FRAGMENT D'UNE LETTRE DE SAINT DENYS, ÉVÊQUE D'ALEXANDRIE À FABIEN D'ANTIOCHE, SUR LE MARTYRE DE SAINTE APOLLINE, ET DE PLUSIEURS AUTRES, À ALEXANDRIE

(En les années de Jésus Christ 249 et 260)


fêtés le 9 février


La persécution ne fut point excitée par l'édit des empereurs, car elle le précéda d’une année entière. Un malheureux devin ou poète, on ne sait lequel des deux, avait animé contre nous la populace païenne, en exaltant dans tous les esprits la superstition qui leur est si naturelle. Entraînés par ses discours, les gentils, libres enfin de se livrer à tous les crimes, pensèrent montrer un grande piété envers leurs dieux en égorgeant nos frères.
Ils saisirent d'abord un vieillard nommé Métra, et voulurent le contraindre de prononcer des paroles impies coutre le vrai Dieu; sur son refus, ils le frappèrent avec des bâtons, lui percèrent le visage et les yeux avec des roseaux pointus, et
l'ayant entraîné dans le faubourg, ils le lapidèrent. Ils voulurent aussi forcer une femme appelée Quinta d'adorer les idoles d'un temple où ils l'avaient entraînée; comme elle s'y refusait et protestait avec serment qu'elle n'en ferait rien, on la saisit par les pieds et on la traîna dans toute la ville, dont le pavé est formé de cailloux aigus; on meurtrit son corps avec de gros quartiers de meule, on l'accabla de coups de fouets, et elle fut enfin lapidée dans le même faubourg.
Tout le peuple vint ensuite fondre en un instant sur les demeures des chrétiens. On se jetait sur ses voisins, on les chassait de leurs logis, on les dépouillait; les choses les plus précieuses étaient emportées, les objets plus vils ou qui n'étaient que de bois, on les jetait pour être brûlés dans les rues. Alexandrie offrait partout l'image d'une ville prise d'assaut. Les frères, de leur côté, ne résistaient pas, mais s'enfuyaient, ils voyaient même avec joie, comme ceux dont parle l'apôtre Paul, le pillage de leurs biens. Enfin, de tous ceux qui tombèrent entre les mains de ces furieux, il n'y en eut qu'un seul, à ma connaissance, qui fut assez malheureux pour renoncer à Jésus Christ.
L'admirable Apolline, que la vieillesse et la virginité rendaient également vénérable, fut saisie par les païens, qui lui firent sauter toutes les dents en la frappant rudement au visage. Ayant ensuite allumé un grand feu hors de la ville, ils la menacèrent de la brûler toute vive, si elle ne disait avec eux certaines paroles impies. Elle leur demanda quelques moments comme pour s'y résoudre; mais ce ne fut que pour s'élancer d'elle-même dans le brasier qui la consuma aussitôt. Un nommé Sérapion, qui avait été pris dans sa demeure, y fut tourmenté de mille manières, et quand tous ses membres eurent été brisés, on le précipita du haut en bas. Enfin, aucun chrétien n'osait se montrer de jour ou de nuit dans les rues d'Alexandrie; car on criait partout : «Celui qui refusera de prononcer des paroles contre le Christ, sera arrêté et livré aux flamme.» Ces violence, durèrent longtemps, il n'y eut qu'une guerre civile qui put les faire cesser; car pendant que nos ennemis se déchiraient les uns les autres, et tournaient contre eux-mêmes cette fureur dont nous avions été les victimes, nous pûmes enfin respirer un peu de temps.
Mais bientôt on nous annonça que ce gouvernement plus favorable avait été renversé, et nous nous vîmes exposés à de nouvelles alarmes. Parut alors cet édit terrible de l'empereur Décius, si cruel et si funeste qu’on pouvait croire que la persécution annoncée par notre Seigneur allait sévir contre nous, et devenir même pour les justes un sujet de scandale. L'épouvante se répandit parmi tous les fidèles; et quelques uns des plus considérables, saisis de terreur, se rendirent aussitôt; les uns, qui géraient les affaires publiques, y furent amenés par une sorte de nécessité de leur administration; les autres, que des parents ou des amis entraînaient, se voyant appelés par leur nom, sacrifiaient aux faux dieux. Quelques uns y venaient avec un visage pâle et défait; et quoiqu'ils parussent dans la résolution de ne point sacrifier, elle était toutefois si faible et si chancelante, qu'on aurait plutôt cru qu'ils venaient comme des victimes que l'on va immoler, et que l'on ne pouvait s'empêcher de rire, en les voyant si peu résolus on à mourir ou à sacrifier. D'autres se présentaient avec hardiesse devant les autels, et affirmaient hautement qu'ils n'avaient jamais été chrétiens. Ce sont de ces hommes dont le Seigneur a parlé, quand il disait : «Le salut leur sera difficile.» Le grand nombre enfin, ou suivait l'exemple de ces premiers, ou prenait la fuite; plusieurs aussi furent arrêtés. Parmi ces derniers, il y en eut qui souffrirent courageusement pendant plusieurs jours la prison et les fers, mais qui faiblirent avant même l'heure du jugement; d'autres supportèrent héroïquement les premières tortures, et manquèrent de force lorsqu'on vint à les redoubler.
Mais enfin il se trouva de ces hommes bienheureux, de ces colonnes fermes et inébranlables, et que la Main du Seigneur avait elle-même affermies, qui se sentirent assez de courage
et de générosité pour rendre un glorieux hommage à la Puissance souveraine de Jésus Christ. De ce nombre fut Julien. Il était fort tourmenté de la goutte, qui l'empêchait de se tenir debout et de marcher. On l’amena devant le juge, porté par
deux hommes, dont l'un renonça aussitôt; mais l’autre, appelé
Cronion, ayant avec le saint vieillard bien confessé hautement Jésus Christ, on les fit monter sur des chameaux, et on les promena ainsi dans toute la ville, fort grande comme on le sait, en les accablant de coups. Ils furent enfin jetés dans un grand feu, en présence d'une multitude immense. Un soldat nommé Bésas, qui assistait à leur supplice, empêchait qu'on ne les outrageât; les gentils crièrent contre lui, et le conduisirent au juge; ce généreux athlète de Jésus Christ, ne s’étant point démenti dans ce combat entrepris pour sa gloire eut la tête tranchée. Un autre, originaire de Lybie, nommé Macaire (Heureux), mais plus heureux encore par les favorables dispositions de la Providence à son égard, n'ayant jamais voulu renoncer Jésus Christ, malgré tous les efforts du juge, fut brûlé vif. Après eux Épimaque et Alexandre, après avoir essuyé pendant plusieurs jours toutes les horreurs d'une prison obscure, les tortures des ongles de fer, les fouets et mille autres tourments, furent jetés dans une fosse pleine de chaux vive où leurs corps furent consumés et disparurent.
Quatre femmes chrétiennes eurent le même sort. La première se nommait Ammonarium; c'était une vierge très sainte. Le juge lit fit longtemps tourmenter pour l'obliger à prononcer certaines paroles de blasphème; elle dit ouvertement qu'elle n'en ferait rien, et, comme on l'en avait menacée, elle fut envoyée au supplice. Les trois autres étaient Mercuria, respectable par sa vieillesse; Denyse, mère de plusieurs enfants, qu'elle n'aimait pas autant cependant que le Seigneur; et un autre Ammonarium. Le préfet, honteux d'être vaincu par des femmes, et craignant d'ailleurs l'inutilité des tourments, les fit périr par le glaive; la vierge Ammonarium, à leur tête, ayant eu seule la gloire de souffrir pour ses compagnes.
On présenta ensuite au juge, Héron, Ater, Isidore, tous trois d'Égypte, et un jeune homme âgé seulement de quinze ans, nommé, Dioscore. Le préfet s'adressa d'abord à celui-ci, persuadé que par de belles paroles il surprendrait sa jeunesse et son inexpérience, ou que par des tourment il triompherait certainement d'une complexion tendre et délicate; mais ni ses discours artificieux ne purent rien gagner sur ce jeune martyr, ni les tourments l'ébranler. Les autres, cruellement flagellés, supportèrent courageusement ce supplice, et furent jetés dans le feu. Pour Dioscore, le juge, ne pouvant s'empêcher d'admirer la sagesse de ses réponses et le courage dont il avait brillé à tous les yeux, le renvoya, lui donnant à entendre qu'il lui accordait, en faveur de son âge, quelque délai pour revenir à de meilleurs sentiments. Cet admirable jeune homme est avec nous, Dieu le réservant pour un combat plus long et plus glorieux. Un autre Égyptien, nommé Némésion, avait d’abord été faussement accusé de faire partie d'une bande de voleurs. S’étant justifié devant le centurion de cette accusation, dénoncé comme chrétien, il fut amené devant le préfet. Ce juge inique le fit tourmenter deux fois plus que les voleurs, et le condamna ensuite à être brûlé avec ces scélérats. Ainsi fut-il honoré par une ressemblance plus frappante avec le Christ.
Tout un détachement de gardes composé d'Ammon, de Zénon, de Ptolémée, d’Ingénuus et du vieillard Théophile, se tenait auprès du tribunal. Un chrétien était alors en accusation devant le juge, et déjà l’on voyait qu'il allait renier le Christ; ces généreux soldats qui l'entouraient se mirent alors à l'encourager par des signes de la main, de la tête, de tout le corps. Ou les remarqua bien vite; mais avant qu'on pensât à les arrêter, ils s'avancèrent eux-mêmes au pied du tribunal, confessant hautement qu’ils étaient chrétiens. Le préfet et les autres juges furent épouvantés dé cette manifestation; car ces nouveaux coupables semblaient très décidés à braver tous les tourments. Les juges n'osèrent les faire saisir, ils tremblaient eux-mêmes; et ces braves soldats sortirent du prétoire pleins de joie, et couverts de gloire par cette généreuse confession, qui avait fait triompher la foi de Jésus Christ.
Mais dans les autres villes, dans les bourgs, dans les villages, les gentils firent périr encore bon nombre de chrétiens je n'en rapporterai qu'un exemple. Ischyrion faisait les affaires d'un magistrat de la province. Son maître voulant l'obliger de sacrifier aux dieux, et ne pouvant l'y déterminer, d'abord l'accabla d'injures; le voyant persister dans son refus, il le maltraita de toutes manières, sans lasser sa patience; enfin, il saisit un énorme pieu, et le lui enfonça dans les entrailles.
Qui pourrait dire maintenant combien de fidèles durant cette persécution ont péri dans les déserts, les montagnes, où ils erraient en proie à la faim, à la soif, au froid, à toutes les maladies, aux brigands, aux bêtes féroces ? et s'il en est quelques uns qui aient échappé à tant d'ennemis, ils ont été réservés pour publier partout les victoires de ces généreux combattants. Nous n'ajouterons ici qu'un seul fait pour montrer l'exactitude de ce récit. Le saint vieillard Chorémon était évêque de Nilopolis; s'étant enfui avec sa femme dans les rochers d'une montagne d'Arabie, ni l'un ni l'autre n'ont plus paru depuis. En vain les frères ont fait une recherche exacte, l'on n'a pu même trouver leurs corps. Plusieurs autres sont tombés dans cette montagne entre les mains des Sarrasins qui les ont réduits en esclavage; on en a racheté quelque uns à grand prix; les autres sont encore dans les fers.
Je t'ai rapporté tous ces événements, frère très cher, afin que tu puisses apprécier quels maux nous avons soufferts; mais ceux qui l'ont éprouvé le comprennent encore mieux. Sache aussi que les bienheureux martyrs qui siègent maintenant à côté de Jésus Christ dans son royaume pour juger avec Lui toutes les nations, ont reçu avant leur mort uns de nos frères qui étaient tombés et avaient sacrifié aux idoles; voyant en effet leur sincère conversion et leur pénitence, ils les ont admis auprès d'eux, ont prié et mangé ensemble, pour imiter celui qui désire la conversion plutôt que la mort des pêcheurs.