LES ACTES DES SAINTS DOROTHÉE ET GORGON

(LÕan de Jésus Christ 303)

fêtés le 28 décembre

Sous le règne de l'empereur Dioclétien il s'éleva une si furieuse persécution contre les chrétiens, que personne n'osait se dire le disciple du Christ, par la crainte des horribles tourments qu'on leur préparait. On voyait même le fils s'armer contre son père, le frère traiter son frère en ennemi, s'il venait à découvrir en lui un partisan de la nouvelle doctrine; aussi les malheureux chrétiens se cachaient comme ils le pouvaient dans les bois, dans les cavernes; et ils n'auraient pas avoué la religion qu'ils professaient devant leurs plus proches parents. L'empereur faisait alors son séjour en Orient; c'est ce qui rendit les poursuites contre les chrétiens plus vives à Nicomédie et aux alentours. La colère impériale était comme un feu ardent qui poussait les habitants de la ville et ceux de la campagne à se saisir des disciples du Christ partout où ils pouvaient les découvrir. Le bienheureux Gorgon et son collègue Dorothée, tous deux secrètement chrétiens, ayant vu qu'ils ne pouvaient se cacher plus longtemps, tirent dès lors une éclatante profession de leurs véritables sentiments. Le premier avait l'intendance générale des offices du palais et de la chambre de l'empereur; le second exerçait avec zèle les mêmes emplois, sous l'autorité de Gorgon, auquel il ne le cédait ni par la magnanimité de sa vertu, ni par la fermeté de sa foi.
Ces deux fidèles adorateurs de Jésus Christ, ne négligeaient aucune occasion de répandre la vérité, dont ils étaient des témoins irréprochables. Ils brillaient dans le palais du prince comme des flambeaux éclatants; et par leurs sages exhortations ils maintenaient presque tous les officiers de la demeure impériale dans l'amour et le zèle ardent de la foi chrétienne. Aussi pouvait-on croire que parmi eux s'accomplissait cette parole du roi David : «Qu'il est doux, qu'il est agréable pour des frères de vivre ensemble dans la paix !» Dioclétien rugissant de colère contre les serviteurs de Dieu, ordonna de préparer un trône dans la grande salle du palais, et d'amener en sa présence les confesseurs qui étaient dans les chaînes. Il fit apporter aussi les statues de ses dieux, avec l'encens que les chrétiens devraient brûler devant ces idoles. Les saints martyrs entrèrent alors, mettant toute leur confiance dans le Seigneur; ils méprisèrent comme du fumier tous ces vains simulacres qu'on voulait leur faire adorer, et se mirent à chanter à plusieurs reprises : «Les dieux des nations sont des démons; cÕest le Seigneur qui seul a fait les cieux.»
Transporté de rage, Dioclétien commanda de frapper les uns avec des lanières de cuir et des fouets à balles de plomb, de déchirer les autres avec des peignes de fer, de suspendre ceux-ci au chevalet, d'écorcher ceux-là tout vifs. Puis ayant remarqué un des confesseurs qui semblait résister avec plus de fermeté à ses ordres sacrilèges, il voulut qu'on lui fit souffrir des tourments encore plus cruels. À cette vue, le bienheureux Gorgon ne put s'empêcher de crier hardiment à l'empereur : «César, pourquoi infliges-tu à notre compagnon une peine plus sévère qu'à nous-mêmes ? ne sommes-nous pas tous condamnés par une même sentence ? Le crime dont il est accusé, ne l'avons-nous pas tous commis et confessé ? Oui, notre foi, notre culte, nos sentiments sont unanimes. Jusqu'à présent, ô empereur, nous t'avons servi fidèlement, laisse-nous désormais servir notre Dieu, qui nous a créés. Nous t'appartenions jusqu'à cette heure; maintenant, que tu te veuilles ou non, nous sommes à Dieu. Oui, nous nous sommes enrôlés sous ses étendards; nous avons reçu la marque de son service; reprends, si tu le veux, le baudrier militaire que tu nous avais donné; nous pourrons même alors suivre plus librement le Christ, notre roi. Encore un mot, César; je t'exhorte à calmer cette fureur insensée, si tu ne veux pas, malheureux, être livré aux peines éternelles. Les tourments que tu fais subir aux serviteurs de Dieu auront une fin; mais les supplices que tu te prépares ne cesseront jamais.»
Dioclétien ayant entendu ces paroles du bienheureux Gorgon, en fut troublé jusqu'au fond de l'âme; il ne savait que répondre, sa colère était à son comble; cependant quel parti prendre à l'égard d'un officier de ce rang, qui avait vécu dans sou intimité, et toujours habité le palais impérial depuis son enfance ? On ne pouvait perdre un homme aussi distingué par sa vertu et sa haute sagesse, un personnage issu du plus noble sang de l'empire. L'empereur le fit donc approcher avec sou collègue Dorothée, et chercha à les gagner tous deux par la douceur. II leur promettait même des honneurs plus considérables et un grade très élevé dans la milice, s'ils voulaient revenir à l'ancien culte. Mais les bienheureux, adressant du fond de leur cÏur à Dieu une fervente prière, s'abandonnaient à sa divine clémence, disant ces paroles du psalmiste : «Seigneur, faites éclater sur nous votre miséricorde, car nous avons mis en vous notre espérance.» Et se tournant vers Dioclétien, ils lui dirent : «César, ne t'abuse pas : ne crois pas que nous puissions abandonner notre Dieu; car nous avons résolu de le servir jusqu'à la mort. Tu nous parles d'honneurs, de charges temporelles, et tu voudrais les opposer à la gloire éternelle, aux magnifiques privilèges qui ennoblissent l'âme, et que tu méprises, parce que tu ne les connais pas; arrière ces flatteries ou ces menaces; jamais nous ne serons abandonnés par celui qui a promis de faire part de son royaume aux serviteurs qui lui obéissent dans la simplicité de leur cÏur.»
Dioclétien sentit encore augmenter sa colère par ces paroles hardies, et ordonna brusquement de les charger de chaînes et de les jeter dans un cachot ténébreux, jusqu'à ce qu'il eût décidé ce que devait en faire. Mais dès le lendemain il commanda de dresser encore son tribunal, et d'appeler les bourreaux avec tous leurs instruments de supplice. On amène les bienheureux Gorgon et Dorothée, en les avertissant qu'il y va pour eux de la vie. «Songez, leur dit l'empereur, à sauver votre honneur et votre vie; car vous allez, selon le parti que vous prendrez, subir une mort honteuse, ou obtenir de grandes faveurs. Si, obéissant à mes ordres, vous voulez vivre, vous aurez le premier rang parmi les grands de l'empire; si vous préférez mourir, on vous arrachera la vie dans les plus atroces tourments. Votre opiniâtreté et l'injure faite aux dieux immortels ne pourraient demeurer impunies.» Le bienheureux Gorgon répondit alors pour tous les deux : «Le Christ qui nous a appelés à la foi, nous soutiendra par sa grâce dans l'épreuve que tu prépares; ainsi donc, fils du diable, exécute les ordres de ton père. Voici que le Christ est à la porte; il nous attend pour nous conduire à la gloire éternelle. La souffrance que nous allons affronter par ton ordre passera vite; mais la récompense promise à nos travaux n'aura jamais de fin.»
L'empereur, sans leur répondre, commande qu'on les suspende au chevalet, il les fait ensuite déchirer de coups; on arrache leur peau avec des ongles de fer, et l'on arrose ensuite ces plaies vives avec du vinaigre mêlé à du sel. Les saints martyrs, pendant cet affreux supplice, regardaient le ciel avec un visage riant et disaient : «Grâces vous soient rendues, Seigneur Jésus Christ, qui avez daigné nous fortifier au milieu des tourments; nos cÏurs se portent vers vous, et nous espérons vous contempler bientôt face à face, et jouir de votre sainte présence qui fait la joie des anges, et qui est à elle seule l'éternelle vie et l'éternel bonheur; car peut-on donner le nom de vie aux jours mortels et misérables que l'on passe sur la terre ?» Dioclétien, voyant cette allégresse des bienheureux Gorgon et Dorothée, sentait redoubler sa rage, et ne savait plus que faire pour les tourmenter davantage; car ses bourreaux étaient fatigués de les frapper, et les tortures augmentaient d'ailleurs leur amour pour le Christ. Que pouvait-il inventer pour triompher de leur constance ? Pendant que ses cruels ministres s'acharnaient sur leurs victimes, celles-ci se réjouissaient dans le Seigneur, et semblaient ne ressentir aucune douleur. On avait versé du vinaigre dans leurs plaies sanglantes; et les martyrs l'avaient souffert avec joie, se souvenant que le Christ avait été sur sa croix abreuvé de vinaigre; le sel que l'on répandait sur leurs chairs entrouvertes, leur rappelait aussi que la grâce divine les avait pénétrés du sel de la sagesse céleste. Enfin les bourreaux, après s'être longtemps consultés, résolurent de les placer sur un gril au-dessus de charbons ardents, afin que les parties de leurs corps demeurées encore intactes fussent successivement exposées au feu, et que la douleur se fit sentir d'autant plus vive, que la combustion serait plus lente. Les saints martyrs, voyant ces apprêts, sentirent s'augmenter leur allégresse; et quand on les eut placés sur les charbons ardents, ils s'écrièrent : «Gloire vous soit rendue Seigneur, qui avez daigné recevoir vos serviteurs comme des hosties vivantes; la fumée qui s'échappe de nos corps et monte vers vous, nous obtient le pardon de nos fautes; elle nous méritera de siéger dans le paradis à côté de vos fidèles martyrs dont nous partageons les souffrances. Qu'ils sont heureux ceux qui habitent dans votre demeure, Seigneur notre Dieu ! ils pourront vous louer pendant l'éternité entière. Recevez donc le sacrifice de notre vie; et que les tourments que nous endurons soient comme un holocauste d'agréable odeur pour votre souveraine majesté. Si nous résistons jusqu'à la fin, c'est à vous que nous le devrons; si nous venions à succomber, ce serait notre faiblesse qu'il faudrait seule accuser. Souvenez-vous donc, Seigneur, de notre fragilité et de votre bonté miséricordieuse; fortifiez-nous dans cette dernière épreuve. Que votre main se lève et nous protège contre les assauts du diable; venez, Seigneur, secourez-nous, et à cause de votre nom, délivrez vos serviteurs.» À peine avaient-ils fini cette prière que toute l'ardeur du feu qui les consumait s'éteignit; leur face resplendit comme la lumière du soleil; et il semblait à tous les assistants que leurs membres reposaient sur un lit de fleurs, sans ressentir la moindre souffrance. Les bienheureux martyrs Gorgon et Dorothée recommencèrent leurs actions de grâces, et dirent : «Vous nous avez sauvés, Seigneur, des mains de nos persécuteurs; vous avez confondu ceux qui nous haïssaient; qu'ils soient pour toujours condamnés ceux qui font le mal, pendant que vous délivrerez vos serviteurs qui ont mis en vous seul leur espérance.»
On les détacha alors du gril, et on les releva. Les fidèles qui avaient assisté à leur torture, et qui cachaient jusqu'à ce moment leur foi, sentirent se renouveler leur courage en voyant la constance des généreux martyrs. Eux cependant continuaient à chanter au Seigneur avec. le psalmiste : «Il vaut mieux se confier au Dieu du ciel, qu'aux princes de la terre.» Pour Dioclétien, il gémissait de se voir vaincu par leur invincible fermeté; et n'espérant plus désormais d'en triompher par les tourments, il rendit contre eux la sentence capitale en ces termes : «Gorgon et Dorothée, rebelles au culte des dieux et aux volontés de l'empereur, seront étranglés.» Les bourreaux alors les saisirent; mais rendus au lieu du supplice, les martyrs obtinrent de pouvoir prier pendant quelques moments, et levant les yeux an ciel, ils dirent : «Grâces et gloire vous soient rendues, Seigneur Jésus Christ, qui avez daigné nous fortifier jusqu'à cette heure dernière; nos cÏurs brûlent maintenant du désir de vous contempler au plutôt dans les splendeurs du ciel. Nous remettons nos âmes entre vos mains venez nous recevoir an bout de la carrière.» Leur prière achevée, ils donnèrent le baiser de paix aux chrétiens qui les entouraient, et se livrèrent aux bourreaux. Ils furent aussitôt attachés; et la corde ayant été passée à leur cou, ils furent cruellement mis à mort.
Le malheureux prince qui les avait condamnés, ordonna de jeter aux chiens leurs cadavres pour être dévorés; voici la sentence : «Que l'on abandonne aux chiens et aux loups les corps des rebelles Gorgon et Dorothée, afin que les chrétiens ne viennent pas s'en emparer, et mépriser ensuite nos jugements, en les honorant comme des martyrs.» Mais la malice de l'impie tyran fut déjouée; car la nuit suivante les fidèles s'empressèrent de recueillir ces glorieuses dépouilles que les chiens et les loups avaient épargnées, et leur donnèrent une honorable sépulture. Depuis lors il se fait à leurs tombeaux des miracles fréquents, à la plus grande gloire du Christ; les infirmes y recouvrent la santé, les démoniaques y obtiennent leur délivrance, par les mérites des bienheureux martyrs tout-puissants auprès de Dieu.
Quelques années plus tard, le corps de saint Gorgon fut transporté à Rome, et déposé, sur la Voie Latine, entre les deux Lauriers, où il est entouré des plus magnifiques honneurs. Le Christ a voulu par là confier aux bienheureux martyrs un plus glorieux patronage, et après leur entrée dans la patrie éternelle, diviser leurs corps, afin que l'un protégeât la Grèce, et l'autre la sainte Église romaine; mais quoiqu'ils soient ainsi séparés, leur présence se fait tout entière sentir à chacun des tombeaux que l'on vient honorer. Ô Seigneur, toujours admirable dans vos saints, comme vous savez répandre vos bienfaits sur vos serviteurs ! En Grèce, on implore le secours de Dorothée; et son divin compagnon qui repose à Rome vient avec lui exaucer les vÏux des suppliants; les Romains, à leur tour, se rendent en foule pour prier au sépulcre de saint Gordon; et le bienheureux Dorothée accourt avec lui afin de favoriser les habitants de la grande cité.
Après de longs siècles écoulés, les reliques de saint Gorgon furent transférées par le vénérable Chrodegand, évêque de Metz, dans le monastère de Gorze; plus tard encore, lorsque la foi chrétienne eut fait de merveilleux progrès dans la Saxe, ces sacrées dépouilles y furent transportées et déposées dans la ville de Minden; c'est là que saint Gorgon étend son patronage sur toutes les provinces saxonnes, sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ qui vit dans tous les siècles des siècles. Amen.