FRAGMENTS DES LETTRES DE SAINT DENYS, ÉVEQUE D'ALEXANDRIE, SUR LES PERSÉCUTIONS DE DÉCIUS ET DE VALÉRIEN


(Années de Jésus Christ 250 et 257)


Nous reproduisons ces précieux restes de l'antiquité d'après l'Histoire
Ecclésiastique d'Eusèbe.


Fragment d'une lettre de saint Denys, dans laquelle il fait le récit de ce qui lui était arrivé durant la persécution de Décius.

(Eusèbe 1,VI)

Je parle en la présence de Dieu, et Il sait que je ne mens pas. Ce n'a point été de mon propre mouvement, et sans un ordre particulier de Dieu, que j'ai pris la fuite. L'édit de persécution donné, par Décius, venait à peine d'être publié, que Sabinus, à l'heure même , envoya un Frumentaire, avec ordre de me rechercher. J'en fus instruit, et je restai quatre jours dans ma maison à l'attendre. Mais lui, fouillant tous les lieux à l'entour, parcourait les routes, les rivières et les champs, partout où il soupçonnait que j'aurais pu fuir et me cacher. Il était frappé d'un tel aveuglement, qu'il semblait ne pouvoir trouver ma maison. Il est vrai qu’il ne soupçonnait pas qu'étant poursuivi, j'eusse osé y demeurer. Enfin, au bout de quatre jours, Dieu, malgré mes répugnances, m'ordonna de chercher un refuge ailleurs; et Il Se fit Lui-même mon guide d'une manière toute miraculeuse. Je sortis donc, accompagné de mes serviteurs et d'un grand nombre de frères. La suite ne tarda pas à montrer que rien de tout cela ne s’était fait que par une providence spéciale de Dieu; car notre fuite ne devait pas être inutile au salut d’un grand nombre. Vers le coucher du soleil, nous fûmes arrêtés, moi et tous ceux qui m'accompagnaient, par des soldats qui nous conduisirent à Taposiris. Quant à Timothée, Dieu avait voulu qu’il ne fût pas alors avec nous, et qu'ainsi il ne partageât pas notre sort. Revenu à ma maison peu de temps après mon départ, il l’avait trouvé abandonné et gardée par des soldats; c’était alors seulement qu’il avait appris notre arrestation.
Mais quelle fut l'admirable économie de la Providence divine, à notre égard ! Timothée avait aussitôt pris la fuite; il était troublé. Un paysan qui le rencontra lui demanda la cause de son empressement et de son trouble. Timothée lui raconta ce qui état arrivé. Le paysan, après avoir entendu ce récit, continua sa route. Il allait à un festin nuptial, qui, selon la coutume de ces sortes de réunions de plaisir, se faisait durant la nuit. À son arrivée, il fit part aux convives des nouvelles qu’il venait d'apprendre. Ce fut comme un signal; tous s'élancèrent à la fois et accoururent en poussant de grands cris, au lieu où nous étions détenus. Ils eurent bientôt mis en fuite les soldats qui nous gardaient; alors, sans nous donner le temps de reprendre nos vêtements, ils nous arrachèrent des misérables grabats sur lesquels nous nous étions jetés. Dieu sait quelle fut ma première impression. Je pensai d'abord que nous étions assaillis par une bande de voleurs qui venaient nous piller. Je n'avais sur moi qu'une simple tunique de lin; je, restai donc sur mon lit et leur offris le reste de mes vêtements qui étaient auprès de moi. Mais ils me pressèrent de me lever et de sortir au plus vite. Alors je compris le dessein qui les amenait , et je commençai à les supplier avec de grands cris de se retirer et de nous laisser. Que s'ils voulaient faire quelque chose qui me fût agréable, je les conjurais de devancer les bourreaux qui m'avaient arrêté et de me couper la tête. C'était là mon seul désir et toute ma prière; les frères, les compagnons de mes souffrances en ont été les témoins. Cependant, malgré mes cris, ils m'arrachèrent du lit par violence. Alors je me roulai à terre; mais ils me prirent par les pieds et par les mains, et m'entraînèrent dehors. Caïus, Faustus, Pierre et Paul, qui avaient été témoins de toute cette scène, me suivirent. Ils me prirent sur leurs bras, me portèrent hors du village; et, m'ayant fait monter sur un âne, ils m'emmenèrent.


Fragment d'une autre lettre de saint Denys, adressée à Domitien et à Didyme, sur le même sujet.

(Eusèbe 1,VII)

Il serait inutile de vous marquer ici les noms de ceux de nos frères qui sont morts martyrs; le nombre en est trop grand, et aucun d'eux d'ailleurs ne vous est connu. Mais du moins il est bon que vous sachiez en général que, sans distinction d'âge, de sexe ou de condition, hommes et femmes, jeunes gens et vieillards, soldats et citoyens, tous vainqueurs sous les coups des fouets, sous le fer des bourreaux ou au milieu des flammes, ont conquis la couronne du martyre. Plusieurs cependant n’ont pas eu le temps encore de mériter cette gloire devant Dieu, et je suis de ce nombre. C'est pourquoi, sa Providence a réservé mon jour pour une époque que Lui seul connaît, selon ce qu'Il a dit Lui-même :«Je t'ai exaucé au moment opportun, et je suis venu à ton secours au jour du salut.»
Mais puisque vous m'interrogez, et que vous voulez savoir dans quel état nous vivons maintenant je réponds à votre demande. Vous avez appris comment nous étions emmenés prisonniers. Caïus, Faustus, Pierre, Paul et moi, bien gardés par le centurion, ses officiers, ses soldats et ses serviteurs, quand des paysans maréotes, survenant à l'improviste, nous arrachèrent, malgré nous, de leurs mains, et, parce que nous ne voulions pas les suivre, nous entraînèrent, par force avec eux. Aujourd'hui, seul et privé de la société de nos frères, et n'ayant avec moi que Caïus et Pierre, je vis retiré au fond d'un affreux désert de Libye, à trois journées de Parétonium.
Cependant des prêtres demeurent cachés dans la ville pour visiter secrètement les frères : ce sont Maxime, Dioscore, Démétrius et Lucius. Pour Faustinus et Aquila, ils parcourent l'Égypte, sans craindre de se montrer au grand jour. Trois diacres seulement, Faustus, Eusèbe et Chérémon, ont survécu aux ravages de la peste. Eusèbe en particulier a été revêtu, dès le commencement, d'une force surhumaine; car Dieu lui avait donné pour mission d'assister généreusement en toutes manières les confesseurs dans leurs prisons, et de donner la sépulture, souvent au péril de sa vie, aux bienheureux qui avaient consommé leur martyre. Jusqu'à ce jour, en effet, comme je le disais plus haut, le préfet n'a pas cessé de poursuivre par les supplices ceux de nos frères qu'on lui présente. Ou il les fait périr par le feu, ou il les déchire dans la torture, ou il les laisse s'épuiser dans d'affreux cachots sous le poids de lourdes chaînes, ne permettrait à personne de les visiter; et il surveille avec cruauté l'exécution de ses ordres. Toutefois Dieu, par le zèle et la charité de nos frères, soulage et adoucit leurs tourments.


Autre fragment d'une troisième lettre de saint Denys d'Alexandrie sur la persécution de Valérien.

(Eusèbe, même livre, même chapitre)


Forcé de révéler l'admirable conduite de la Providence à notre égard, je crains qu'on ne m'accuse de céder à un sentiment de sotte vanité. Mais l'Écriture nous a appris que s'il fallait louer celui qui garde le secret du roi, il y a, au contraire, de la gloire à publier les oeuvres de Dieu. C'est pourquoi je veux braver les calomnies que Germain s'apprête à inventer contre moi.
Je ne comparus pas seul devant Émilien; j'étais accompagné du prêtre Maxime et des diacres Faustus, Eusèbe et Chérémon. De plus, un de nos frères de Rome, qui était alors à Alexandrie, se joignit à nous dès notre entrée dans le prétoire. Émilien ne me dit pas du premier abord : «Je te défends de tenir des assemblées.» Ce n'était là qu'un point secondaire et de peu d'importance; il avait hâte d'arriver au fait capital. Car il s'inquiétait peu de nous voir tenir nos réunions; ce qu'il voulait, c'était de nous faire renoncer à notre nom de chrétiens. Il m'ordonna donc d'abjurer, persuadé que mon exemple serait suivi de tous les autres. Je dis en peu de mots la réponse que je devais : «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.» Puis j'ajoutai, de manière que mon témoignage fût entendu de tous ceux qui étaient présents, que, j'adorais le seul vrai Dieu, et que je n'adorerai jamais que Lui; que ma résolution était inébranlable, et que rien ne pouvait me faire abjurer mon titre de chrétien. Sur cette réponse, il nous envoya dans un village nommé Céphro, qui touche le désert. Au reste, voici les paroles mêmes de nos interrogatoires telles qu'on les lit dans les actes publics.
Denis, Faustus, Maxime, Marcel et Chérémon, ayant été introduits, le préfet Étienne a dit: «Ce n'est pas seulement par écrit, mais de vive voix que je vous ai fait connaître la clémence dont nos princes usent envers vous; ils ont remis votre salut entre vos mains, à la seule condition que vous renoncerez à un culte contraire à la nature et à la raison, et que vous adorerez les dieux sauveurs de l'empire. Songez à ce que vous allez répondre. J'espère que vous ne vous montrerez pas ingrats pour tant de bonté, puisqu'ils n'ont d'autre désir que de vous ramener dans la bonne voie.» Denys a répondu : «Tous n'adorent pas tous les dieux; chacun n'honore que ceux qu'il reconnaît pour tels. Quant à nous, nous n'adorons qu'un seul Dieu, le Créateur de tout ce qui est, celui qui à donné l'empire aux très sacrés empereurs Valérien et Maxime. Nous lui offrons de continuelles prières, pour qu'Il affermisse leur pouvoir contre tous leurs ennemis.»
Le préfet Émilien a dit : «S'il est véritablement Dieu, qui vous empêche d'unir son culte à celui des autres dieux ? Le décret ordonne d'adorer les dieux, c'est-à-dire ceux que tous reconnaissent comme tels.» Denys a répondu : «Nous ne reconnaissons et n'adorons d'autre Dieu que le nôtre.» Le préfet Émilien a dit : «Je vois que vous êtes des ingrats, insensibles à la clémence de nos augustes empereurs. C'est pourquoi je ne vous laisserai pas dans cette ville; vous serez envoyés au milieu des déserts de la Libye, dans un lieu nommé Céphio; c'est celui que j'ai choisi par l'ordre de nos augustes empereurs. Là, il ne vous sera permis, ni à vous, ni à aucun autre, de tenir des assemblées ou de fréquenter les lieux que vous appelez cimetières. Celui qui disparaîtra du lieu que je viens de désigner, ou qui sera trouvé dans une assemblée quelconque, s'attirera des châtiments sévères. La justice ne manquera pas à son devoir». Partez donc sur-le-champ pour le lieu où je vous envoie.»
Quoique je fusse malade, il me força de partir sans vouloir m'accorder le délai d'un jour. Cependant les fidèles purent encore se réunir, et nous-mêmes nous ne fûmes pas privés du bonheur de présider encore en personne des assemblées chrétiennes. À Alexandrie en effet c'était encore moi qui les réunissais à l'église comme si j'eusse été au milieu d'eux; car quoique absent de corps, mon coeur était toujours resté avec eux. D'un autre côté, à Céphro, je vis bientôt une nombreuse société de fidèles se former autour de nous; un grand nombre de frères nous avaient suivis de la ville. Les autres accoururent des autres parties de l'Égypte. Ainsi Dieu a voulu, même dans ces lieux, nous ouvrir une porte à la prédication de l'Évangile. D'abord, il est vrai, nous fûmes poursuivis, on nous jeta des pierres; mais à la fin, un grand nombre de gentils abandonnèrent leurs idoles, et se convertirent au vrai Dieu. Ils devaient point encore reçu la semence de la parole divine, et nous fûmes les premiers à la répandre parmi eux, comme si Dieu ne nous eût envoyés là que pour accomplir cette mission. En effet, dès qu'elle fut achevée, il nous fit déporter ailleurs.
Émilien résolut de nous faire transférer dans un lieu plus solitaire et plus triste, et qui retracerait davantage encore toute l'horreur des déserts de Libye. Il nous envoya donc l'ordre de nous rendre dans la Maréote, et il assigna à chacun le village qu'il devait habiter. Pour moi, il me plaça le plus près de la voie publique, afin de pouvoir plus facilement me prendre; c'était évidemment le but qu'il se proposait par cette mesure. Lorsque j'avais été envoyé à Céphro, quoique j'ignorasse entièrement où ce bourg était situé, et que je me rappelasse à peine l'avoir entendu nommer, j'y étais allé sans trouble et même avec une véritable joie. Mais quand on m'annonça qu'il fallait partir pour Colluthion, mes compagnons furent témoins de la tristesse que j'en ressentis. Je le dirai à ma honte, au premier moment, j'en fus profondément affligé. Ce lieu, il est vrai, était plus connu, mais on disait qu'on n'y trouvait ni homme vertueux, ni frères; que sans cesse on y était importuné par les voyageurs ou assailli par des bandes de voleurs; mais ce qui fut pour moi une grande consolation, ce fut d'apprendre de la bouche des frères que nous nous rapprochions d'Alexandrie. Il est vrai qu'à Céphro il y avait habituellement un grand concours de frères qui venaient de toute l'Égypte, en sorte que nous pouvions y avoir des réunions nombreuses. Mais ici le voisinage de la ville nous donnerait la consolation de voir plus souvent nos amis les plus chers et les plus intimes; car ils ne manqueraient pas de venir me voir, et ils feraient même auprès de moi quelque séjour. En un moi, je me flattais de pouvoir y tenir des réunions particulières, comme nous l'aurions fait dans un faubourg éloigné de la ville. C'est ce qui arriva.