conjure; ne renie pas le Seigneur Jésus Christ. Crains pardessus tout d'apostasier, et de perdre une couronne que tu as achetée par tant de tourments.» Mais Saprice ne l'écouta pas, et il s'obstina à courir à l'abîme de l'éternelle mort, sacrifiant un poids immense de gloire à un moment de vie, qu'un coup d’épée allait trancher; tant le malheureux était aveuglé par la haine. Car il n'avait pas voulu écouter la Voix de notre Seigneur, qui nous crie, dans son Évangile : «Si vous apportez votre don à l'autel, et que là vous vous rappeliez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez votre présent devant l'autel et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; après quoi vous reviendrez offrir votre don.» Et dans une autre circonstance que Pierre et le prince des apôtres, lui avait fait cette question : «Si mon frère m'a offensé, combien de fois dois-je lui pardonner ? sept fois ?» le Seigneur lui répondit : «Je ne te dis pas sept fois seulement, mais soixante-dix fois sept fois.» Et lui le misérable, n'a pas voulu même une seule fois pardonner à son frère, quoique celui-ci lui demandât pardon avec les plus grandes instances. Le Seigneur a ordonné de pardonner à tous et du fond du cœur, même de laisser au pied de l'autel le présent qu'on allait offrir à Dieu, pour courir se réconcilier; et lui n'a même pas donné du bout des lèvres une parole, de pardon à son ami qui se repentait; il ne Iui a point accordé la grâce qu'imploraient des prières ardentes; mais il a fermé devant un frère les entrailles de la pitié. C'est pourquoi les portes du royaume des cieux se sont fermées devant lui, le secours de l'Esprit de Dieu l'a abandonné, et il a perdu la glorieuse couronne du martyre. Ainsi donc, frères bien-aimés, mettons-nous en garde contre cette puissance diabolique, qu’on appelle la haine; pardonnons à tout le monde toute espèce d'injures, afin que nous méritions de recevoir à notre tour le pardon du Seigneur Jésus Christ, selon la parole qu'il nous a Lui-même donnée : «Pardonnez-nous nos offenses;» car il est fidèle dans ses promesses.
Le bienheureux Nicéphore, voyant que l'apostasie de Saprice était consommée, dit aux bourreaux : «Moi, je suis chrétien, et je crois au Nom du Seigneur Jésus Christ que cet homme vient de renier. Frappez-moi donc.» Les bourreaux n'osèrent le frapper sans un ordre du proconsul. Tous cependant s'étonnaient de le voir se livrer ainsi de Iui-même à la mort; car il répétait à haute voix : «Je suis chrétien, et je ne sacrifie point à vos dieux.» Un des bourreaux courrait au proconsul et lui dit : «Saprice a promis de sacrifier aux dieux; mais il y en a un autre qui veut mourir pour celui qu'on appelle le Christ. Il crie : «Je suis chrétien; je ne sacrifie point à vos dieux et n'obéis point aux ordres de vos empereurs.»
Le proconsul, ayant entendu ce rapport, rendit aussitôt contre Nicéphore cette sentence : «Si cet homme ne sacrifie point aux dieux immortels, selon les ordres de nos empereurs, qu'il meure par le glaive.» En conséquence, ils s'emparèrent du bienheureux Nicéphore et lui tranchèrent la tête, comme le proconsul l'avait ordonné. Ainsi fut consommé le martyre de Nicéphore. Le front ceint d'une glorieuse couronne, il s'éleva dans les cieux sur les ailes de la foi, de l’amour et de l'humilité. Sa tendresse fraternelle surtout lui mérita le martyre, et il eut le bonheur d'être compté dans les rangs des saints, pour célébrer avec eux la Gloire, la Grandeur et la Bonté du Dieu notre Maître et notre Sauveur de Jésus Christ, à qui appartient, comme au Père, l'honneur, la puissance et la gloire, maintenant et toujours, dans les siècles des siècles. Amen.