LES ACTES DE SAINTE DOROTHÉE, VIERGE, ET DE SAINT THÉOPHILE
(L'an de Jésus Christ 303)
fêtés le 6 février
Il y avait dans la ville de Césarée en Cappadoce une vierge nommée Dorothée. Chaque jour elle rendait exactement à Dieu ses devoirs en pratiquant la chasteté, la tempérance et l'intégrité; et pleine de douceur et d'humilité, elle joignait le jeûne à la prière. Telle était sa prudence, que peu d'hommes avaient la force de l'imiter. Tous ceux qui la connaissaient glorifiaient notre Seigneur Jésus Christ, d'avoir une telle servante. Sa beauté était remarquable, sa conduite et sa sagesse incomparables, et sa virginité sans tâche. Elle était tellement parfaite dans l'amour du Christ que pour lui être unie plus étroitement, elle mérita une double palme, et eut le bonheur de présenter à l'époux céleste avec la couronne de la virginité celle du martyre. Voici maintenant le récit de sa passion, tel qu'il nous est donné dans ses Actes.
La renommée de la sainteté de sa vie étant très répandue parmi les hommes, le gouverneur qui persécutait les fidèles en eut bientôt connaissance. Aussi dès qu'il fut arrivé dans la ville, dont nous venons de parler, c'est-à-dire dans Césarée, il fit arrêter la servante de Dieu si connue des chrétiens. Ayant été introduite devant le tribunal où il était assis, elle y parut les yeux baissés et priant son Dieu. Le gouverneur nommé Saprice l'interrogea, et dit : «Comment te nommes-tu ?» Elle répondit : «Dorothée est mon nom.» Alors Saprice dit : «Je t'ai mandée pour te faire sacrifier aux dieux selon l'ordre de nos princes augustes.» Dorothée répondit : «Le Dieu du ciel qui est Auguste, m'a commandé de ne servir que lui seul, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui. Et encore : Périssent de la terre les dieux qui n'ont fait ni le ciel ni la terre. Reste donc à voir à quel empereur nous devons obéir, à celui de la terre ou à celui du ciel, à Dieu ou à l'homme. Mais que sont les empereurs sinon des hommes mortels, comme l'ont été ces dieux dont vous adorez les statues ?»
Saprice dit : «Si tu veux échapper d'ici saine et sauve, quitte cette assurance et sacrifie aux dieux; autrement je t'abandonne à la sévérité des lois; et ton exemple apprendra aux autres la crainte qu'ils en doivent avoir.» Dorothée dit : «Je donnerai à tous l'exemple de la crainte de Dieu; afin qu'apprenant à le redouter, ils ne soient pas émus par la fureur des hommes. Ceux-ci semblables à des chiens enragés déchirent des innocents; dépourvus de raison, on les voit s'irriter, aboyer et mordre les passants.» Saprice dit : «À ce que je vois, tu as résolu de demeurer dans ta religion insensée, et tu veux mourir comme les autres. Écoute-moi et sacrifie; c'est le seul moyen d'éviter le chevalet.» Dorothée dit : «Les peines de ton chevalet ne sont que d'un moment, mais les tourments de l'enfer sont éternels; et pour les éviter, je ne dois pas craindre des maux d'un instant. Je me rappelle cette parole de mon maître : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme, mais bien plutôt celui qui peut envoyer pour jamais le corps et l'âme dans l'enfer.»
Saprice dit : «Crains donc des dieux, qui, dans leur colère, pourront perdre ton corps et ton âme, si tu ne leur sacrifies.» Dorothée répondit : «Saprice, je t'ai déjà dit que tu ne pourras me persuader de sacrifier aux démons, qui ont habité dans ces hommes vains dont la vie a été telle qu'on rougirait de la raconter, et dont la mort a été semblable à celle des bêtes; car pendant leur vie ils ont méconnu celui qui a fait le ciel, la terre, la met et tout ce quils contiennent : aussi leurs âmes brûlent en enfer, tandis que vous adorez leurs images faites de divers métaux; et ceux-là iront un jour leur tenir compagnie dans les flammes éternelles, qui, délaissant leur Créateur, auront adoré ces faux dieux.»
À ces mots, Saprice transporté de rage se tourne vers les bourreaux et leur dit : «Étendez-la sur le chevalet : quand elle se verra au milieu des tourments, peut-être alors consentira-t-elle à adorer nos dieux immortels.» La servante de Dieu y ayant été placée, pleine de courage et d'intrépidité, dit au juge sans être interrogée : «Pourquoi me laisses-tu attendre ? Fais ce que tu as à faire, afin que je puisse voir celui pour l'amour duquel je ne crains ni la mort ni les
tourments.» Saprice dit : «Quel est donc celui que tu désires ?» Dorothée répondit : «Le Christ, Fils de Dieu.»
Saprice dit : «Et où est ce Christ ?» Dorothée répondit : «Comme tout-puissant il est partout; comme homme (puisque la faible raison humaine ne tient compte que de ce qui est contenu dans un lieu) nous disons que le Fils de Dieu est monté au ciel, qu'il est assis à la droite de Dieu son Père tout-puissant, mais comme Dieu, il n'a qu'une seule divinité avec son Père et le saint Esprit. C'est lui qui nous invite au jardin de ses délices, où en tout temps les arbres sont ornés de fruits, les lis toujours blancs, les roses toujours dans leur fraîcheur, les champs et les monts toujours verdoyants, les collines toujours ombragées, les fontaines toujours jaillissantes d'une eau délicieuse, et les âmes des saints enivrées d'une joie immortelle dans le Christ. Si tu m'en crois, Saprice, tu chercheras la vraie liberté, et tu travailleras à mériter l'entrée du jardin des délices de Dieu.»
Saprice lui dit : «Quitte-moi ces folies et sacrifie : reçois un époux, et passe des jours heureux; sinon tu périras comme ont péri tes pères à cause de leur folie.» Dorothée répondit : «Non, je ne sacrifierai point aux démons; je suis chrétienne; je ne veux point d'époux, je suis l'épouse du Christ; et je crois fermement qu'il m'introduira dans son paradis, et me fera reposer sur son lit nuptial.»
Saprice alors la fit remettre entre les mains de deux surs nommées Christé et Callisté, qui récemment venaient d'apostasier, et il la leur confia en disant : «Vous avez abandonné la folie et la superstition des chrétiens; vous avez sacrifié à nos dieux invincibles; aussi vous ai-je fait récompenser; mais de plus grands honneurs vous sont réservés, si vous pouvez détourner cette chrétienne de sa folle résolution.» Ces malheureuses ayant reçu notre sainte dans leur maison, lui disaient : «Acquiesce donc aux désirs du juge, et délivre-toi des peines et des tourments, comme nous avons fait. Il vaut bien mieux pour toi agir de manière à ne pas consumer ta vie au milieu des tortures, à ne pas mourir avant le temps.» Dorothée leur répondit : «Oh ! si vous vouliez m'écouter et vous repentir d'avoir sacrifié aux idoles ! car Dieu est bon, et sa miséricorde est abondante pour ceux qui se convertissent à lui de tout leur cur.» Christé et Callisté lui répondirent : «Nous avons abandonné une fois Jésus Christ; comment se pourrait-il faire que nous revinssions à lui ?» Dorothée dit : «C'est un plus grand péché de désespérer de la miséricorde du Seigneur, que de sacrifier à d'impuissante, idoles. Ne perdez donc pas confiance en ce médecin si charitable, si expérimenté, qui peut guérir toutes vos blessures. Il n'en est aucune dont la guérison ne lui appartienne; car on ne l'appelle Sauveur que parce qu'il sauve, Rédempteur que parce qu'il rachète, Libérateur que parce qu'il ne cesse de nous délivrer. Pour vous, adonnez-vous donc de tout votre cur à la pénitence, et sans nul doute vous obtiendrez le pardon de vos fautes.»
Ces deux infortunées se jettent alors à ses pieds qu'elles arrosaient de leurs larmes; elles la conjurent de prier pour elles, afin que, par son secours, elles puissent dignement satisfaire à Dieu et mériter la divine miséricorde. Notre sainte fondant en larmes, adressa alors ces paroles au Seigneur . «Ô Dieu qui avez dit : Je ne veux point la mort du pécheur, mais bien qu'il se convertisse et qu'il vive; Seigneur Jésus Christ qui avez dit que les anges du ciel se réjouissaient davantage de voir un pécheur faire pénitence que quatre-vingt-dix-neuf justes persévérer dans la justice, signalez votre bonté envers ces âmes que le diable s'est efforcé de vous ravir; rappelez ces brebis au bercail; et que leur exemple ramène toutes celles qui s'étaient écartées de vous.»
Pendant qu'elle faisait cette prière et d'autres semblables, le gouverneur l'envoya chercher avec les deux surs, et il se les fit amener dans son palais. Les prenant à part, il commença par leur demander si elles avaient ébranlé la constance de Dorothée. Mais elles lui répondirent de concert : «Nous avons péché, nous avons mal agi; car la crainte des peines et des douleurs d'un instant nous a fait sacrifier à d'impuissantes idoles; nous l'avons donc priée de nous imposer la pénitence, afin de pouvoir obtenir la miséricorde du Christ.» Alors Saprice déchira ses vêtements, et dans sa fureur il ordonna de lier dos à dos les deux surs, et de les jeter dans une chaudière brûlante, si sur-le-champ elles ne voulaient sacrifier. Les deux surs s'écrièrent : «Seigneur Jésus Christ, acceptez notre pénitence, et accordez-nous votre pardon.» Comme elles persévéraient dans cette prière et dans la confession de leur foi on les jeta dans la chaudière, où elles furent brûlées sous les yeux de Dorothée. La vierge transportée de joie, en voyant le courage qu'elles faisaient paraître dans la mort, leur disait : «Devancez-moi, mes surs; vous pouvez être certaines que votre péché vous a été remis, et sachez que la palme que vous aviez perdue vous a été restituée : il vient au-devant de vous et vous tend les bras, ce père qui se réjouit quand il retrouve le fils qu'il avait perdu.»
Alors Saprice fit étendre de nouveau Dorothée sur le chevalet. Quand elle y fut placée, il parut une si grande joie dans tous ses traits, qu'il était aisé de voir qu'elle était arrivée à l'accomplissement de tous ses désirs. Saprice lui dit : «Pourquoi montrer ainsi une joie feinte et simuler l'allégresse au milieu des supplices ?» Dorothée répondit : «Jamais dans toute ma vie je n'ai été si heureuse qu'aujourd'hui; car ces âmes que par ton moyen le diable avait ravies à Dieu, le Christ les a recouvrées par mon entremise. En ce jour il y a réjouissance dans les cieux; à leur sujet les anges sont dans la joie, les archanges dans la jubilation; et tous les apôtres, les martyrs et les prophètes en tressaillent d'allégresse. Hâte -toi donc, Saprice, et accomplis ton uvre au plus vite, afin que je puisse m'unir à ce concert des saints, et me réjouir avec eux comme j'ai pleuré avec eux sur la terre.» Alors Saprice lui fit appliquer des torches allumées sur les flancs. Durant ce supplice, Dorothée tournant vers le juge son visage de plus en plus illuminé d'une joie céleste, et insultant à sa fureur, lui disait : «Misérable, te voilà vaincu, toi et tes idoles !»
Saprice la fit alors descendre du chevalet, puis il ordonna de la souffleter longtemps, en disant : «Qu'on frappe ce visage qui minsulte.» Après qu'elle eut été longtemps et cruellement frappée, Saprice voyant qu'elle témoignait toujours de la joie, et que les bourreaux n'en pouvaient plus de fatigue, dicta ainsi sa sentence : «Nous ordonnons que Dorothée, jeune fille pleine d'orgueil, qui a refusé de conserver la vie en sacrifiant, et qui veut absolument mourir pour je ne sais quel homme qu'on appelle Christ, soit frappée du glaive.» À ces mots Dorothée s'écria : «Je vous rends grâces, céleste amant des âmes, de ce que vous m'appelez à votre paradis, et minvitez à votre lit nuptial.»
Comme elle sortait du prétoire du gouverneur, un procureur nommé Théophile lui dit par raillerie : «Allons, épouse du Christ, tu m'enverras du jardin de ton époux des fruits ou des roses.» Dorothée lui répondit : «Très volontiers, je le ferai ainsi.» Au moment où elle allait recevoir le coup de la mort, elle demanda au bourreau de lui laisser quelques instants pour prier. Quand elle eut achevé sa prière, un enfant partit tout à coup portant dans un linge trois fruits de la plus grande beauté et trois roses. Elle dit à cet enfant : «Portez, je vous en prie, ceci à Théophile, et dites-lui de ma part : Voici ce que tu m'as demandé de t'envoyer du jardin de mon époux.» Aussitôt elle fut frappée du glaive, et avec la palme du martyre elle alla rejoindre le Christ, auquel appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen.
En ce moment Théophile, procureur du juge, racontait en riant à ses compagnons la promesse clé Dorothée. «Aujourd'hui, disait-il, comme le bourreau conduisait au supplice Dorothée, qui se disait l'épouse du Christ, et qui parlait sans cesse de son départ pour le paradis, je lui ai dit au milieu du trajet : Quand tu seras arrivée au jardin de ton époux, envoie-moi des roses ou des fruits. Elle m'a répondu : «Certainement, je le ferai ainsi.» Il parlait encore, tournant en plaisanterie la promesse de la vierge, lorsque tout à coup l'enfant se présente devant lui, portant dans un linge les trois beaux fruits et les trois roses épanouies. Il dit à Théophile : «Voici ce que, sur ta demande,Dorothée, vierge très-sainte, t'avait promis; elle te l'envoie du jardin de son époux.»
Théophile, en recevant ce présent, s'écria : «Le Christ est le Dieu véritable, et le mensonge n'est pas en lui.» Les autres avocats lui dirent : «Es-tu fou, Théophile, ou plaisantes-tu ?» Théophile leur répondit : «Je ne suis point fou, et je ne raille pas; mais c'est d'une manière raisonnable que je crois Jésus Christ vrai Dieu.» Ils lui dirent : «Quel motif t'a donc engagé à l'exclamation que tu viens de faire ?» Théophile répondit : «Dites-moi, en quel mois sommes-nous ?» «En février, dirent-ils.» Théophile reprit : «Un froid glacial règne dans toute la Cappadoce, et tous les arbres sont dépourvus même de leurs feuilles; d'où pensez-vous donc que viennent ces roses et ces beaux fruits avec le feuillage qui les accompagne ?» Ils dirent : «Pas même dans la saison nous n'en avons vit de semblables.» Théophile leur répondit : «Moi-même que vous voyez, j'adressais par dérision la parole à Dorothée au moment où elle allait recevoir l'exécution de sa sentence. Comme elle me semblait folle de parler de son époux le Christ, et du paradis où elle se rendait, j'ai insulté à ce qui me paraissait sa folie, et je lui ai dit : Lorsque tu seras arrivée au jardin de ton époux, envoie-moi des roses et des fruits. Elle m'a répondu : je le ferai certainement. À peine a-t-elle eu souffert la mort pour le nom du Christ que tout à coup voici venir à moi un enfant d'une beauté merveilleuse, mais petit de taille; il me semblait, en effet, n'avoir pas plus de quatre ans; à peine si, je l'aurais cru capable de parler. Cet enfant m'a touché le côté, je me suis détourné pour le voir; alors il m'a tiré à part, et m'a parlé dans un si gracieux langage, qu'en sa présence je semblais n'être plus qu'un paysan. Il m'a présenté ce linge avec ces fruits et ces roses, et il m'a dit : «Dorothée, vierge très sainte, t'envoie ces présents du jardin de son époux, comme elle te l'avait promis sur ta demande. En recevant ce présent, j'ai poussé un cri d'émotion, et l'enfant a disparu : je ne doute pas qu'il ne soit un ange de Dieu.» Après avoir dit ces paroles, Théophile s'écria : «Heureux ceux qui croient au Christ et qui souffrent pour son nom ! Il est le vrai Dieu; et quiconque met sa confiance en lui, possède la vraie sagesse.»
Comme il disait ces paroles et d'autres semblables, quelques-uns allèrent trouver le gouverneur et lui dirent : «Votre procureur Théophile, qui jusqu'ici parlait contre les chrétiens et les poursuivait à mort, crie maintenant devant les portes du palais, louant et bénissant le nom de je ne sais quel Jésus Christ, et beaucoup croient en ses paroles.» Aussitôt le gouverneur se le fit amener. Dès qu'il fut introduit, il lui dit : «Quels discours tiens-tu au-dehors ?» Théophile répondit : «Je louais heureusement le Christ que jusqu'aujourd'hui j'avais malheureusement blasphémé.» Le gouverneur dit : «J'admire qu'un homme de ta prudence ait voulu même prononcer ce nom, toi qui jusqu'ici as persécuté ceux qui le confessent.» Théophile répondit : «Cette conduite fait voir que c'est le vrai Dieu qui m'a converti de lerreur à la voie droite, et m'a fait reconnaître que lui-même est le vrai Dieu.» Le gouverneur dit : «Les hommes, pour l'ordinaire, avancent en sagesse avec les années; mais toi te voilà tout d'un coup devenu insensé, lorsque tu appelles Dieu celui que le chrétiens eux-mêmes t'apprennent avoir été crucifié par les Juifs.» Théophile répondit : «J'ai entendu dire en effet que Jésus a été crucifié, et dans mon erreur, je ne pensais pas qu'il fût Dieu; chaque jour je blasphémais son nom : maintenant je me repens de mes crimes passés et de mes blasphèmes, et je confesse sa divinité.» Le gouverneur dit : «Où donc et quand es-tu devenu chrétien, toi qui jusqu'ici as sacrifié ?» Théophile répondit : «Du moment où j'ai confessé le Christ et ai cru en lui, je me suis senti chrétien. Ainsi, croyant de tout mon cur au Christ, Fils de Dieu, je prêche son vrai nom, son saint nom, son nom immaculé, son nom qui n'est ni mensonge ni imposture comme le sont les idoles.»
Le gouverneur dit : «L'imposture règne donc dans nos dieux ?» Théophile répondit : «Comment l'imposture ne régnerait-elle pas dans ces simulacres que l'homme a fabriques avec du bois, qu'il a jetés en fonte, qu'il a limés avec l'acier, dont il a affermi les bases avec du plomb, que les chouettes touchent familièrement, que les araignées couvrent de leurs toiles, et dont l'intérieur est souvent rempli de rats et de souris ? Je veux bien être un menteur, si ce que je dis est dénué de fondement. Mais comme, je ne mens pas, il est juste que tu reconnaisses la vérité, et que tu détournes ton cur de la fausseté. Il convient que toi qui es établi pour juger ceux qui commettent l'imposture, tu le sépares du mensonge, et que tu recherches la vérité qui est dans le Christ.» Le gouverneur dit : «Nos dieux ne sont donc pas des dieux vivants ?» Théophile répondit : «Les idoles sont sans intelligence; mais l'intelligence de Dieu est invisible. Tes dieux ont besoin qu'on les garde; nôtre garde tous les êtres. S'il n'en est pas ainsi, c'est par la raison qu'il faut me convaincre; si tu n'as que ton pouvoir contre moi, il demeure constant que je l'emporte, du moins par la raison.»
Le gouverneur dit : «Je vois, malheureux Théophile, que tu veux mourir d'une triste mort.» Théophile dit : «Au «contraire, je désire obtenir une vie heureuse.» Saprice lui dit : «Sache donc que si tu persistes dans ta folie, je te ferai d'abord souffrir divers supplices, et ensuite je te condamnerai à une mort cruelle.» Théophile répondit : «C'est déjà mon désir.» Le gouverneur dit : «Il te faut avoir pitié de ta personne, de ta maison, de ton patrimoine, de tes fils, de tes parents, et ne pas te livrer témérairement à une mort publique, qui n'est que pour les fous, les scélérats et les imprudents.» Théophile répondit : «C'est le comble de la sagesse de savoir maîtriser ainsi toutes ses affections, et de ne rien craindre de tous les supplices. Non, ce n'est pas une témérité déraisonnable, mais bien une sérieuse réflexion qui me fait persévérer dans mes résolutions; car je préfère l'éternité au temps, je préfère ce qui doit toujours subsister à ce qui ne fait que passer.» Le gouverneur dit : «Tu choisis plutôt les tourments que le repos, tu désires plutôt la mort que la vie.» Théophile répondit : «Je crains les tourments, et j'ai la mort en horreur; je crains des tourments qui ne finissent point; jai en horreur une mort qui consiste dans des peines éternelles. Les supplices que tu peux me faire endurer finiront an bout de quelques instants; mais ceux qui sont destinés aux adorateurs des idoles les tourmenteront bien plus cruellement, aussitôt après leur mort, et ils ne cesseront jamais.»
Le gouverneur dit : «Qu'on étende sur le chevalet Théophile, ce beau parleur : peut-être la violence des tortures lui fera quitter sa vaine éloquence.» Dès que le martyr fut suspendu sur le chevalet, il sécria : «Me voici vraiment chrétien, car je suis suspendu à la croix (eu effet, le chevalet a quelque rapport de forme avec la croix); ô Christ, dit encore le martyr, je vous rends grâces de ce que vous avez permis que je sois attaché à l'instrument de votre mort.» Le gouverneur lui dit : «Malheureux, aie pitié de ta chair.» Théophile répliqua : «Malheureux, aie pitié de ton âme. «Pour moi, je ne veux pas épargner dans le temps la chair de mon corps, afin que Dieu épargne mon âme dans léternité.» Le gouverneur, transporté de rage, lui fit déchirer les côtés avec les ongles de fer, et brûler les flancs avec les torches ardentes. Au milieu de ces tortures, Théophile ne disait autre chose, si ce n'est : «Je vous confesse, ô Christ, Fils de Dieu; daignez m'admettre au nombre de vos saints;» et il témoignait sur son visage un courage intrépide, au point qu'on eût dit que ce n'était pas lui qu'on tourmentait.
Cependant les bourreaux eux-mêmes se lassèrent, et l'impie gouverneur dicta ainsi la sentence : «Que Théophile, qui jusqu'ici a sacrifié aux dieux immortels, et qui, après les avoir adorés, a abjuré leur culte pour se joindre à la secte des chrétiens, ait la tête tranchée : nous l'ordonnons.» Théophile dit: «ô Christ, je vous rends grâces !» et il marchait plein de joie à la couronne de l'éternelle vocation. Ouvrier de la onzième heure, il mérita une récompense égale à celle qui fut donnée aux ouvriers de la première, par la grâce de celui qui glorifie les saints, et à qui appartient l'honneur et le règne, avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.