LE MARTYRE DE SAINT INDÈS ET DE SAINTE DOMNA

(Sous la persécution de Dioclétien)

fêtées le 28 décembre


Maximien était déjà depuis deux ans empereur des Romains, et l'on pouvait présager la tempête terrible que son impiété devait bientôt faire éclater. Cependant les affaires des chrétiens étaient dans l'état le plus florissant, et, grâce à leur piété, elles prospéraient comme aux plus beaux jours. Ces beaux jours étaient l'œuvre des orthodoxes, qui, tels que les cigales, chantaient hautement les vérités de la foi; mais avant tous les autres il faut citer l'hirondelle chanteuse de notre Église, Cyrille, célèbre pour la rectitude de sa foi, et pour la liberté qu'il mettait à l'annoncer. Il faisait l'ornement de Nicomédie, plus encore par ses vertus que par son siège épiscopal; il menait une vie conforme à ses discours, établissait des monastère, qu'il dirigeait, soutenant ceux qui existaient déjà, en même temps qu'il en fondait de nouveaux. Il était donc allumé, oui, il était allumé, ce feu de la piété dont une voix a dit : «Je suis venu apporter le feu en terre; et qu'est-ce que je veux, sinon qu'il brûle ?» Il fut si bien entretenu, et prit tant de force, qu'il gagna le palais même, et y persuada plusieurs de ceux qui y demeuraient, de laisser aux pauvres l'or et les richesses qui pourraient éteindre ce feu, afin de ne plus suivre que le Christ et son parti.
En apprenant ces choses, Maximien trouva qu'une telle situation n'était plus tolérable; mais comme c'étaient deux guerres à la fois, l'une qu'il voulait faire à la religion, et l'autre que des nations qu'il avait vaincues suscitaient de nouveau, son esprit resta quelque temps partagé. Enfin, considérant qu'il fallait en finir d'abord avec la guerre des barbares, comme la plus redoutable, il se dit qu'à son retour il viendrait à bout plus sûrement de la religion : «Aidé par les dieux de mes pères, dit-il, j'apprendrai à ceux qui les outragent qu'on ne les insulte pas impunément avec cette violence.» Après avoir manifesté des intentions aussi hostiles, et tenu un langage aussi superbe, il partit contre les barbares. Le flambeau de la piété grandissait toujours en lumière, et les soldats du Christ se préparaient au combat. Parmi les fidèles, ou vit fleurir alors une plante admirable de piété, une vierge éclatante de beauté, nommée Domna, d'une naissance glorieuse, qui avait été élevée dans le palais, et consacrée à ceux qu'on appelait faussement des dieux, qui y étaient placés. La première des prêtresses, elle présidait aux sacrifices et à tous les mystères de ces vains dieux. Mais ce bon arbre cherchait une bonne terre; cet olivier fertile voulait s'élever dans la maison de Dieu et donner de bons fruits. Aussi, lorsque la doctrine de la foi venant à s'étendre, elle ouït les divines Écritures, son âme fut habile à saisir l'étincelle de la piété, et se remplit bientôt de l'amour spirituel. Le livre de Paul, dont l'univers a été rempli, les Actes des autres Apôtres, qu'elle reçut, furent lus par elle avec empressement et jusqu'au bout; elle en reconnut la vérité, le charme, et surtout le fruit qu'elle sut goûter. La joie, l'admiration, la douleur, se partageaient son âme : la joie, de ce qu'elle était tombée sur un pareil trésor; l'admiration, quand elle considérait la foi des chrétiens, et saisissait l'union qui règne entre cette étude de la vérité et la vertu; enfin la douleur, par la réflexion qu'elle faisait sur le malheureux état et sur la nuit profonde où elle jugeait qu'elle avait vécu jusqu'à ce moment.
Désireuse d'obtenir cette sainte foi, sans plus tarder, elle fit venir la fille d'un sénateur qu'on tenait pour chrétienne, et qui était une vierge parfaite, voulant apprendre le culte de vérité et se servir d'elle pour la guider vers la religion. Instruite par elle des mystères, elle court au baptême, et au milieu de la nuit, à l'insu de tous, elle vient trouver Cyrille le pontife. Celui-ci, après avoir récité sur elle quelques paroles des divines Écritures, la signa de l'auguste croix du Christ, et l'admit comme catéchumène. Il ordonna ensuite à un pieux diacre, nommé Agapit, de lui faire accomplir les exercices préliminaires. Tandis qu'elle y était appliquée, aussi bien qu'au jeûne et à l'oraison, elle ne s'étudia pas moins à se cacher qu'à acquitter ses nouveaux devoirs. Personne n'avait connaissance de son secret, hors un eunuque de la cour qui lui ressemblait par ses sentiments. On l'appelait Indès, Barbare de naissance, bien qu'il ne le fût pas de mœurs; car il était d'un caractère doux et bon, qui dénotait une grande tranquillité et un grand calme intérieur. Il vint donc à la foi comme elle, et même, par suite des circonstances, il la précéda au martyre. Ainsi tous deux, au temps fixé, s'approchent du baptême, et la jeune fille, peu après sa première naissance, en reçoit une seconde; car elle n'avait pas alors plus de quatorze ans.
Le fondement une fois jeté, enracinée dans la pierre ferme, c'est-à-dire le Christ, elle se mit à édifier par-dessus. Peu soucieuse du pain et du breuvage matériels, elle s'attacha au pain que perçoit l'intelligence et aux paroles divines; et non contente de chercher à se remplir l'esprit de ce qui avait été dit, elle s'appliquait à le rendre dans ses œuvres; en quoi elle n’eut pas besoin d'un long temps; car aussitôt qu'elle avait ouï la divine Écriture, elle mettait en pratique ce qu'elle avait entendu. Comme elle lisait les Actes des Apôtres, étant arrivée à cet endroit où il est dit que ceux qui vendaient leurs biens en apportaient le prix aux pieds des apôtres, elle résolut d'en faire autant. Réunissant donc tout ce qu'elle avait d'or, d'argent et d'effets précieux, elle en chargea ses serviteurs, et s'en alla la nuit prier Cyrille de les accepter, attendu qu'elle le vénérait comme un apôtre, et de les distribuer aux pauvres. Après en avoir ainsi disposé selon sa volonté, elle s'en retourna, continuant à occuper le même logement.
Cyrille, son père selon l'esprit, peu de temps après s'en alla à Dieu, le Père de tous. La bienheureuse jeune fille n'avait pas écouté avec légèreté ses avertissements; elle les avait, au contraire, cachés dans le fond de son cœur. Durant tout le jour, de concert avec Indès, son émule dans la vertu, purifiant son âme par le jeûne, elle vaquait avec lui à l'oraison et aux saints entretiens, ne prenant de nourriture qu'à la nuit. Ils ne mangeaient que du pain sec, et ne buvaient que de l'eau. Quant à ce qui leur était assigné par l'empereur, les pauvres seuls en profitaient; en sorte qu'ils pratiquaient la charité en même temps que l'abstinence. Tout en agissant ainsi, ils cherchaient le secret; mais il ne pouvait se faire que la montagne restât cachée, ou la lampe sous le boisseau, ou le trésor enfoui dans la terre. La façon en laquelle ils apparurent et que je dirai, les rendit d'un exemple salutaire aux orthodoxes, tandis que les impies et les méchants y trouvèrent seulement de quoi être confondus. Ils étaient si éloignés du bien, qu'au lieu de prendre dans la vertu de ces saints un fruit de salut, ils voulurent les punir et leur faire un crime de leur abstinence; car ils ignoraient leur religion et n'avaient pas encore découvert leur secret.
Lorsque leur vie d'abstinence fut arrivée à la connaissance de celui qui était chargé de l'entretien de la table impériale plutôt que d'admirer leur charité et de s'étonner d'une telle tempérance, il en vint tout de suite aux coups, et les battit longtemps, pour les contraindre à dire où passaient les aliments qui leur étaient servis. Eux qui avaient appris à cacher le bien qu'ils faisaient, supportèrent ce traitement avec courage, préférant mourir plutôt que de parler, pour ne pas tarir la source des bienfaits qu'il écoulaient sur les indigents. Alors un eunuque, Perse de naissance et aussi quant à l'impiété, vint au préfet, et se mit le premier à leur faire un crime de leur vertu. «Ils vivent, dit-il, dans la chasteté, s'abstiennent d'aliments, et donnent aux chrétiens pauvres ce qu'ils reçoivent; ainsi ce qui leur vient de l'empereur est donné en aliment à ceux qui sont les adversaires de l'empereur. Si vous voulez, ajouta-t-il, connaître plus clairement cette affaire, vous n'avez qu'à faire ouvrir leurs meubles; par là vous pourrez vous éclaircir sur ce qui reste encore obscur.»
Le préfet l'entendit, et saisissant avec joie cette occasion de s'assurer de la vérité, il leur prend les clefs, et fait aussitôt l’ouverture; mais il trouve tout autre chose que ce qu'il espérait. Il découvre les objets les plus dignes de respect, savoir la figure de la divine croix, puis un livre vénérable, savoir les Actes des Apôtres si chers à Dieu. Tout, dans ce meuble, annonçait la richesse de ceux qui ont caché leur trésor dans les cieux. Deux nattes étendues sur le sol même, c'était là le magnifique ameublement de Domna et d'Indès, ces nobles personnages; sauf encore un encensoir d'argile, une lampe, et un coffret de bois, où ils avaient déposé l'oblation sainte dont ils étaient devenus participants. L'impie eunuque, s'étant emparé de ce livre et du coffret, leur demanda où étaient l'or, les habits de prix, et le reste de leur élégant et magnifique ameublement. Comme ils ne tenaient encore aucun compte de ces questions et persévéraient dans leur silence, il les fit mettre à la torture; mais il trouva qu'il frappait en vain comme sur le diamant, car il ne put rien savoir. Il laissa donc dans le meuble le saint livre ainsi que la coffret lui-même, comme objets pour lui de nulle valeur, toutefois il fit mettre ailleurs en prison nos saints, jusqu'à ce qu'il en eût référé à l’empereur. Mais la jeune fille, en quittant la salle, prit adroitement sans qu'on s'en aperçût le livre, qui était petit et pouvait facilement se cacher, et le mit sous ses habits. Indès de la même manière enleva le coffret de bois, et c'est ainsi qu'on les emmena en prison. Pendant le temps assez long qu'ils y furent renfermés, ils n'eurent que le pain sacré pour nourriture, et pour boisson les eaux de la grâce divine. Quant à la nourriture que le corps réclamait, ils en furent privés au point qu'ils ne pouvaient même obtenir de l'eau. Tel était l'ordre du cruel préfet, qui voulait les faire périr par le supplice de cette faim qu'ils avaient rassasiée chez les indigents, et châtier leur charité par sa cruauté.
Le besoin devint si grand, et le supplice si intolérable, que la vierge en tomba malade, sa jeune constitution ne pouvant résister à une telle épreuve. Mais il ne pouvait se faire qu'ils fussent abandonnés de Celui qui prend soin des oiseaux et des bêtes, qui ouvre sa main et remplit de bénédiction tout ce qui respire. Il était nuit : des anges célestes du chœur des Vertus s'approchent d'eux; ils les entourent d'une éclatante lumière, leur apportent une table chargée de mets, et s'en retournent au ciel. Indès et Domna prirent aussitôt ce qui leur était servi, et oublièrent les maux passés. Tout réjouis de la splendeur de ces esprits qu'ils avaient vus, et de la douceur qu'ils goûtèrent dans les mets qui leur avaient été apportés, ils chantèrent avec un grand à-propos ce verset de David : «Mon âme est comme rassasiée, et ma bouche proférera des louanges avec des lèvres tressaillant d'allégresse.» Le jour était déjà venu, quand le préfet voulut savoir si la faim avait triomphé d'eux, et les avait rendus plus dociles. Mais lorsqu'il vit qu'ils étaient tout joyeux, le visage allègre, et l'âme encore davantage, aussitôt cessant d'employer la violence qui ne lui avait pas réussi, il entreprit les voies de la persuasion. Simulant la douceur, il ordonna qu'on ne leur fît plus rien souffrir,et qu'on leur fournit abondamment ce dont ils auraient besoin, aliments, argent, habits, comme auparavant. Mais la jeune fille n'avait que faire d'argent et d'habits, ou si elle en avait besoin, ce n'était pas pour elle, mais pour les pauvres, auxquels elle distribuait des pièces mêmes de ses vêtements; et elle pensait, que faire l'aumône était aussi nécessaire à son âme que les aliments le sont au corps. C'est pourquoi elle passait plusieurs jours sans manger, afin d'avoir de quoi sustenter les autres avec abondance. Comme une foule de pauvres venaient à elle la supplier, ainsi qu'une tendre nourrice, de les délivrer de la faim, ne sachant plus que dépenser pour subvenir à tant de besoins, elle jeta les yeux sur ses parures. Elle attacha ensemble sa ceinture ornée de pierreries et de perles, avec d'autres objets en or et en argent, les descendit par la fenêtre et les fit passer à un pieux diacre nommé Alpius, le priant de les vendre et de distribuer aux pauvres l'argent qu'il en pourrait tirer. On ne saurait dire à combien de misérables ces objets procurèrent de quoi vivre, et combien de riches elle provoqua par cet exemple à venir au secours des indigents. Mais comme il ne fallait pas qu'une personne aussi chaste, qui pratiquait tant d'autres vertus, et se sentait emportée par un si fort courant vers la bienfaisance, demeurât plus longtemps dans les tabernacles des pécheurs et à la cour, il y fut pourvu par la volonté d'en haut; nous allons voir avec quelle sagesse.
La vierge se rappela David, l'ancêtre de Dieu, et la dissimulation dont il avait usé lorsque, fuyant de la face de Saül, il changea de visage, et feignit d'avoir l'esprit égaré; en sorte qu'il échappa à des gens vraiment insensés, et érigea sur eux un trophée de victoire. Elle imagina et feignit quelque chose
de pareil, tournant les yeux, laissant échapper sa salive, battant des mains et proférant des paroles sans suite, quelquefois elle pleurait, d'autres fois elle riait hors de propos et sans raison. À ce spectacle, ceux qui demeuraient dans le palais, les uns la plaignaient, d'autres restaient étonnés, et quelques-uns la plaignaient et même temps qu'ils s'étonnaient. Le cruel préfet, informé de ce qui se passait par quelqu'un de son entourage, et avant vu par lui-même ce qu'il en était, en fut chagriné et vivement contrarié. Car la jeune fille simula plus que jamais ses accès, dans le temps où le préfet avait les yeux sur elle. Il en fut même effrayé, et lui donna plusieurs gardes, de crainte qu'en l'absence de l'empereur il ne lui arrivât quelque accident, et qu'en se précipitant elle ne mît sa vie en danger. Les gardes la surveillèrent assez longtemps, sans qu'elle se départit du personnage qu'elle avait entrepris de jouer, simulant toujours la folie avec une grande intelligence. Elle était même fort à charge à ceux qui la gardaient, dont elle rompait les oreilles par des cris désordonnés, et fatiguait les yeux par des actions niaises et impertinentes; d'autres fois elle troublait leur sommeil par ses clameurs; en un mot, elle leur était devenue tout à fait insupportable. Enfin, malgré eux, ils jugèrent qu'il fallait en finir en la renvoyant aux chrétiens; c'était tout ce qu'elle demandait. Ils allèrent donc demander à l’eunuque de remettre cette jeune fille aux chrétiens, prétendant qu'ils seraient ainsi débarrassés d'une charge insupportable, en même temps qu'ils lui ménageraient une prompte guérison. «Car, disaient-ils, il y en a parmi nous qui lui ressemblaient dans sa folie et l'on dit qu'ils les guérissent, nous ne savons comment, et qu'ils leur rendent la raison.» Voilà donc ce qu'ils demandaient pour se délivrer de toute importunité; mais Dieu fit en sorte, ainsi que la vierge en avait le plus ardent désir, que tout réussît au gré de ses vœux. Ils ne savaient pas, comme dit le proverbe, qu'ils mettaient un cheval aux champs, et un dauphin dans l'eau.
Le préfet les écoute, et voulant lui-même être quitte de tout souci, il fait mander le bienheureux Anthime, qui avait succédé à Cyrille comme évêque de Nicomédie. Lorsqu'il fut arrivé, grâce à la connaissance que Dieu lui avait donnée des choses qui restaient au fond des cœurs, il sut aussitôt en esprit ce qu'il en était de la jeune fille. Comprenant tout ce qu'il y avait de sagesse sous cette apparence de folie, il garda un profond silence. La vierge de son côté, en présence de l'évêque, ne montrait plus ni fureur ni folie; mais comme si déjà il lui eût imposé, elle se tenait calme et paisible, au point que les assistants en étaient dans l'admiration, considérant combien de puissance il y avait dans le seul regard d'un saint. Le préfet pria donc l'évêque de prendre avec lui la jeune fille, et même Indès avec elle, et de les faire garder honorablement dans quelque lieu sacré. En même temps il lui donna de l'argent pour leur entretien et pour tous leurs besoins. L'évêque les reçut volontiers, mais non l'argent. Il les envoya dans un monastère, joyeux plus qu'on ne saurait dire de voir que tout avait réussi.
Cependant Maximien avait remporté la victoire sur les ennemis. Dieu lui ouvrait la voie qui pouvait le conduire au salut s'il avait voulu seulement rechercher Celui par la main de qui tout s'était fait, et reconnaître la vérité. Mais, aveuglé en cette rencontre, il attribuait la victoire au secours de ses faux dieux. Bien loin de songer à en rendre grâces au vrai Dieu, il se hâtait de venir faire la guerre à Dieu même. Laissant donc tout autre soin de côté, il redoublait d'aigreur contre les chrétiens, offrait des sacrifices et célébrait des fêtes aux démons; se couvrant même de la peau du renard. Il s'insinuait en dessous dans la faveur du peuple par des dons et des honneurs, et cherchait à cacher sa perversité. Il résolut d'abord de donner une grande fête. On ne voyait pas qu'il préparait tout cela pour faire la guerre aux chrétiens, mais l'affaire se montait dans les ténèbres, la ruse et la malice. Ces idoles que les impies honoraient en les faisant fabriquer d'or et d'argent, leur creusaient en retour la fosse du trépas. Elles furent exposées solennellement par ordre de cet impie, placées sur un trône, et couronnées de ses mains. Puis il leur fit sacrifier de taureaux, et commanda aux abominables sacrificateurs d'asperger le peuple; en quoi il profitait des circonstances. Car alors les spectateurs étaient bouche béante, écoutant les choses qui se disaient sur le théâtre. Ceux donc qui étaient fermes et solides dans la foi, et dont le christianisme ne s'était pas seulement arrêté au nom, mais avait pénétré jusqu'au fond du cœur, s'apercevant de ce qui avait lieu, et dont la vue seule leur faisait horreur, quittèrent aussitôt le théâtre, préférant noblement répandre leur propre sang, plutôt que de se souiller d'un sang aussi impie. Mais ceux qui faisaient plus d'estime des plaisirs et des amusements, souillèrent leur corps et leur âme, se préparant, hélas, pour une jouissance passagère, des supplices épouvantables.
Alors Maximien, emporté toujours davantage dans son impiété, voulant non seulement la pratiquer dans sa vie privée, mais en faire publiquement profession, adressa au peuple assemblé ces discours où respirait le plus grossier mépris de Dieu : «Où vous en allez-vous, en préférant ainsi les ténèbres à la lumière, en ne considérant pas comme des dieux ceux de qui dépend le monde ? Ne voyez-vous pas ces victoires et ces trophées ? Ne voyez-vous pas tant de biens ajoutés à d'autres biens ? comment ceux que nous possédions d'abord sont en bon état, et comment il s'y en ajoute chaque jour de nouveaux, en sorte que nous étendons notre puissance en des lieux où elle n'était pas reconnue ? et cet accroissement de gloire, et cet empire qui va toujours s'agrandissant ? ces villes qui nous sont tributaires, ou qui le seront bientôt ? qui sont prises, ou sur le point de l'être ? les rois de tant de peuples qui sont réduits comme en esclavage ? enfin, tout qui nous réussit à souhait ? À la providence de qui en sommes-nous redevables ? Croyez-en cette heureuse disposition des saisons, ces pluies modérées, ces récoltes de fruits qui viennent même en tout temps de l'année, et promettent l'abondance.»
Il continuait à s'étendre sur ce sujet, attribuant faussement ce qui existe à ceux qui n’existent pas; il se disposait même à poursuivre encore; mais Celui dont les jugements sont toujours justifiés ne permit pas, du haut des cieux, que le mensonge se glorifiât davantage à l'encontre de la vérité, et devînt ainsi pour ceux qui seraient faciles à pervertir une cause de ruine. En effet, tandis qu'il continuait à pérorer, comme le temps était serein et le soleil dans tout son éclat, il se fit tout à coup un grand fracas de tonnerre, les éclairs partiront des unes, ou se trouva dans les ténèbres, et il tomba une grêle épaisse que poussaient les vents. Un si horrible fléau disait assez haut qu'il procédait du courroux de Dieu grièvement offensé. Aussi les uns, pour avoir seulement entendu le tonnerre, en furent étourdis aussi bien qu'épouvantés, et tombèrent par terre demi-morts; les autres se mirent à fuir, et se firent plus de mal encore, s'écrasant les uns les autres, et trouvant ainsi une mort violente. L'impie empereur lui-même faillit périr; ce qui n'eût pas manqué, si le ciel n'avait jugé que c'était là un châtiment au-dessous de ce qu'il méritait. Mais Dieu ne s'en tint pas à ce qu'on vient de dire, pour les terrifier : les rivières débordant entraînèrent les moissons, et emportèrent à la mer les travaux des laboureurs, et tout cela en plein été, lorsqu'on ne s'attendait plus à voir tomber la pluie. Néanmoins tout ce qui arriva était peu de chose pour pénétrer jusqu'à l'âme de Maximien, et l'engager à se désister de son impiété. En effet, comme il cherchait ensuite sur le tableau où étaient inscrits ceux qui servaient les douze premiers faux dieux, n'y trouvant plus Domna ni Indès, il en fut rempli de chagrin et de colère, et s'informa de ce qu'ils étaient devenus.
Lorsqu'il eut appris du chef des eunuques que Domna avait perdu l'esprit, et qu'elle se trouvait en ce moment chez ceux qui pouvaient la guérir; qu'Indès était avec elle pour la garder et la servir, enflamme de colère, il se mit à crier . «Misérable ! si Domna était tourmentée par un démon, peut-être n'as-tu pas eu tort de la retirer du service des dieux; mais pourquoi Indès, cet adorateur des dieux ! Pourquoi de telles mesures, et, autant qu'il dépendait de toi, priver ces grands dieux de leurs adorations ? Mais j'en jure par eux, tu n'échapperas pas au châtiment que tu mérites !» Il dit, et n'oublia pas ce qu’il avait dit : car il l'envoya soigner les chameaux qui étaient dans le territoire de Claudiopolis, lui enlevant la dignité de préfet, et le réduisant à la plus vile condition. Ensuite il fit appeler Indès, et lui ordonna de reprendre son premier service auprès des dieux. Celui-ci, de retour, reprit en effet son service, c'est-à-dire que, souhaitant le bonsoir ou plutôt la mâle nuit aux dieux et aux déesses ainsi qu'à leurs prêtres, il vaquait au seul Dieu, dans la prière et le jeûne. Non seulement il ne se laissa pas aller à l'impiété des païens; mais il amena un grand nombre d'entre eux à la communion de la vérité. C'est qu'en effet rien ne persuade autant qu'un discours, lorsque le reste de la vie y répond; et pour cette raison Indès gagna beaucoup de gens à Dieu. Il était véritablement un sel divin, capable de se conserver lui-même et de conserver les autres. Telle était donc sa condition; mais il devenait de plus en plus intolérable à Maximien, qu'après avoir vaincu les barbares et terrifié des milliers d'ennemis par sa seule présence, il fût vaincu chez lui par les siens encore jeunes et non encore arrivés à la maturité de l'âge.
Se dépouillant peu à peu des apparences qu'il pouvait avoir d'humanité, il combattait ouvertement contre le Christ, renversant les temples sacrés, élevant des édifices aux démons. Il envoyait partout des préfets sévères en paroles, et cruels dans les châtiments, et dont la férocité envers les chrétiens trouvait dans les dispositions de l'empereur un supplément à ce qui pouvait lui manquer. Il leur enjoignait, en effet, de ne rien relâcher aux chrétiens qui n'obéiraient pas, et de les punir comme s'il eût été là lui-même pour examiner de ses yeux avec quel soin ils procédaient aux interrogatoires, quel génie et quelle rigueur ils déployaient dans les supplices, disant qu'ils lui seraient d'autant plus agréables, qu'ils auraient infligé plus de tourments aux disciples du Christ. C'est après les avoir excités de la sorte qu'il envoyait ses préfets, sans compter qu'il se montrait lui-même le type de la barbarie; car tout le premier il tuait, punissait, faisait disparaître, bannissait, n'épargnant aucune violence ni aucune tyrannie. Il allait même jusqu'à unir aux voies de rigueur des moyens plus doux, qu'il présentait comme on ferait des aliments : mais ce n'était que pour en devenir plus cruel, et se donner des prétextes de punir les fidèles pour n'avoir pas cédé à la simple parole. Il chercha souvent le bienheureux Anthime, et voyant qu'il ne pouvait le trouver, il entra dans l'église comme une bête féroce qui cherche partout, après l'avoir fait entourer d'une troupe nombreuse de satellites et de soldats. Il joua d'abord la douceur, cherchant à imposer aux uns par le déploiement de sa puissance, et à entraîner les autres par la persuasion, en leur montrant une bienveillance dont il les mettait à même de profiter. Avec deux moyens si puissants, la terreur et la persuasion, il se serait assuré des fidèles : et une fois pris, il les aurait conduits à l’impiété. Dans cette pensée, il fit au peuple ce discours : «Quand j'ai à traiter avec les barbares qui refusent de se soumettre à mon empire, et n'obéissent point aux lois romaines, je n'en viens pas tout d'abord aux armes; je retiens mes traits, et je ne promène pas aussitôt l'épée du carnage; mais, à l'exemple des bons médecins, j'essaie avec des paroles de douceur et de bonté, comme avec l'huile, de faire disparaître la tumeur. Quand je trouve que les médicaments ne font rien, j'emploie alors le feu, et je taille en même temps si rudement dans le vif, que si d'abord je me suis montré plus humain que personne, on n'en trouve pas de plus rigoureux que moi lorsqu'on a laissé passer le moment de la clémence et de la douceur. Qu'il ne vous arrive donc jamais d'éprouver mon mécontentement et ma colère : pour cela, vous n'avez qu'à venir faire des libations aux dieux, et les prier de vous regarder d'un œil favorable; alors vous recevrez de nous des bonheurs, des emplois et de l'argent; alors vous serez reçus dans nos bonnes grâces et notre intimité. N'est-ce pas chose absurde que des barbares qui parlent un autre langage, s'accommodent si aisément de ce qui vient de notre part, tandis que vous, élevés dans les lois des Romains, instruits dans les sciences des Grecs, vous mes sujets, ne professeriez pas une soumission absolue à mon égard ? On vous verrait désobéir aux princes, faire ouvertement la guerre à votre empereur, et vous priver de sa faveur et de ses bienfaits ! Quittez, quittez cette fausse religion, sinon le châtiment ne se fera pas attendre. Regardez cet édifice qui vous inspire tant de confiance. J'y ferai mettre le feu, et vous y périrez tous dans un moment. Alors vous connaîtrez par vous-mêmes le grand danger qu'il y a dans une audace étrangère à la saine raison.»
Ainsi le cruel Maximien joignait la bienveillance à l'inhumanité, et mêlait dans son discours le bien et le mal, les promesses et les menaces, donnant à ses paroles la douceur du miel. Mais le sage Glycérius, qui était réellement un divin sacrificateur et un prêtre, et s'étudiait à offrir l'hommage de ses paroles au Christ auquel il sacrifiait, dans une réponse faite en peu de mots dits à propos, enchaîna la langue de Maximien, troubla et consterna son cœur et ne l'étonna pas moins qu'il n’excita sa colère. Car il dit : «Tes dons ni tes promesses ne nous flattent point, et tes menaces ne nous inquiètent en rien. Comment aurions-nous quelque envie, ou comment notre âme serait-elle éprise de tous ces biens, lorsque tout ce qui vient du monde n'est pour nous qu'un songe ? Et de quels maux peux-tu menacer des gens à qui c'est un supplice de ne pas souffrir les dernières rigueurs pour le Christ ? Quant à ces trophées dont tu te fais gloire et que tu as élevés sur tant de nations, ils tournent à notre avantage, ils viennent à l'appui de mes paroles. Ainsi donc, après avoir triomphé de tant d'ennemis, on te voit aussitôt vaincu par des femmes et des enfants, par tous ceux, dis-je, qui pratiquent la religion chrétienne; et combien supérieure n'apparaîtra pas la vertu de mon Christ ? De plus, qui donc est si stupide et si insensé qu'il ait oublié ces tonnerres et ces foudres qu'on a entendus il y a quelque temps, et ces signes épouvantables envoyés par Dieu, ces morts violentes, et l'inondation et la perte des biens de la terre qui s'ensuivit; parce que tu as osé attribuer à tes faux dieux, ô empereur, ce qui appartient à Dieu seul, à Dieu qui exerce sa colère sur ceux qui les honorent ? Cesse donc de nous faire ainsi la guerre : nous avons des armes d'en haut, que le roi de l'univers a remises entre nos mains, de même que tu en as donné aujourd'hui à tes satellites; avec ces armes nous accepterons la bataille, et nous remporterons la victoire. Si l'on nous frappe, nous tuons; et si nous tombons, c'est sur toi que nous élevons un trophée.»
À ce discours si vif, l'empereur, blessé au fond du cœur, cacha néanmoins ce qu'il éprouvait dans son âme, et sans rien dire de plus, il sortit du temple. Cependant le peuple fidèle rendait gloire à Dieu, et remerciait le sage Glycérius. Mais il était impossible que Maximien contint longtemps sa colère. Emporté par sa fureur, il fait arrêter Glycérius comme il se rendait à l'église, et ordonne qu'on le lui amène. Aussitôt qu'il fut arrivé, sans l'interroger auparavant, il le fait battre tout d'abord avec des nerfs de bœuf, et avec tant de violence, que les forces manquèrent aux bourreaux et la voix à leur victime. Pendant qu'on le frappait, il ordonna au héraut de lui dire : «Retiens ta langue, Glycérius; ne sois pas arrogant, séditieux, ni insolent. Respecte les coutumes des romains; révère les empereurs.» Tels étaient les ordres de Maximien; mais le bourreau ne gagna rien sur le martyr, et le héraut ne put lui inspirer la honte. S'élevant au-dessus des coups des licteurs et des proclamations du héraut, il ne cherchait que son roi dont il implorait le secours, disant : «Seigneur Jésus Christ, vous m'avez donné la force de parler accordez-moi de même, celle de souffrir pour vous. Si j'endure en ce moment des rigueurs, que j'entrevoie une plus grande récompense.» C'était jeter de l'huile sur le feu. Maximien sentit redoubler sa fureur, et excita ceux qui frappaient à continuer leur besogne, jusqu'à ce que le corps du martyr étant renversé à terre, ne parût différer en rien d'un cadavre. Épuisé de sang, la peau boursouflée, les chairs mêmes étaient enlevées, et l'on voyait les os à nu. Ce spectacle émut non seulement les âmes pieuses et charitables, mais celles des infidèles; quant à Maximien, il n'en fut pas touché; il avait le cœur plus dur qu’une pierre.
Glycérius était donc dans cet état, ne différant en rien d'un mort, sinon qu'il avait encore la langue libre et l'esprit plein de force. «Je suis chrétien, disait-il, je suis serviteur du Christ, qui seul est vrai Dieu. Je n'ai qu'un Seigneur, qu'un roi.» Le tyran, ne pouvant souffrir cette liberté, ordonne qu'on le délie, et qu'on le conduise hors de la ville pour le brûler. Arrivé au lieu désigné, le généreux martyr, se tournant vers l'Orient, rendit grâces au Christ de l'avoir délivré de nombreux périls, et pria aussi pour lui-même et pour les fidèles de tous pays. Il fit ensuite sur son corps le signe du Christ, et l’on attacha ensuite au poteau cette sainte victime, ce bélier sans défaut, pour celui qui à cause de nous fut attaché aussi au bois. Le feu ayant été allumé, Glycérius fut offert à Jésus comme un sacrifice d'holocauste acceptable, comme une hostie sainte qui pouvait convenir à l'autel d'en haut. Cet exemple fit-il comprendre à Maximien que les fidèles étaient immuables dans leurs sentiments. Loin de là, il faisait amener d'abominables victimes au temple des douze dieux qui était dans le palais; des sacrificateurs impies s'y montraient revêtus d'habits blancs d'une grande magnificence; mais Indès, seul, couvert de vêtements noirs pendant cette cérémonie, se livrait à la douleur dans la retraite où il s'était renfermé, déplorant la perte de ces impies.
On le dénonce à l'empereur, qui le fait aussitôt saisir et traduire devant le même magistrat. Celui-ci, avant même qu'Indès eût parlé, jugeant à son costume que ce qui se passait n'était pour lui qu'un sujet d'affliction et de deuil, lui fit mettre les fers aux pieds et aux mains, un carcan au cou, et le retint ainsi en prison. Maximien cherchait encore Domna et comme si la fureur lui eût enlevé la raison, oubliant ce qu'on lui en avait dit, il répétait sans cesse : «Où est Domna; la prêtresse de Diane et de Minerve ?» On lui refait l'histoire de tout ce qui était arrivé à la jeune vierge, et on lui représente où en sont les choses, après les mesures prises par le chef des eunuques. Maximien proféra toute sorte d'invectives contre cet officier, et irrité qu'on lui eût laissé la vie, il lui fit trancher la tête; puis il fit chercher Domna dans les monastères pour la replacer auprès de ses dieux. La supérieure du monastère où la sainte habitait en ayant été avertie, fit prendre à la jeune fille un habit d'homme, et lui coupa les cheveux; puis l'accompagnant de ses larmes et de ses prières, elle la confia à des guides, la faisant sortir de sa retraite virginale.
Le monstre ne cessait de la faire chercher; et comme il ne la trouvait pas, il fouillait partout dans les monastères, qui étaient ainsi cruellement ruinés, tandis qu'on insultait les vierges, ces vierges que les yeux d'un homme ne devaient pas même regarder. On eût dit une ville prise d'assaut. Celles des religieuses qui en avaient la force, et n'étaient pas empêchées par l'âge ou la maladie, s'enfuyaient vers les montagnes et les cavernes, dans des solitudes ignorées, préférant vivre avec les bêtes sauvages, moins féroces que des hommes, qui ne trouvaient aucun mal à outrager des corps consacrés par la virginité. Mais les machinations de l'ennemi tournèrent à sa honte; le Dieu qui naquit d'une vierge n'abandonna pas ces vierges au milieu même des licteurs, et ne permit pas qu'elles trahissent leur chasteté non plus que leur foi. Comme la lune parmi les étoiles, on en distinguait une remarquable entre toutes par sa beauté, sa naissance et sa vertu. On l'appelait Théophila. Le récit suivant montrera combien elle méritait un tel nom.
Frappés des charmes de sa personne, les licteurs l'avaient déjà emmenée, et la faisaient entrer de force dans un lieu infâme. Alors élevant les mains et les yeux vers le ciel : «Mon Jésus, s'écria-t-elle avec un regard suppliant, mon amour, ma lumière, mon esprit, le gardien de ma chasteté et de ma vie, voyez celle qui vous est fiancée. Voyez, ô mon fiancé, vous qui êtes au-dessus de tout reproche, et hâtez-vous; je n'ai pas même le temps de prier; que je ne manque pas à mes engagements; et ne m'abandonnez pas aux bêtes; que les loups ne déchirent pas votre brebis. Ô mon fiancé, sauvez votre fiancée : conservez ma pureté, ô vous qui êtes la fontaine de toute pureté ! Que votre nom soit glorifié ici, comme il est glorifié par les intelligences angéliques.» C'est ainsi qu'elle pria en répandant des larmes; et Dieu fit voir qu'il l'avait exaucée. Suivons notre récit. On introduit la vierge dans le lieu infâme; à peine entrée, sans tenir compte du lieu ni des circonstances, elle se met à l'accomplissement de ses devoirs. Elle tire aussitôt de son sein le livre sacré des Évangiles; elle l'ouvre, et commence sa lecture. Cependant l'un des débauchés entre après elle, et pendant quelque temps, il écoute la lecture. S'étant enfin approché d'elle, il est tout à coup saisi d'une si grande terreur, et d'un tel tremblement, qu'il tombe à terre comme mort, et reste ainsi aux pieds de Théophila sans respiration. Il se passa ainsi des heures, si bien qu'un autre, impatienté de ne le pas voir sortir, entra lui-même; mais il ne fut pas plutôt auprès de la jeune fille, qu'une lumière extraordinaire vint subitement l'éblouir pour le laisser ensuite dans des ténèbres si profondes, qu'il ne cherchait plus la vierge, mais s'efforçait de sortir sans se heurter quelque part.
La même aventure, avec quelques circonstances de plus, étant arrivée à plusieurs autres, il n'y en eut pas un seul désormais qui osât entrer; ou du moins, ce n'était plus la passion, mais la curiosité qu'ils ressentaient. Le spectacle qui s'offrait à leurs yeux présentait quelque chose de terrible pour ceux qui les avaient précédés, et de merveilleux à raconter. La jeune fille était assise modestement, et lisait; près d'elle se tenait debout un jeune homme d'une admirable beauté, tout éclatant de lumière, et lançant de ses yeux comme des éclairs. À cette vue, transis d'effroi, ils ne purent que s'écrier : «Qui est comme le Dieu des chrétiens ?» Et ne pouvant plus y tenir, ils jugèrent qu'ils feraient bien de fuir. Ils sortaient donc en grande hâte de la maison, sans que pas un songeât au plaisir, et plusieurs même adjurant leur impiété. Maximien ne laissa pas que d'en être instruit. Voyant qu'aucun des soldats qui gardaient la jeune vierge n'avait pu en triompher, et que plusieurs, au contraire, s'étaient déclarés vaincus, et avaient appris à honorer le Dieu des chrétiens, il appela sortilège ce qui n'était que la grâce de Dieu, disant que les chrétiens usaient d'artifices pour en imposer au vulgaire; mais il ne parlait ainsi que pour se faire illusion à lui-même, et à tous ceux qui s'appliquent à de pareilles futilités.
Cependant le personnage éclatant de lumière qui semblait défendre la jeune vierge, la fit sortir de la maison, et la conduisit en la guidant par sa lumière. Lorsqu'il l'eut amenée à la sainte église, et qu'il l'eut rendue dans le vestibule, il lui dit : «La paix soit avec toi !» et il se retira. Pour elle, elle était remplie à la fois de crainte et de joie; de crainte en voyant qu'il l'avait quittée; de joie, pour avoir échappée, sans essuyer d'outrage, aux mains des débauchés. Elle va donc frapper à la porte de l'église, où le peuple était déjà assemblé, et chantait l'office de la nuit selon l'usage. Un diacre entendant du bruit à la porte, et ayant appris qui,elle était, en avertit ceux qui étaient dans l'église. Tous aussitôt se précipitent vers elle; car, indépendamment de sa naissance, qui était distinguée, comme nous l'avons dit, elle était encore plus illustre par sa vertu. Lorsqu'ils la virent, et qu'ils surent à quelles gens et à quel traitement elle avait échappé, ainsi que les prodiges opérés à son égard, ils se mirent à répandre des torrents de larmes, et à adresser à Dieu de ferventes actions de grâces. D'abord ils l'avaient plainte de ce qu'on l'avait emmenée; mais maintenant ils déploraient le sort même des impies, et ne savaient quelles bénédictions lui donner. Elle-même, prosternée à terre, attachée à la balustrade de l'autel, pleurait avec tant de violence qu'elle provoquait tout le monde à verser de même des torrents de larmes. Enfin, tous rendaient des actions de grâces à Dieu de tout leur cœur. Voilà ce qu'il en fut de cette vierge.
Mais à un homme méchant comme Maximien, il fallait des suppôts aussi méchants. Ces misérables étaient donc, comme des chiens de chasse, à la piste de tous ceux qui, à l'insu de l'empereur, rendaient à Dieu un culte pieux. Ils dirigèrent leurs calomnies contre Dorothée, personnage distingué, que dans la langue latine on appelait un préfet, mais que sa piété rendait encore plus recommandable; on attaqua de même Mardonius et Mygdonius, et aussi notre Indès, ainsi que quelques autres, très attachés au Christ, et que l'empereur honorait fort. Ces dénonciateurs dont les dents étaient des armes et des flèches, comme parle l'Écriture, et un glaive tranchant, disaient à l'empereur : «Si vous ne pouvez venir à bout de vos serviteurs, de ceux même qui habitent votre palais, et dépendent de vous, pourquoi, ô empereur, essayer de gagner les autres, prenant une peine inutile, et vous tourmentant en pure perte ? On pourra difficilement faire changer d'opinion aux autres, qui les voient se moquer de vous, et ne pas tenir compte de la gravité de votre tribunal. Voyez, en effet, jusqu'où va leur audace. Non contents de mépriser ceux qui pensent autrement qu'eux, ils portent des aliments à ceux de leur opinion qui se tiennent cachés, les préparent et les instruisent pour la résistance. Ils envoient des lettres à ceux qui sont au loin, pour les confirmer dans leurs sentiments et les encourager à la constance. Vous ne faites rien contre eux ou contre leur religion, qu'ils ne leur en donnent aussitôt connaissance.
Ces paroles allumèrent la colère de Maximien, et plus vite qu'on ne le saurait raconter, il se fait amener nos saints. Ils se présentent sans manifester le moindre signe de crainte. Mais lui, d'un air farouche : «Misérables, dit-il, les plus ingrats des hommes ! comment, après avoir reçu de moi tant d'honneurs et partagé, presque mon autorité impériale, vous montrez-vous si pervers envers votre bienfaiteur ? Pour remerciement de ses bienfaits, vous dites partout qu'un certain Jésus est votre roi et celui des autres; vous cachez les chefs de cette nouvelle religion, vous les sustentez, vous nourrissez des gens dont la mort et l'anéantissement étaient pour moi la plus beau, le premier de mes trophées ! Tout cela n'est-il pas vrai, attesté par les faits plus encore que par les paroles ?» Comme si c'eût été, un chien qui aboyait, ils ne donnèrent aucune attention à ses paroles, et ne les jugeant pas dignes d'une réponse, ils gardèrent le silence. Maximien était toujours plus irrité de ce silence : «Par les dieux immortels ! s'écria-t-il, je ne vous épargnerai pas; je vous accablerai de supplices; je consumerai vos chairs, je briserai vos os, je vous ferai périr dans les flammes, et je jetterai vos restes à la voirie pour y devenir la pâture des chiens et des oiseaux. Vous serez ainsi traités selon vos mérites, et j'empêcherai par là les autres d'imiter votre exemple.»
Ces menaces n'ébranlèrent pas encore nos saints; ils détachèrent aussitôt leurs ceintures, et quittant leurs vêtements, ils se tinrent prêts pour le martyre, se déclarant, d'un seul cœur et d'une seule âme, chrétiens et serviteurs du Christ. Puis s'adressant à Maximien : «Tyran, lui dirent-ils, ces honneurs et toutes ces vaines dignités ne nous ont jamais été de rien. À quoi bon tant honneur qui, vous séparant de Dieu, vous réduit sous la servitude des démons ? Telles sont, en effet, vos faveurs, à vous autres impies; nous les fuyons, bien loin de les rechercher. Ici nous avouons notre infériorité, ainsi que dans ce qui tient à notre corps et à notre vie, dont tu peux disposer.» Voyant qu'ils étaient tout préparés, et animés de tels sentiments, Maximien ordonna qu'on les étendit par les pieds et par les mains, et qu’on les frappât cruellement avec des nerfs de bœuf. Aussitôt six licteurs, s’emparant de chacun d'eux, les battirent une grande partie du jour sans la moindre compassion, encore qu'ils pussent voir la terre tout imprégnée du sang des martyrs. Pour eux, ils supportaient ce supplice avec une parfaite constance, ne disant pas un mot, et glorifiant intérieurement celui pour lequel ils enduraient ces souffrances. Après les avoir ainsi battus, ou les mit en prison, avec un carcan au cou, et des fers aux pieds et aux mains. De là Maximien, comme un torrent furieux, se précipita sur tous les fidèles; en quoi il ordonnait de le seconder aux présidents et aux gouverneurs les plus connus pour leur impiété. Tous ses sujets qui confessaient que le Christ était Dieu, étaient aussitôt livrés aux bourreaux et déchirés misérablement par toute espèce de tortures. De cette manière, chaque jour celui qui s'est sacrifié pour nous recevait l'offrande de victimes raisonnables, dont le martyre faisait un pieux holocauste.
Il convenait qu'au jour de la naissance du Christ, qui est une des plus grandes fêtes, il y eût plus de sacrifices qui lui fussent offerts. On célébrait donc le jour où naquit le Sauveur, et tout ce qu'il y avait de saint se trouvait réuni pour rendre gloire. Les profanes serviteurs du profane Maximien allèrent lui dire : «Les chrétiens célèbrent aujourd'hui un de leurs plus grands jours de fête; car c'est aujourd'hui que, d'après leurs histoires, leur Dieu serait né; tandis qu'ils sont réunis à cette occasion en très grand nombre, il nous faudrait aviser à ne pas manquer un si beau coup de filet. Faites occuper par des soldats les sorties du temple; placez un autel devant la porte. et que des hérauts annoncent à tous ceux qui sont dans le temple qu'ils aient à sortir, et à sacrifier sur l'autel sans retard. S'ils n'obéissent pas, ce sera à vous d'en décider, selon votre pouvoir et votre jugement. Mais si vous nous permettez de le dire, les soldats pourraient mettre le feu autour du temple, et faire périr tous ceux qui n'auraient pas obéi. De la sorte, vous serez débarrassé de gens qui apportent un notable préjudice à vos sujets, et qui vous donnent de grands soucis, comme nous l'avons remarqué.» Ce discours n'était pas achevé, que Maximien y donnant les mains, s'écria : «J'en jure par les grands dieux, c'était depuis longtemps mon dessein. Je ne sais ce qui m'a empêché jusqu'à ce jour de l'exécuter; mais je vous rends grâces, dieux, d'avoir inspiré à ceux-ci la même pensée, dans un moment où il me sera si facile de lui donner suite.» Il ordonne aussitôt aux préfets de faire envelopper le temple par des troupes, d'entasser alentour des sarments et d'autres matières combustibles, et d'ériger un autel à la porte du temple. Il fait ensuite proclamer par des hérauts que tous eussent à sortir du temple, et à sacrifier sur l'autel; que s'ils n'obéissaient pas, on fermât soigneusement les portes, qu'on interdît toute autre issue, et qu'on mit le feu, ainsi tous périraient avec le temple, et seraient consumés dans les flammes, comme ils le méritaient. Tels furent les ordres de Maximien.
Un héraut vient donc aussitôt dans le temple pour intimer les volontés de l'empereur. Il s'avance, et d'une voix élevée : «Vous tous qui m'entendez, dit-il, Maximien, le seigneur de l'univers, m'envoie vers vous pour vous donner le choix entre deux propositions. Ou bien vous sacrifierez aux dieux, et l'autel est tout préparé; ou si vous n'obéissez pas, vous périrez tous,et le feu est prêt. Choisissez donc tout de suite ce que vous voulez.» Il n'en dit pas davantage. Alors l'archidiacre de l'église, le cœur tout embrasé du feu de la grâce divine, se tenant au coin de l'autel : «Mes frères, dit-il, vous tous qui n'avez qu'une âme, lorsque tout à l'heure nous lisions ce qu'ont fait les trois enfants (pourrions-nous n'en pas parler ?), nous admirions leur courage, leur piété inébranlable; nous admirions comment, au sein même des flammes, comme s'ils eussent été au milieu d'une prairie verdoyante de gazon, ils chantaient un hymne et invitaient toute la création à s'unir avec eux pour louer le Dieu de l'univers. Non seulement nous les jugions bienheureux, mais nous désirions encore partager leurs couronnés, Nous voici dans des circonstances et avec des princes tout semblables; quand le nom serait changé, c'est toujours la même impiété, la même cruauté. Montrons-nous pieux comme font été ces jeunes athlètes. Ne serait-il pas absurde que ces enfants dans un âge encore tendre, seulement trois en nombre, et n'ayant pas eu d'exemple de la grandeur d'âme pour la défense de la religion eussent combattu si glorieusement, tandis que nous autres, presque innombrables, la plupart dans la plénitude de l'âge, instruits par tant de beaux exemples, nous paraîtrions attachés à la vie, lâches et abjects de cœur ? Une occasion se rencontre, et nous n'en profiterions pas ? nous ne mépriserions pas cette vie qui n'est que pour un temps, quand il s'agit de Dieu qui nous a créés, et a donné sa vie jusqu'à mourir pour nous ? Et comme gage de la fermeté et de l'inviolabilité de notre foi, nous ne lui offririons pas notre mort ? Et je dis ceci, lors même que nous ne devrions compter sur aucune récompense. Mais qu'est-ce donc que les souffrances du temps, si on les compare avec les récompenses du ciel ? Là nous trouvons une vie exempte de misères et de troubles, une vie éternelle, au lieu de celle-ci qui est si courte et, si pénible; une gloire incessante, au lieu d'une gloire inconstante et caduque; des richesses qui ne se peuvent dérober, une volupté qui ne devient jamais à charge. Voudrions-nous encore demeurer en ce monde, et ne pas plutôt passer sur-le-champ à cette gloire, en souffrant pour le Christ, lorsque nous en trouvons l'occasion ? Si nous agissions autrement, ceux qui ont du sens ne trouveraient-ils pas qu'il y aurait de quoi pleurer sur nous ? Rappelez-vous, ou plutôt cet autel. Là celui qui est notre Seigneur a été immolé pour nous. Et nous, dans ce même lieu sacré, nous ne lui sacrifierions pas notre vie, dont les flammes vont faire à sa gloire un holocauste !»
Par ce discours l'archidiacre anima tellement les fidèles, qu'ils n'avaient plus que le désir de mourir. Tous ensemble avec lui s'écrièrent : «Nous sommes chrétiens, ô empereur ! nous sommes, chrétiens, et nous n'adorons pas tes dieux.» On rapporta cette réponse à Maximien. Mais, il n'avait pas attendu la fin du discours pour faire mettre le feu, et prendre les mesures afin que tous fussent consumés sans miséricorde avec le temple, sans qu'il pût s'en échapper un seul. Les chrétiens réunirent bien vite les catéchumènes, hommes, femmes et enfants, et les partagèrent en quatre groupes, qui furent baptisés et confirmés par l’onction sainte; puis ils leur distribuèrent les mystères sacrés. Les ministres de l'empereur étaient également à leur office, el allumaient le feu, qui commença bientôt à s'élever; enveloppant tout l'édifice, les flammes y joignirent, dévorant tout au dedans comme au dehors. Le feu se développait avec d'affreux sifflements; mais nos martyrs louaient Dieu à haute voix, et chantaient le cantique des trois enfants, invitant toute la création à célébrer le Seigneur. Ils ne cessèrent de chanter que lorsque leurs sacrifices eurent été acceptés, chastes victimes immolées à l'Agneau égorgé pour le salut du monde.
Cinq jours s'étaient passés, et le feu consumait encore les débris. Lorsqu'il se fut éteint, il ne s'en exhala aucune odeur désagréable, soit des corps, soit de la fumée; c'était plutôt une odeur suave et d'un parfum merveilleux. Il s'échappait aussi de l'endroit une lumière pareille à l'éclat du soleil levant. Maximien s'imaginant avoir triomphé de tout, et se croyant désormais quitte de soucis, se délassait au théâtre, et dans des courses de chevaux et de chars. C'était moins vaincre qu'être vaincu. Les fidèles n'en prirent occasion que de parler avec plus de liberté, ainsi qu’on le verra par ce qui suit. En face du théâtre s'élevait le temple de Cérès, que les infidèles tiennent pour une de leurs grandes déesses. Maximien s'y rendait avec ses troupes et le peuple, pour y accomplir ses détestables sacrifices. Un soldat nommé Zénon, indigne qu'on insultât ainsi la religion et transporté de zèle, monta sur un lieu élevé, et de là se mit à crier : «Tu te trompes, ô empereur, en sacrifiant à des pierres insensibles, à un bois muet; car ces idoles ne sont pas plus qu'elles ne paraissent; s'il s'y trouve quelque chose de plus, c'est l'œuvre des démons qui entraînent à leur perte leurs malheureux adorateurs. Sois intelligent, ô Maximien, et levant au ciel les yeux du corps et ceux de l'âme, cherche dans les choses visibles celui qui les a créées. À l'œuvre reconnais l'ouvrier, et apprends à honorer qu’un culte pieux le Dieu qui ne se complaît pas dans le sang et la fumée de ces animaux dépourvus de raison, mais dans les âmes des hommes purs, et dans un cœur pur.»
Lorsqu'il l'eut entendu, Maximien ordonna qu'on lui brisât les mâchoires en les fracassant avec un caillou : il criait, d'une part, aux licteurs de frapper fort, et de l'autre, au saint de ne pas dire de mal des dieux. C'est ainsi que l'on brisa au martyr toutes ses dents et qu'on lui broya les mâchoires; à peine respirait-il encore, lorsqu'on ordonna de le transporter hors de la ville et de lui trancher la tête, pour avoir parlé avec trop de liberté. Ainsi le généreux Zénon accomplit rapidement sa course, et offrit sa tête, pour aller se réunir au Christ, qui est le chef de nous tous.
Le chœur sacré qui était réuni autour de saint Dorothée, et était dirigé par un maître excellent et tout divin, je veux dire Anthime, ne pouvait manquer devoir couronnées toutes les têtes dont il se composait. La grâce divine y pourvoyait d'en haut avec sagesse et prévoyance. Anthime leur écrivait du bourg où il se tenait caché, les aidant de ses prières dans la lutte qu'ils soutenaient à la face du ciel. Ce commerce fut découvert par les satellites du cruel empereur, qui saisirent une lettre, et amenèrent celui qui la portait devant le tyran. Après que celui-ci eut vu cet homme, et qu'il eut pris connaissance de la lettre, dont le contenu sans doute lui déplut, encore qu'il ne renfermât que des choses belles et bonnes, enflammé de colère, il se fit amener tout aussitôt ceux à qui elle était adressée.
«Était-ce une vaine conjecture que je faisais, leur dit l'empereur, lorsque je prédisais que vous me deviendriez rebelles. Gens abominables, déjà vous vous êtes soulevés contre moi, et vous êtes passés du côté d'un ennemi à qui je fais une guerre acharnée.» Il leur donna la lettre à lire; puis il fit introduire celui qui en avait été chargé. En le voyant, les martyrs furent tout remplis de joie, et comme il était à distance, ils le saluèrent de l'air et du geste. Alors Maximien se dressant de toute sa hauteur, jeta sur lui un regard terrible, et lui dit : «Déclare-moi, misérable, quel est celui qui t'a remis cette lettre, et en quel lieu il se tient caché.» Le diacre, après s'être adressé mentalement à Dieu, et lui avoir demandé la grâce de n'ouvrir la bouche que pour exprimer la vérité, répondit : «Celui qui m'a remis la lettre est un pasteur qui, se trouvant éloigné de son troupeau, lui écrit pour l'animer à la piété, surtout en ce moment qu'il sent l'approche des loups et des bêtes féroces. Il prend donc la parole pour commander à son troupeau ce qu'il doit faire. Et ce qu'il dit n'est pas de lui, mais il le tient du premier pasteur, qui a dit : “Ne craignez point ceux qui tirent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme.»” J'ai déclaré qui m'avait donné cette lettre; quant au lieu où il est, je ne le dirai pas. Ce serait certainement de la démence de trahir son pasteur, surtout lorsqu'on en a reçu tant de faveurs. D'ailleurs il se montrera bien sans nous; car “une ville placée sur une montagne ne peut rester cachée,” a dit une voix divine à qui la vérité est chère.»
Sur cette courageuse réponse, Maximien, qui ne pouvait entendre une langue s'exprimer avec liberté, ordonna que celle-ci fût coupée, et que le saint fût ensuite accablé de pierres. Après le sacrifice de sa langue, le martyr assailli de pierres de toutes parts semblait d'en pas faire cas; mais ayant déjà une partie du corps ensevelie, tandis que l'autre était encore en butte aux coups, son âme s'élevait de plus en plus, et montait dans les cieux pour se joindre au Christ, la Pierre angulaire. La colère de Maximien ne s'apaisait pas; Dorothée et les siens furent donc soumis à toute sorte de supplices, mais la constance ne leur fit jamais défaut. Ils invoquaient le Christ, et loin de prendre garde aux tourments qui, sur eux, n’avaient pas prise, ils s'en faisaient des délices, et n'en reprochaient que plus vivement au tyran sa cruauté. Celui-ci, à la fin fatigué, les condamna tous à mort; mais prononça pour chacun une sentence différente. Il ordonna que Dorothée fût décapité, Modonius brûlé vif, Mygdonius enterré tout vivant, Gorgonius, Indès et Pierre précipités dans la mer avec une meule au cou. C'est ainsi que ces illustres martyrs du Christ, en souffrant divers genres de mort, parvinrent néanmoins par un même chemin jusqu'au Seigneur.
À ces nouvelles, la bienheureuse Domna se sentit d'une part remplie de joie, particulièrement à cause d'Indès, avec qui elle n'avait qu'un cœur et qu'une âme; mais d'autre part elle était excité à les suivre, et soupirait après les mêmes combats et les mêmes récompenses que celles qui leur étaient échues. C'est pourquoi le Seigneur ne dédaigna pas sa servante. Elle lavait sans cesse, pour la blanchir toujours davantage, sa robe nuptiale déjà si pure; elle regrettait qu'elle ne fût pas encore empourprée par le sang du martyre, qui lui donnerait tout l'éclat qui convient au vêtement de la fiancée. Toutefois la vie qu'elle menait différait peu du martyre, tant elle était austère et rigoureuse; car vivant au fond d'une caverne, comme dans un tombeau, elle n'y buvait que l'eau d'une fontaine qui s'y trouvait, et ne se nourrissait que des herbes qui poussaient autour de l’entrée.
Tandis qu'elle menait cette vie, elle descendit un jour de sa montagne, portant encore les habits d'homme que lui avait fait prendre Agapé, sa mère spirituelle, pour la dérober à de criminelles tentatives. Elle vint donc ainsi à la ville pour y chercher Agapé; mais avant appris qu'elle avait consomme sa course par le martyre, et offert sa vie comme un sacrifice d'holocauste avec les autres qui avaient été consumés par les flammes dans le temple, elle conçut une grande douleur, non de ce qu'Agapé avait péri, mais de ce qu'elle-même n'avait pu partager son sort. La grâce divine l'appelait enfin à la gloire du martyre; et tout l'y conduisait, quand elle descendit sur le bord de la mer. Elle trouva sur le rivage des pêcheurs qui disposaient leurs filets et préparaient leurs rames. La voyant avec ses habits d'homme, ils l'appelèrent non d'après ce qu'elle était, mais selon ce qu'elle paraissait, et lui dirent : «Venez, jeune homme, nous donner un coup de main, et nous vous ferons part de notre pêche.» Domna se rendit à l'invitation. Mais lorsqu'elle fut entrée dans la barque, les regards et les esprits de ces pêcheurs furent tout étonnés de voir qu'elle n'avait que l'apparence virile, tandis que son air, ses manières révélaient une modestie et une beauté toutes virginales. Ils jetèrent donc leurs filets; mais ce ne fut qu'avec de grandes peines qu'ils les révélèrent, tant ils étaient appesantis. Parvenus au rivage, ils voient, à la faveur des rayons de la lune, une grande quantité de poissons, avec des cadavres retenus dans les filets.
À cette vue ils furent troublés, tout émus et tremblants, ils débarrassèrent leurs filets de ces cadavres qu'ils déposèrent sur le rivage; puis, ramassant leurs filets, ils se disposèrent à passer sur la rive opposée, et voulaient y emmener avec eux la jeune fille. Comme elle s'y refusait, ils lui remirent pour salaire du pain et des poissons, et s'en allèrent. Elle avait appris la mort d'Indès et de ses compagnons, ainsi que le genre de leur martyre que nous avons décrit plus haut; elle s'approcha donc des corps, les examina avec une grande attention, et s'en rendit parfaitement compte. Ayant reconnu aux traits du visage et à tous les signes extérieurs que c'étaient là les corps des saints martyrs, elle les prit dans ses bras, les couvrit de ses baisers, les embrassant plus étroitement encore de l'âme que des lèvres. Dans l’intervalle, elle voit un navire qui s avançait vers le rivage, et qui, après avoir laissé tomber ses voiles, cherchait à aborder en ne se servant plus que des rames. La jeune vierge s'en approcha, et cria aux matelots selon l'usage, puis leur montra ses poissons. Le pilote, pensant qu'elle voulait les vendre, lui demanda quel prix elle en faisait. Elle répondit qu'elle les donnait gratis; et comme le pilote, n'en croyant rien encore, insistait sur le prix, tandis qu'elle continuait sans rien dire à les offrir en pur don : «Au nom du Christ, s'écria le pilote, combien les vendez-vous ?» À cette exclamation, la vierge, comprenant que c'était un fidèle, ne Voulut plus lui rien cacher. Elle l'appela du vaisseau sur le rivage, et lui montrant les corps des saints, elle se l'associa dans le ministère le plus beau, lui découvrant de qui étaient ces corps, et lui racontant comment ils étaient morts martyrs du Christ.
À cette nouvelle, le pilote apporta aussitôt du navire des linceuls tout neufs, des vêtements blancs, des parfums, et des aromates. Domna lava d'abord les corps avec l'eau qu'elle put se procurer, mais surtout avec ses larmes, et aidée du pilote, elle les ensevelit décemment; puis ils les portèrent ensemble jusqu'au mur de la cité, voisin du torrent, près d'une des portes, à l'endroit où Dorothée et les siens avaient trouvé la fin de leur vie, et là ils les déposèrent dans une fosse. Alors le pilote, qui croyait, toujours avoir affaire à un homme, pria la jeune vierge, puisqu'ils étaient frères en religion, de rester avec lui pour le reste de sa vie. Mais elle n'y consentit pas et le pria de continuer son chemin; elle ajouta : «Je dois rester ici, parce que je n'ai plus longtemps à vivre, et je ne veux pas que mon corps soit séparé de ces corps, ni mon âme de leurs âmes.» Elle resta donc, sans s'éloigner des saintes reliques, qu'elle honorait de parfums et d'aromates achetés avec l'argent que le pilote lui avait laissé en quantité suffisante.
Cette œuvre de lumière ne pouvait rester longtemps cachée à ceux qui vivaient dans les ténèbres, et le désir que Domna ressentait pour le martyre devait avoir bientôt son accomplissement. On instruisit Maximien de ce qui se passait, et en apprenant l'amour qu'elle portait à ces morts, il partit d'un grand éclat de rire qui aurait excité la pitié, s'il n'avait pas dû faire couler tant de larmes. «Il est juste, dit-il, qu'elle subisse une mort pareille, et qu'elle apprenne par elle-même qu'elle n'a aucune raison de rendre de si grands honneurs à des hommes qui n'ont plus rien après la mort.» Il dit, et envoya aussitôt des gens pour l'immoler. Ils la trouvèrent occupée à prier; ils lui tranchèrent la tête, et la jetèrent dans les flammes. On lui joignit peu après le sage Anthime, qui par ses enseignements et ses avis avait offert au Christ nombre de martyrs. Maximien, irrité du zèle qu'il montrait pour la foi, et rempli de fureur, essaya d'abord par la violence des tourments de le faire apostasier. Le bourreau, fatigué de le torturer, donna la mort à l'athlète en le frappant de l'épée.
Comme des astres brillants, ces glorieux saints remplirent Nicomédie de lustre et de splendeur, et lui furent un plus riche ornement que n’auraient été l'or, les perles et les pierres précieuses. Il y en eut vingt mille, qui se distinguent dans le chœur des martyrs par leur nombre et leur beauté. On en fait la mémoire le lendemain de la Nativité du Christ, avant la fête des enfants qui, par l'épée, comme ceux-ci par le feu, furent offerts au Dieu qui s'était revêtu de la chair. En tête de ceux qui périrent en masse, il faut nommer l'admirable Glycérius, le très saint Zénon et Théophile; en outre, avec Mardomus, Dorothée, les bienheureux Indès et Pierre, ainsi que Mygdonius; plus trois vierges : Agape, Théophila et Domna, de beaucoup la plus belle et la plus digne de vénération. Tout ceci à la gloire du Christ, notre vrai Dieu, à qui sont dus gloire, honneur et adoration, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Amen.