LES ACTES DE SAINT SÉBASTIEN DE NARBONNE

(L’an de Jésus Christ 289)

Fêté le 18 décembre


Sébastien, chrétien zélé , élevé à Milan, mais citoyen de Narbonne, fut si cher aux empereurs Dioclétien et Maximien, qu'ils lui donnèrent le commandement de la première cohorte, et voulurent qu'il se trouvât toujours avec eux. C'était un homme d'une prudence consommée, vrai dans ses paroles, plein d’équité dans ses jugements, sage dans le conseil, fidèle à un secret, courageux dans les coups imprévus, et remarquable par sa bonté et la parfaite pureté de ses mœurs. Les soldats le vénéraient comme un père, et tous les officiers du palais l'aimaient d'une sincère affection. C'était enfin un vrai serviteur de Dieu; et il convenait qu'il fût aimé de tous, celui que Dieu avait comblé de sa grâce.
Chaque jour il rendait au Christ un hommage assidu; mais en gardait le secret à l’égard des princes sacrilèges à la personne desquels il était attaché; non par crainte des supplices et pour servir sa fortune terrestre; mais, en couvrant sa qualité de soldat chrétien sous la chlamyde du soldat, son dessein était de soutenir le courage des chrétiens qu'il voyait faiblir au milieu des tourments, et de conserver à Dieu les âmes que le diable s'efforçait de lui enlever.
Enfin, après avoir arraché à la crainte des souffrances un grand nombre de martyrs et excité leurs désirs vers la couronne de la vie éternelle, il partit lui-même ce qu'il était, la lumière ne pouvant se cacher au milieu des ténèbres. Chaque jour il allait porter des consolations à ces deux illustres frères jumeaux, Marcellien et Marc, captifs pour le nom du Christ : il en usait encore de même à l'égard des serviteurs détenus avec eux, et leur donnait les conseils les plus propres à soutenir leur foi, afin de leur faire mépriser les douceurs fugitives du monde et braver des tourments d'un instant.
Sensibles à de si douces exhortations et lassant par leur persévérante énergie les coups des bourreaux, les deux frères furent condamnés à mort avec la clause que si, au moment d'être décapités, ils consentaient à sacrifier, ils seraient rendus à leurs parents, à leurs épouses, à leurs enfants et à leurs possessions. Car ils étaient, comme nous l'avons dit, non seulement des hommes d'une naissance illustre, mais encore riches de grands biens. Leur père nommé Tranquillin et leur mère Marcia les suivaient accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants; car grand était leur amour pour leurs petits fils. Cela fut cause qu'ils demandèrent à Agrestius Chromatius, préfet de Rome, un délai de trente jours pour traiter avec les condamnés, et les engager à brûler de l'encens aux idoles.
Les martyrs furent donc visités de leurs amis qui leur dirent : «D'où vient ce mauvais naturel et ce cœur de fer jusqu'à souffrir qu'un père humilié ainsi sa vieillesse, et jusqu'à renouveler à une mère décrépite les douleurs de l'enfantement ? Elle triomphait de ses souffrances en ce jour, par la joie de mettre au monde deux fils dans un seul enfantement, et de procurer à leur père un double amour filial. Mais maintenant quelle douleur, quelle angoisse, quels déchirements sont ceux qui lui enlèvent l’espoir et le bonheur, qui lui font mépriser la vie, dédaigner la gloire, appeler la mort sans effroi ! Chers amis, mettez fin, nous vous en conjurons, à ces calamités, et souvenez-vous que vous aussi, vous êtes pères d'aimables enfants.»
Pendant ces discours et autres semblables que tenaient les amis, la mère des deux martyrs se présente, exprimant sa douleur à grands cris, sans voile et montrant ses cheveux blancs; elle déchire en leur présence son vêtement à l'endroit de la poitrine. Sous les yeux des témoins attendris, elle découvre le sein flétri où s'allaitèrent ses fils; elle rappelle au milieu des sanglots et des larmes les caresses de leur enfance. À l'un et à l'autre elle disait tour à tour : «Mon fils, c'est toi qui m’as toujours prodigué le plus de caresses; c'est toi qui m'as montré le plus de respect; c'est toi qui portes mes traits; c'est toi qui as la ressemblance de ton père. Malheur à moi ! De tous côtés m'environnent des tristesses sans égales, une misère inouïe, une double privation qui ne se peut comparer à aucune douleur. Mes deux fils courent d'eux-mêmes à la mort. Si des ennemis me les enlevaient, on me verrait les suivre a travers des bataillons armés; si une sentence cruelle me les eût ravis, j'eusse pénétré dans la prison, afin de mourir avec eux. Quelle est cette nouvelle manière de mourir, où l'on prie le bourreau de frapper, où l'on ne cherche qu'à perdre la vie, où l'on invite le trépas. Des enfants s'empressent de sacrifier leur jeunesse, et l'on force les parents à leur survivre malgré leur vieillesse.»
Tandis que la mère se plaignait de la sorte, le père, infirme et accablé par les années, arrive porté sur les bras de ses esclaves, souillant de terre et de poussière sa tête blanchie; il s'écrie : «Je viens dire adieu à ces enfants qui cherchent eux-mêmes leur perte; infortuné ! il me faudra donc employer à la sépulture de mes fils ce qui devait servir à m'ensevelir moi-même. Ô mes enfants, appui de ma vieillesse, double flambeau de ma vie, si heureusement nés, élevés avec tant de bonheur, d’un génie si brillant, déjà imbus des belles-lettres, quelle subite folie vous a rendus ainsi amoureux de la mort ? Jamais le trépas fut-il agréable, aux vivants ? Venez ici, vieillards vénérables, et pleurez avec moi sur mes fils, vous tous qui avez des entrailles de pères. Venez ici, jeunes gens, et pleurer sur ceux-ci qui, à la fleur de l'âge, cherchent d'eux-mêmes le trépas. Approchez encore, vous tous qui êtes pères, pour empêcher un tel malheur, dans la crainte que vous n'ayiez à le souffrir nous-mêmes. Voilez-vous sous mes pleurs, ô mes yeux ! éteignez-vous sous des torrents de larmes, afin de ne pas voir frapper du glaive ceux pour qui je craignais autrefois jusqu'aux coups les plus légers, et dont le moindre péril me faisait pâmer d'effroi.»
Pendant que ce vénérable vieillard poursuivait ainsi ses lamentations, voici venir les épouses des martyrs, portant chacune leurs enfants. Elles les placent sous les yeux de leurs maris, et font entendre cette lamentation : «Au service de qui nous abandonnez-vous ? À qui livrez-vous l’amour de notre union ? Quels seront désormais les maîtres de ces enfants et les avides envahisseurs de vos domaines ? Qui s'emparera de votre famille ? qui partagera les serviteurs que nous avez nourri ? Oh ! hommes à cœur de fer, quelle est cette cruauté impie qui vous fait mépriser vos parents, rejeter nos amis, repousser vos épouses, méconnaître vos fils et vous abandonner volontairement au bourreau ?»
Pendant tous ces discours, au milieu des larmes de leurs épouses et des sanglots de leurs enfants, les soldats du Christ sentent leur cour s'amollir et près de fléchir sous le poids de la douleur. Présent à ce spectacle et chrétien toujours intrépide, Sébastien, qui se cachait encore sous son costume militaire, s'élance au milieu des athlètes de Dieu que la lutte semblait près d'abattre, et s'écrie : «Vaillants soldats du Christ, combattants du divin combat, vous touchiez la palme; et voici que de misérables caresses vous font renoncer à la couronne immortelle. Apprenez donc, ô guerriers du Christ, que la foi est une armure plus solide que le fer ! Ceux-ci dont les pleurs vous distraient se réjouiraient eux-mêmes pour vous, s'ils savaient ce vous savez vous-mêmes. Ils croient que elle l'âme ne survit pas au corps. Si l'autre vie joyeuse et immortelle leur était connue, ils courraient avec vous pour l'atteindre; car la vie présente est fugitive. Depuis le commencement du monde, elle n'a fait que tromper ceux qui se sont confiés à elle. Heureux encore si elle ne faisait que tromper, si elle n'entretenait pas ceux qui l'aiment dans tous les crimes ! C'est l'amour de cette vie qui produit l’intempérance, le naufrage de la pudeur, la rapine, la violence et le mensonge; qui suscite les divorces entre les époux, la discorde entre les amis, les scandales entre les chères. Telle est la vie qui vous séduit, ô mes amis très chers, vous tous qui, par vos conseils malheureux, voulez arrêter ceux que vous aimez sur le chemin de la vie éternelle ! Parents si vertueux, c'est l'amour de cette vie qui vous inspire d'arracher vos enfants à l'amitié de l'Empereur éternel, au moment même où ils s’élançaient vers la cour céleste et vers des honneurs sans fin. Chastes épouses, c'est cette même attache qui vous porte à leur conseiller, sous une apparence de piété, l'impiété la plus coupable. S'ils cédaient à nos conseils, ils ne pourraient demeurer avec vous que bien peu de temps; après quoi il faudrait se séparer pour ne plus se retrouver qu'au sein des tourments éternels. Laissez-les se dérober à un tel sort, et songez à vous en retirer vous-mêmes. Permettez qu'ils aillent saisir la couronne qui leur est destinée. Ne craignez
point; ils ne seront pas séparés de vous; ils vont vous préparer une place dans les demeures célestes, où ils jouiront, avec
vous et vos fils, d'une allégresse sans fin. Vous aimez la splendeur de vos maisons terrestres; combien plus vous ravira la magnificence de ces palais étincelants d'or et de pierres précieuses ? C'est là que les roses ne se fanent jamais, que les prairies sont toujours verdoyantes, que l'émail et le parfum des
fleurs ne s'altèrent pas; là brille une lumière éblouissante sans le secours du soleil, un jour que la nuit ne remplace jamais. L'œil n'y est blessé par rien de difforme, et l'oreille y entend sans cesse des concerts exécutés par les anges, à la gloire du Roi de ce séjour. Les mots dont on s'y nourrit offrent à chacun la saveur qu'il préfère. Dès que l'âme y a formé un désir, tout s'empresse à le satisfaire.»
«Vous me demanderez : Pourquoi le Créateur donne-t-il les biens de ce monde, s’il nous faut les mépriser ? Je vous répondrai : c'est afin que vous les aimiez de manière à ne vous en séparer jamais. Ils ne peuvent vous suivre à votre mort; mais ils peuvent de votre vivant vous précéder, si vous le voulez. L'ouvrier donne de l'or à un homme pour en recevoir le double; le laboureur confie la semence à la terre dans l'espoir d'en recevoir le centuple; l'un et l'autre obtiennent l'objet de leurs désirs. Dieu, si vous Lui contiez vos richesses, ne peut-Il pas vous les rendre avec usure ? Mais vous me direz encore : Pourquoi m'a-t-il donné les richesses, s'il faut que je les lui vende ? — Il l'a fait afin qu'après les avoir goûtées, vous y ajoutiez la charité, et les donniez aussi à garder à Jésus Christ notre Seigneur. Si vous refusez de les Lui offrir, les plus vites passions les consumeront, ou du moins la mort viendra vous les arracher. Si, au milieu d'une troupe de barbares, vous rencontriez un homme plein d'affection pour vous, et qui vous eût donne une bourse pleine d'or, et que cet homme vous dit : Donne-moi ta bourse à garder, car ces barbares vont te l'enlever, et, après te l'avoir dérobée, ils le perceront de leur glaive; ne supplieriez-vous pas un tel bienfaiteur de recevoir ce dépôt, certain qu'il vous le rendrait et qu'il vous délivrerait vous-même des mains de l'ennemi ? Déposez donc ainsi vos biens entre les Mains du Christ.»
«Je dirai la même chose des plaisirs. Si vous les aimez, réservez-les donc pour ce séjour où ils vous seront rendus purs et et sans mélange. La création asservie sous la domination des pécheurs, sera un jour affranchie de leur esclavage et appelée à la liberté des enfants de Dieu. Supposez que la vie présente s’étende jusqu'à cent années, le jour où elle finit, n’est-elle pas comme si elle n'avait jamais existé, et son souvenir comme celui d'un hôte qui n'a passé qu'un jour sous notre toit ? La vie future au contraire est sans limites et se rajeunit par la durée. Oh ! qu'il a l’âme basse celui qui n'est pas séduit par l'amour de cette vie si belle. Mais celui qui ne veut pas l’aimer cette vie glorieuse, non seulement il la perd, mais encore, il est saisi par une mort éternelle, au sein de laquelle il ne rencontre que des flammes qui ne s'éteignent jamais et des tourments qui durent toujours. C'est là que sont les démons aux formes épouvantables, serpents hideux qui dévorent des membres sans cesse renaissants. C'est cette pensée qui rend supportables toutes les peines du martyre.»
«Ô amis, ô parents, ô épouses des saints, gardez-vous donc d'arracher à la vie ceux que vous aimez et de les plonger dans la mort. Le chrétien ne craint pas les tourments; car il sait qu’une heure de souffrance vaut pour lui une éternité de bonheur. Laissons notre âme sortir de son corps avec la palme du martyre, afin qu'elle arrive aux délices éternelles. Changeons nos larmes en allégresse; ne pleurons plus comme s'ils étaient morts ceux qui vont régner avec le Christ. Félicitons ces vainqueurs, réjouissons-nous de le voir couverts de la robe du martyre comme des princes du ciel. C'est aujourd'hui que le tyran infernal croyait vaincre; il pensait avoir fait des captifs, et c'est lui-même qui est pris. Que l'amour du martyre élève donc nos sentiments; sortons du sommeil, ouvrons les yeux de l'âme; voyons le piège que l’ennemi avait tendu sous nos pas. C'est Satan lui-même, qui s'y est précipité avec ses satellites; et nous pouvons dire, avec le Prophète : “Ils ont creusé devant moi une fosse, et ils y sont eux-mêmes tombés”.»
C'est ainsi que sous l’habit du soldat, la chlamyde militaire et le baudrier, le bienheureux Sébastien soutenait par ses discours la foi des martyrs. Tout à coup une splendeur descend du ciel) et l’environne pendant près d'une heure. Au milieu de cette splendeur sept anges éclatants de lumière le revêtent d'un manteau d'une blancheur éblouissante, puis à ses cotés parut un jeune homme qui lui donna la paix et lui dit : «Tu seras toujours avec moi.»
Ces choses se passaient dans la maison de Nicostrate, l'assesseur du préfet, à la garde duquel Marc et Marcellien avaient été confiés. Ce Nicostrate avait une épouse nommée Zoé; depuis six ans, à la suite d'une grande maladie, elle avait perdu l'usage de la parole. Mais non seulement elle avait conservé l'ouïe et avec l'ouïe l'intelligence, il semblait même que ces facultés avaient acquis en elle une perfection qu'elles n'avaient pas auparavant. Elle avait donc, entendu et compris tout ce que Sébastien venait de dire, et en même temps elle avait vu la grande lumière dont il avait été environné. C'est pourquoi pendant que tous tremblaient dans la stupeur d'un si grand miracle, elle cherchait à leur faire comprendre par les signes qu'ils seraient dignes de tous reproches, s'ils ne croyaient pas à des vérités si évidemment confirmées; puis se jetant aux pieds du martyr, elle le suppliait en agitant les bras. Le bienheureux Sébastien voyant qu'elle ne pouvait exprimer de vive voix les secrets de son cœur, demanda la cause de son silence. Quand ou lui ont dit qu'une grande maladie avait enlevé à cette femme l'usage de la parole, il reprit : «Si je suis vrai serviteur du Christ, si c'est la vérité qui a parlé dans les discours que cette femme a recueillis de mes lèvres et qu'elle a retenus dans son cœur, que Jésus Christ mon Maître commande; qu'il rende à cette femme l'usage de sa langue; qu'il lui ouvre la bouche, lui qui a ouvert la bouche de Zacharie son prophète.» En même temps il fit le signe de la croix sur les lèvres de Zoé. À cette parole du bienheureux Sébastien, Zoé jeta lui grand cri, et dit d'une voix puissante : «Sois béni, Sébastien; bénie soit la parole sortie, de tes lèvres. Ils sont bienheureux ceux qui par toi ont cru au Christ, Fils du Dieu vivant. J’ai vu de mes yeux l'ange descendre du ciel vers toi et tenir devant toi un livre ouvert. Tu lisais, et ta parole puisée à cette source pure découlait jusqu’à nous comme un fleuve. Bénis soient ceux qui croient à toutes les choses que tu nous as enseignées, et maudit quiconque formerait un doute même sur un mot de tout ce qu’il a entendu. Car de même que l'aurore en s’élevant dissipe toutes les ténèbres, et rend à tous les yeux la lumière que la sombre nuit leur avait refusée; ainsi l'éclat de tes paroles a dissipé les obscurités et l'aveuglement de notre ignorance, aux yeux des fidèles elle a fait luire, après les ténèbres de la nuit, la sérénité d'un beau jour; mais pour moi, non seulement elle a chassé mon incrédulité, mais encore elle a ouvert à mes pensées la porte qui leur était fermée depuis six ans.»
Nicostrate, le mari de Zoé, voyant la grande puissance du Christ manifestée d'une manière si éclatante dans son épouse, se jeta aux pieds de Sébastien, et le pria de leur pardonner si, pour obéir aux ordres de l'empereur et du préfet, il avait retenu les saints de Dieu en prison; ensuite il enleva les chaînes de fer dont leurs mains étaient chargées, il embrassa leurs genoux, et les supplia de vouloir bien sortir.» Oh ! que je serais heureux, s'écriait-il, si je pouvais mériter d'être à mon tour chargé de chaînes pour vous avoir délivrés. Peut-être l'effusion de mon sang me purifierait, peut-être je pourrais ainsi échapper à la mort des peines éternelles, et parvenir à cette vie que Dieu a daigné nous manifester par la bouche de Sébastien notre maître.»
À cette prière de Nicostrate, Marcellien et Marc répondirent : «Tu viens de recevoir la gloire de la foi que tu n'avais jamais connue; comment nous qui l'avons toujours eue depuis notre enfance, pourrions-nous l'abandonner, et te laisser à toi seul le calice de notre passion ? Ce calice, nous pouvons bien le boire, mais le donner à un autre jamais. Le Christ est riche en tous biens, et de l'abondance de ses trésors Il tire pour tous ceux qui viennent à Lui des grâces plus excellentes que leurs cœurs n’en avaient ambitionné. Si en effet quand vous étiez encore incrédules, il vous a donné de connaître la lumière de la vérité, à combien plus forte raison, maintenant que vous croyez, vous accordera-t-il tous les biens que vous demanderez ? La divine, Clémence est toujours prête à vous prévenir de ses dons; et elle multiplie d'autant plus ses grâces dans les âmes des fidèles, qu'elles ont accepté plus sincèrement les règles de la foi. C'est ainsi que votre foi, qui vient, de recevoir les premiers enseignements d'un maître, a pris tout à coup, dans l'espace d'une heure, le développement que donne à peine la méditation suivie pendant de longues années. Le souvenir de la famille n'a point mis obstacle à cette foi. Tout d'un coup vous avez méprisé ce que toujours vous aviez aimé, et vous cherchez aujourd'hui ce que jamais vous n'aviez connu. Par des voies inconnues, vous êtes arrivés d'un seul bond jusqu'au Christ; car déjà vous êtes entrés par le cœur dans le ciel, puisque vous ne savez plus chercher sur la terre votre consolation. Exemple incomparable, digne de tous nos éloges ! Modèle de vertu que tous devraient imiter ! L'onde sacrée du baptême ne vous a point encore conduits au Christ; vous n'avez point encore pris place, sous les drapeaux de la milice sainte dans les premiers exercices de la guerre; et déjà vous avez pris les armes pour votre roi; déjà brisant les chaînes de ses soldats, vous voulez vous-mêmes, victimes intrépides, prendre la place de ceux que la mort va frapper.»
En entendant ce discours, tous les chrétiens témoignaient par leurs larmes le regret de leur première faiblesse. Marc ajouta : «Parents bien-aimés, et vous qu'a réunis le lieu sacré
des époux, apprenez à opposer le bouclier de la vertu aux attaques du diable et aux flèches dont vous menacent les affections d'un désir charnel. Au milieu des rangs pressés dont l'armée du tyran vous entoure, ne cédez pas à l'ennemi, redoublez d’ardeur, et marchez d'un pas ferme vers le roi. Qu'ils se dressent contre nous tant qu’ils le voudront, qu'ils s'abandonnent à leur rage, les satellites du démons, qu'ils déchirent nos corps par tous les supplices : ils peuvent bien tuer un corps; mais une âme qui combat pour la vérité de sa foi, ils ne sauraient la vaincre. Les blessures, reçues au service du prince sont la gloire du soldat. Le démon, ce tyran cruel, exerce en ce moment sa fureur sur vous, parce qu'il prévoit que la gloire de votre persévérance peut devenir son tourment; il vous menace de la mort pour vous épouvanter; il vous promet la vie pour vous l'enlever; il vous fait espérer la sécurité, pour vous la ravir. Nous, au contraire, efforçons-nous de résister à l’ennemi, de Mépriser le corps et de venir au secours de l’âme. Un vaillant général fuira-t-il devant de misérables soldats ? sera-t-il défait sans une guerre où il aurait pu vaincre ? Pourquoi craignent-ils de mourir, ceux qui savent que la mort n'est, après tout, qu'une conséquence de la nature de l'homme ? Pourquoi, dis-je, craignent -ils de mourir, ceux qui savent que cette vie est mensongère, et que, nul ne peut trouver la vie véritable, si ce n'est celui qui a dédaigné dans son cœur cette vie trompeuse et périssable ? Ceux qui en sont les esclaves la perdent à leur tour au milieu des douleurs. Mille accidents cruels viennent l’interrompre; et si la souffrance conduit les âmes innocentes au salut éternel, les pêcheurs ont à la subir comme un châtiment.»
Pendant que Marc tenait ce discours, tous ceux qui étaient présents se mirent a rendre grâces à Dieu, se repentant avec larmes d'avoir préféré l’amour de la chair à l'amour de Dieu, et d'avoir cherché à détourner les saints des combats du martyre. Ils étaient tous devenus unanimes dans leur foi en Jésus Christ; Nicostrate, partageant le sentiment de son épouse, disait : «Je ne prendrai aucune nourriture que je n'aie été initié aux mystères de la religion chrétienne.» Sébastien lui dit : «Change d’office, et deviens assesseur du Christ, et non plus celui du préfet. Écoute encore ceci : il faut que tu réunisses tous ceux qui sont dans la prison, sous les chaînes et dans les cachots. Quand tu l'auras fait, j’irai trouver le pontife de la loi trois fois sainte; et tu recevras avec ceux d'entre eux qui le désireront l'initiation au mystère. Car si le diable s'est efforcé et s'efforce encore d’arracher ses saints au Christ, combien plus, par un motif de piété, devons-nous prendre soin de restituer à leur Créateur ceux que le diable voulait lui ravir.» Nicostrate répondit : «Comment peut-on confier les choses saintes à des hommes injustes et criminels ?» Le bienheureux Sébastien dit : «Notre sauveur a daigné nous manifester sa Puissance en faveur des pécheurs. Il a enseigné un mystère qui efface tous les crimes et les péchés de l'homme, et qui confère aux âmes une vertu divine. Si dès le début de ta conversion tu présentes une telle offrande au Christ, il ne tardera pas à t'en récompenser par la couronne du martyre, ornée des fleurs inflétrissables de toutes les vertus, et destinée pour être ta parure au sein des joies de la vie éternelle.» À ces mots, l'assesseur Nicostrate alla trouver le geôlier Claudius, et lui ordonna de lui amener tous les prisonniers. «Comme ils doivent être jugés, dit-il, à la première séance, je veux les réunir aux chrétiens qui sont chez moi, afin que nul ne manque au jour où le préfet siégera sur son tribunal.»
Tous ces captifs ayant donc été rassemblés dans la maison de l'assesseur, et étant encore chargés de leurs fers, l'homme de Dieu, le courageux Sébastien leur adressa ainsi la parole : «Il est temps que les forfaits, du démon cèdent devant la jouissance divine. Tout à l'heure cet ennemi perfide s'efforçait de renverser le courage des soldats du Christ, et de les précipiter du sommet des vertus dans les abîmes de l'enfer. Nous avoirs combattu contre lui, et dans l'ardeur qui nous transporte, nous voulons vous enlever à la captivité de ce tyran, qui s'est emparé de vous, et vous rendre à votre Créateur. Le diable n'est pas votre seigneur; il n'est ni votre créateur, ni votre père; c'est Dieu qui est notre Père, votre Seigneur et votre Créateur. Vous l’avez quitté pour aller à cet ennemi qui vous entraînait vers les supplices d'une mort éternelle; revenez plutôt à celui qui a livré son Fils unique aux souffrances et à la mort, pour nous délivrer nous-mêmes de ces tourments qui ne finissent pas.»
Quand le bienheureux Sébastien eut ainsi parlé, tous se prosternèrent les larmes aux yeux; et les genoux en terre, ils commencèrent à gémir, à s'accuser de leur conduite criminelle, et à exhaler leur repentir. Ils répandaient des larmes abondantes, et attestaient tous à la fois qu'ils voulaient croire au Christ. Le bienheureux Sébastien ordonna alors qu'on déliât leurs chaînes. Il se rendit ensuite au lieu où le prêtre Polycarpe se tenait caché à cause de la persécution, et lui raconta tout ce qui s'était passé. À ce récit, Polycarpe ayant rendu grâces à Dieu, vint avec Sébastien à la maison de l'assesseur Nicostrate. Ayant aperçu cette multitude de croyants, il les salua avec bonheur et s'écria : «Vous êtes heureux vous tous qui avez entendu la voix du Christ qui a dit : “Venez à Moi, vous tous qui êtes épuisés de travail et qui êtes chargés, et je vous donnerai à reposer. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de Moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez la paix de vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger.” Vous donc, mes frères, que l'eau du baptême n'a pas encore arrosés, et n'a pas encore consacrés au Dieu tout- puissant comme des enfants chéris, naguère vous vous efforciez de faire perdre leurs saintes résolutions à ces bienheureux combattants du Christ; c'est pourquoi la pénitence vous était nécessaire pour mériter le pardon. Mais maintenant que vous vous êtes élevés à une si grande gloire que d'aspirer de toute l'ardeur de vos désirs à ces souffrances dont vous songiez il y a peu de moments à détourner les autres, sachez que vous êtes arrivés à l'heure du pardon, et que vous touchez au moment de cueillir la palme. Plus d'une fois le Christ a usé de ce miséricordieux artifice. Celui-là même qu'il s'est choisi comme un vase d'élection, celui qu'il a voulu donner pour maître aux nations, non seulement détournait l'esprit des fidèles du saint désir d'embrasser la foi, mais faisait lapider ceux qui refusaient de renoncer au Christ. C'est lui que le Seigneur nous a donné pour apôtre; de Saül Il a fait Paul, d'un apostat un apôtre, et d'un persécuteur le docteur de son Église. Il est devenu passionné pour les souffrances celui qui était l'auteur de la persécution; et celui qui se réjouissait des afflictions d’autrui, s'est réjoui des tribulations qu’il a lui-même souffertes. Le même Christ qui a déployé une si grande puissance envers son apôtre, vous enlève aujourd'hui à la prison des enfers. Il retire vos âmes captives de la gueule des dragons, et vous faisant passer des ténèbres à la lumière, vous ouvre les portes de la vie éternelle. Mais si les démons, qui sont les enfants des ténèbres, sont en ce moment remplis de tristesse à votre sujet, les saints anges qui sont des enfants de lumière se réjouissent à cause de vous. Que chacun de vous s'approche, qu'il donne son nom; passez cette journée dans le jeûne jusqu'au soir; l'heureux sacrement du baptême vous sera administré au moment convenable. Car il est juste que la lumière qui s'éloigne d'un monde périssable illumine nos âmes immortelles, et que nous qui sommes encore environnés de ces ténèbres épaisses, nous soyons lavés et purifiés par l'eau de sanctification, afin de pouvoir marcher an Christ pleins d'ardeur et de sincérité.» Ce discours et les autres semblables que leur adressa le bienheureux Polycarpe les remplirent tous de joie, et, chacun s'empressa de donner son nom, avant même qu'on le lui demandât.
Sur ces entrefaites, le greffier Claudius se présenta la maison de Nicostrate où ces choses se passaient, et lui dit : «On fait en ce moment beaucoup de bruit dans le prétoire, de ce que tu t'es permis de faire conduire tous les prisonniers dans ta maison. Le préfet ordonne que tu ailles te présenter devant lui; songe à la réponse que tu vas lui faire.» Nicostrate se rend chez le préfet, et interrogé pourquoi il avait dans sa maison les accusés de la prison publique, il répondit : «Par l'ordre de ta seigneurie, j'ai reçu dans ma maison plusieurs chrétiens qui devaient y être sous ma garde; afin de leur inspirer une plus grande terreur des supplices qui les menacent, je leur ai associé des criminels, pensant que le, spectacle de ces malheureux pourrait les déterminer à céder à tes ordres et à nos conseils. L'expérience que d'autres font de la rigueur des lois pourra les dompter, par la crainte d'avoir à partager le même châtiment.» Le préfet reçut avec bienveillance cette explication, et lui dit : «J’aurai soin de te faire récompenser largement par les parents, si tu parviens à leur faire rendre leurs enfants sains et saufs.»
En retournant à sa maison avec le geôlier Claudius, Nicostrate se mit à lui raconter comment le bienheureux Sébastien, ce chrétien si zélé et si instruit de la science divine, était le favori des empereurs; comment par son exhortation il avait raffermi le courage des chrétiens, et par quelles raisons solides il avait démontré la vanité de cette vie fugitive qui échappe au moment où l'on croit la tenir. Il racontait aussi comment une lumière venue tout à coup du ciel l'avait environné, et de quelle manière il avait rendu la parole à son épouse muette depuis six ans.
Quand Nicostrate eut fini son récit, Claudius se jeta à ses pieds en disant : «J'ai deux fils de la femme que j'ai perdue, dont l'un est travaillé d'une hydropisie, et l'autre accablé de plusieurs autres maux : je te prie de les faire voir à Sébastien; car je ne doute pas que celui qui a pu faire parler ton épouse muette depuis six ans, ne rende, s'il le veut, la santé à mes enfants.» Et tout en disant ceci, il courut à sa maison, fit transporter ses fils sur les bras de quelques esclaves, et les introduisant dans la maison où se trouvaient les saints, il les fit déposer à leurs pieds, et dit : «Il n'y a plus dans mon cœur aucune trace d’incrédulité; mais croyant de toute mon âme à la Divinité du Christ, que vous adorez, j'ai fait apporter ici mes deux fils, dans la persuasion que par vous ils seront délivrés du danger de mourir.» Les saints d'une voix unanime lui dirent : «Tous ceux qui sont ici affligés de quelque infirmité seront guéris, dès qu'ils se seront faits chrétiens.»
Claudius s'écria qu'il croyait et qu'il désirait être chrétien; alors Polycarpe ordonna que chacun d'eux donnât son nom. Tranquillin, père de Marcellien et de Marc, se fit inscrire, le premier de tous; après lui, six de leurs amis, Ariston, Crescentien, Eutychien, Urbain, Vital et Fauste; ensuite Nicostrate, assesseur du préfet, Castor son frère, et le geôlier Claudius. Puis les deux fils de Claudius, Félicissime et Félix.
Vinrent ensuite Marcia, mère de Marcellien et de Marc, avec leurs épouses et leurs enfants; Symphorose, femme de Claudius, et Zoé, femme de, Nicostrate. Après eux, tous les serviteurs qui étaient dans la maison de Nicostrate et qui se trouvaient au nombre de trente-trois de l'un et de l'autre sexe, et de tout âge; ensuite ceux qui avaient été enchaînés et amenés des prisons, au nombre de seize.
Tous du nombre de huit furent baptisés par le prêtre Polycarpe et reçus au sortir de l'eau par le bienheureux Sébastien : les mères spirituelles des femmes furent Béatrix et Lucine. Mais dès que Polycarpe eut plongé dans l'eau, au nom de la très sainte Trinité, les deux fils de Claudius, dont l'un était hydropique et l'autre couvert de maux, ils sortirent de la fontaine sacrée si pleins de santé qu'il ne leur restait plus aucun signe de leur maladie passée. Après ces enfants, Tranquillin, père des saints Marcellien et Marc, qui avait tant souffert de la goutte aux mains et aux pieds, qu'on pouvait à peine, comme nous l'avons dit, le transporter à force de bras, et qui pendant même qu'on le dépouillait de ses vêtements pour le baptême s'était plaint de la douleur insupportable qu'il ressentait, fût interrogé par le prêtre Polycarpe en ces termes : «Tranquillin, si tu crois de tout ton cœur que le Fils unique de Dieu, notre Seigneur Jésus Christ, peut te sauver et t’accorder le pardon de tous tes péchés, dis-le-nous toi-même.» Tranquillin répondit : «Je crois et je ne désire l’indulgence que pour mes péchés seuls; car si après la sanctification du baptême, je reste sujet à mes douleurs, je ne douterai pas pour cela de la foi du Christ. C'est après avoir réfléchi que je crois de tout mon cœur, et que je demeure convaincu que notre Seigneur Jésus Christ est le Fils de Dieu, que c'est Lui qui peut sauver les âmes et les corps, et rappeler de la mort éternelle à la vie sans fin.» Il dit ces paroles à haute voix et tous les saints pleuraient de joie, et ils priaient le Seigneur de récompenser cette foi si vive. Dès que le prêtre Polycarpe eut fait sur lui l'onction du chrême, il l’interrogea de nouveau s'il croyait au Père, au Fils et an saint Esprit; et dès qu'il eut répondu : Je crois, ses mains pleines de nœuds se redressèrent, ses genoux et ses pieds furent rendus si libres qu'on eût dit un adolescent, lorsque retrouvant de nouveau l'usage de ses pieds, il descendit dans la fontaine en disant : «Vous êtes le Dieu unique et véritable, inconnu à ce misérable monde.»
Les néophytes ayant tous été baptisés, chacun à son rang comme il était convenable, demeurèrent en ce lieu les dix jours qui restaient du délai obtenu, persévérant nuit et jour dans le chant des cantiques et les louanges de Dieu, et comme des soldats fidèles, ils préparaient leurs cœurs à soutenir glorieusement le martyre pour le Nom du Christ. Les femmes et les enfants étaient embrasés comme les autres de ce feu divin, et tous s'excitaient mutuellement il confesser le saint Nom de Dieu dans la lutte contre les puissances du diable.
Les dix jours de délai étant expirés, Agrestius Chromatius, préfet de Rome, fit comparaître devint lui Tranquillin, père de Marcellien et de Marc, et l'interrogea sur les intentions de ses enfants. Tranquillin répondit : «Je n'ai point de paroles pour vous rendre grâces de vos bienfaits; car si vous n'aviez mis un délai à la sentence portée, moi j'eusse perdu mes fils, et mes fils n'auraient plus de père. Je reçois les félicitations de tous ceux qui comprennent l'amour paternel et qui ont de l'affection pour les autres, et je pense que ta seigneurie sa réjouit avec moi de ce que la vie a été accordée à ceux qui devaient mourir, la joie à ceux qui étaient affligés, la sécurité de ceux qui étaient dans l'inquiétude.»
À ces mots, le préfet croyant que les fils de Tranquillin étaient décidés à courber leurs fronts devant les idoles, lui dit : «Que tes fils offrent donc au jour marqué l'encens qui est dû aux dieux; dans ce cas, tu leur seras conservé, et ils te seront rendus.» Tranquillin répondit : «Illustre seigneur, si tu veux peser exactement ce qui concerne moi et mes fils, tu seras à même de reconnaître que ce nom de chrétien a une grande vertu.» Le préfet dit : «Tu es fou, Tranquillin.» Tranquillin répondit : «J’ai été fou et de corps et d'esprit; mais dès que j'ai eu la foi dans le Christ, j'ai recouvré aussitôt la santé de l'âme et du corps.»
Le préfet dit: «À ce que je vois, je n'aurai accordé un délai à tes misérables enfants que pour leur donner lieu de t'entraîner dans leurs erreurs, au lieu de les en dissuader toi-même.» Tranquillin répondit : «Au nom de ta propre gloire, examine ce que tu entends par ce mot l’erreur, et considère quelles sont les œuvres qui méritent d'être qualifiées ainsi.» Le préfet dit : «Dis-nous toi-même quelles sont les œuvres qui méritent le nom d'erreur.» Tranquillin dit : «La première erreur est d'abandonner le chemin de la vie, et d'avancer joyeux dans la voie de la mort.» Le préfet dit : «Et quel le est la voie de la mort ?» Tranquillin répondit : «Est-ce qu’il ne te semble pas que c'est une voie de mort que de donner à des hommes mortels le nom de Dieu, et d'adorer leurs images dans le bois et la pierre ?»
Le préfet dit : «Ce ne sont donc pas des dieux ceux que nous adorons ?» Tranquillin répondit : «Bien loin d'être des dieux, ne lit-on pas dans des livres répandus partout de quelle source impure ils ont reçu le jour, quels furent les crimes, les impiétés et les vices de leurs parents, et quelle mort misérable a fini leurs jours ? Est-ce qu'avant que Saturne régnât sur les Crétois et dévorât ses enfants, il n'y avait pas un Dieu dans le ciel ? ou bien l’île de Crète avait-elle un roi, tandis que le ciel était sans Dieu ? Il se trompe grandement celui qui croit que Jupiter, fils de Saturne, commande à la foudre; ce Jupiter, lui homme comme les autres, dominé par la cruauté et le libertinage. Qui n'a-t-il pas poursuivi, celui qui n’a pas épargné son père ? et quelle infamie n'a-t-il-pas commise celui qui a pris pour femme sa propre sœur ? Dans le forum, dans les places publiques, dans les maisons, partout enfin, nous lisons chaque jour que, l’infâme Junon se glorifie été et sœur et épouse en même temps; l'enlèvement de Ganymède et son infâme faveur sont avoués de ceux mêmes qui adorent Jupiter. N'es-tu pas dans l’erreur, toi-même si comblé d'honneurs, lorsque tu adores des gens coupables de crimes que les lois romaines poursuivent sévèrement, et que, délaissant le Dieu tout-puissant qui règne aux cieux, tu vas dire à la pierre : «Tu es mon Dieu», et au bois : «Viens à mon secours ?»
Le préfet dit : «Depuis le jour où vous avez commencé à blasphémer les dieux, et à abandonner leur culte, l'empire romain est accablé de maux sans nombre.» Tranquillin répondit : «Cela est faux; car si tu veux parcourir les décades de Tite- Live, tu y trouveras que vingt-trois mille hommes de l'armée romaine périrent en un seul jour, malgré leurs sacrifices d'encens à Jupiter. Tu n'as pas oublié sans doute que les Gaulois Sénonais ont occupé même le Capitole, et que l'armée romaine tout entière ont eut à subir leurs insultes? L'empire romain, avant qu'une partie de ses citoyens eût reconnu que l'on ne doit adorer qu'un seul Dieu, a été assailli par des famines, des postes, des captivités, et souillé par le sang d'un grand nombre de ses sujets. Mais depuis que le Dieu invisible et véritable est honoré, la paix se consolide et l’empire semble se reposer. Mais ce qui est triste, c'est que le Dieu, Auteur de ces bienfaits, n'est pas assez connu, et que l'on attribue à la créature ce qui est l'œuvre du créateur.»
Le préfet dit : «Si l'on doit adorer l'être qui rend service aux hommes, je ne vois personne plus digne des honneurs divins que le soleil dont le regard produit la végétation sur la terre, fait lever les semences, ramène dans l'épi le grain qui avait été enfoui dans la terre, et répand, pour l'utilité de tous, la lumière, la régénération et la vigueur.» Tranquillin répondit : «C’est sur ce point que l’erreur est grande. Car si quelqu’un accorde par le moyen d'un de ses serviteurs ce que lui demandait un client, n'est-ce pas une folie dans ce client de négliger l'auteur du bienfait et de rendre ses hommages au serviteur ? Et pour donner un exemple : quand les navires apportent du blé aux Romains, est-ce aux navires ou aux princes que vous êtes obligés ? Si donc ce n'est pas aux matelots, mais au gouvernement que l'on tient compte du service, à combien plus forte raison Dieu seul mérite-t-Il nos hommages, Lui par la volonté duquel tous les éléments sont mis à notre usage, le soleil lui-même qui accomplit pour nous sa révolution chaque jour ?»
Le préfet dit: «Si le Dieu que vous adorez est un et invisible, vous n’adorez donc pas le Christ, crucifié par les Juifs ?» Tranquillin répondit : «Cette question serait à propos si tu avais envie de croire; car l'incrédule trouve vain tout ce qui ne lui convient pas. Quand une fois la volonté de l'homme s'est tournée au mal, il voudrait voir blâmer tout ce qui lui convient. Le sage, au contraire donne à chaque chose la louange ou le blâme, selon qu'elle le mérite.» Le préfet dit : «Eh bien ! moi je t’interroge sur votre Christ. Si l'objet de vos adorations n'est pas d'une nature visible, vous n'adorez donc pas le Christ que l'on a vu et entendu, qui a répondu à des interrogations, et qui, dans sa passion, a éprouvé tous les inconvénients de la fragilité de l'homme.»
Tranquillin répondit : «Écoute une comparaison et comprends la vérité : Supposons que ton anneau qui est orné d'une pierre précieuse vienne à tomber dans un cloaque, et que tu envoies tes serviteurs pour l'en retirer. Ils n'en peuvent venir à bout; tout ce qu'ils peuvent faire, c'est d'y souiller leurs vêtements et leurs personnes. Alors, toi-même déposant les habits somptueux qui te couvrent, tu revêts une tunique d'esclave, et descendant jusqu'au fond du cloaque, tu plonges tes mains dans le fumier, et en retires l'anneau d'or avec sa pierre précieuse. Dans ta joie, tu donnes un festin à tous tes amis pour célébrer le bonheur que tu as eu d'arracher l'un et l'autre à l’ordure qui les souillaient.» Le préfet dit : «Quel est le sens de cette comparaison ?» Tranquillin répondit : «C'est afin de le faire voir que nous adorons un seul Dieu qui est invisible.» Le préfet dit : «Et qu'est-ce que l'or ? qu’est-ce que la pierre précieuse tombée dans le fumier ?» Tranquillin répondit : «L'or, c'est le corps humain, et la pierre précieuse c'est l'âme unie au corps. Le corps et l’âme ne font qu'un seul homme, de même que l’or et la pierre précieuse ne font qu'un anneau. Mais quelque cher que puisse être pour toi cet anneau, l'homme aux yeux du Christ a cent fois plus de valeur. Tu as tes esclaves pour recouvrer ton anneau du milieu des immondices, et ils n'ont pu l'en retirer. Dieu a envoyé ses prophètes; Il leur a parlé du haut des cieux pour retirer le genre humain des ordures de ce monde, et ils n'ont pu y réussir, ni par leurs paroles, ni par leur constance. Tu as quitté toi-même tes vêtements brodés d'or, et couvert d'un habit d'esclave, tu es descendu dans ce cloaque infect, et tu as plongé tes mains dans les immondices pour en retirer l'anneau de même la Majesté divine s'est dépouillée de sa Splendeur, sans abdiquer pourtant ses Attributs divins; elle s'est revêtue du corps méprisable de l'homme, et descendant du ciel dans le cloaque de ce monde, elle a sali ses mains dans la boue de nos vices, et prenant sur elle les châtiments dus à nos crimes, elle nous a faits participants de sa Gloire. La foi nous a purifiés de nos immondices, et comme ton anneau nous avons été remis aux Mains de Dieu. Tes esclaves qui te voyant sous un vêtement servile t’ont renié pour leur maître, ne mériteraient-ils pas d'être mis à mort comme rebelles ? Ainsi en est-il de ceux qui renient le Christ pour leur Seigneur, parce qu'il s'est anéanti et a pris la forme d'un esclave; ils n'échapperont point aux peines du feu éternel. C'est pourquoi nous qui avons cru en Lui, nous avons été lavés dans l'eau de la fontaine éternelle qui a éteint pour nous le feu éternel, et notre infidélité a été effacée par notre fidélité.»
Le préfet dit : «Comme je le vois, ce n'est point pour détourner tes enfants de leurs opinions que tu as demandé un sursis, mais afin de venir raconter ces récits de vieilles femmes à notre tribunal.» Tranquillin répondit : «Les disciples du Christ ne méditent point sur ce qu'ils ont à répondre en présence des juges; car Il nous a donné cet avertissement : «Quand on vous livrera aux puissances de ce monde à cause de mon Nom, ne pensez pas à ce que vous direz; car il vous sera inspiré par Dieu même à cette heure ce que vous devrez dire : car ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de Dieu qui parle eu vous.» Pour moi, si j'ai eu le bonheur de trouver mon Créateur, ce n'est point par la force de mes réflexions; c'est en croyant en Lui. J'étais malade de la goutte et brisé de douleurs; aussitôt que j’ai cru au Christ, tous mes membres sont devenus sains comme ceux d'un petit enfant. Il est donc évident pour moi que mon Créateur est celui-là même qui a daigné me rendre la santé, et qui, de la même manière qu'Il a guéri mon corps, donnera, comme Il l'a promis, une autre vie à mon âme, si je ne me laisse point vaincre par le doute, ni effrayer par la crainte des hommes, et si je persévère dans la confession de son Nom, dans la pureté de la foi à laquelle Dieu a daigné me conduire.
Le préfet dit : «Tu ignores donc, ô Tranquillin, à quel degré sévit contre les chrétiens la colère de nos invincibles empereurs; et c'est pour cela que tu te livres en sécurité à tes fantaisies.» Tranquillin dit : «C'est une crainte insensée de redouter plus l'indignation des hommes que celle de Dieu. Est-ce que par hasard si nous tombions au milieu d'une meute de chiens furieux, et que dans leur rage ils se missent à nous déchirer à belles dents, ils pourraient nous enlever ce qui fait que nous sommes des hommes raisonnables, tandis qu'ils ne sont que des animaux sans raison ? C'est ainsi que ceux qui s'irritent contre les vrais croyants peuvent bien sévir contre eux et leur faire subir d'injustes supplices; mais jamais ils ne pourront enlever de notre cœur cette croyance que Jésus Christ est le Créateur, le Rédempteur et le Régénérateur de tous les hommes.» Alors le préfet ordonna qu'il fût remis aux geôliers, et dit : «Je t'entendrai à une prochaine audience.»
Peu après, il se le fit amener secrètement pendant la nuit, et lui offrant une forte somme d'or, il lui dit : «Fais-moi voir le remède qui t'a rendu la santé.» Tranquillin lui répondit : «Sache que ceux-là souffriront grandement de la colère de Dieu qui pensent qu'on peut rendre ou acheter sa grâce. Si donc tu veux être délivré des douleurs de la goutte, il faut croire au Christ, Fils de Dieu, et tu seras aussi sain que tu me vois l’être aujourd'hui. À peine pouvais-je être transporté à l'aide de mains étrangères; durant onze années, toutes les articulations de mon corps étaient enchaînées par des nœuds douloureux; à peine pouvais-je, par le secours d'autrui, recevoir le pain dans ma bouche, mais dès que j'ai cru que le Christ est le vrai Dieu, j'ai recouvré le bonheur de la santé, et je suis sain et sauf pour avoir reconnu le vrai Dieu mon sauveur.»
Le préfet le renvoya en lui disant : «Amène-moi celui qui t'a fait chrétien, afin que je puisse aussi me faire chrétien, s’il me promet la santé.» Aussitôt Tranquillin alla trouver le prêtre Polycarpe; il lui raconta ce qui s'était fait et dit, et l'amenant secrètement à la maison du préfet, il le lui présenta. Le préfet lui dit : «Quoique la haine des empereurs s'appesantisse sur les chrétiens, néanmoins dans l'espoir de recouvrer la santé, je t'offre la moitié de mes biens.» Polycarpe lui dit en souriant : «Notre Seigneur Jésus Christ est assez puissant pour ouvrir les portes de ton ignorance, et pour te faire voir qu'il est, capable de guérir ton corps. Offrir de l'argent ou en accepter, c’est n'apporter aucun soulagement à ceux qui souffrent; mais c'est prendre sur soi une maladie incurable.» Le préfet dit : «Fais-moi donc connaître ce que je dois faire pour obtenir ce que je désire.» Polycarpe répondit : «Si tu crois de tout ton cœur comme a cru Tranquillin, tu seras guéri comme lui.» Le préfet dit : «Dans quel ordre dois-je croire ce que tu m’annonces ?» Alors Polycarpe le catéchisa, et lui ordonna un jeûne de trois jours. Et appelant auprès de lui Sébastien, ils jeûnèrent ensemble trois jours et trois nuits et prièrent avec larmes, pour que le Seigneur manifestât la foi de son Nom en faveur de cet homme qui désirait croire. Quand le troisième jour, qui avait été fixé, fût arrivé ils vinrent en toute hâte à la maison du préfet qui les attendait, et lui dirent en entrant : «Paix à ta foi.» Lui, les saluant à son tour avec bonté, les invita à s'asseoir près de lui, et leur dit : «La parole que m'a donnée Tranquillin m'est confirmée par le témoignage de mes propres yeux; car je vois maintenant bien portant celui que j'avais vu perclus de la goutte aux mains et aux pieds. M'étant informe près de lui par quel remède il avait été guéri, j'ai reçu cette réponse : Au temps où je mettais mon espoir dans les idoles, j'étais infirme et brisé de douleurs; mais dès que, par l'enseignement des chrétiens, j'ai appris qu'il n'y a qu'un seul Dieu dans le ciel, j'ai renié tout ce qui jusqu'alors avait été l'objet de mon culte, et j’ai livré mon âme à la foi du Christ. Dès que j’ai eu confessé qu'un Dieu unique et véritable règne dans les cieux, la santé qui m'avait fui pendant onze ans, m'est revenue aussitôt, et toute infirmité s'est éloignée de moi. Voilà ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu, ce que je crois de cœur.» Le prêtre Polycarpe dit : «Si l'homme ne peut supporter des douleurs qui passent, comment supportera-t-il celles qui n'ont ni fin, ni relâche ? car nos maux ne sont que l'image de ces douleurs éternelles; et autant le feu réel diffère du feu peint sur un tableau, autant les angoisses que le corps subit maintenant diffèrent de celles que l'âme souffrira, si elle a passé sa vie dans l'ignorance volontaire de son Créateur. Occupe-toi donc, avec nous d'abord de ces douleurs éternelles, et inquiète-toi premièrement de ce supplice qui consiste dans mi feu qui ne s'éteint jamais, et dans un ver qui dévore toujours.»
Alors Chromatius, préfet de Rome, donna son nom avec celui de Tiburce, son fils unique, et dit : «Cet acte doit vous rendre certains de ma foi; et je désire que mon. fils devienne chrétien comme moi.» Le bienheureux Sébastien dit : «Prends bien garde de ne pas te faire chrétien par le seul désir de recouvrer la santé; mais bien plutôt que l'espérance de la vie éternelle élève ton âme au désir de contempler la source de vérité. Car si tu ne reconnaissais pas quel est ton créateur, tu ne trouverais pas le salut que tu cherches.» Chromatius dit : «Ne voyons-nous pas que les chrétiens sont des hommes simples et ignorants, en sorte que, sur mille d'entre eux, à peine en rencontre-t-on un qui soit capable d'acquérir l'art de la parole ? Est-ce que tous ont pu parvenir à la science dont tu parles, quand ils se sont faits chrétiens ?» Le bienheureux Sébastien dit : «La réponse que tu me fais confirme notre doctrine; car, à l'origine du monde, Dieu a traité avec des laboureurs et des pasteurs de troupeaux; et quand Il est venu,
vers la fin de ce monde, il n'a pas choisi les grammairiens et les orateurs, mais des pêcheurs et des hommes simples, et Il leur a communiqué sa science.»
Chromatius dit; «Pourquoi me dis-tu donc qu'il me faut d’abord connaître mon créateur, et que sans cette connaissance, je ne puis faire mon salut ?» Le bienheureux Sébastien répondit : «Parce que tu as adoré un grand nombre de dieux et de déesses. Si tu ne les repousses de ton cœur, si tu ne brises leurs images, et si tu ne reconnais un seul Dieu véritable, tu ne pourras trouver le salut et la vie.» Chromatius dit : «Apprends-moi donc quel est ce Dieu unique et véritable.» Sébastien répondit : «Quand tu envoies un serviteur puiser de l'eau, dès qu'il est arrivé à la fontaine, il regarde d'abord l'intérieur du vase, et il ne le remplit qu'après s'être assuré qu’il est bien purifié; nous donc comment pourrions-nous te faire approcher de la source de la vérité, avant que tu sois purifié des taches et des souillures de tes idoles ?» Chromatius dit : «Et comment pourrais-je en être lavé ?» Sébastien dit : «Donne-nous le pouvoir de briser toutes les idoles de pierre, de brûler les statues de bois, et de fondre les dieux d'or et d'argent que nous trouverons dans ton palais, et d’en distribuer la valeur aux pauvres.» Chromatius dit : «Et quand vous aurez fait cela, quel fruit m'en reviendra-t-il ?» Sébastien dit : «Tu recouvreras aussitôt la santé de tes membres paralysés par la goutte, et tu te mettras à courir comme si jamais tu n'avais été malade. Tu reconnaîtras alors que les dieux que tu aimais étaient les ennemis de ton salut, et que celui-là seul est ton père qui, dès que tu l'auras connu et adoré, te rendra la santé et la vie.»
Chromatius dit : «Ne vous donnez pas la peine de faire ce travail; je vais commander à mes esclaves, et ils briseront tout.» Sébastien dit : «Si des hommes douteux, craintifs ou infidèles, sont chargés de briser tes idoles, le diable prendra occasion de quelque négligence de leur part pour leur faire quelque blessure, et alors les infidèles publieront que ces gens ont été blessés pour avoir détruit des idoles. Celui-là seul qui porte la cuirasse échappe à l'atteinte des flèches; une main dressée an combat manie les armes habilement; celui qui la dirige se sent de l'audace et ne fuit jamais. De même, les soldats de Dieu qui sont armés du bouclier de la foi et protégés de la cuirasse du Christ, et qui portent encore le casque de la foi et du salut, peuvent avec sécurité ouvrir le combat. Ils combattent avec vaillance et achètent courageusement leur victoire, parce qu'ils ont coutume de lutter jour et nuit avec un ennemi invisible; leurs membres sont couverts et protégés plus par la foi que par le fer.» Chromatius dit : «Que la volonté de Dieu et la vôtre soient faites.» Alors le saint prêtre Polycarpe et le bienheureux Sébastien se ceignant les reins, se mirent a prier, et après leur prière, ils brisèrent plus de deux cents idoles et rendirent grâces à Dieu.
Ils revinrent ensuite près de Chromatius, et lui dirent : «Pendant que nous mettions en pièce tes idoles, tu aurais du recevoir la santé, à moins que dans ton cœur, il ne soit encore resté quelque marque, d'infidélité. Mais nous sommes assurés, en voyant que tu n'es pas guéri, qu’il y a quelque chose qui n'a pas été brisé. Que si réellement tout l'a été, fais-nous connaître ce qui reste secret au fond de ton cœur.» Chromatius répondit : «Je possède une machine d'astrologie en cristal sur laquelle est marquée toute la disposition des astres; ce travail est d'une grande perfection, et mon père Tarquinius y a dépensé plus de deux cents talents d'or.» Sébastien dit : «Si tu veux conserver intacte cette machine, c'est toi-même que tu brises.» Chromatius dit : «Quoi donc ! est-ce qu'un instrument de mathématiques qui ne sert qu'à marquer les jours, a quelque chose de commun avec les sacrifices ? Son sujet est de désigner avec certitude le cours des années.»
Le prêtre saint Polycarpe répondit : «J'y vois les signes du Lion, et du Capricorne, et du Sagittaire, et du Scorpion et du Taureau. Là c'est la lune dans le signe du Bélier, une heure dans le Cancer, une étoile dans Jupiter, les tropiques dans Mercure, Mars dans Vénus; et dans tous ces monstrueux démons, je reconnais un art qui s'est fait l'ennemi de Dieu. Aussi les chrétiens le rejettent; et non seulement ils n'en veulent point, ne l'honorent point, n'y croient point et n'en oseraient rien retenir; mais encore ils n'ont point pour amis ceux qui attachent leurs cœurs à ces puérilités dangereuses; car ce sont là des faussetés, purs instruments de tromperie. On y trouve la ressemblance de la vérité; la vérité elle-même n'y est pas.»
Chromatius reprit : «Comment donc expliquer que quelquefois cet art nous annonce l’avenir ?» Saint Sébastien répondit : «Tout cela n'est que vanité et mensonge; nous le savons par la parole du Christ qui l'a révélé, et nous voulons aujourd'hui même te le montrer d'une manière évidente. Fais venir un docteur en mathématiques, dis-lui que tu viens d'éprouver de grands malheurs, et prie-le de te dire quelles étoiles ont amené sur toi ces tristes événements. Sans aucun doute, il va te répondre que le temps a commencé pour toi sous un Mars méchant, que Saturne était apocatastique, et mille autres inepties pareilles. C’est par de semblables raisons qu'il va chercher à te prouver la véritable cause de ton mal. Mais ne t’arrête pas là; interroge un autre de tes savants. Indique-lui le même temps, les mêmes heures dont tu parlais au premier, mais ajoute qu'à cet heureux moment tu as été comblé de toutes sortes de biens. Tu le verras aussitôt trouver mille causes très raisonnables pour te prouver que, dans ce temps-la-même précisément, tu devais avoir du bonheur. C'est que l'instrument qu'il tient à la main est un cercle dont toutes les parties se ressemblent; d’où il suit que, quelque variées que soient les causes qui s'y réfléchissent, il peut toujours en prendre occasion de dire ce qu'il voudra.»
«En effet, comme ces hommes ne peuvent prévoir l'avenir d'une manière absolue, ils ont recours aux année, climatériques, espèce d'abri contre l'ignorance de la nature. Tous les jours cependant on voit des hommes, nés à des époques très différentes, périr dans un même naufrage; quelquefois de deux enfants nés à la même heure du jour ou de la nuit, l'un sera réduit à la mendicité, l'autre s’èlevera jusqu'au trône; dans un même combat, une multitude innombrable de soldats, qui n'ont presque aucun caractère commun, sont frappés à mort; dans un même jour, bien plus au même moment, dans la même maison, de deux femmes l'une conserve sa vertu, l'autre la prostitue. Évidemment, si ce sont les étoiles qui confèrent à nos actes leur mérite, la prostituée n'a point mérité nos reproches; mais la femme vertueuse de même n'a pas droit a nos louanges. Et pourtant les législateurs et les princes punissent tous ceux qui violent la sainteté de leurs lois; ils ont des formes, des juges, un corps de droit, afin d'accorder aux justes des honneurs mérités, et de donner aux hommes coupables le juste châtiment de leurs forfaits. Ne te persuade pas que ces enseignements soient inutiles; tu ne les comprends pas, parce que tu ne sens point encore en toi la grâce du salut. Mais, si tu abjurais entièrement les cérémonies de l'ennemi du genre humain, tu verrais aussitôt la vérité de mes paroles.»
À ce discours, Chromatius répondit : «Il est le vrai Dieu celui qui peut se glorifier d'avoir des adorateurs tels que vous; car toutes vos paroles sont pleines de raison, tellement évidentes qu'elles pourraient éclairer et soumettre les brutes les plus grossières. C'est pourquoi je ne veux pas que ce que j'avais acquis pour l'ornement de ma maison devienne un obstacle à mon salut, qu'on le détruise. Je crois — et c'est la profession complète de ma foi - je crois que, si je rejette entièrement tout ce que la loi du christianisme déteste et repousse, je mériterai le salut et pour cette vie et pour la vie future.»
Son fils Tiburce, en entendant parler ainsi son père, s'écria : «Je ne souffrirai jamais qu'on détruise un travail d'un aussi grand prix, un chef-d'oeuvre incomparable dans son genre. Cependant, afin que je ne paraisse pas avoir empêché la guérison de mon père, qu’on dresse deux fourneaux à la porte de cette salle, qu'on y allume un grand feu; et si lorsque l’instrument aura été détruit, mon père n'a pas recouvré la santé, les deux imposteurs seront jetés dans le feu des fourneaux.» Le père ne voulut pas consentir à de telles conditions; mais les saints non seulement ne craignirent point l'épreuve dont on les menaçait, ils pressèrent an contraire avec instance, pour qu'on préparât les fourneaux.
En même temps, ils s'approchèrent de ces idoles de cristal et de verre; et tous ces instruments d'un travail si merveilleux, ils les brisaient impitoyablement de leurs propres mains, quand tout à coup apparat aux yeux de Chromatius un jeune homme dont le visage brillait de l'éclat des flammes, et qui lui dit : «Le Seigneur mon Dieu, Jésus Christ, a qui tu as donné ta foi, m'a envoyé pour rendre la santé à tes membres.» À peine il avait achevé, que Chromatius subitement guéri s'élançait vers le jeune homme, pour lui baiser les pieds. Mais le jeune homme lui dit : «Prends garde de ne me pas toucher; car l’eau sainte du baptême ne t'a point encore lavé des souillures que t’ont faites les idoles.» À cette vue, Tiburce, le fils de Chromatius, se jeta aux pieds de saint Polycarpe, Chromatius lui-même, malgré son titre de préfet, embrassait les pieds du bienheureux Sébastien, et tous deux ensemble, le père et le fils, répétaient à haute voix : «Le Christ que vous prêchez, vous ses ministres saints, il est le vrai Dieu tout-puissant; il est le vrai Fils unique de Dieu.»
Alors le bienheureux Sébastien dit à Chromatius : «Comme tu le sais, j'ai le commandement de la première cohorte; j'avais autrefois résolu d'ignorer toujours jusqu'à l'existence d'une milice chez les hommes, et j'aurais voulu tenir à ma résolution. Si plus tard je me suis caché sous la chlamyde, je l'ai fait uniquement dans le but d'instruire les âmes incertaines et de fortifier les courages chancelants, de peur que l'excès de la douleur dans les supplices ne triomphât de ceux que la foi avait armés comme ses défenseurs. Mais toi, avec les honneurs et le pouvoir dont tu es revêtu, tu ne peux te dérober aux spectacles publics, ni te refuser à juger les causes portées devant ton tribunal. Je te conseille donc de prétexter une maladie et de demander un successeur, afin que, libre de toutes les occupations du siècle, tu puisses apprendre nos enseignements sur la vie future, et recevoir, dans une nouvelle naissance, le privilège d'avoir pour père le Dieu éternel.» Dès ce même jour, Chromatius envoya vers les ami, qu'il avait au palais, pour obtenir par eux la preuve écrite que sa démission était acceptée; et il commença sur-le-champ son apprentissage dans la divine milice avant d'être baptisé.
Qu'ai-je besoin de rappeler ici la plénitude de sa foi et les inspirations ardentes de son génie contre les objections des infidèles ? La suite de ce récit nous en donnera des preuves évidentes. Dès le début, le jour même où il fut plongé dans la fontaine sacrée, sa foi brilla du plus vif éclat. Interrogé s'il croyait, il répondit : «Je crois.» Interrogé une seconde fois s'il renonçait aux idoles il répondit : «J'y renonce.» Et le prêtre continuant les interrogations et lui avant demandé s'il renonçait à tout péché. Chromatius répondit : «Tu aurais dû me faire ces questions avant de m'introduire dans le temple du roi des cieux. C'est pourquoi je te demanderai de différer le jour de mon baptême; car avant de descendre dans la fontaine sacrée, je dois d'abord aller pardonner à tous ceux contre qui j'ai nourri de la colère, et payer mes dettes à tous mes créanciers. Si jamais j'ai enlevé violemment à quelqu'un son bien, je lui ferai tout restituer; depuis la mort de ma femme j'avais deux concubines; je leur assurerai, à elles et à leurs maris, une existence convenable. Tout droit quel, qu'il soit que, comme simple particulier ou comme homme public, je pourrais avoir sur des hommes libres ou sur des esclaves, je veux en affranchir ma personne et mes actes. Par là j'aurai complété, je crois, ma promesse de renoncer à tous les péchés du démon, à toutes les voluptés du monde. Le prêtre Polycarpe lui dit : «L'eau céleste du baptême t'inondera de bénédictions plus abondantes, sitôt que tu auras généreusement accompli les promesses que tu viens de faire en pleine liberté; car c'est pour cela qu'on prescrit le temps du carême comme préparation à ceux qui demandent le baptême; pendant ces longs jours de pénitence, ils apprennent qu'ils doivent renoncer à tous les artifices de l'ennemi et au commerce du monde, s'ils veulent véritablement devenir chrétiens.»
Alors le jeune Tiburce, avec une sagesse au-dessus de son âge : «Père, dit-il, tu demandes du temps pour renoncer aux affaires; mais moi qui étais sur le point de m'engager dans les affaires du forum, mon sacrifice ne portera que sur un désir. Je serais devenu avocat, pour traiter les causes des mortels; j’embrasserai le christianisme pour traiter avec les anges les causes du ciel, quand j'aurai été placé au rang de ceux qui reçoivent la vie éternelle, et deviennent ainsi les avocats de la sainteté.» Le bienheureux Sébastien, à ces paroles, l’embrassa avec effusion, et lorsque saint Polycarpe baptisa le jeune homme, il le reçut au sortir des fonts sacrés et devint ainsi son père.
Peu de jours après, Chromatius avait renoncé dans les formes qui du droit à toutes les affaires de ce siècle, et recevait dans le saint baptême une nouvelle naissance. Avec lui, quatre cents personnes de tout sexe, appartenant à sa maison, partagèrent le même bonheur. Il avait voulu auparavant les délivrer des liens de la servitude par un affranchissement solennel, et les enrichir de présents magnifiques, accompagnant ce bienfait de ces nobles paroles : «Ceux qui commencent à avoir Dieu pour père, leur disait-il, ne doivent point être les esclaves d'un homme.»
Le pape de la ville de Rome était alors Caïus, personnage d'une prudence consommée et d'une grande vertu; Carinus, Dioclétien et Maximien partageaient le titre d'empereur. Mais Dioclétien résidait à Rome avec Maximien, tandis que Carinus avec toute l'armée occupait la Gaule. À cause de lui, Dioclétien hésitait à commencer ouvertement la persécution contre les chrétiens, parce que plusieurs des amis de Carinus s'honoraient de ce titre. Mais, lorsque Carinus eut été tué dans la ville de Mayence, sous le consulat de Maximien et d’Aquilinus, la persécution devint si violente que personne ne pouvait plus ni vendre ni acheter, s'il n'avait auparavant offert de l'encens à de petites statues qui avaient été élevées dans tous les lieux où l’on se réunissait pour les achats. Les principaux groupes de maisons, tous les quartiers, les fontaines même, étaient gardés par des satellites qui ne laissaient à personne la permission d'acheter, pas même celle de puiser de l'eau, à moins qu'on n'eût sacrifié aux idoles.
Alors, par le conseil du pape saint Caïus, Chromatius profitait de sa haute dignité pour ouvrir sa maison à tous les chrétiens; et il pourvut, avec tant de sollicitude à leurs besoins, que personne ne succomba à la triste nécessité de sacrifier. Mais parce que, au milieu d'une persécution aussi violente, son titre de chrétien ne pouvait pas rester longtemps un mystère pour le public, Chromatius obtint, par un rescrit émané de la personne sacrée des empereurs, de se retirer sur le rivage de Campanie, pour y rétablir sa santé. Il avait là de vastes domaines; il les ouvrit à tous les chrétiens qui voudraient s'y retirer avec lui, pour éviter la rage du persécuteur. À cette occasion, l'on vit s'élever le débat d'une noble émulation entre Polycarpe et le bienheureux Sébastien : qui des deux resterait à Rome, ou irait rejoindre Chromatius, qui avait rassemblé autour de lui un peuple nombreux de chrétiens. Le vénérable pape Caïus, intervenant dans cette sainte querelle, leur dit : «En ambitionnant tous deux la couronne du martyre, vous plongez dans la désolation le peuple que le Seigneur s'est acquis par son Sang. C'est pourquoi il m'a semblé, frère Polycarpe, que toi, parce que tu es prêtre, et que, rempli de la science de Dieu, tu marches d'un pas ferme dans le droit sentier, tu devais aller fortifier la foi des fidèles et ranimer les cœurs que la crainte a ébranlés.» Polycarpe, en entendant ces paroles, garda le silence et reçut avec résignation l'ordre paternel du Pontife. Cependant arriva le jour du Seigneur; le pape Caïus, au milieu des mystères qu'il célébrait dans la maison de Chromatius, parla en ces termes : «Notre Seigneur Jésus Christ, prévoyant la fragilité humaine, a établi, parmi ceux qui croient en lui, deux degrés, la confession et le martyre afin que ceux qui désespèrent de pouvoir supporter le poids du martyre, obtiennent du moins la grâce de la confession. Ils cèdent, il est vrai, la place aux combattants, mais ils entourent de leur sollicitude les soldats du Christ qui doivent combattre pour la gloire de son nom. C'est pourquoi que ceux qui veulent fuir aillent rejoindre nos fils Chromatius et Tiburce; que les autres, qui préfèrent rester dans la ville, demeurent avec moi. L'éloignement ne nous sépare point, unis comme nous le sommes dans les liens de l’amour du Christ. Nos yeux même n'auront point à regretter votre absence, parce que nous tiendrons toujours attaché sur vous le regard de l'homme intérieur.»
Ainsi parlait le pape Caïus. Alors le généreux Tiburce élevant la voix : «Je t'en conjure, dit-il, ô toi, le père et l'évêque des évêques, ne me laisse pas fuir devant les persécuteurs.
Mon plus grand bonheur, mon unique désir serait de recevoir mille fois la mort pour le vrai Dieu, afin de mériter ainsi la gloire de cette vie qu'un compétiteur ambitieux ne saurait enlever, et dont le temps ne peut mesurer la fin.» En l'entendant, saint Caïus, heureux de voir une foi si vive, versait des larmes de joie, et demandait à Dieu, pour tous ceux qui allaient rester, la victoire dans le combat avec la palme des martyrs.
Or, voici les noms de ceux qui restèrent avec le pape Caïus, c'étaient : Marc et Marcellien, avec Tranquillin leur père qui tenait un rang distingué dans Rome; le bienheureux Sébastien, et le jeune Tiburce qui joignait aux grâces extérieures du corps la beauté plus grande mille fois d'une âme sainte; Nicostrate, autrefois le premier assesseur du préfet du Prétoire, avec son frère Castorius et sa femme nommée Zoé; Claude et son frère Victorinus, avec Symphorien son fils, qui avait été guéri de l'hydropisie. Ce furent les seuls qui demeurèrent avec le pape Caïus; tous les autres partirent avec Chromatius. Le pape conféra l'honneur sacré du diaconat à Marc et à Marcellien, et il ordonna prêtre Tranquillin leur père; quant à Sébastien qui restait caché sous l'habit de soldat, pour secourir plus facilement les fidèles, il lui donna le titre de défenseur de l'Église. Tous les autres furent ordonnés sous-diacres.
Cependant, parce qu'on ne pouvait plus trouver de lieu sûr pour s'y tenir caché, les saints se retirèrent chez un chrétien nommé Castulus, officier de la chambre de l’empereur. Ce Castulus habitait dans le palais, à l'étage supérieur. Deux choses recommandaient surtout cet asile : Castulus, ainsi que toute sa maison, était un chrétien très fervent; et d'autre part, tandis que la loi sur les sacrifices des idoles était appliquée partout avec une extrême cruauté, on laissait parfaitement tranquilles tous ceux qui étaient attachés au palais, parce qu'il ne pouvait y avoir de soupçon contre eux. Ainsi donc réunis, comme nous venons de le dire, à l'étage supérieur du palais, dans les appartements de Castulus, officier de la chambre de l’empereur, tous, avec le pape Caïus, persévéraient jour et nuit dans les gémissements, les larmes, les jeûnes et la prière, demandant au Seigneur de mériter par leur constance dans la profession de la foi, d'être associés au nombre des saints martyrs. De pieux fidèles, de saintes femmes, montaient en secret jusqu'à la retraite des bienheureux confesseurs, et obtenaient par eux de nombreux miracles de guérison. C'était comme le prix et la conséquence d'une foi sincère et d'une de ces vertus établies sur d'inébranlables fondements; ils priaient, et les yeux des aveugles s'ouvraient à la lumière, les malades étaient guéris, et les démons étaient chassés des corps qu'ils possédaient.
Pendant que Dieu opérait par eux ces prodiges, le bienheureux Tiburce était sorti dans la rue, rencontra le cadavre d'un homme qui venait de tomber d'un lieu très élevé, et qui, dans sa chute, s'était brisé la tête et les membres. Ses parents lie songeaient qu'à lui donner la sépulture. Mais Tiburce les voyant en pleurs, leur dit : «Permettez-moi de chanter sur le corps de votre fils, peut-être il recouvrera la santé.» Les parents le laissèrent approcher. Tiburce alors se tenant auprès du corps, récita lentement sur ses blessures l'oraison dominicale et le symbole. Quand il eut finit déjà les os, la tête, les entrailles du mort avaient repris leur place, il revenait à la vie aussi entier dans ses membres que s'il n'eût rien souffert. Après ce miracle, Tiburce continuait sa route; mais les parents du ressuscité le retinrent en lui disant : «Viens, prends notre fils pour esclave; nous t'offrons avec lui tous nos biens; car cet enfant, notre fils unique, était mort, et tu nous l'as rendu vivant.» Tiburce leur répondit : «Si vous voulez faire ce que je vous dirai, ce sera la plus grande récompense que je puisse ambitionner pour cette guérison.» Les parents lui dirent : «Si tu nous juges dignes d'être nous-mêmes tes esclaves, nous ne pouvons pas nous y opposer, bien plus nous le désirons même, si c'est ton bon plaisir.» Alors, les prenant par la main, il les conduisit à l'écart de la foule et leur enseigna la vertu du Nom de Jésus Christ. Quand il vit leurs âmes fortement établies dans la crainte de Dieu, il les amena an pape Caïus, et lui dit : «Vénérable pape, pontife de la loi divine, voici des fidèles que le Christ s'est acquis aujourd'hui par mon ministère. Ma foi, comme un nouvel arbuste, a produit en eux son premier fruit.» Alors le saint pape Caïus baptisa cette famille, le jeune homme et ses parents qui rendaient grâces à Dieu de leur bonheur.
Mais parce qu'il serait trop long de raconter en détail toutes les grandes merveilles que le Christ opéra par leurs mains, expliquons seulement comment chacun d'eux a conquis la palme du martyre. Le jour de la fête des saints apôtres, la bienheureuse Zoé priait à la Confession de saint Pierre, lorsqu'elle fut arrêtée par des païens qui l'épiaient pour la surprendre, et conduite au magistrat du quartier. Celui-ci voulut la contraindre à brûler de l'encens devant une petite statue de Mars qui était là. Zoé répondit : «Vous voulez contraindre une femme de sacrifier à Mars; c'est pour montrer à tous sans doute la passion criminelle de votre Mars pour les femmes. Mais, s'il a pu ravir la pudeur à l'impudique Vénus, moi je porte sur le front le trophée de la foi; il ne me vaincra pas. Ce n'est point par mes propres forces que je lutte contre lui; pleine de confiance dans la vertu de notre Seigneur Jésus Christ, je vous méprise vous et votre idole, et me ris de vous deux.» Alors le magistrat du quartier la fit jeter dans une prison très obscure; il prit soin que, durant cinq jours entiers, elle vit vit aucune lumière et demeurait sans boire ni manger. Elle ne pouvait entendre que la voix du geôlier qui l'avait enfermée, et qui lui répétait souvent : «Tu mourras de faim et de soif, au milieu de ces ténèbres, si tu ne promets pas de sacrifier aux dieux.» Au bout de six jours, ou parla d’elle au juge barbare, qui ordonna qu'on la pendit à un arbre par les cheveux, et qu'au-dessus d'elle on développât par le feu dans des ordures une épaisse et dégoûtante fumée. Mais à peine on l'avait élevée, qu'elle expira, en confessant le nom du Seigneur. Les bourreaux descendirent son corps, et l'ayant attaché à une pierre ils le jetèrent dans le Tibre; car ils craignaient, disaient-ils, que les chrétiens ne l'enlevassent et ne s'en fissent une déesse.
La sainte, après son martyre, apparut en songe au bienheureux Sébastien, et elle lui raconta le témoignage qu'elle venait de rendre au Seigneur par sa mort. À son tour, Sébastien le redit aux autres saints. Aussitôt le bienheureux Tranquillin sortit avec précipitation, en criant : «Les femmes nous précèdent à la couronne; comment faut-il que nous vivions encore ?» En même temps, il descendait et courait à la Confession du bienheureux Paul; car c'était le jour de l'octave de la fête des saints apôtres. Mais lui aussitôt victime des embûches qu'on lui tendait; il fut arrêté, tué à coups de pierre par le peuple, et son corps jeté dans le Tibre.
Bientôt Nicostrate et Claude, avec Castorius, Victorinus et Symphorien, pendant qu'ils recherchaient sur les rives du Tibre les corps des martyrs, furent saisis par les persécuteurs et conduits au préfet de la ville, nommé Fabien. Celui-ci les exhortait à sacrifier; pendant dix jours, il épuisa auprès d'eux les menaces et les caresses, sans pouvoir ébranler leur constance. Enfin, il en parla aux empereurs, qui ordonnèrent de les appliquer trois fois à la torture. Mais la torture fut également inutile, et le juge les fit jeter à la mer. On les chargea donc de poids énormes, et on les précipita dans les flots. Ainsi ce fut dans les eaux, symbole de la pureté de leurs âmes, que les martyrs célébrèrent leur triomphe. Pour les gentils, ils continuèrent de tendre des pièges aux fidèles, et leurs fureurs impies s'emportèrent au point qu'ils ne pouvaient plus entendre prononcer le nom de chrétien.
Cependant un fourbe affectant les dehors de la foi et se disant chrétien, s'était joint à la compagnie du saint pape Caïus; c'était un apostat, habile dans l'art de feindre, et dont toutes les paroles n'étaient que mensonge. Le bienheureux Tiburce, avec l'autorité que lui donnaient la noblesse de son nom, sa science et sa sainteté, lui reprochait souvent de s'ajuster les cheveux avec art sur le front, de manger sans mesure, de mêler les jeux à ses repas, de rechercher trop librement les regards des femmes, de se dispenser des jeûnes et des prières, enfin de se livrer au sommeil, au lieu d'aimer à passer les saintes veilles de la nuit dans le chant des hymnes du Seigneur. L'hypocrite recevait ces reproches sévères avec l'apparence de la modestie. En un mot, il s'y prit si adroitement que le bienheureux Tiburce fut arrêté par les infidèles pendant qu'il priait. Pour mieux réussir, lui-même s'était fait prendre avec le saint confesseur, et tous deux avaient été conduits devant le secrétaire du juge persécuteur. Quand on les eut introduits devant le tribunal, le préfet Fabien dit à celui qui s'était à dessein livré entre ses mains : «Quel est ton nom ?» Il répondit : «Torquatus.» Le préfet dit : «Quelle religion professes-tu ?» Torquatus répondit : «Je suis chrétien.» Fabien dit : «Ignores-tu que les invincibles empereurs ont ordonné que ceux qui ne voudraient pas sacrifier seraient torturés dans d'affreux supplices ?» Torquatus répondit : «Vous voyez ici mon maître; c'est lui qui m'a toujours instruit; ce que je lui verrai faire, je dois le faire avec lui.»
Fabien se tournant alors vers Tiburce, lui dit : «Tu viens d'entendre ce qu'a dit Torquatus; qu'as-tu à répondre ?» Saint Tiburce répondit : «Il y a longtemps que Torquatus cherche hypocritement à faire le chrétien; mais telle est la vertu de ce nom sacré, qu'il supporte mal de se voir usurpé par des étrangers qui ne lui ont pas donné leur amour. En effet, illustrissime juge, le nom de chrétien est donné aux disciples du Christ, sectateurs de la vraie philosophie, qui ont courageusement combattu pour abattre en eux le règne des passions. Croiras-tu donc qu'il soit chrétien cet homme qui, tout entier aux soins voluptueux de son corps, recherché avec un zèle inquiet l’artiste qui arrangera ses cheveux, laisse tomber mollement ses épaules, ne traîne qu’avec un suprême effort un pas nonchalant, néglige la société des hommes, et arrête sur les femmes des regards trop suspects; non, jamais le Christ n'a daigné avoir de pareils serviteurs. Mais enfin puisqu’il affirme qu’il veut m’imiter, tout à l'heure tu vas te convaincre par tes yeux qu'il a menti; car il va se montrer ici devant toi ce qu’il a toujours été.»
Fabien lui dit : «Tu serais plus sage toi-même de songer à ton salut et de ne pas mépriser les décrets des princes.» Saint Tiburce répondit : «Je ne puis travailler plus sûrement à mon salut qu'en méprisant tes dieux et tes déesses, pour confesser que le Seigneur Jésus Christ est mon seul Maître et mon seul Dieu.» Torquatus dit alors : «Non seulement c'est un chrétien méchant; mais encore il enseigne à un grand nombre et leur persuade, par ses artifices, que tous les dieux sont des démons. Lui-même avec ses compagnons se livre à la magie; il passe les nuits et les jours à préparer ses enchantements.» Saint Tiburce répondit : «Le faux témoignage ne restera pas impuni.» Puis s’adressant au juge : «Illustrissime préfet, lui dit-il, quand cet homme que tu vois s'est réuni aux chrétiens, le désir pervers d’un crime bouillonnait déjà dans soit âme; il n'avait qu’une pensée : nous persuader à nous qu'il était chrétien, à tous les autres frères qu'il était très fidèle. Moi cependant, j’avais à lui reprocher une gloutonnerie de Cyclope et des excès de vin où la pudeur était sacrifiée, où la sainteté du Nom divin qu'il portait était foulée aux pieds. Dans son ivresse, il s'était fait, en vomissant, le moyen d'éprouver toujours la soif et la faim. À le voir manger, boire et vomir, on eût dit non un chrétien, mais un ancien convive de la table d’Antoine. Et aujourd'hui le voilà qui poursuit les chrétiens, accuse les chrétiens, excite contre nous un juge plein de clémence, présente un glaive à sa main qui le rejette, et ose enfin nous exhorter à courber la tête devant les démons. Nous voyons aujourd'hui, Torquatus, les vœux que tu formais dans le silence; nous voyons tes conseils sanglants; et sous l'artifice scélérat de tes paroles nous découvrons les noirs poisons que ton cœur recèle. Fourbe cruel, prends donc les armes et remplis l'office de bourreau; exécute les ordres du juge : ce sera servir en même temps tes fureurs. Dresse les chevalets, suspends-y les chrétiens; condamne, frappe, brûle, n'épargne aucun supplice. Tu nous connais; si tu nous menaces de l'exil, les amis de la vraie sagesse ont le monde entier pour patrie; les supplices, ils nous arrachent à la prison du monde; les feux, ta main n'en allumera point d'aussi terribles que ceux dont nous triomphons dans la lutte contre nos passions.»
Le préfet Fabien lui dit : «Reprends la noblesse de ta famille; sois ce que la nature t'a imposé l'obligation d'être; sorti d'une race illustre, tu es descendu à un tel état de dégradation qu'aujourd'hui tu ne crains pas d'ambitionner à la fois les supplices, l'infamie et la mort.» Saint Tiburce répondit : «Ô le plus sage des hommes ! ce sont les Romains qui t'ont fait leur juge, et parce que je refuse d'adorer Vénus la prostituée, Jupiter l'incestueux, le fourbe Mercure et Saturne le meurtrier de ses enfants, tu prononces que j'imprime à ma race une marque d'infamie ! et, parce que j'adore le seul Dieu véritable, qui règne dans les cieux, tu menaces de broyer mon corps dans les supplices ! Non, nous ne cédons point à tes conseils, nous confessons que le Christ, le Fils de Dieu, est descendu du ciel sur la terre, pour que l'homme pût monter de la terre au ciel. C'est pourquoi, foulant aux pieds toutes ces vaines images que vous honorez sans raison, j'ai choisi de me soumettre au Dieu tout-puissant.»
Alors Fabien fit étendre devant les pieds du bienheureux Tiburce des charbons ardents, et lui dit : «Choisis de deux choses l'une, ou de jeter de l’encens sur ces charbons ou d'y marcher nu-pieds.» Alors le bienheureux Tiburce, faisant le signe de la croix, marcha nu-pieds, sans crainte, sur les charbons ardents; et il dit au préfet : «Renonce à ton infidélité, et apprends qu'il n'y a qu'un seul Dieu, Celui que nous proclamons le Maître de toute créature. Plonge, si tu le peux, ta main au nom de ton dieu Jupiter, seulement dans de l'eau bouillante; et si ce Jupiter a quelque puissance, qu'il fasse que tu ne sentes pas les atteintes de la chaleur; pour moi, fortifié par le Nom de Jésus Christ mon Maître, il me semble que je foule aux pieds des roses; c'est que toute créature obéit aux ordres de son Créateur.»
Fabien dit : «Oui ne sait que votre Christ vous a enseigné la magie ?» Saint Tiburce répondit : «Tais-toi, malheureux ! Épargne à mes oreilles un tel outrage. Que je ne t'entende pas hurler dans l'emportement de ta fureur ce saint nom plus doux que le rayon de miel.» À ces mots, Fabien irrité dicta aussitôt la sentence. Elle était conçue en ces termes : «Il a blasphémé les dieux et proféré contre eux des injures atroces; que sa tête tombe sous le glaive.» On le conduisit donc sur la voie Lavicana, ii trois milles de Rome. Il pria une dernière fois; et, au milieu de sa prière, le bourreau lui abattit la tête d'un seul coup. Un chrétien, témoin de son supplice, l'ensevelit au lieu même; et Dieu jusqu'aujourd'hui S'est plu à y multiplier les miracles pour la gloire de son Nom.
Ensuite Torquatus réussit à faire arrêter l'officier de la chambre de l'empereur, Castulus, qui avait donné l'hospitalité aux saints. On le chargea de chaînes; trois fois interrogé dans la torture, il persévéra constamment à confesser sa foi dans le Seigneur. À la fin on le jeta dans une fosse, où l'on fit tomber sur lui un grand monceau de sable. C'est ainsi que Castulus s'envola vers le Seigneur avec la palme du martyre.
Peu après, Marcellien et Marc furent de même saisis. Tous deux furent liés à un poteau, et leurs pieds furent percés de clous. Fabien, dans sa rage insensée, leur disait : «Vos pieds resteront immobiles, fixés à ce bois, jusqu'à ce que vous ayez rendu aux dieux l'honneur qui leur est dû.» Mais les deux frères, joyeux d'être ainsi réunis par un même supplice, chantaient avec le Prophète : «Oh ! qu'il est bon, qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble !» Fabien leur dit : «Infortunés jeunes gens, renoncez à votre folie et délivrez-vous vous-mêmes des tourments qui pèsent sur vous.» Tous deux répondirent : «Jamais festin n'a eu pour nous plus de charmes, c'est maintenant que nous commençons à être fixés dans l’amour du Christ. Nous ne te demandons qu'une grâce : c'est de nous laisser attachés à ce bois, jusqu'à ce que notre âme ait quitté le corps qui lui sert ici-bas de vêtement.» Fabien les laissa en effet un jour et une nuit dans ce supplice, et ils persévèrent dans le chant des psaumes et des hymnes. Le préfet ordonna de leur percer le côté d'un coup de lance. C'est ainsi que leurs âmes s'envolèrent à leur tour au ciel, avec l'auréole glorieuse du martyre. Ils furent ensevelis sur la voie Appienne, à deux milles de Rome, dans un lieu appelé ad Arenas, parce qu'il y avait là des arenariœ nombreuses, d'où les Romains avaient tiré le sable pour toutes les constructions de la ville.
Après ces exécutions, les dénonciateurs s'attaquèrent au bienheureux Sébastien. C'était, avons-nous dit, un généreux soldat du Christ, caché, sous la chlamyde militaire. Le préfet parla de lui à l'empereur Dioclétien, qui le fit venir et lui dit : «Je t'ai toujours donné place, parmi les premiers officiers de mon palais; et toi jusqu'ici, pour la ruine de mon trône et de ma vie, tu as prodigué dans le secret l’injure à nos dieux.» Saint Sébastien répondit : «C'est pour ton salut que toujours j'ai honoré le Christ; c'est pour le salut de l'empire romain que toujours j'ai adoré celui qui règne dans les cieux, convaincu que c'était vanité et folie de demander du secours à des pierres.» Alors Dioclétien plein de colère ordonna de le conduire au milieu du champ de Mars et de t'attacher à un poteau, afin qu'il servit de but aux archers, qui avaient ordre de le percer de leurs traits. Les soldats l'établirent donc, au milieu du champ de Mars; et bientôt tout le corps du martyr fut couvert de leurs flèches, comme un hérisson garni de ses dards.
Ils le crurent mort et s'éloignèrent. Cependant la veuve du martyr Castulus, nommée Irène, vint la nuit pour l'enlever et l'ensevelir. Elle le trouva vivant, l’ammèna dans sa demeure, qui était, comme nous l’avons dit, dans les appartements les plus élevés du palais de l'empereur. Au bout de très peu de jours, les plaies dont tout le corps de Sébastien était couvert s'étaient fermées; il était parfaitement guéri. Les chrétiens accouraient en foule auprès de lui et l'exhortaient à fuir. Mais lui, après prié, descendit de sa retraite, et se tenant sur les degrés qui conduisaient aux appartements de Dioclétien, lorsque les empereurs passèrent devant lui, il s'écria : «C’est par d’injustes calomnies que les pontifes de vos temples jettent le trouble dans tout l’empire, en inventant des crimes contre les chrétiens, et en répétant qu’ils sont les ennemis de l'état, tandis qu'au contraire la république s'améliore et grandit par leurs prières; car ils ne cessent point de prier pour le salut de l'empire et la prospérité des armées romaines.» À ces mots, Dioclétien surpris : «Serais-tu donc, lui dit-il ce Sébastien que nous avons fait périr dernièrement à coups de flèches ?» Saint Sébastien répondit : «Notre Seigneur Jésus Christ, m'a rendu la vie, pour que je vinsse protester devant tout le peuple que vos persécutions violentes contre les serviteurs du Christ n’ont été inspirées que par l'injustice.»
Dioclétien le fit conduire aussitôt dans l'hippodrome du palais, où, par ses ordres, on l'accabla de coups, jusqu'à ce qu'il rendit l'esprit. Puis les bourreaux enlevèrent son corps pendait la nuit, et le jetèrent dans la Cloaca maxima. Mais le bienheureux Sébastien apparut en songe à une pieuse dame romaine nommée Lucine, et lui dit : «Dans la Cloaca, près du Cirque, tu trouveras mon corps arrêté à un clou; tu l'enlèveras et le porteras aux catacombes, pour l’y enterrer à l'entrée de la crypte des apôtres.»
La bienheureuse Lucine, prenant avec elle des serviteurs, partit au milieu de la nuit; et quand elle eut trouvé le corps, elle le mit sur son char, le transporta au lieu que le saint lui avait désigné, et l’y ensevelit avec tous les hommages qu'elle put lui rendre. Durant trente jours entiers, cette sainte matrone ne put consentir à s'éloigner de lieu sanctifié par la dépouille du martyr.
Quelques années après, la paix fut rendu à l’Église. Lucine presque aussitôt, pour célébrer ce triomphe glorieux, convertit en église sa propre maison. Elle lui laissa ses richesses pour le soulagement ses chrétiens, et l'institua son héritière, à la gloire du Christ qui vit et règne, en unité de puissance, avec Dieu le Père et l'Esprit saint, dans les siècles des siècles. Amen.