LE MARTYRE DES SAINTS THYRSUS, LEUCIUS ET CALLINIQUE


(Vers l’an de Jésus Christ 250)

fêtés le 14 décembre

Au temps de l'empereur Décius, le culte insensé des démons et toutes les superstitions païennes avaient semblé reprendre une nouvelle vie. Beaucoup en effet sacrifiaient aux démons; même on en voyait un grand nombre rejeter les Lois du Christ, qui cependant au fond du coeur aimaient la foi des chrétiens et regrettaient de n'en pas faire profession; en sorte que souvent, avec le nom de païens, ils honoraient le Dieu des chrétiens par leurs vertus et par leurs moeurs. C'est que l'état de mépris et de misère où les païens tombaient de jour en jour avait excité tous les magistrats à anéantir les fidèles; et leurs cruautés provoquaient ces apostasies. Or, à cette époque, le gouverneur de la province d'Afrique, Combrutius, de la famille de Claudius, homme aux moeurs dépravées et plus que personne livré au culte des démons, vint dans la ville de Nicomédie et y fit un sacrifice à Jupiter et à Sylvain. Puis il se rendit à Apamée, où il sacrifia de nouveau à Jupiter et à Apollon. De là il partit dès le lendemain pour Césarée, et y demeura huit jours, occupé tout entier à honorer ses dieux et à séduire les peuples.
Au milieu de ces cérémonies sacrilèges, un homme sage de la cité nommé Leucius s'approcha du gouverneur et lui dit : «Combrutius, pourquoi t'abandonner ainsi à ta fureur, comme les animaux sans raison ? car tes oeuvres ne sont point inspirées par la sagesse; tu sacrifies à des dieux sourds et privés de sentiment. Change donc au plus tôt ces moeurs barbares; car tu provoques contre toi la colère de Celui qui t'a tiré du néant, du seul Dieu vivant, pour honorer des démons, pâture des flammes de l'enfer.» Combrutius, irrité de ces paroles, ordonna qu'on le suspendit et qu'on lui arrachât les ongles. Mais pendant ce supplice, le martyr priait à haute voix : «Ô Dieu, qui règne dans l'éternité et dont la parole protège tout ce qui est, montre à Combrutius, ce cruel artisan de l'impiété et de la folie, que tes voies sont véritables et que tous ceux qui gardent ta loi et observent tes préceptes, Tu les récompense d'une couronne éternelle dont rien ne saurait flétrir l'éclat.»
Quand les bourreaux eurent achevé de lui arracher les ongles, il dit au gouverneur : «Combrutius, voilà tes supplices déjà épuisés; j'ai besoin pourtant d'y trouver ma perfection, et de remporter par ton moyen la palme de la victoire.- Hâte donc ton oeuvre, ministre pervers de toutes les puissances ennemies; ordonne contre moi de nouvelles tortures plus cruelles, afin que je sois rendu parfait; mais pour toi, je dois t'en avertir, en continuant de vivre dans la rébellion contre Dieu, tu te prépares des châtiments de jour en jour plus terribles.»
Combrutius dit alors : «Qu'on le descende, et qu'on l'emmène pour le décapiter.» Les bourreaux le descendirent du chevalet, le conduisirent à un stade de la ville et lui tranchèrent sa tête. Le gouverneur, après avoir reçu la nouvelle que ses ordres avaient été exécutés, resta encore deux jours à Césarée, au milieu des sacrifices et des cérémonies de ses faux dieux.
Au moment où il sortait de la ville par la porte dite de l'Hellespont, un athlète célèbre, Thyrsus, l'arrêta et lui dit : «Illustre gouverneur, je te salue; écoute avec patience ce que j'ai à te dire. - Salut, ami des dieux, reprend Combrutius; parle, je t'écoute volontiers.» Thyrsus dit : «Le Très-Haut, le seul vrai Dieu, a fait connaître au monde par des hommes ce grand précepte : «Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu Le serviras Lui seul.» Si donc il veut qu'on ne serve que Lui, pourquoi ne renonçons-nous pas à ces effusions de sang inutiles et odieuses ?» Combrutius répondit : «Le culte des dieux te paraît-il donc vain ?» Thyrsus dit : «Avant d'avoir vu un chrétien au milieu des supplices se rire de toi et de ta puissance, je pensais que ces dieux et déesses dont nous adorons les images étaient quelque chose.» Combrutius répondit : «Ma patience à écouter tes vains discours me parait t'inspirer une grande audace.» Thyrsus dit : «Si j'ai menti, prouve-moi le mensonge de mes paroles, avec la sagesse qui convient à un juge; si tu parviens ainsi à me convaincre, je n'abandonnerai point le culte des dieux, que le martyre du bienheureux Leucius m'a fait voir comme des simulacres sans vie, vaines images que les hommes se sont faites.» Combrutius reprit : «Toi qui es païen, comment diriges-tu contre moi un langage tout chrétien ? C'est ce que je ne puis comprendre.» Thyrsus répondit : «Et c'est cela même qui prouve que j'ai pour moi la raison, et que toi, au contraire, tu veux rester confondu avec les brutes qui en sont privées; car si, étant païen, comme tu l'affirmes, je suis devenu chrétien de coeur, c'est que la Sagesse m'a conduit et éclairé.» Combrutius dit : «Écoute-moi; puisque tu es païen, sacrifie, de peur que tu ne sois condamné à une mort affreuse.» Thyrsus répondit : «Un homme d'intelligence et de coeur, dans les choses ordinaires de la vie, ne peut guère se tromper ni tromper les autres; mais,dans les choses de Dieu, au fond de sa conscience, je ne vois pas comment il pourrait tromper ou se mentir à lui-même.»
Combrutius dit : «Tu parles beaucoup.» Mais Thyrsus répondit : «Je ne parle pas beaucoup, je dis la vérité; car celui qui parle beaucoup ne dit pas la vérité.» Combrutius dit : «Et comment n'est-il pas vrai que ceux que nous honorons soient des dieux ?» Thyrsus répondit : «N'as-tu pas entendu les chrétiens te dire : «À ces dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre, le Dieu qui a créé le ciel et la terre a ordonné de disparaître de la terre, son oeuvre et son Domaine ?» Ne te semble-t-il pas juste que de tels dieux ne règnent pas sur un empire qui n'est point à eux, et que le Créateur règne et gouverne au ciel, sur la terre et sur la mer, Lui qui les a créés avec tout ce qu'ils renferment ? Qu'on les chasse donc, vos dieux; et s'ils se sont fait quelque asile en dehors de ce ciel et de cette terre, qu'ils y aillent (si toutefois ils ont des pieds pour marcher), et qu'ils se fassent adorer des créatures qu'ils reconnaîtront pour leur ouvrage. Pour moi, je crois que nous devons nos adorations à Celui dans la maison duquel nous sommes, à ce Dieu dont, bon gré mal gré, nous sommes contraints, par le témoignage des créatures de nous avouer les serviteurs.» Combrutius dit : «Cesse ce flux de vaines paroles.» Thyrsus répondit : «Fais ce que ton coeur te pousse à faire; car je suis prêt à mourir pour la vérité.»
Alors Combrutius ordonna qu'on lui brisât les membres avec des fouets garnis de balles de plomb . Pendant ce supplice, Thyrsus lui disait : «Celui que naguère tu couronnais parce qu'il tuait des hommes, aujourd'hui tu le brises parce qu'il professe sa foi au vrai Dieu. Brise donc un corps qui en a brisé un grand nombre; qu'il soit traité comme il a traité les autres; afin que mon âme soit rachetée des meurtres et de toutes les injustices dont je me suis rendu coupable, lorsque je cherchais à plaire a des insensés,» Combrutius dit : «Je te soumettrai à une flagellation plus sanglante encore.» Thyrsus répondit : «Tes châtiments ne m'effraient pas, car ils passent vite; mais j'ai appris à craindre Celui qui punira les incrédules par des peines éternelles, et j'ai bien peur pour toi que tu n'y échappes pas.» Alors Combrutius, transporté de fureur, ordonna qu'on lui brisât les jambes. On se mit à exécuter cet ordre; mais rien ne put affaiblir ni l'énergique langage du martyr, ni même les forces de son corps. Le gouverneur croyait qu'il allait expirer, et il lui disait : «C'est toi-même qui as été l'auteur des souffrances que tu endures.» Thyrsus lui répondit : «Ô le plus insensé des hommes, tu as donc perdu la lumière de l'intelligence pour comprendre, et les yeux même du corps pour voir. Tu ne remarques pas que tes bourreaux sont vaincus, et que les supplices dont tu prétends me déchirer retombent sur toi; car c’est ton âme qui est déchirée, et les ministres de ta cruauté ont épuisé en vain toutes leurs forces pour me perdre; pour moi, je n'ai eu qu'à invoquer le Nom du Christ, et je me ris de toi et des tiens.» Combrutius dit : «Cet athlète sans pudeur dont les membres sont oints d'une huile pour les maléfices, il ne se taira pas, jusqu'à ce que son cadavre soit devenu la pâture des chiens.» Thyrsus répondit : «Tu as dit la vérité sans le vouloir; car j'ai pour moi quelqu'un dont la main invisible a oint mon corps et m'a fait son véritable athlète; car depuis qu'Il a abaissé son Regard sur moi dans ma lutte contre ta fureur, son onction invisible renouvelle et ma vie et mes forces; qu'il continue jusqu'à ce que j'aie vaincu et reçu la couronne, et je me ris de toi et de ton maître !» Combrutius dit : «Quel est mon maître ?» Thyrsus répondit : «Le diable, dont tu t'efforces d'accomplir les volontés.»
Combrutius dit : «Qu'on lui attache les gros doigts des pieds et des mains avec de petites cordes; qu'ensuite on le suspende et qu'on multiplie contre lui les supplices, jusqu'à ce que la moelle de ses os soit mise a nu.» Les exécuteurs obéirent; mais Thyrsus reprit : «Monstre de cruauté, hâte-toi de m'exposer, pour la gloire du saint Nom que je confesse, à de plus grandes tortures; car il doit être rude le combat dans lequel, fortifié par l'onction du Christ, je triompherai de ta rage.» Combrutius dit : «Puisque tu n'es pas chrétien, les chrétiens ne te regarderont pas comme martyr.» Thyrsus répondit; : «Ô homme plein de vanité et de folie, le Christ m'a fait son martyr dès le moment où, au milieu des supplices, j'ai hautement rendu témoignage à sa Divinité; car de même que celui qui a été fait chrétien, s'il ne croit pas au Christ, c'est en vain qu'il a reçu ce caractère, de même celui qui n'a pas pu être fait chrétien par une consécration publique, s'il vient à souffrir pour la foi, quoiqu'il ne paraisse pas aux yeux des incrédules être chrétien, cependant devant Dieu il l'est réellement. Pour moi, si je n'étais pas vraiment chrétien, le Christ m'aurait abandonné comme n'étant pas à Lui. Au contraire, ta vois qu'Il me reconnaît pour son athlète, qu'Il me défend, qu'Il m'aide, et que d'une manière invisible Il me donne la force contre tes supplices. C'est pourquoi je vaincrai le chef de ta milice, Satan, dont l'être et la puissance t'ont enveloppé comme d'un manteau.»
Alors le gouverneur ordonna qu'on arrachât au martyr les paupières avec des ongles de fer très aigus. Et Thyrsus après ce supplice s'écria : «Tu as défiguré les traits de mon visage aux yeux des hommes; mais devant Dieu tu l'as rendu plus beau; et si les yeux de mon corps ont souffert, les yeux de mon âme ont été éclairés d'une plus grande lumière que jamais. Tu as pu, il est vrai, m'arracher ces yeux avec lesquels je voyais la terre et toutes les créatures; mais sache que sur ces autres yeux auxquels Dieu Se fait voir, tu n'as reçu aucune puissance. Rougis donc, malheureux, et que ton orgueil soit confondu. Où sont les forces dont dispose ta scélératesse ? Les yeux avec lesquels je triomphe de toi, les yeux de mon âme auxquels Dieu se révèle, sont les instruments qui assurent ma foi. Donc, avec eux je me rirai de ton pouvoir, jusqu'à ce que j'atteigne la couronne du ciel. Au théâtre je n'ai jamais pu être vaincu; comment pourrais-je l'être dans ces combats du Christ, dont le prix est la couronne éternelle.»
À ces mots Combrutius, poussant un soupir de dépit : «Je le jure, s'écria-t-il, par les dieux et par les déesses, je te broierai dans les supplices; car je ne puis contenir mon indignation de voir un païen s'imaginer qu'il va souffrir pour Dieu.» Thyrsus l'écouta en souriant et lui répondit : «Tu m'infliges des tortures pour te donner le plaisir d'entendre mes plaintes; mais le Christ me donne la force de ne pas me plaindre, pour que je me rie de tes efforts; je me rirai donc de toi et de tes supplices, autant de fois qu'il plaira à ta cruauté d'en changer. Mais, ô le plus malheureux des hommes, tu es le persécuteur des chrétiens et tu te fais le prédicateur de leur foi; car voilà que tu affirmes que la Puissance du Seigneur Jésus est assez grande pour daigner, je ne dis pas seulement ne pas me rejeter, mais bien plus me secourir, moi qui ne suis encore qu'un païen qui n'ai pas revu le baptême.
Cependant Combrutius ordonna qu'on lui rompit les bras avec une barre de fer. Mais pendant l'exécution, Thyrsus, le visage élevé vers le ciel, continuait à rendre grâces à Dieu, sans qu'on put saisir en lui aucun signe de crainte ou de douleur; ses bras qu'on frappait violemment, il les remuait et les agitait de telle sorte, que tous pouvaient voir qu'il ne souffrait pas. Enfin les ministres de tant de cruautés étaient vaincus, les bourreaux cédaient, ils ne pouvaient plus lever les mains. Le martyr du Christ, Thyrsus, riait de leur impuissance, et s'adressant à Combrutius : «Malheureux ! lui disait-il, je vois que tu es las, et tous remarquent que tes officiers n'ont plus la force de continuer. Certes, si tes dieux pouvaient quelque chose, ils sauraient bien me faire souffrir sans bourreaux. Si donc vous vous épuisez à employer contre moi des supplices qui ne peuvent m'abattre, n'est-ce pas la preuve que vous êtes sans dieu, et que la puissance de vos dieux n'est qu'une chimère ?»
Combrutius dit : «Qui t'a enseigné ces paroles que tu viens de dire ?» Thyrsus répondit : «C'est Dieu.» Combrutius dit : «Dieu t'a donc parlé ?» Thyrsus répondit : «Souvent les saints m'ont répété ces paroles qui ont arraché mon âme aux ténèbres de l'ignorance.» Combrutius reprit : «Dis donc alors que c'est l'homme qui t'a enseigné, et non pas Dieu.» Thyrsus répondit : «Mais ceux à qui Dieu a parlé rendent témoignage que Dieu parle à ceux qui croient à la vérité; et c'est pourquoi j'ai dit que Dieu m'avait enseigné.» Combrutius dit : «Tu n'as pu prouver que ce que tu dis est vrai; comment as-tu pu apprendre la vérité ?» Thyrsus répondit : «Ce que j'ai dit est vrai, et les saints m'ont enseigné la vérité.» Combrutius dit : «Tu as menti; car, après avoir dit que Dieu t'avait instruit, tu m'as avoué que c'était à des hommes que tu devais ta science.» Thyrsus répondit : «Les choses que l'empereur exécute par ton ministère sont-elles vraiment de l'empereur, ou non ?» - «Elles sont vraiment de son autorité,» dit Combrutius. Thyrsus répondit : «Si pour un homme comme moi, comme toi et tous les autres, tu peux dire qu'il fait ce que tu fais en personne, qu'il commande ce que vraiment tu commandes; combien plus j'ai pu dire que Dieu m'avait parlé, en m'instruisant par ses saints qu'il a instruits lui-même.»
Combrutius dit : «Notre auguste empereur, le maître de l'univers, tu as osé, dans ton langage sacrilège, le comparer à des menteurs ?» Thyrsus répondit : «Je viens de te montrer que j'ai dit vrai, en me servant de l'exemple de l'empereur pour terme de comparaison, puisque toi-même tu dis qu'il ordonne, quand c'est toi qui ordonnes; qu'il condamne, quand c'est toi qui condamnes; qu'il gouverne enfin, quand c'est toi qui gouvernes. Montre-moi de même, si tu peux, que l'empereur est le maître de l'univers, comme tu viens de l'affirmer ?» Combrutius dit : «Il n'est donc pas le maître de l’univers ?» Thyrsus répondit : «S'il est le maître de tout ce qui est, qu’il commande aux vents,qu'il donne des ordres au soleil; de nouvelles lois aux étoiles.» Combrutius dit : «Mais j'ai voulu dire qu'il est le maître de tout ce qui est sous le ciel.» - «Eh bien, répondit Thyrsus, qu'il donne des lois aux oiseaux; qu'il commande aux mouches de ne plus importuner les hommes ni les bêtes; qu'il enjoigne aux grenouilles de cesser leurs coassements; qu'il ordonne du moins aux rats de ne plus ronger des choses qui ne leur appartiennent pas.» Combrutius dit : «Je te parle de l'empire de la terre seulement, et j'affirme que l'empereur est le dieu de la terre.» Thyrsus répondit : «Donc s'il est le dieu de la terre, qu'il lui commande, et qu'elle cesse d'engendrer les serpents et les scorpions et de produire les ronces et les épines, du moins dans tout l'empire romain; mais que partout elle produise la rose et les lis d'une éclatante blancheur; qu'elle couronne des rameaux de la vigne les arbres de nos forêts; qu'elle charge de raisins tous nos arbustes; qu'elle nous donne de fertiles moissons, et que dans les lieux arides elle fasse sortir de son sein des sources d’eau vive.» Combrutius dit : «Tu ne fais que commencer à exercer l’art des magiciens, et déjà la magie t'a découvert ses secrets.» Thyrsus répondit : «L'Esprit saint te parle par ma bouche, infortuné Combrutius, afin que tu rougisses de tes égarements, ou plutôt afin que tu te repentes; car Il est miséricordieux, et Il pardonne les forfaits et les crimes de tous ceux qui reviennent à Lui par la foi.»
Combrutius dit : «Mais vois donc quelle folie t'aveugle ? Parce que j'ai dit que l'empereur était le maître de toutes choses, tu réponds qu'il ne peut commander aux grenouilles.» Thyrsus répondit : «Si tu avais dit que l'empereur est le maître de tout ce qui est mauvais je n'aurais eu rien répondre; mais parce que tu as avancé qu’il était le maître de tout ce qui est sous le ciel, j'ai voulu te montrer le contraire, en te faisant voir comment il ne peut commander ni aux rats, ni aux mouches.» Combrutius dit : «J'ai dit qu'il était maître de tout ce qui est, en ce sens qu'il peut commander à tous les hommes.» Thyrsus répondit : «À tous les hommes; mais il ne commande pas aux saints.» Combrutius dit : «Ce n'est pas assez pour toi de ne pas sacrifier, tu veux encore insulter l'empire des Augustes.» Thyrsus répondit : «Oui, je l'ai rejeté et je le rejette encore l'empire de tes Augustes; ils ne sauraient me commander à moi, misérable pécheur. À quel saint donneront-ils des ordres ? Ainsi tu restes convaincu d'avoir avancé une fausseté, puisque l’empereur ne peut commander à tous les hommes. Combrutius dit : «Quiconque n'obéit pas à l'ordre des Augustes, doit périr dans des supplices affreux. Thyrsus répondit : «Apprends qu'autant tu multiplies les douleurs dans mes membres, autant Dieu multiplie pour moi les trésors de sa gloire. Donc, pour que ma gloire soit plus complète, multiplie, invente des tortures nouvelles, inconnues jusqu'ici. D'ailleurs, j'ai mérité d'être puni, et c'est par un juste jugement de Dieu que je dois souffrir, moi qui jusqu'ici n'ai point cru, et qui durant tant d'années, ai vécu sans reconnaître que le Christ était ma vie. Et néanmoins, quoique je ne sois qu’un esclave fugitif revenu bien tard à la maison du Maître, à peine ai-je commencé à confesser son Nom qu'Il m’a donné assez de lumière et de force pour rire de toi et du diable ton père, et de tes princes très impies, et de tes malheureux officiers, tous aussi impuissants que toi, et qui, en voulant travailler à ma perte, tombent aussitôt en défaillance. Pour moi, devenu l'athlète du Christ, j'ai triomphé tout d'un coup de vos assauts; votre âme en m'attaquant est venue se briser contre la mienne; mes pieds vous écrasent; je vous répandrai comme la poussière au souffle du vent, je vous réduirai comme la boue de nos places publiques; car je puis tout en Celui qui me fortifie. Combrutius dit : «Et quel est donc celui qui te fortifie ? Alors il ne va pas tarder à paraître pour te soutenir. Thyrsus répondit : «Malheureux, tu prophétises sans le savoir. Oui, tu dis vrai, il va bientôt paraître; il vient à mon secours.»
À ces mots, Combrutius, malgré les efforts qu'il fait pour se contenir, laisse échapper de sa poitrine un souffle violent, signe de la colère qui intérieurement le bouleverse. J’ordonne qu'on laisse fondre du plomb et qu'on le répande sur le dos du martyr. Aussitôt Thyrsus est étendu sur un lit de fer, et devant ses yeux on dispose une chaudière où le plomb se liquéfie sur un feu ardent. Combrutius espérait que ce seul spectacle le ferait fléchir, et il avait voulu en même temps que tous ceux qui étaient présents exhortassent le martyr en lui disant : «Aie pitié de toi-même et sacrifie.» Le gouverneur de son côté, prenant à témoin les dieux et les déesses, lui criait : «Si tu sacrifies, j'aurai soin de toi, et tu seras sauvé.»
Alors Thyrsus, du lit de fer où il est étendu, élève la voix et dit : «Écoutez-moi, vous tous qui êtes sages; écoutez-moi, vous à qui le spectacle de ces supplices inspire de la frayeur. On vous menace vous d'un fleuve de feu, roulant des flots de plomb fondu mêlé au soufre et au bitume; on vous menace d'un feu éternel, et vous ne voulez pas croire au Christ. Et vous voudriez que moi, pour la souffrance toute passagère de ce peu de plomb qui se liquéfie, j'abandonnasse le Christ mon Dieu, pour retourner à vos idoles, comme le chien à son vomissement. Mais toi, infortuné Combrutius, comment ne crains-tu pas le feu éternel dans lequel tu vas être jeté, et dont jamais tu ne verras la fin ? «En achevant ces paroles, il s'écria : «Seigneur Jésus, qui avez dit : «Qu'il te soit fait selon ta foi;» je Te demande que ce plomb devienne pour moi comme une eau rafraîchissante; et parce que l'eau de ta Fontaine sainte n'a point encore coulé sur moi, fais en ce moment que le plomb qu'on va répandre sur mes membres, soit une eau vive pour le martyr qui confesse ton Nom, et qu'en même temps il brûle et dévore ceux qui refusent de Te reconnaître.» Pendant que Thyrsus parlait ainsi, les bourreaux, levant la chaudière, versèrent sur le martyr, le long du dos depuis les épaules, les flots bouillonnants du métal en fusion; mais à peine le fluide brûlant l'a-t-il touché, qu'aussitôt il jaillit avec violence à la tête et au visage des exécuteurs de l'ordre barbare, en sorte que de tous ceux qui assistaient Combrutius, il n'y eut personne d'épargné. Poussé en tous sens comme un tourbillon, le plomb fondu imprime sur tous ces incrédules, par un juste jugement de Dieu, de profondes brûlures. Ces malheureux poussent un long cri de désespoir; pour les uns les blessures sont mortelles; les autres se roulent à terre et blasphèment dans d'atroces souffrances César et ses dieux.
Quant à Thyrsus, le martyr de Dieu, il se secoue légèrement sur le lit de fer où il est étendu; puis il se relève, le corps aussi intact que s'il fût sorti d'un doux sommeil. Debout, le visage et les mains élevées vers le ciel, il disait : «Je Te rends grâces, Dieu invisible, qui Te manifestes à mon âme; tes Dons surpassent ma prière et mes désirs. J'étais parmi les pécheurs le dernier et le plus misérable; et Tu as daigné me recevoir dans la société de tes saints. Jamais je n'ai ni connu ni pratiqué ta Volonté sainte; et Tu veux bien me compter parmi ceux qui, obéissant à tes Préceptes, ont gardé fidèlement ta Loi.» En le voyant ainsi tressaillir de joie en Dieu son Seigneur et avec tant de courage insulter son juge, tandis que les bourreaux cruellement brûlés par le plomb se roulaient à terre presque sans vie, Combrutius avait l'âme déchirée; il grinçait des dents, et de son coeur s'échappait comme le mugissement d'un taureau furieux. Se levant de son tribunal, il criait à haute voix : «Ce scélérat dont les crimes demandent vengeance a triomphé de nous publiquement par ses maléfices.» Thyrsus répondit : «Démon imposteur, qu'enveloppent les profondes ténèbres de l'enfer, artisan de scandales, monstre d'infidélité et de mensonge, et dont le front ne sait pas rougir, quoi ! tu oses appeler maléfices la Grâce de Dieu, et ténèbres les Lumières du Christ !»
Alors Combrutius fit venir ses serviteurs et leur dit : «Ayez pitié de moi, car je me meurs. Ce magicien mine mon autorité, blasphème nos dieux et rejette nos Césars et nos Augustes. Il dit qu'ils ne sont rien et qu'ils n'ont en conséquence aucun pouvoir; il insulte les lois, outrage ma personne, en un mot, malgré les édits, il ne veut adorer et louer que le seul Christ.»
Les serviteurs répondirent : «Et que veux-tu que nous fassions?» Combrutius reprit : «Que l'un de vous, donc, s'approche de cet homme, lui ouvre le corps, comme on fait à un porc, et répande à terre ses entrailles.» Aussitôt un serviteur s'élance, et tirant son épée il prétend frapper le martyr; mais la pointe de son arme qu'il a lancée de toute la force de son bras, va frapper la muraille, et le fer s'y brise en mille pièces comme aurait fait du verre. Alors Caspérius, chef des gardes, dit à Combrutius : «Les lois défendent à personne de frapper ou de torturer s’il n'est chargé, par office, de ces exécutions. Fais donc retirer tes serviteurs, d'autant que, aveuglé par les dieux, celui qui voulait se charger de frapper a pris une muraille pour un homme, et a vu son glaive se briser dans ses mains. Si tu allais commander à un autre, peut-être que, croyant frapper le coupable, il dirigerait ses coups contre toi, ou contre quelqu'un de nous!»
Combrutius alla donc trouver le comte, et recevant de lui des soldats, il leur ordonna de couper en morceaux le corps de Thyrsus. Ces soldats, en entrant, jetèrent des chaînes au cou, aux bras, aux mains et aux pieds du martyr. Puis ils tirèrent leurs glaives pour le mettre en pièces, quand tout à coup le lieu où ils étaient trembla et la terre fit entendre un long mugissement. Les soldats, glacés de frayeur, tombent la face contre terre, et bientôt prennent tous la fuite avec Combrutius lui-même, laissant Thyrsus seul avec ses fers. Alors, le saint pria Dieu de le délivrer; aussitôt ses chaînes se rompirent, et debout, les mains étendues, il se mit à louer le Tout-Puissant. Les soldats qui étaient restés par le devoir de leur charge sur le lieu de ces prodiges, l'enlevèrent et le jetèrent dans une espèce de puits, prison profonde et ténébreuse dont le sol formait un lit affreux de fange et de boue.
Mais dans ce triste réduit, Thyrsus mérita la visite des anges; les ténèbres de son cachot furent éclairées d'une Lumière divine, et au milieu de son abandon et de son silence, loin de toute consolation humaine, il entendit une voix du ciel qui lui disait : «Sois ferme, Thyrsus; aie confiance au Père, au Fils et à l'Esprit saint.» En même temps, il vit toute la milice des anges. Il considérait toutes ces merveilles avec une sainte frayeur, quand un ange de Dieu s'approchant de lui : «Ne crains pas, lui dit-il; mais va, montre-toi au saint évêque de Dieu, afin que par lui tu deviennes l'ami de Celui pour la Gloire duquel tu mériteras la couronne et le triomphe». Thyrsus répondit avec respect : «Comment sortirai-je d'ici, et me présenterai-je au saint homme de Dieu, moi qui suis chargé de chaînes et enfermé dans les murs d'une prison ? Et quand les portes s'ouvriraient devant moi, je ne sais où l'aller chercher». L'ange lui répondit : «Ces fers t'ont rattaché à Dieu par les liens de la charité, et ce cachot t'a ouvert le royaume des cieux; tu vas être délivré de ces chaînes, jusqu'à ce que tu aies été régénéré dans le Christ. Marche donc et suis-moi; je te montrerai le lieu où l'évêque Philéas passe les jours et les nuits dans la prière et les louanges de son Dieu.
Thyrsus le suivit; il arriva bientôt à la maison de l'évêque, et frappant à la porte, il disait : «Serviteur de Dieu, ô toi dont la sainteté a reçu le témoignage des anges, ouvre-moi; car j'ai renoncé au diable et à toutes ses idoles, et j'ai confessé dans les tourments la foi du Christ, Fils de Dieu; mais je n'ai point encore participé à sa table.» À ces paroles, l’homme de Dieu comprit que c'était là l'oeuvre du Seigneur. Il avait souvent entendu parler de Thyrsus; il lui ouvrit donc aussitôt. Thyrsus lui raconta en peu de mots comment l'ange du Seigneur l'avait délivré et amené en ces lieux, et comment il attendait à la porte qu'il fût baptisé, pour le reconduire à la prison d'où il l'avait tiré. Le saint évêque l'instruisit des mystères, le baptisa, le marqua du signe des chrétiens, fortifia son âme et son corps de la nourriture divine; puis faisant couler sur ses membres le saint chrême, il lui dit : «Va, généreux athlète du Seigneur; ton Empereur est assis au milieu de tous tes amis et attend la fin de la lutte. Va combattre le glorieux combat; car te voilà devenu cent fois plus fort que tu ne l'étais auparavant. Si, avant d'avoir reçu l]'onction divine, tu n'as pu être vaincu, combien plus maintenant que tu es saint et éclairé par sa Grâce, es-tu assuré de la victoire.» Il dit, bénit le martyr et le conduit jusqu’à la porte. En l'ouvrant, le saint évêque Philéas vit l'esprit lumineux qui Iui avait amené Thyrsus et qui devait le reconduire à sa prison. Thyrsus, en effet, y rentra plus fort et plus à l'abri des traits de l'ennemi; car son âme et son corps étaient consacrés à Dieu. En même temps il sentit une main qui le chargeait de nouveau des chaînes dont il avait été un moment délivré.
Sur ces entrefaites, Combrutius alla trouver un certain Sylvain, perse d'origine, homme fourbe, impie et fils de Satan, qui n'avait reçu la charge de préfet que pour rechercher ceux qui suivaient la Voie du Christ, et les faire périr dans de cruels tourments. Après lui avoir parlé du serviteur de Dieu, il voulut qu'on le lui présentât chargé de chaînes. Sylvain prit donc place au tribunal, dans le forum, à côté de Combrutius, et quand Thyrsus parut : «Malheureux ennemi de la majesté des dieux, quel désespoir t'aveugle ? Pourquoi ne sacrifies-tu pas à nos grandes divinités ?» Thyrsus répondit : «Quelles divinités ?» Sylvain dit : «Le tout-puissant Jupiter, Junon, Minerve, Apollon et les autres dieux, dont la providence pleine de bonté dirige le monde.» Thyrsus répondit : «Je ne sais qui dirige ce monde; mais pour ceux que tu viens de nommer, si toutefois tu crois à leur puissance, sache qu'il y a longtemps qu'ils ont cessé de gouverner; car ils sont morts, et au fond de l'enfer ils endurent les justes châtiments de leurs forfaits. Si, malgré cela, tu crois qu'il faut honorer leurs statues, ces statues ne peuvent régir le monde, elles que vous disposez à votre caprice avec le plomb, les coins de fer et la pierre; elles ne peuvent vous garder, elles que vous faites garder par vos chiens, de peur qu'elles ne soient enlevées par des voleurs.»
Sylvain dit : «Réponds-moi, Thyrsus; tes parents honoraient-ils les dieux ?» Thyrsus répondit : «Ce qui est plus malheureux encore, ils étaient idolâtres.» Sylvain dit : «Eh bien ! sois donc ce qu'ont été tes parents.» Thyrsus répondit : «Si nos parents ont eu la goutte aux pieds ou aux mains, ou s'ils ont été aveugles ? est-ce que nous voudrions être ce qu'ils ont été, goutteux, infirmes, ou aveugles comme eux ? Si donc nous ne voulons pas prendre leurs infirmités corporelles, pourquoi prendrions-nous les maladies de leurs âmes? Car mieux vaut assumer sur soi toutes les maladies du corps que d'encourir la damnation de l'âme. Le corps, qu'il ait la santé, ou qu'il soit débile, aura un jour sa fin; mais l'âme, sitôt qu'elle sera entrée dans la joie ou dans les larmes, selon le mérite de ses actions, ce sera pour toujours.»
Alors Sylvain fit entrer le bienheureux Thyrsus, malgré ses résistances, dans un temple où l'on voyait une statue d'Apollon, toute de cristal et du travail le plus parfait; puis il lui dit : «Qui pourrait refuser ses adorations et ses, hommages à un tel dieu?» Thyrsus répondit : «Est-ce que si vous trouviez un Apollon d'argile, de plâtre ou de bois, ce ne serait plus un dieu? Depuis quand votre justice a-t-elle donc décidé qu'il fallait juger de la divinité par le prix et le mérite de la matière, et non par la puissance de ses oeuvres.» Sylvain dit : «C'est assez de paroles; adore Apollon le grand dieu, et offre-lui le sacrifice qui lui est dû.» Thyrsus répondit : «Oui, j'adore le grand Dieu; mais ce n'est pas Apollon.» Sylvain dit : «Quoi qu'il en soit, adore Apollon qui est ici devant toi et sacrifie-lui; tu pourras ensuite honorer quel autre dieu tu voudras, ou l'invincible Hercule, ou le tout-puissant Jupiter, ou le sage Mercure; encore un coup, en attendant, adore celui-ci.» Thyrsus répondit : «Il n'est pas avantageux à ton dieu que je l'adore.» Sylvain dit : «Adore-le cependant; ce sera ton avantage à toi.» Thyrsus répondit :
«Eh bien ! tu le vois, c'est toi qui me forces à adorer.»
En même temps, il élève les mains vers le ciel et dit : «Dieu
de vérité, exauce la prière de ton serviteur; que cette vaine idole tombe à mes pieds et se brise en mille pièces; afin que ces malheureux comprennent enfin que Dieu ne peut pas habiter dans des statues.» Il parlait encore, quand l'Apollon, précipité de sa base, vole en éclats. Aussitôt un immense cri s'élève, toute la ville en est émue, et les flots du peuple inquiet et troublé se pressent vers le temple; car leur statue qui venait d'être détruite était plus précieuse que si elle eût été d'or massif. Le bienheureux Thyrsus, en recueillant les fragments, dit au peuple : «Citoyens de Césarée, écoutez un malheureux, le dernier des hommes, qui ne mérite point de se dire ni d'être appelé le serviteur du Christ. Si Apollon eût été dieu, il n'aurait pu être réduit ainsi en pièces; Je ne l'ai point touché, je n'ai point attaché de corde à sa statue pour l'entraîner; à la seule invocation de Jésus Christ, mon Seigneur, elle est tombée et s'est brisée. S'il n'a pu se secourir lui-même, comment pourra-t-il vous être de quelque secours ?»
Cependant, parmi la foule, les uns poussaient des cris de fureur, les autres pleuraient. Sylvain ordonna qu'on attachât de lourdes chaînes aux pieds et aux mains du martyr, et qu'à l'aide de quatre poulies on lui tirât les membres avec violence, jusqu'à rompre les nerfs des pieds et des mains. Mais Thyrsus, au moment où le supplice allait commencer, s'écria : «Seigneur Jésus, brisez mes chaînes, afin que je vous immole un sacrifice de louange» Et aussitôt ses chaînes se rompirent comme aurait fait le fil de l'araignée, et le martyr se relevant commençait à bénir le Seigneur. À cette vue, Sylvain hors de lui-même : «Quels sont donc, dit-il, les maléfices qui ont renversé un Dieu et brisé des chaînes ?» Thyrsus répondit : «Si vos idoles ont des yeux et ne voient pas, vous qui avez des yeux et voyez, comment ne comprenez-vous pas qu'il n’y a point là de maléfices, mais la Vertu de Dieu ?»
Cependant Sylvain fait remplir d'eau un grand bassin, et il ordonne qu'au-dessus de ce bassin le martyr soit tenu suspendu les pieds en haut, de manière que la tête plonge dans l'eau pendant que le reste du corps du martyr sera déchiré par une sanglante flagellation. Mais à peine Thyrsus a-t-il été suspendu, et avant même que l’on eût mis de l'eau dans le bassin, où déjà l'on voyait pendre sa tête, les cercles du bassin se rompirent et il fut réduit en pièces, comme s’il l’eût taillé à coups de hache.
Sylvain, encore déjoué de ce côté, veut qu'on précipite le martyr du haut d'un mur. On l'en précipite en effet, mais aussitôt une main invisible le remonte, et quoique ce mur n'eût pas plus d'une coudée de largeur, tous purent voir Thyrsus s'y promener en chantant les louanges de Dieu. Cependant Sylvain, qui l'entendait et voyait, lui aussi, les Merveilles de Dieu, ne comprenait rien encore, et attribuait tout à l'art magique. Alors un certain Vitalicus, que j'oserais dire le plus païen des hommes, s'approcha du préfet, et lui dit : «Sylvain, permets-moi de monter à mon tour.» On appliqua aussitôt des échelles, et Vitalicus, en y montant, disait au saint : «Je te forcerai bien à déposer aujourd'hui tous tes maléfices». Une fois monté, il pense pouvoir se tenir comme faisait le martyr de Dieu. Mais il avança le pied en dehors du mur et tomba sur une pierre aiguë; il eût pu voir en expirant sa cervelle répandue à terre. Pour Thyrsus, soutenu par la Main toute-puissante de Dieu, il descendit comme par une pente adoucie du haut de la muraille et vint se présenter à Sylvain, à qui il adressa ces reproches, ainsi qu'à sa suite : «Malheureux, comprenez donc la Vertu de Jésus Christ, mon Dieu. Il me garde ainsi sur la terre, malgré vous; afin que, témoins de sa Puissance divine, vous appreniez à croire qu'Il est Dieu et qu'Il délivre ceux qui croient en Lui.»
Mais Sylvain écoutait ces reproches comme l'aspic qui, pour ne pas entendre, se ferme les oreilles. Violemment affligé de la mort de Vitalicus, il ordonna que l'on reconduisit le saint en prison et qu'on l'y gardât avec soin, en attendant qu'il eût inventé contre lui, pour triompher de sa constance, de nouveaux supplices inconnus jusque-là. Puis il fit venir Combrutius et lui dit : «Il faut que nous partions pour Apamée; que ferons-nous donc de Thyrsus, ce grand coupable ?» Combrutius lui répondit : «Partout où nous irons, faisons-le conduire à notre suite, chargé de chaînes, afin que dans toutes les villes il soit, par ses tourments, un objet de terreur qui corrige les autres chrétiens. Le jour de leur départ, ils se firent donc amener Thyrsus; ils siégeaient tous deux au même tribunal, au milieu du forum. Là ils chargèrent le martyr de nouvelles chaînes du poids de cent livres, qui s'attachaient à son cou et à ses mains par un lourd collier et des menottes de fer; puis ils lui dirent : «Ou sacrifie, ou tu demeureras chargé de ces chaînes, et dans toutes les villes où nous irons nous te ferons subir de nouveaux supplices, pour effrayer tous les chrétiens.» À ces mots, Thyrsus, levant les yeux au ciel, s'écria avec le noble accent du courage chrétien : «Je Te rends grâces, ô Dieu, qui me juges digne de confesser ton Nom dans un grand nombre de villes.» Puis, se tournant vers ses juges : «Sachez, leur dit-il, que je suis heureux sous ces chaînes; mais pour vous, la justice de Dieu ne tardera pas à vous punir; et parce que tous deux vous vous êtes unis contre Dieu, vous sentirez tous deux le poids de sa Colère éternelle; afin que tous les incrédules et les impies apprennent que le Christ est Dieu, et qu'Il règne avec son Père et l'Esprit saint dans les siècles des siècles. Amen.» Les juges, en l'entendant ainsi parler, le firent battre de verges, et l'ayant chargé de chaînes, comme ils l'en avaient menacé, ils partirent de Césarée pour Apamée.
Mais trois jours après leur départ, Sylvain fut saisi tout à coup d'une fièvre violente, et dans un instant il sentit la mort envahir l'extrémité de ses pieds et gagner jusqu'aux genoux. Il vivait encore, et déjà il se sentait à moitié envahi par la mort. Quant à son âme, la véritable vie l'avait tellement abandonnée, qu'elle ne pouvait reconnaître que c'était à cause de l'homme de Dieu qu'elle souffrait ainsi; même elle ne pouvait se rappeler que le saint martyr lui avait prédit tout cela. Combrutius, à la nouvelle que Sylvain était retenu dans sa litière par d'affreuses douleurs, s’empressa de descendre de cheval et de s’approcher pour consoler son collègue. Il lui disait : «Que les dieux te soient favorables ! que le grand dieu Esculape te guérisse !» Quand lui-même fut tout à coup saisi de douleurs d'entrailles très aiguës; en sorte qu'il dut rester près de Sylvain, dans la même litière, en proie tous deux à d'intolérables tourments. Un officier de Sylvain, qui les vit en cet état, eut peur; il descendit aussitôt de la litière et monte un cheval : «Que les dieux, dit-il en les quittant, vous visitent ! que le grand Esculape vous rende la santé !» En même temps il s'enfuyait à toute bride, comme s'il eût craint, en restant, d'être saisi des mêmes douleurs. Cependant le conducteur de la litière pressait ses mules pour arriver plus promptement à la ville. Suivant l'usage, les principaux citoyens étaient venus au-devant des deux magistrats, afin de leur offrir leurs hommages; mais n'entendant que plaintes et gémissements arrachés par la douleur, ils restèrent frappés de stupeur. Des serviteurs descendirent avec peine les deux infirmes, et les transportèrent séparément sur des lits à la demeure qu’on leur avait préparée.
Les médecins accourent et aussi les prêtres des idoles; les uns appliquent leurs remèdes, les autres offrent des sacrifices; quelques-uns murmurent sur les membres malades leurs formules magiques et leurs enchantements; d'autres y attachent des bouquets de safran. Mais tous ces moyens ne font qu'accroître les souffrances des deux païens. Combrutius poussait un soupir profond comme le mugissement d'un taureau; Sylvain lui répondait par un mugissement plus terrible encore. La douleur leur avait enlevé la parole; ils ne pouvaient se dire ce qu'ils voyaient ni ce qu'ils sentaient; car les anges de l'enfer avaient reçu tout pouvoir sur eux, et avant d'avoir emporté leurs âmes au séjour de la souffrance, ils soumettaient leurs corps à tous les supplices. Ils vécurent ainsi quatre jours, et le cinquième ils rendirent à Dieu l'un et l'autre leurs âmes criminelles.
La puanteur qu'exhalaient leurs cadavres était telle que personne ne pouvait en approcher pour les ensevelir. Celui de Combrutius était noir, comme s'il eût été dévoré par le feu; pour celui de Sylvain, il était tout rongé par les vers; on eût dit un cadavre de sept jours. Cependant on les enveloppa, mais avec beaucoup de peine, dans des étoffes grossières; mais quand on les déposa en terre, la terre les rejeta. La puanteur qui s'exhala alors devint mortelle; l'air en fut vicié, et la peste éclata dans la ville. Dans cet affreux danger, quelques-uns vinrent trouver l'homme de Dieu, Thyrsus, au lieu où on le gardait enchaîné, et lui dirent : «Ton Dieu qui te venge répand la peste sur notre contrée, et la puanteur des cadavres de ces ma]heureux, que la terre ne veut pas recevoir, nous donne la mort». Thyrsus leur répondit : «Le Fils unique de Dieu, à qui j'ai donné ma foi, vous délivrera tous de ces maux, et la terre aujourd'hui recevra les deux cadavres.» En effet, à peine l'homme de Dieu eut-il parlé, que la terre les reçut, et elle les garde pour la mort éternelle.
Quelques jours après, arriva le successeur de Combrutius, nommé Baudus. À peine entré dans Apamée, il offrit aux dieux des sacrifices; et le lendemain, se faisant rendre compte de tous les actes de son prédécesseur, il apprit les tourments du bienheureux Thyrsus. Quand il eut lu sur les registres publics le détail de ses souffrances, il s'écria : «Je m'étonne que, contre la volonté des dieux dont il est l'ennemi, cet homme vive encore.» Et il voulut, pour les apaiser, que le premier acte de son gouvernement fût la mort de Thyrsus. Son tribunal fut dressé dans le forum, et dès le matin du jour suivant, le troisième depuis son arrivée, il se fit présenter publiquement le saint martyr. Les traits de Thyrsus exprimaient le courage et la joie, et son corps ne paraissait pas avoir rien perdu de sa première vigueur. Baudus, après l'avoir considéré avec surprise, lui dit : «Les registres publics sont en contradiction avec l'état dans lequel je te vois;» et se tournant vers les officiers : «Ce n'est pas dans une prison, ajouta-t-il, que vous l'avez tenu renfermé, mais bien à une bonne table que vous l'avez soigné.» Mais les officiers affirmaient que Thyrsus ne prenait aucune nourriture, et qu'il passait les jours et les nuits dans les fers à chanter les louanges du Christ.» Baudus reprit donc : «Les dieux tout-puissants ont voulu te conserver la vie, afin que tu sentisses plus longtemps les ongles de fer et les fouets déchirer ton corps, et que tu visses de nouveaux supplices se multiplier pour te faire souffrir. Aie donc pitié de toi-même, crois-moi, et sacrifie aux dieux, si tu veux conserver ce qui te reste de ton misérable corps.» Thyrsus répondit : «Je m'afflige de te voir suivre les traces de tes prédécesseurs; car tu seras certainement traité comme ceux dont tu imites les actes.»
Baudus dit : «Je te ferai jeter au fond de la mer; car j'ai appris qu'on avait épuisé sur toi tous les supplices.» Thyrsus répondit : «Et toi, c'est au fond du Tartare que tu dois descendre. Si tu me menaces d'un abîme, c'est que «déjà les abîmes t'enveloppent tout entier.» Baudus dit : «Chien méchant, oses-tu bien me parler avec tant d'orgueil, quand j'ai tout pouvoir de t'arracher les membres» Thyrsus répondit : «Mais, Baudus, ton nom à toi désigne le chien qui aboie; cependant je te souffrirai avec patience, comme on souffre les aboiements d'un chien, et je me rirai de toi, comme j'ai ri de tes devanciers.» Baudus lui fit attacher avec des cordes les mains et les pieds, et le fit enfermer dans un sac qu'il scella de son anneau; puis il ordonna qu'on le conduisît ainsi au milieu de la mer, et qu'on l'y précipitât. Mais à peine l'ordre était exécuté, qu'on vit les anges recevoir le martyr et le rapporter à terre, en chantant les louanges de Dieu. Les nautoniers, de retour au rivage, après avoir pris toutes les précautions possibles pour assurer son trépas, l'aperçurent libre au milieu du choeur des anges, chantant avec eux et rendant grâces à Dieu pour tant de merveilles.
À cette nouvelle, le juge Baudus se rendit sur le rivage, se fit amener le martyr, et lui dit : «Quels sont donc ces maléfices qui soumettent la mer elle-même à tes ordres ?» Thyrsus répondit : «Écoute, insensé : le Dieu que je confesse et que je crois, que je prêche et que j'honore, c'est celui qui, autrefois, a précipité au fond de la mer Pharaon ton prédécesseur, avec ses armes, ses chars, ses chevaux et son armée. Il t'attend, et te prépare une place dans le lieu réservé à ceux qui ont pris les armes contre Dieu. Pour moi, ma part est avec ceux qui ont été délivrés des flots de la mer, pour chanter à Dieu l'hymne du triomphe : ‘Qui est semblable à Toi parmi les dieux, Seigneur ? qui est semblable à Toi ? Malheureux, remarque donc que vos dieux sont plus misérables encore que vous-mêmes; car ils ne peuvent ni se secourir eux-mêmes, ni vous leurs adorateurs.» Baudus dit : «La miséricordieuse bonté des dieux t'a délivré de la mer, des coups et des tortures, afin que tu leur sacrifies; car ils veulent t'épargner l'enfer avec ses supplices plus cruels mille fois que ceux d'ici-bas.» Thyrsus répondit : «Pauvre ignorant dont je plains la misère ! il vaudrait mieux que tu te coupasses la langue avec les dents, que de te permettre contre Dieu de pareils blasphèmes». Baudus, transporté de fureur, ordonna aux gardiens de priver de nourriture pendant trois jours les bêtes qu'on réservait pour les fêtes populaires; après quoi on ouvrirait leurs cages, et on leur jetterait en pâture Thyrsus nu et enchaîné. Il y avait neuf ours et six léopards. Quand le serviteur de Dieu leur eut été abandonné, ces bêtes se contentèrent de ronger doucement et avec précaution les liens dont on l'avait chargé, puis ils léchèrent avec respect son corps, comme s'il eût été arrosé d'une huile nourrissante; il semblait que ces marques d'honneur qui consolaient et fortifiaient le serviteur de Dieu, apaisaient en même temps la faim de ces animaux sauvages. Le lendemain matin, Baudus, regardant par les fenêtres de son palais, vit Thyrsus se promener sans crainte, en bénissant le Seigneur, dans la compagnie de ces monstres, comme il eût fait au milieu des caresses des petits chiens de Melita. Le malheureux ne voulut point encore reconnaître le triomphe de la Bonté divine; il mit tout sur le compte du destin et de la fraude. Ainsi devenait-il, selon le langage de l'Écriture, comme ces bêtes de somme qui n'ont point l'intelligence.
Enfin, il fit conduire le martyr au temple de Bacchus, ordonna qu'on le battît de verges, et réunit tous ses officiers, afin que leurs efforts communs le forçassent à sacrifier. Thyrsus leur dit : «Aujourd'hui, en présence du dieu Bacchus; je sacrifierai.» Les officiers, joyeux de cette parole, le firent approcher; ils croyaient qu'il voulait prendre l'encensoir et adorer cette vaine statue. Mais l'homme de Dieu, élevant ses mains au Seigneur, lui adressa cette prière : «Seigneur Jésus Christ, qui Te révèles à l'âme et que le coeur sait voir, envoie-moi l'ange qui déjà a brisé la statue d'Apollon; qu'il anéantisse celle-ci de telle manière qu'on n'en puisse recueillir la moindre pièce.» Après cette prière, il dit à Baudus : «Baudus, écoute-moi. L'Apollon devant lequel tes frères m'ont conduit était fragile; c'était du cristal. Cet autre dieu est plus fort; c'est de l'airain auquel le feu a donné sa forme. Eh bien ! de peur qu'Apollon ne pense qu'on n'a fait injure qu'à sa seule divinité, et pour consoler son infortune, cet autre dieu va crouler tout entier, et s'évanouir en parties si déliées, qu'il sera impossible de les réunir pour les fondre de nouveau.» À peine avait-il fini, qu'aussitôt la statue s'agite et tombe avec sa base, du lieu élevé où elle était placée. Sa chute ébranle tout le temple; les spectateurs effrayés, Baudus lui-même, prennent la fuite; et l'homme de Dieu reste seul, se riant des terreurs de l'incrédulité et rendant grâces au Seigneur Jésus Christ.
Cependant Baudus revient et l’interroge : «Ô le plus pervers
des hommes, dis-moi quelle est ta famille ?» Thyrsus répondit : «C'est quand tes dieux sont réduits en poudre, que tu me demandes mon origine ?» Baudus dit : «Il est vrai, tu nous as tous confondus par les maléfices, dont je ne sais quelle puissance mauvaise t'a investi.» Thyrsus répondit : «Mais personne ne donne ses armes pour se laisser vaincre par elles.» Baudus dit : «Et de qui veux-tu parler, en disant : Personne ne prête ses armes pour se laisser vaincre par elles ?» Thyrsus répondit : «Le diable règne dans tes idoles; tes maléfices sont ses armes pour nous combattre; comment le diable pourrait-il me les livrer pour que je renverse son royaume ?» Baudus dit : «Réponds-moi, quelle est ton origine ?» Thyrsus répondit : «J'ai reçu l'une de la terre; l'autre m'a été donnée du ciel. Celle qui est de la terre, c'est celle que tu sembles maintenant fatiguer et abattre; mais celle qui vient du ciel, tu ne peux ni la toucher ni la voir.» Baudus, ainsi confondu par l'homme de Dieu, en présence de tout le peuple, se mit à grincer des dents avec violence. Il fit de nouveau charger de chaînes et jeter en prison le martyr, pensant en lui-même par quels tourments il pourrait le faire périr.
Le lendemain, ne pouvant supporter la honte dont il avait été couvert, il partit pour la ville d'Apollonie, où s'élevait un vaste temple d'Apollon, rempli de statues et d'idoles de tout genre, auxquelles Baudus se mit à offrir des sacrifices, pour obtenir de triompher de Thyrsus qui l'avait accablé de son mépris. Puis, pour se venger de l'injure faite à son autorité, il le fit battre de verges sous les coups des cruels bourreaux : le sang coulait des flancs déchirés du martyr. Et l'homme de Dieu, le recueillant dans sa main, disait à Baudus : «Baudus, écoute-moi : le sang que tu répands m'assure à moi la gloire; mais pour toi, il te prépare la mort éternelle. Si tu veux y échapper, crois que le Christ est Dieu, et ta foi te délivrera de ces supplices qui ne doivent point finir.»
Cependant Baudus ordonna que dans ce même temple d'Apollon, où étaient, avons-nous dit, de nombreuses idoles, on l'écartèle violemment à l'aide de quatre poulies; en même temps il lui disait : «Mes dieux, à leur tour, insultent à tes souffrances; qui donc maintenant pourra te secourir et t'arracher à leur vengeance ?» Thyrsus répondit : «Tout mon secours me vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. Déjà Il m'a arraché à tous tes tourments, et aujourd'hui Il te fera sentir à toi, cynique insensé, les verges de sa Justice, et détruira toutes ces statues, oeuvres de la main des hommes.»
Or, pendant que Thyrsus parlait ainsi, Baudus fut tout à coup saisi d'une violente colère, et tout hors de lui, il ne savait ce qu'il allait devenir. En même temps, le temple lui-même tout entier fut ébranlé, durant environ deux heures, par la main des anges; les grandes idoles qu'on y voyait, et Apollon, et Hercule, et Vénus, et Sylvain, toutes furent renversées à terre. Thyrsus, en les voyant ainsi étendues sur le pavé du temple, disait à Baudus : «Qu'ils se lèvent maintenant, tes dieux, et qu'ils te délivrent des douleurs qui t'accablent.» Baudus répondit : «Le grand dieu Sylvain me punit à cause des maléfices de cet homme impie.» Alors Thyrsus lui souffla au visage, en disant : «Autrefois l'Esprit saint, par la voix du prophète, a dit de ceux qui te ressemblent : «Tu les as flagellés, Seigneur, et ils ne se sont point repentis; Tu les as frappés, et ils n'ont pas voulu recevoir la correction.» Toi, de même, te voilà réduit à la misère, et tu es encore insensible; tu es forcé de courber sous la Main de Dieu, et la dureté de ton coeur ne s'amollit pas.
Parmi cette foule innombrable de peuple qui assistait à ce spectacle, plusieurs abandonnèrent le culte insensé des idoles; et instruits par les discours de Thyrsus, ils coururent aux prêtres de Dieu, partout où ils en pouvaient trouver (car alors la persécution forçait les prêtres à se tenir cachés); et par eux ils furent faits chrétiens. Depuis la première heure où ces prodiges étaient arrivés, jusqu'à la neuvième, pendant que Baudus restait gisant en proie à d'affreuses douleurs, le saint martyr de Dieu Thyrsus ne cessa point de parler librement au peuple qui l'environnait, lui montrant que les idoles n'étaient rien, qu'il n'y a qu'un seul Dieu qui règne au ciel, et à qui il faut offrir l'hommage d'un coeur pur et des oeuvres saintes. Enfin, le Seigneur donna tant d'efficacité à ses paroles, que l'on vit non seulement une grande partie du peuple embrasser la foi, mais même un prêtre des idoles, nommé Gallénicus, qui, obstiné jusque là dans son infidélité, s'était déchaîné avec une cruauté sans exemple contre Thyrsus, sous les présidents Combrutius, Sylvain et Baudus. Lui qui avait inventé contre l'homme de Dieu mille nouveaux supplices, aujourd'hui confessait que le Christ est Dieu, et proclamait librement devant le peuple que les idoles étaient un vain mensonge, et auteurs pour les hommes des plus grands malheurs.
Enfin, avec la fermeté d'une âme supérieure à la crainte, Gallénicus s'approcha de Baudus qui avait repris ses sens, et lui dit : «Très illustre préfet, écoute-moi. Si cet homme n'honorait pas un Dieu puissant et véritable, tous ces prodiges qui s'opèrent en sa faveur n'auraient pas lieu; car le tout-puissant Hercule, le sage Apollon, le mystérieux Bacchus, l'invincible Sylvain, il les a tous renversés et réduits à néant. Il s'est ri des tourments les plus affreux, comme s'il n'en avait rien souffert. Il a épuisé la patience des bourreaux; le plomb fondu qu'on a versé sur ses membres, à sa prière, on l'a vu rejaillir sur les exécuteurs; plein de confiance dans le Secours de son Dieu, il a affronté tous les supplices, triomphé des bêtes sauvages lancées contre lui, et confondu tous ses juges; beaucoup de ceux qui ont voulu mettre sa foi à l'épreuve, ont couru de grands dangers.» Baudus répondit : «Je vois que tu t'es laissé séduire par ses maléfices.» Gallénicus reprit : «C'est injustement que tu appelles maléfices les oeuvres où tu vois éclater la Puissance d'un Dieu invisible. Le diable a envahi ton âme, et il ne te laisse pas voir toutes les idoles étendues sans honneur et sans pouvoir aux pieds de Thyrsus.»
Baudus dit : «Ce sont là des attentats que je suis résolu à venger, loin de vouloir y applaudir.» Gallénicus répondit : «Les dieux ont déjà trouvé en toi un puissant vengeur, qui prend en pitié leur faiblesse. Je pense donc que c'est toi, avant eux, qu'il faut honorer et craindre; de peur que, si par hasard tu cessais de vouloir te montrer propice à leur divinité, ils ne fussent plus capables de se relever de leur chute. Puisqu'ils sont tes prisonniers que tu gardes dans les fers, guéris-les; ne les vois-tu pas étendus à terre ? relève-les. Ou, si ce sont vraiment des dieux, qu'ils se secourent eux-mêmes et se relèvent par leur propre puissance; mais s'ils ont besoin que tu les défendes, s'ils ne peuvent se tenir debout, sans avoir avoir été scellés avec le plomb dans la muraille, il est évident que ce ne peuvent être des dieux.» Baudus dit : «Ainsi, tu vas sans doute te dire chrétien ?» Gallénicus répondit : «Je suis païen et prêtre de ces pierres et de ce bois auxquels j'ai malheureusement prodigué de vains hommages; mais en même temps, je suis homme raisonnable, et jamais plus je ne courberai la tête, comme une bête de somme, sous un joug injuste et pesante» Baudus dit : «Malheureux, je le vois, tu vas mourir, et d'une triste mort.» Gallénicus répondit : «Elle n'est pas triste, elle est bienheureuse, la mort de celui qui a Dieu pour défenseur, et pour persécuteur un homme. C'est pourquoi, loin de craindre les supplices et la mort, je suis fier d'avoir dans ces tourments une part, quelque petite qu'elle puisse être, aux tourments et à la gloire de l'homme de Dieu.»
Alors, se tournant vers le saint martyr, il lui dit : «Je te prie de m'enseigner ce que je dois dire à ton Dieu, pour mériter d'avoir avec toi quelque part en ce jour.» Thyrsus lui répondit : «Dis avec moi : Je crois au Dieu vivant, tout-puissant et invincible, et en son Fils unique, notre Seigneur Jésus Christ, que je confesse n’être qu'un seul Dieu avec le Père et l'Esprit saint.» Et comme Gallénicus répétait à haute voix ces paroles, Baudus lui dit : «Malheur au misérable qui s'est endurci le coeur à ce point !» Et il commanda qu'on le donnât à garder aux prêtres des autres temples de la ville, se réservant à l'interroger encore le lendemain.
Quand on le leur eût livré, ils le conduisirent au temple d'Esculape, et là, se jetant à ses genoux, ils les lui tenaient embrassés, et disaient : «Songe à la démarche que tu vas faire, seigneur Gallénicus. Ton nom est connu dans toutes les cités; tu portes le titre de pontife, et il n'y a pas de ville où ton image ne soit un objet de vénération. Cette belle chevelure que tu n'as jamais coupée, cette barbe que tous admirent, les prêtres et les philosophes se prosternent devant elles et les adorent avec respect. Mais Baudus aujourd'hui va leur enlever ce qui fait leur gloire; et si tu t'obstines dans cette superstition, il livrera ta personne en jouet à la multitude, en te faisant entièrement raser.» Gallénicus leur répondit : «Autrefois je vous enseignais les lois des divers sacrifices pour honorer les différents dieux; j'étais le zélateur ardent de ce culte de la vanité et du mensonge; mais aujourd'hui je sers celui qui a vaincu mes dieux; c'est justement que je me reconnais le sujet du Seigneur, qui a renversé les maîtres auxquels j'offrais des hommages impies. Il m'a délivré d'un joug injuste et pesant pour me soumettre à l'empire de la justice. Sachez donc que je ne puis demeurer l'esclave de ces vanités frivoles.»
Instruit de cette réponse, Baudus ordonna à ses serviteurs de raser la chevelure et la barbe de Gallénicus. Alors Gallénicus, liant en faisceau sa barbe et ses cheveux, les jeta à la tête de l'idole d'Esculape, en disant : «Démon méchant, perfide séducteur des âmes, recois cet ornement qui t'était consacré. Je te renonce, diable que le Seigneur a maudit;. Je te renie, toi et tes complices. Je suis le serviteur du Christ, qui tout à l'heure va te renverser à terre, comme l'ont été tous tes collègues.» Et aussitôt il éleva les mains vers le Dieu vivant, et lui fit cette prière : «Ô Dieu, tu connais mon âme, ma foi, ma résolution, ma volonté; tu sais que je crois en Toi de tout mon coeur; montre à ceux que mon exemple et mes enseignements ont trompés qu'il n'y a là qu'une vaine image, qui n'a en elle ni la divinité, ni aucune participation à la puissance des esprits. Si à ton ordre cette statue tombe et qu'ils persistent à ne pas croire, ils partageront le sort de Bauclus, qui a vu tes merveilles et est demeuré incrédule. Si au contraire ils croient, je serai délivré du crime que j'ai commis, moi misérable sacrilège, en les trompant, en les rendant esclaves de ces vaines figures, en leur apprenant à rendre les honneurs divins à des êtres que ton serviteur nous a montré n'être que des démons, et non des dieux.» Peu après cette prière, on vit la statue s'ébranler, puis rouler à terre avec un grand fracas. Elle était brisée en trois parties; d’un côté, on voyait les mains d'Esculape avec son serpent et sa verge; d'un autre, les reins et les jambes du dieu, et plus loin, la poitrine et la tête.
À ce prodige, tous les prêtres, au nombre de quinze, s'unirent à Gallénicus pour confesser avec lui que le Christ est Fils de Dieu, et proclamer comme vrai Dieu celui que Thyrsus annonçait. Quand cette nouvelle eut été portée aux oreilles de Baudus, il fit venir Gallénicus devant lui avec tous les prêtres, et se fit rendre compte de ce qui venait de se passer. Ils lui racontèrent par ordre toute la suite des faits, et finirent par assurer hautement qu'eux aussi croyaient au Christ. Puis Gallénicus, s'adressant au magistrat, lui dit : «Après un tel prodige, si tu refuses encore de croire, tu te rends évidemment digne d'une terrible damnation. Tu ne prétends pas sans doute honorer mieux les dieux que je ne l'ai fait, ni mieux que moi défendre leur culte et leurs autels ? car nuit et jour, pauvre aveugle que j'étais, j'immolais sans cesse aux idoles. Mais enfin le voile s'est levé; tous ont pu voir que ces idoles n'étaient pas ce qu’elles paraissaient être. Leur fausseté aujourd'hui est manifestée, la vérité a paru à tous les regards, les ténèbres ont été dissipées, et la lumière de la vérité a relui avec splendeur. Bénissons donc tous ensemble le Dieu unique, proclamons d'une voix unanime qu'il est le Tout-Puissant celui que nous avons vu triompher de nos dieux.»
Ainsi parlait Gallénicus, et les autres prêtres donnaient avec éclat leur adhésion à tous ses discours. Alors Baudus, craignant que Gallénicus ne lassât sa fureur, comme l'avait fait Thyrsus, ordonna qu'on lui tranchât la tête en présence des prêtres. Ceux-ci, en voyant tomber la tête de Gallénicus, s'écrièrent : «Puissions-nous être trouvés dignes nous aussi d'être glorifiés pour ce nom !» Baudus les fait venir, et leur dit : «Qui vous pousse à plonger vos familles dans la douleur et l'abandon ? Vous avez des femmes et des enfants, et vous ambitionnez la mort.» Ils répondirent : «Nous avons été prêtres des idoles avec Gallénicus; nous voulons avec lui être les témoins du Christ. Décrète donc contre nous les supplices, douleurs pauvreté, exil, le feu, le fer et la mort la plus cruelle que tu pourras imaginer; nous avons résolu de partager le sort de Galléllicus.» Baudus, transporté de colère, dit alors : «Qu'on leur tranche à tous la tête de peur que les autres prêtres des dieux ne les imitent.»
Après leur exécution, il fit enfermer Thyrsus dans un coffre étroit qu'il fit placer sur des poutres durant trois heures, on essaya en vain d'entamer ses membres avec la scie; elle ne laissa pas sur le corps du martyr la plus légère trace. À la fin, Dieu permit que le coffre s'ouvrit tout à coup : et Thyrsus, se levant, étendit les mains vers le ciel, et rendit gloire au Père, au Fils et à l Esprit saint. Puis, se tournant vers Baudus, il lui dit : «Ô insensé que l'incrédulité aveugle, sans le vouloir tu m'as préparé le lit où, vainqueur par la grâce de Jésus Christ mon Maître, je dormirai et me reposerai dans la paix; car voilà que le Seigneur daigne m'appeler à son repos.» À ces mots, il se remit dans cette bière qui avait été taillée à la mesure de son corps; et, terminant enfin de si glorieux combats, ce martyr, autrefois athlète dans les jeux du siècle, mais aujourd'hui devenu le véritable athlète du Christ, rendit son âme à son Dieu. Aussitôt Bauclus se mit à crier : «Les anges de Dieu me soumettent à de violentes tortures parce que jusqu'à la fin j ai persécuté le serviteur de Dieu.»
Cependant les chrétiens accoururent de tous côtés, enlevèrent le saint corps avec la bière où il reposait, et les mirent dans une grotte; on y transporta également les corps de Gallénicus et des quinze autres prêtres. Ces martyres eurent lieu dans la ville de Milet, dans un endroit nommé Daphné. La sépulture fut célébrée par le saint évêque Césarius, assisté du prêtre Laodicius. Un homme pieux, nommé Philippe, embauma les corps des saints avec des parfums précieux; et, avec la permission de Baudus, leur fit élever un tombeau. Quant à Baudus lui-même, durant trente jours, son corps dévoré par les vers ne fut qu'une vaste plaie d'où s'exhalait une insupportable puanteur; jour et nuit, il poussait des hurlements affreux. Ces châtiments du ciel furent pour presque tout le peuple un motif d'embrasser la foi de Jésus Christ.
Quand Baudus fut mort, les officiers de sa maison brûlèrent son corps, selon la coutume des païens; mais un vent violent qui s'éleva tout à coup dissipa et fit disparaître entièrement, non seulement les cendres du cadavre, mais jusqu'aux restes des charbons qui l’avaient consumé. Ce dernier fait assura l'entière conversion de la ville de Milet à la foi chrétienne; les habitants détruisirent de leurs propres mains les temples de leurs dieux, et élevèrent, à leurs frais, des églises au Seigneur, reconnaissant hautement que c’était aux mérites du saint martyr Thyrsus qu’ils devaient ce changement merveilleux. C’est pourquoi nous tous, qui lisons, qui entendons le récit de ses tourments et de sa gloire, demandons par ses prières la Miséricorde divine. Si nous le faisons sans hésitation et avec une foi sincère, nous l'obtiendrons par la grâce de Jésus Christ, qui est béni et règne dans les siècles des siècles. Amen.