LE MARTYRE DE SAINTE EUGÉNIE,

VIERGE

fêtée le 25 décembre

(L'an de Jésus Christ 304)

 

L'empereur Commode, durant son septième consulat, envoya en Égypte un des plus illustres personnages de sa cour, nommé Philippe, pour prendre en main la préfecture d’Alexandrie; tous les officiers de l'empire qui avaient reçu quelque pouvoir dans cette province, devaient dépendre de lui. Philippe partit donc de Rome avec son épouse Claudia, ses deux fils Avitus et Sergius, et sa fille Eugénie. A peine arrivé à Alexandrie, il déploya dans son gouvernement cette application pleine de dignité que Rome inspire à ses magistrats, et fit fleurir dans toute sa province les lois romaines. Il chassa tous les maîtres dans l'art dangereux de la magie, et ne permit point aux Juifs de se distinguer parle nom de leur nation; quant aux chrétiens, il se contenta de les tenir en dehors de la ville d'Alexandrie. Pour lui, quoiqu'il aimât surtout les philosophes et qu'il fut peu attaché aux idoles, il s'adonnait aux superstitions romaines, avec tout le zèle d'un gentil fervent pour ses faux dieux, suivant en cela moins les lumières de la raison que les traditions des ancêtres.
Il fit donner à sa fille Eugénie l'éducation la plus complète dans les arts libéraux, et quand elle connut également bien les deux langues grecque et latine, il permit qu'on l'initiât à la philosophie; car elle avait un esprit vif et pénétrant, et une mémoire si sûre qu'elle retenait pour toujours ce qu'elle avait une fois pu lire ou entendre. A ces qualités elle joignait une beauté remarquable et une grâce séduisante répandue dans toute sa personne; mais les vertus de son âme, la chasteté surtout, faisaient son plus bel ornement. A peine fut-elle parvenue à l'âge de quinze ans que Aquilius, fils d'Aquilius le consul, la demanda pour épouse. Son père alors dut l'interroger si elle consentirait à la demande d'un jeune homme issu d’une des plus illustres familles; elle répondit : «Ce n'est pas la naissance, mais la vertu, qui doit régler le choix d'un mari; car ce n’est point avec les parents du jeune homme, mais avec le jeune homme lui-même que l'épouse doit vivre.» L'amour de la chasteté avait inspiré ce premier refus., qui fut suivi de plusieurs autres. Enfin les épîtres du bienheureux apôtre Paul tombèrent entre ses mains; et bientôt, quoiqu'elle fût encore sous la dépendance de ses parents très attachés au paganisme, elle commença d'être déjà chrétienne dans le coeur.
Nous avons dit que les chrétiens avaient reçu l'ordre de quitter la ville. Un jour Eugénie demanda à ses parents la permission d'aller visiter les terres que Philippe avait acquises dans les faubourgs. Elle l'obtint sans difficulté; mais, en sortant d'Alexandrie, comme elle se dirigeait vers la villa de son père, elle entendit les chrétiens qui chantaient : «Tous les dieux des gentils sont des démons; c'est notre Dieu qui a fait les cieux.» A ces mots, Eugénie poussa un profond soupir, et dit en pleurant à ses eunuques Protus et Hyacinthe qui l'accompagnaient : «Je connais votre science; nous avons étudié les lettres ensemble; nous avons lui ensemble et les grandes actions des hommes et leurs forfaits : nous avons dévoré avec le zèle le plus, scrupuleux les syllogismes que les philosophes ont bâtis dans de longues et inutiles veilles: et les arguments d'Aristote, et les idées de Platon, et les systèmes d'Epicure, et les conseils de Socrate, et les maximes des stoïciens. Eh bien ! pour conclure en un mot : tout ce que chante le poète, tout ce que l'orateur invente, tout ce que le philosophe imagine, tout cela s'évanouit, devant cette seule parole que nous avons entendu les chrétiens chanter avec enthousiasme : «Tous les dieux des gentils sont des démons. C'est notre Dieu qui a fait les cieux. Que devant lui toute beauté s'incline; que sa louange retentisse. La sainteté et la magnificence sont le reflet de sa Majesté.»
Ainsi parlait Eugénie. Elle demanda ensuite que l'on comparât ces chants avec le livre de l'Apôtre. On fit donc une lecture dans les épîtres du bienheureux Paul; et cette lecture donna lieu d'admirer encore davantage le psalmiste. Bientôt la foi les réunit tous trois dans une même pensée; ils ne cherchaient plus qu'une seule chose : comment pourraient-ils pénétrer dans les sanctuaires de la Sagesse divine, sans se séparer ? Eugénie reprit la parole : «Un pouvoir usurpé m'a fait votre maîtresse; mais la sagesse me fait aujourd'hui votre soeur. Soyons donc frères désormais, non point comme l'a rêvé l'orgueil humain, mais selon que l'a ordonné la divine Sagesse. Allons tous ensemble chez les chrétiens; faites ce que je vous dirai; hâtons nous. On dit que Hélénus est leur évêque, et c'est dans sa maison qu'on les entend chanter nuit et jour les louanges de leur Dieu; nous-mêmes, nous avons entendu leurs cantiques chaque fois que nous avons passé dans cet endroit. Mais on ajoute que cet évêque est absorbé tout entier par les nombreuses occupations de son Église; c'est pourquoi il a donné pour chef et pour guide à ceux qui ne se sont réservé d'autre soin que de louer Dieu, un certain prêtre nommé Théodore, dont on rapporte de nombreux miracles. Par ses prières il rend la vue aux aveugles, chasse les démons et remet en santé les malades. Mais on dit aussi que dans le lien où cette association se réunit pour chanter les louanges du Seigneur, toute entrée aux femmes est interdite. Pour triompher de cette difficulté, j'ai résolu de me couper les cheveux. Nous partirons demain durant la nuit; et à la faveur d'un déguisement, nous pourrons être admis. Nous ferons marcher devant nous tous nos gens; vous deux vous accompagnerez la basterne, et vous me déposerez au lieu convenu. La basterne laissée vide continuera sa route; et tous trois, sous les habits de patrices romains, nous irons ensemble trouver les hommes de Dieu.» L'avis fut trouvé bon; et, la nuit suivante , on l'exécuta, comme il avait été convenu.
Or, par une providence miséricordieuse du Christ sur les âmes fidèles, à l'heure même qu'ils se présentaient au monastère, l'évêque Hélémis y arrivait aussi. Et parce que c'est une coutume en Égypte, lorsque les évêques visitent les monastères, qu'une troupe nombreuse les suive en chantant, l'évêque d'Héliopolis, Hélénus, arrivait suivi d'une foule de plus de mille hommes qui chantaient selon l'usage : «La voie des justes est devenue droite et facile; la voie des saints est préparée.» En entendant ces mots, Eugénie dit à ses compagnons : «Pénétrez le sens de ce cantique; vous voyez qu'à nous s'adresse tout ce que leurs voix répètent. Lorsque dans nos mutuels entretiens nous préparions nos âmes à la connaissance du vrai Dieu, nous les avons entendu chanter : «Tous les dieux des gentils ne sont que dés démons; c'est notre Dieu qui a fait les cieux.» Et aujourd'hui, à l'heure même que nous faisons le premier pas dans cette voie qui doit nous séparer du culte dés Idoles, en nous réunissant à la religion des chrétiens, voici que des milliers de ces hommes viennent au-devant de nous, en chantant tout d'une voix : «La route des justes est devenue droite et facile; la voie des saints est préparée.» Voyons donc où va tout ce peuple; c'est à la demeure où nous avons résolu d'aller nous-mêmes, joignons-nous à leurs choeurs; nous entrerons avec eux, comme si nous étions leurs frères, jusqu'à ce que nous ayons pu prendre quelques informations.»
Ils se joignirent donc à la foule qui chantait, et demandèrent quel était ce vieillard monté sur un âne, au milieu du peuple nombreux qui précédait et suivait à pied. On leur apprit que c'était l'évêque Hélénus. Il était né dans le christianisme. Dès sa plus tendre enfance, il avait été élevé dans un monastère, où il avait grandi dans la plus haute sainteté. Si quelquefois, dans son enfance, on l’envoyait chez le voisin chercher du feu, il rapportait les charbons dans sa tunique, qui n'en était pas même endommagée. Il y avait peu de jours, un magicien était venu essayer de pervertir le peuple de Dieu par des arguments captieux. Il disait que Hélénus était un faux évêque; que pour lui il avait reçu du Christ la mission de les enseigner. C'était un homme très habile et qui se servait des divines Écritures pour séduire le peuple. A la fin tous les chrétiens vinrent ensemble trouver Hélénus. «Père, lui dirent-ils, nous avons entendu Zaréas nous dire qu'il avait reçu sa mission du Christ, Associe-le à ton ministère, ou, si tu peux, convaincs-le de mensonge. Nous te prions de fixer un jour pour cette épreuve.» Le jour fût donc désigné, et le lieu choisi; c'était au milieu de la ville dHéliopolis. Le magicien Zaréas y vient avec son art impie , et l'évêque Hélénus sans autre arme que la prière. Quand l’évêque eut salué le peuple, il dit : «Aujourd'hui vous ferez l'épreuve des esprits, pour voir s'ils sont de Dieu.» Puis il se tourna vers Zaréas, et commença contre lui une longue lutte de paroles. Mais parce que le magicien était habile à prendre mille tours dans la dispute, l'évêque ne put le réduire au silence par la puissance de ses discours; il vit même le peuple inquiet de l'avantage, que Zaréas semblait au moment de remporter. C'est pourquoi il demanda un instant de silence, et dit à l'assemblée : «Il est nécessaire dans cette circonstance d'obéir aux conseils de l'apôtre Paul. Il dit à son disciple Timothée : «Dans vos discours ne disputez jamais; cela ne peut servir qu'à la ruine de ceux qui vous écoutent.» Mais parce qu'on pourrait m'accuser d'invoquer ce principe par timidité plutôt que par prudence, qu'on allume un grand feu au milieu de la ville; tous deux nous entrerons dans les flammes; et celui qui n'en sera pas atteint, nous croirons qu'il a reçu sa mission du Christ.» L'avis fut trouvé bon par toute l'assemblée. Aussitôt on dressa un vaste bûcher, et le bienheureux Hélénus invita Zaréas à entrer le premier dans les flammes. Zaréas lui répondit : «Entre, le premier, c'est toi qui en as fait la proposition.» Alors le bienheureux père Hélénus, après avoir fait sur soi le signe sacré , étendit les mains et entra dans les flammes. Il y resta debout environ une demi-heure, sans que ni ses cheveux ni ses vêtements eussent reçu la plus légère atteinte. Puis il somma Zaréas d'entrer à son tour; Zaréas refusa et voulut fuir. Alors le peuple, malgré sa résistance, le jeta dans le feu; aussitôt les flammes l'environnèrent et commencèrent à le dévorer. Déjà il était à demi consumé, quoique vivant encore. Le saint évêque Hélénus s'élança de nouveau au milieu du bûcher et l'en arracha; mais le peuple chassa honteusement l'imposteur du pays. Quant à Hélénus, au contraire, il l'accompagne partout où il va, en chantant les louanges de Dieu, comme vous voyez faire aujourd'hui.
A ce récit, Eugénie, poussant un long gémissement, tomba aux pieds de celui qui lui parlait. «Je t’en conjure, lui dit-elle, présente-moi à Hélénus avec mes deux frères. Nous voulons abandonner les idoles pour nous convertir au Christ. Et, parce que nous sommes frères, et que c'est ensemble que nous avons formé cette résolution, nous voudrions obtenir de lui la grâce de n'être jamais séparés.» Le personnage à qui elle parlait ainsi lui répondit : «Pour le moment, tenez-vous en silence, jusqu'à ce que notre père soit entré au monastère, el y ait pris quelque repos. Lorsqu'il en sera temps, je lui ferai connaître tout ce que vous venez de me dire.» Cependant on approchait; tout à coup les moines sortirent devant de leur père, en chantant: « O Dieu, nous avons reçu votre Miséricorde au milieu de votre temple.» Puis quand l'évêque et le peuple entrèrent, Eugénie les suivit avec ses deux compagnons Hyacinthe et Protus. Elle n'était connue que du personnage avec lequel elle venait d'avoir un entretien.
On acheva le chant des louanges matutinales; après quoi, l'évêque prit un peu de repos. Il avait donné l'ordre de tout préparer, afin qu'il pût célébrer les divins mystères à l'heure de Sexte , et que le peuple fût libre à celle de None pour rompre le jeûne. Or l’évêque, pendant son sommeil, eut un songe. Il lui semblait qu'on le traînait devant la statue d'une femme, pour lui offrir un sacrifice. Lui-même nous l'a raconté en ces termes : «Je dis alors à ceux qui me tenaient enchaîné : Permettez-moi de parler à votre déesse. Ils y consentirent et je lui dis : Apprends que tu es une créature de Dieu, descends de ton piédestal, et ne souffre pas que l'on t'adore. La femme, a ces paroles, est descendue et m'a suivi, en disant : Je ne veux plus t'abandonner, jusqu'à ce que tu m'aies rendue à mon créateur et à mon maître.» L'évêque était encore tout rempli de ces pensées, lorsque Eutrope, le personnage avec lequel Eugénie avait parlé, s'approcha de lui, et lui dit : «Trois jeunes frères viennent d'abandonner le culte des idoles, et dans le désir d'être associés avec les serviteurs du Christ dans ce monastère, ils ont suivi tes pas et sont entrés avec toi. Ils m'ont supplié avec larmes de vouloir bien les faire connaître a ta Béatitude.» Alors le bienheureux Hélénus dit: «Bon Jésus, je vous rends grâces de m'avoir tout révélé par avance.» Et il se fit amener les trois jeunes gens. Alors il prit la main d'Eugénie et adressa à Dieu une prière. Après quoi, il se retira avec eux à l'écart; et, d'un visage plein de gravité, il les interrogea sur leur nom et le pays qui les avait vus naître. Eugénie répondit : «Nous sommes citoyens romains. De mes deux frères, l’un se nomme Protus, l'autre Hyacinthe; et moi, l’on me nomme Eugène.» Le bienheureux Hélénus reprit : «Tu as bien dit; c'est avec raison que tu te donnes le nom d'Eugène; car tu as agi avec le courage d'un homme; que ton coeur soit toujours aussi ferme pour la foi du Christ. Mais sache que l'Esprit saint m'avait déjà fait connaître et ton nom d'Eugénie, et les traits de ton visage, et la manière dont tu es venue en ces lieux. Il n'a pas voulu non plus me laisser ignorer que ces deux jeunes gens sont tes serviteurs. Enfin Il a daigné m'apprendre que tu Lui avais préparé dans ta personne une demeure digne de Lui, en gardant l'honneur de la virginité, et en rejetant avec mépris les trompeuses caresses du siècle présent. N'oublie pas cependant qu'un jour tu souffriras beaucoup pour la chasteté; mais celui à qui tu t’es donnée ne t'abandonnera pas.»
Hélénus, se tournant ensuite vers Protus et Hyacinthe, leur dit : «Dans un corps condamné à la servitude, vous avez généreusement gardé, et vous gardez encore la noble liberté de l'âme. C'est pourquoi ce n'est pas moi, mais le Christ notre Seigneur qui vous parle en ce moment par ma bouche : «En vérité je vous le dis, je ne vous donnerai plus le nom de serviteurs, mais celui d'amis.» Vous êtes heureux d'avoir répondu à la voix de l'Esprit saint et suivi tous trois d'un même coeur les conseils du Sauveur; vous parviendrez tous ensemble à la gloire que vous ambitionnez.» Ainsi leur parlait le bienheureux Hélénus, sans autre témoin que Dieu. Il ordonna à Eugénie de garder ses habits d'homme; et tous trois n'abandonnèrent point le saint évêque, jusqu'à ce qu'ils eussent été sanctifiés par le baptême et admis dans le monastère.
Mais il nous faut revenir un peu sur nos pas, et reprendre notre récit au montent où Protus et Hyacinthe sont partis avec Eugénie, La basterne traînée par les chevaux et précédée du cortège des serviteurs arriva vide chez la mère de la noble vierge. En voyant de loin les serviteurs qui pressaient le pas, et la basterne qui approchait , la famille entière accourut pleine de joie au-devant pour les recevoir. Mais quand ils eurent vu que le char était vide, tous ensemble poussèrent un cri lamentable, et dans un instant la ville fut agitée par cette nouvelle. Quel citoyen eût pu apprendre sans douleur que le préfet avait perdu sa fille chérie ? Ce fut un deuil impossible à décrire; tous confondaient leurs larmes et leurs sanglots, et les parents qui pleuraient leur fille et les frères leur soeur, et les serviteurs leur maîtresse. La tristesse avec ses angoisses avait saisi toutes les âmes, On commença des perquisitions dans toute la province. On interrogea les auspices, on consulta les pythons; enfin on eut recours aux sacrifices et aux superstitions sacrilèges, pour savoir des démons ce qu'était devenue Eugénie. Tous répondaient qu'elle avait été enlevée au ciel. Le père le crut; et acceptant cette consolation donnée à sa douleur, il fit célébrer par des fêtes les réponses des oracles. Eugénie sa fille fut admise au rang des dieux, et il lui fit élever une statue d'or. De ce moment elle fut honorée par la ville d'Alexandrie à l'égal des autres dieux. Cependant Claudia sa mère et ses frères Avitus et Sergius étaient inconsolables; et rien ne pouvait adoucir leurs regrets de la perte d'Eugénie.
Pour elle, sous ses habits d'homme, elle persévérait avec un courage vraiment viril dans le monastère où nous l'avons vue entrer. Elle y fit de tels progrès dans la science divine, qu'au bout d'un an elle savait par coeur toutes les saintes Écritures. On voyait cri elle un calme, une tranquillité dâme qui j'eussent fait prendre pour un ange. Qui en effet eût soupçonné un être humain dans celle que protégeaient et la vertu du Christ et l’éclat sans tache de la virginité ? Tous ceux qui vivaient avec elle étaient saisis d'un sentiment d'admiration et de respect. Sa parole était à la fois humble et affectueuse, noble et modeste. Personne ne la devançait à la prière; elle se faisait toute à tous, consolait les affliges, se réjouissait avec ceux qui étaient dans la joie, apaisait d'un seul mot la colère; et son exemple était si puissant contre les orgueilleux que souvent ils aimaient à dire que sa vue avait suffi pour changer le loup en agneau timide. Enfin Dieu lui avait accordé cet insigne privilège que la douleur abandonnait tous les malheureux qu'elle visitait. Aussi son nom devint bientôt célèbre. Quant à ses deux compagnons, ils ne la quittaient pas et lui obéissaient en tout.
La troisième année qui suivit sa conversion, le Seigneur appela à lui l'abbé qui dirigeait les frères dans le monastère. Après sa mort, tous furent d'avis qu'ils devaient se choisir pour père la bienheureuse Eugénie. La vierge craignit qu'il ne fût contre la règle qu'une femme commandât à des hommes; d'un autre côté, elle ne voulait pas rejeter avec mépris les instances unanimes des frères. Elle leur dit donc : «Je vous demande d’apporter ici le livre des Évangiles.» Quand on l'eut apporté, elle reprit : «Toutes les lois que les chrétiens ont à l'aire une élection, il faut qu'avant tout le Christ soit consulté. Cherchons donc ce qu'il veut de nous dans l'élection que vous venez de faire. Vous me donnez vos ordres; souffrez que j'écoute ses conseils.» Alors déroulant le livre sacré, sa main s'arrêta sur ce passage qu'elle commença à lire : «Jésus dit à ses disciples : Vous savez que les princes des nations dominent sur ceux qu'ils gouvernent; entre vous, il n'en sera pas ainsi. Si quelqu'un parmi vous veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous; si quelqu'un veut être seigneur parmi vous, qu'il soit votre serviteur.» Après avoir lu ces paroles, Eugénie ajouta : «Je suis donc, tout à vous, j'obéis à vos ordres; je consens à recevoir la supériorité que vous m'imposez, puisque c'est le Seigneur Lui-même qui me le commande. Je m'abandonne à votre charité pour être le dernier de vous tous.» Son consentement causa une grande joie à tous les pères. Quant à Eugénie, elle usa de son pouvoir pour choisir de préférence dans le monastère les fonctions qui d'ordinaire sont réservées aux personnes d'un rang inférieur : porter l'eau partout, couper le bois, nettoyer et laver. Enfin elle prit pour sa demeure le lieu où logeait le portier du monastère, afin déviter de paraître supérieure en quelque chose. Elle apportait un soin particulier à la nourriture des frères. Elle faisait observer strictement l’ordre dans le chant des psaumes, veillant à ce que l’on n’omit rien dans les offices; de Tierce, Sexte, None, Vêpres, non plus qu'aux Nocturnes et aux Matines. Elle regardait comme perdu tout moment que n'aurait pas sanctifié la louange divine. Enfin, elle devint si chère à Dieu dans ses fonctions, qu'elle chassait les démons des corps des possédés , et ouvrait les yeux des aveugles. Mais, parce que j'ai résolu de toucher successivement chacun des points de cette histoire, autant que peuvent me le permettre les étroites limites dans lesquelles je suis resserré, je continue mon récit.
Mélanthia, noble dame, la plus distinguée peut-être parmi les matrones d'Alexandrie, entendant parler de ces prodiges, vint trouver Eugénie. Elle était travaillée de la fièvre quarte depuis plus d'une année. La bienheureuse Eugénie fit sur elle une onction avec de l'huile, et aussitôt la malade vomit le noir poison qui la faisait souffrir. Ainsi rendue à la santé, Mélanthia put regagner à pied la maison de campagne qu'elle possédait non loin du monastère. Aussitôt elle prépare des présents pour sa libératrice, remplit trois coupes d'argent de pièces d'or et les envoie à la bienheureuse Eugénie, en reconnaissance de sa guérison. Eugénie les renvoya et lui fit dire, en la remerciant : «Nous avons abondamment, et même au-delà, tout ce qui nous est nécessaire. C'est pourquoi, Mélanthia, ma très chère mère, je t'exhorte et te conseille de distribuer ces richesses aux indigents, qui en ont plus besoin que nous.»
Mélanthia fut contristée de cette réponse; elle vint elle-même, supplia et offrit plus encore qu'elle n'avait offert. En même temps elle redoubla d'assiduités auprès de la bienheureuse Eugénie; ne soupçonnant pas qu'elle fût une femme, elle se laissa prendre à ses charmes. Elle ne voyait point dans Eugénie l’ange dont la sainteté l'avait guérie; celle-ci n'était pour elle qu'un beau jeune homme, à l'habileté duquel elle devait son salut. Éprise donc pour la vierge il d'une passion coupable, et craignant que ces premiers présents n'eussent paru trop faibles, elle ne mit plus de bornes à ses offres, moins encore à ses promesses.
Enfin, après des prières Iontemps inutiles , lorsqu'elle vit qu'Eugénie lui renvoyait toujours avec des marques de reconnaissance ce qu'elle lui offrait, elle eut recours à une épreuve plus délicate et feignit une maladie. Sur sa demande, Eugénie vint la visiter. Mélanthia la fit asseoir près de son lit, et commença en ces termes à lui révéler son coeur : «Je sens mon âme agitée pour toi d'un amour dont je ne suis plus maîtresse, et je n'ai pu trouver d'autre remède à mes tourments que de t’instituer le maître et le seigneur de tout ce qui est à moi. Pourquoi te crucifier par de vaines et inutiles abstinences ? Aujourd'hui je dépose à tes pieds ces riches et vastes domaines, un poids immense d'or, un service complet en argent, et un nombre infini d'esclaves pour composer ta maison. J'appartiens à une noble famille; depuis un an je suis veuve sans enfants; prends dans mon héritage la place de ceux que la nature m'a refusés, et sois le maître et le seigneur non seulement de mes biens, mais de ma personne.» Eugénie répondit : «Ce n'est donc pas sans raison que ton nom m'avertissait de la perfide noirceur de ton âme; car tu en as fait la demeure du diable. Fuis loin des serviteurs de Dieu, trompeuse et perfide Mélanthia. Les combats que nous poursuivons ne sont pas les mêmes. Donne pour maître à tes richesses des hommes qui te ressemblent; pour nous, notre joie est de mendier avec le Christ. Il est toujours assez riche, celui qui est pauvre avec notre Dieu. Chasse loin de toi les trompeuses images de la passion; ce n'est pas pour ton salut que cette folie s'est emparée de ton âme. Ton âme est devenue l'asile du dragon, et tes lèvres distillent son venin. Mais nous, avec le Nom du Christ que nous invoquons, nous échappons à l'effet mortel de tes poisons, et nous trouvons miséricorde auprès de Dieu.»
Alors Mélanthia, ne pouvant supporter la honte d'une telle déception, et craignant d'ailleurs d'être découverte, si elle ne prenait les devants, revint à Alexandrie; elle alla trouver le préfet, et lui fit cette déposition : «J'ai fait la rencontre d'un jeune scélérat qui feint d'être chrétien. Comme on le dit habile dans l'art de guérir, je lui avais permis de me venir voir, espérant qu'il pourrait me soulager. L'impudent m’a prise sans doute pour une de ces femmes dont la pudeur est sacrifiée au crime; il a osé m'attaquer, et me provoquer dans un langage obscène; et si dans le moment même je n'avais jeté un cri, si une de mes femmes ne fût accourue pour me délivrer, j'aurais été la victime de sa sauvage passion.» Le préfet , entendant ce discours, fut enflammé de colère; il envoya an monastère des hommes chargés d'arrêter l'accusé, et de l'amener enchaîné lui et tous les habitants du monastère. Ils furent donc tous chargés de fers; on les partagea dans les diverses prisons de la ville, parce qu'il n'y en avait point d'assez grande pour les recevoir tous. Bientôt après, on fixa le jour de leur mort; ils devaient être condamnés, les uns aux bêtes, les autres an feu et à d'autres supplices. Ce fut une rumeur immense; la renommée, pour qui rien n'est sacré, eut bientôt instruit toute la province d'Égypte. Tous y croient, tous condamnent avec elle; car il n'est personne qui puisse croire que l'illustre matrone Mélanthia ait pu mentir. Enfin le jour fatal est arrivé. Les villes voisines sont accourues pour voir livrer aux dents des bêtes les infâmes corrupteurs. On les fait comparaître les mains et les pieds chargés de chaînes, et avec le collier de fer. A l'aspect de la bienheureuse Eugénie, que personne ne reconnaît encore pour une femme, les menaces et les cris du peuple s'élèvent de toutes parts. On la fait approcher; le préfet ne veut pas d'intermédiaire, c'est de sa bouche même qu'il doit apprendre toute la vérité. On a prépare les chevalets, les fouets, les flammes; les bourreaux sont à leur poste, rien ne manque de ce qui peut, en déchirant le corps, jeter le trouble dans les âmes.
Le préfet Philippe dit alors : «Toi le plus scélérat des chrétiens, réponds : Est-ce votre Christ qui vous a fait un précepte de vous abandonner à la corruption et de surprendre dans des pièges perfides la vertu et la pudeur de nos matrones ? Quelle est cette téméraire audace qui t'a poussé à attaquer la noble Mélanthia ? Tu t'es fait médecin pour pénétrer chez elle, et provoquer au crime la vertu la plus éprouvée.» La bienheureuse Eugénie écoutait ces paroles la tête baissée, pour n'être pas reconnue. Elle répondit au préfet : «Le maître que je sers, Jésus Christ, a enseigné la chasteté; et à tous ceux qui savent conserver leur corps sans souillure, il promet la vie éternelle; nous pourrions donc accuser Mélanthia de faux témoignage. Mais il vaut mieux que nous souffrions pour ne pas perdre le fruit de notre patience, que d'exposer cette femme aux supplices en la convainquant de mensonge. Cependant si tu veux m'assurer, par le nom de nos victorieux empereurs, que tu ne feras point retomber sur elle la sentence que tu préparais contre nous, et que son odieux mensonge ne sera pas puni, nous nous engageons à prouver que c'est elle qu'il faut charger du crime dont elle nous accuse.»
Le préfet jura par le salut des empereurs et promit tout ce qu'elle demandait. Alors Eugénie continua : «O Mélanthia ton nom signifie la noirceur ! Mélanthia , ton coeur a de ténébreux replis ! C'est toi qui as fait préparer ces chevalets; c'est toi qui veux qu'on attache les chrétiens à ces gibets. Consomme donc, frappe et brûle; ce sont là pour nous des traitements précieux. Sache cependant que le Christ n'a pas de serviteurs infâmes, comme ta déposition voudrait le faire croire. Fais venir la servante que tu dis avoir été témoin de mon crime; je veux par sa bouche te convaincre de mensonge.» La servante fut introduite devant le juge, et dit : «Le jeune impudique avait souvent été surpris en adultère avec des personnes sans nom; à la fin, l'impunité lui a inspiré l’audace d'entrer dans la chambre de ma maîtresse, vers la première heure du jour. Ses discours semblaient d'abord ceux d’un médecin; la suite manifesta bientôt sa passion, et la violence allait éclater, si je n'étais promptement accourue, appelant à notre aide toute la famille ici présente comme témoin du crime.» Alors le préfet fait approcher plusieurs personnes de la maison de Mélanthia, afin de confirmer, par leur témoignage, la vérité de cette déposition. Mais, à mesure qu'on les faisait venir, tous, les uns après les autres, attestaient que les faits s'étaient passés comme la servante l'avait déclaré. Le juge plein de colère s'écria : «Malheureux, que vas-tu répondre lorsque tant de preuves se réunissent contre toi, lorsque tant de témoins sont là pour t'accabler.»
Eugénie répondit : «Le moment est venu de parler; il n’est plus temps de se taire. J'aurais désiré renvoyer au jugement futur la réfutation du crime dont on m'accuse, et ne laisser voir ma chasteté qu'à celui-là seul pour l'amour de qui on la doit garder. Cependant, de peur qu'une criminelle audace ne s'en glorifie contre les serviteurs du Christ, je découvrirai en peu de mots la vérité, non pour en tirer vanité devant les hommes, mais pour glorifier le Nom du Seigneur. La Puissance de ce Nom divin est assez grande pour élever à la hauteur d'un courage viril, même une femme timide, au milieu des plus grands périls. Sous ce rapport, la foi ne donne à l'homme aucune supériorité, selon ce que nous a enseigné le docteur de tous les chrétiens, le bienheureux apôtre Paul, quand il a dit que devant Dieu l'homme et la femme sont égaux, parce que nous sommes tous une même chose dans le Christ. C'est ce que j'ai cherché de toute l'ardeur de mon âme; forte de la confiance que le Seigneur m'a inspirée; je n'ai voulu de la femme ni son nom ni sa faiblesse. J’ai agi en homme, lorsque j'ai courageusement embrassé la virginité qui fait l'ornement de l'Église.» En achevant ces mots, elle déchira le haut de sa tunique et découvrit son sein. S'adressant ensuite au préfet, elle lui dit : «C'est toi qui es mon père selon la chair; Claudia est ma mère, et ces deux personnages qui siègent à côté de toi sont mes frères Avitus et Sergius. Je suis ta fille Eugénie, qui, pour l'amour de Jésus Christ, ai méprisé comme de la boue le monde avec toutes ses délices. Tu vois avec moi Protus et Hyacinthe, mes serviteurs, avec lesquels je suis entrée à l’école du Christ. Jusqu'à cette heure le Christ m'a protégée; par sa Miséricorde, Il m'a fait triompher de toutes les attaques, et j'espère jusqu'à la fin Lui demeurer fidèle.»
A ces mots, le père reconnaissant sa fille, les frères leur soeur, les serviteurs leur maîtresse, tous accourent à elle; et, versant d'abondantes larmes devant le peuple assemblé, ils se jettent dans les bras d'Eugénie. On annonce à Claudia ce qui vient d'arriver. Aussitôt elle précipite ses pas vers le lieu de cette scène touchante. On apporte des vêtements tissus d'or; malgré ses répugnances, Eugénie est contrainte de s'en couvrir. Puis on l'élève en triomphe , on la place sur le tribunal, et tout le peuple en la voyant s'écrie : «Il n'y a qu'un Christ, le seul et vrai Dieu des chrétiens.» Des prêtres, des évêques, mêlés au peuple chrétien dans l'amphithéâtre, étaient venus là en grand nombre pour donner la sépulture aux innocentes victimes de la calomnie. Ils se montrent alors, chantent un hymne au Seigneur, et s'écrient tout d'une voix : «La Droite du Seigneur a fait éclater sa Puissance avec gloire; votre Droite, Seigneur, a brisé vos ennemis.» Tel était le glorieux triomphe d'Eugénie. Et, comme pour consacrer la preuve de sa chasteté, au milieu de ce mouvement du peuple, on vit tout à coup le feu descendre du ciel et envelopper la maison de Mélanthia, dont en un moment il ne resta plus le moindre vestige. A ce spectacle, on sentit éclater parmi le peuple une joie mêlée de crainte. L'église fermée depuis huit ans est bientôt rouverte, et voit cesser son long veuvage. On rappelle la population chrétienne. Le préfet, sous l'éclat des faisceaux romains, reçoit le baptême, ses enfants aussi sont régénérés avec Claudia, la mère d'Eugénie. En même temps le préfet rend aux chrétiens leurs privilèges; il envoie un rapport à l'empereur Sévère, lui rappelle que les chrétiens ont rendu d'assez grands services à l'empire, pour qu'on doive suspendre la persécution et leur permettre d'habiter dans les villes. L'empereur se rendit à ces réclamations, et la ville d'Alexandrie devint bientôt comme une seule Église. Les cités voisines participèrent à son bonheur, et le nom chrétien fleurit au milieu du respect des peuples.
Mais parce que toujours la jalousie de l'ennemi s'attache à la sainteté, et que la vertu est poursuivie par la malice, le diable, voyant plusieurs des personnages les plus considérables d'Alexandrie qui honoraient encore les idoles, supporter avec peine qu'on eût accordé des privilèges aux chrétiens, leur persuada d'aller trouver l'empereur. Ils lui dirent que Philippe avait troublé l'ordre dans la république; qu'après neuf années d'une administration irréprochable qui devait honorer les faisceaux de l'empire, aujourd'hui, dans sa dixième année de préfecture, il avait tout perdu. «Il a abandonné, ajoutaient-ils, les cérémonies des dieux immortels, et entraîné toute la ville au culte d'un homme que les Juifs ont fait mourir. Vos lois ne sont plus respectées. Partout on entre dans les temples sacrés des dieux, non plus dans le dessein de les honorer, ni même de montrer que du moins on les regarde comme des dieux : on y vient pour les insulter par des blasphèmes sans nombre, pour répéter que leurs statues ne sont que pierre et métal, et non pas le signe de leur divinité.» Par ces discours et d'autres semblables, ils provoquèrent la colère des augustes Sévère et Antonin, qui envoyèrent au préfet des ordres conçus en ces termes : «Le divin Commode notre père, lorsqu'il était auguste, t'avait établi moins comme le préfet que comme le roi d'Alexandrie, et il avait voulu que l'on ne te donnât pas de successeur tant que tu vivrais. Nous voulons encore aujourd'hui ajouter à ces bienfaits; mais nous exigeons auparavant que tu rendes aux dieux immortels le culte que tous les siècles leur ont rendu. Si tu le refuses, renonce à ta dignité et à tous tes biens personnels.»
Après avoir reçu cet ordre, des empereurs, Philippe feignit une maladie pour se donner le temps de distribuer tous ses biens aux églises et aux pauvres de la province. En même temps, rempli de l'esprit du Christ, il fortifiait les autres chrétiens dans la crainte de Dieu et dans la foi. Cependant la ville d'Alexandrie voulut le choisir pour son évêque; en sorte qu'il fut à la fois préfet au nom de la république, parce que son successeur n'était pas encore arrivé, et évêque de cette Église, qui admirait son dévouement à la religion. Il la gouverna pendant un an et trois mois.
Au bout de ce temps, Pérennius arriva avec le titre de préfet, pour remplacer Philippe à Alexandrie. Longtemps il chercha à le faire périr, mais toujours inutilement, parce que la ville entière lui gardait l'affection la plus dévouée. A la fin, le préfet envoya des impies qui, se disant chrétiens , arrivèrent jusqu'à l'évêque, et le frappèrent pendant qu'il disait la prière du Seigneur, un jour de dimanche. Les assassins furent, il est vrai, arrêtés et livrés au préfet Pérennius; mais lui, qui savait d'où l’ordre était parti, les fit mettre en prison, sous prétexte de les interroger plus tard; et peu de jours après l'intervention des princes les renvoyait absous. Cependant Dieu permit que le bienheureux Philippe vécût encore trois jours, après le coup qui l'avait frappé, afin qu'il pût affermir dans la foi les coeurs qui chancelaient. Puis, plein du désir d'aller à Dieu et craignant de perdre la couronne du martyre, il pria le Seigneur de ne pas la lui refuser. Encore dans une chair mortelle, par l'efficacité de sa prière, il chassait les démons et rendait la vue aux aveugles, comment Dieu aurait-il pu lui refuser la couronne ? Assurément il pouvait obtenir tout ce qu'il voulait; aussi lui fut-il donné de participer à la couronne dit saint martyr Philippe dont il avait reçu le nom; et les martyrs reçurent au ciel pour collègue celui que l'Église avait trouvé digne des honneurs du sacerdoce. Philippe voulut que son corps fût place à l'entrée du monastère de vierges que sa fille Eugénie avait fondé. La bienheureuse Claudia sa femme bâtit sur le lieu même une hôtellerie, à laquelle elle donna des terres, pour l'aider à recevoir les voyageurs. Puis, avec ses deux fils Avitus et Sergius et sa fille la bienheureuse Eugénie, elle revint à Rome.
Le sénat romain accueillit avec grande joie les enfants de Philippe. Il envoya l'un d'eux à Carthage avec le titre de proconsul, et nomma l'autre vicaire de l'Afrique. Quant à la bienheureuse Eugénie, les matrones romaines venaient en grand nombre la visiter; les jeunes filles, autrefois ses amies, accouraient auprès d'elle, et Eugénie les initiait à la foi du Christ, et les exhortait à vouer au Seigneur leur virginité. L'une d'entre elles, d'origine royale, nommée Basilla, conçut le désir de lier des relations avec elle. Mais parce qu’Eugénie était chrétienne, Basilla ne pouvait la venir trouver; elle lui fit donc demander de vouloir bien l'instruire de la religion chrétienne par un intermédiaire fidèle. A cette demande, la bienheureuse Eugénie fait venir ses compagnons, les bienheureux Protus et Hyacinthe, et leur dit : «Préparez-vous, ceignez vos reins, le Christ vous appelle au combat. Je veux vous offrir en présent à Basilla, pour être ses serviteurs, afin que vous fassiez d'elle une servante du Christ.» Et elle les lui offrit en effet. Basilla les reçut à titre de serviteurs, mais les honora comme des apôtres. Elle passait avec eux de longues heures, comme avec des eunuques attachés à son service. Ni le jour ni la nuit ils ne cessaient de parler de Dieu et de prier ensemble. Enfin Corneille, qui était en ce moment à Rome le pontife de la loi sainte, vint la trouver en secret et la baptisa. La, bienheureuse Basilla, confirmée dès lors dans la crainte de Dieu, par la miséricordieuse Bonté du Christ, put voir la bienheureuse Eugénie; et elles ne se quittaient presque plus. Les veuves chrétiennes se réunissaient chez Claudia, tandis que la maison d'Eugénie recevait toutes les vierges. Corneille venait tous les samedis sur le soir se préparer avec elles au jour du Seigneur, en chantant les hymnes et les cantiques, durant les veilles de la nuit. Puis, au milieu des chants de ces chastes colombes, dans le tranquille silence de toute la nature, il célébrait les saints mystères et fortifiait leur foi. Pour Eugénie et Basilla, nous avons dit qu'elles se voyaient sans cesse; mais c'était surtout la nuit qu'elles prolongeaient leurs entretiens, et goûtaient dans ce divin commerce les douceurs du Christ. Combien de vierges Eugénie n'a-t-elle pas procurées au Seigneur ! Combien d'épouses Basilla n'a-t-elle pas consacrées au Christ ! Et dans le même temps combien de veuves, par le moyen de Claudia, ont persévéré généreusement dans le veuvage ! Combien de jeunes gens, par le zèle de Protus et d'Hyacinthe, ont cru au Seigneur Jésus Christ !
Sous les empereurs Valérien et Gallien, le peuple se souleva contre les chrétiens; Cyprien à Carthage, Corneille à Rome, étaient accusés de vouloir renverser l’empire. On donna plein pouvoir au proconsul Paternus, afin qu'il fit périr Cyprien. Pour Corneille, il se tenait caché, protégé contre toute poursuite par l'attachement que lui portaient un grand nombre de Romains illustres. Alors la bienheureuse Eugénie , regardant avec émotion Basilla, lui dit : «Le Seigneur m'a révélé que tu devais souffrir pour la virginité.» Et Basilla répondit à Eugénie : «Et moi aussi, le Seigneur m'a daigné faire connaître que tu recevrais une double couronne de martyre, l'une que tu as méritée à Alexandrie par de grands travaux et de longues souffrances, l'autre que tu achèteras par l'effusion de ton sang.» Alors la bienheureuse Eugénie, les mains étendues vers le ciel, fit cette prière : «Seigneur Jésus, Fils du Très-Haut, c'est par la virginité de votre mère que vous êtes venu nous sauver; aujourd'hui, pour récompense de la virginité qui vous est chère, conduisez au royaume de la gloire toutes les vierges que vous m'avez confiées.»
Bientôt, au milieu des saintes vierges du Christ qu'Eugénie et Basilla réunissaient autour d'elles, Eugénie parla en ces termes : «Voici le temps de la vendange, où les raisins sont coupés et foulés aux pieds, mais pour être placés ensuite avec honneur sur la table du roi. Vous donc, vierges saintes, raisins spirituels, que mes entrailles ont portés, que la grâce divine a mûris avant le temps, soyez prêtes dans le Seigneur. La virginité est le premier caractère d'une vertu qui s'est approchée de la sainteté de Dieu. Semblable aux anges, elle est la mère de la vie, l'amie de la sainteté, la voie de la sécurité, la reine des joies véritables. Elle guide la vertu, nourrit et couronne la foi, aide et soutient la charité. Rien n'est digne de nos travaux, rien ne mérite nos efforts comme de vivre dans la virginité, ou, ce qui est plus glorieux encore, de mourir pour elle. Les plaisirs dont ce monde flatte notre mollesse ne sont que tromperie. Ils apportent avec eux la joie d’un moment, et, en nous quittant, ils nous laissent une douleur éternelle. Pour le rire d'un instant, ils nous condamnent pour jamais aux larmes. C'est l’éclat fugitif d'une fleur qui bientôt se flétrit et se décompose. Ils promettent la sécurité menteuse du temps qui passe, et nous livrent aux tourments du siècle qui n'aura pas de fin. C'est pourquoi, vierges bien-aimées, qui avez soutenu avec moi jusque aujourd'hui les combats de la virginité, persévérez dans l'amour du Seigneur, comme vous avez commencé. C'est maintenant le temps des larmes; supportez ces courts instants sans dégoût et sans effroi, afin que, lorsque viendra le jour des joies éternelles, vous méritiez de les goûter par le zèle de votre charité. Je vous ai recommandées à l'Esprit saint, et je ne doute pas qu'il ne vous réunisse un jour, toutes pures et sans tache, à celle que vous aimez comme une mère. Ne cherchez donc plus à voir ici-bas les traits de ce visage terrestre, mais contemplez en esprit ma vie.» Elle dit, leur donna à toutes le baiser, et trouva assez de force et de courage pour consoler leurs larmes. Basilla et Eugénie se dirent un dernier adieu, et, après la prière, toutes se séparèrent.
Or le même jour, une des servantes de Basilla vint trouver Pompéius, le fiancé de sa maîtresse, et lui dit : «Je sais que tu as mérité de l'empereur la promesse de recevoir la main de Basilla ma maîtresse. Voilà six ans et davantage que tu attends, à cause de son âge encore trop tendre. Sache maintenant qu'Hélénus son oncle est chrétien, qu'elle-même en se faisant chrétienne s'est engagée à ne jamais t'avoir pour époux. Eugénie, sous prétexte de lui faire un présent, lui a offert ses deux eunuques, Protus et Hyacinthe. Basilla les honore comme ses seigneurs; chaque jour elle baise leurs pieds, comme elle ferait à des dieux immortels, parce qu'ils sont maîtres dans cet art de la magie que pratiquent les chrétiens.» A cette nouvelle, Pompéius court aussitôt chez Hélénus, l'oncle de Basilla, et qui, à ce titre, lui servait de tuteur et de père. Il lui dit : «Je veux dans trois jours célébrer mes noces; fais-moi voir la fiancée que les maîtres du monde, nos invincibles princes, m'ont promise pour épouse.» Hélénus comprit que le secret avait été trahi, et il répondit : «Jusqu'à ce qu'elle fût sortie dé l'enfance, j'ai dû, comme frère de son père, l'élever et prendre en main sa tutelle, maintenant elle est maîtresse d'elle-même, et veut user de son droit. C'est pourquoi , si tu désires la voir, ce n'est plus moi, c'est elle qui peut t'en accorder la faveur.»
Cette réponse rendit plus violentes les fureurs de Pompéius; il se rendit à la demeure de Basilla, et se fit annoncer par les portiers. Basilla lui fit répondre : «Je n'ai aucune raison pour te voir, t'entendre, on te saluer.» Ces paroles jetèrent un grand trouble dans l'âme de Pompéius. S'appuyant sur la faveur du sénat presque tout entier, il vint se jeter aux pieds de l'empereur et lui dit : «Prince, que ton autorité sacrée protège tes Romains , et chasse de cette ville les nouveaux dieux qu'Eugénie nous a amenés avec elle de l'Égypte. Il y a longtemps que ces hommes qu'on appelle chrétiens sont le fléau de la république; ils insultent les cérémonies saintes de, nos lois, et méprisent nos dieux tout-puissants, comme de vaines statues. Bien plus, ils renversent les droits mêmes de la nature, séparent les époux et s'unissent à nos fiancées; puis ils disent qu'il est injuste à un fiancé de recevoir la main de celle qui lui fui promise. Que ferons-nous, très pieux empereurs ? Y a-t-il donc des dieux qui veulent anéantir la race humaine ? Et, sans mariage, sans naissance, sur qui s'exercera le pouvoir des princes ? Où se répareront les forces de Rome ? où retrouvera-t-elle des armées pour des combats toujours renaissants ? En faveur de qui vos mains victorieuses pourront-elles s'appesantir sur les têtes des ennemis de la patrie, s'il ne nous est plus permis d'avoir des épouses, s'il nous faut perdre nos fiancées, sans avoir droit de nous plaindre !»
Ainsi priait Pompéius, et les sénateurs appuyaient ses demandes par leurs larmes. Alors Gallien, auguste, ordonna par un décret que Basilla recevrait son fiancé, ou qu'elle périrait par le glaive; et qu'Eugénie sacrifierait aux dieux, ou expirerait dans de cruelles tortures. Enfin il donna plein pouvoir de punir quiconque recèlerait un chrétien. Aussitôt on alla trouver Basilla pour lui faire accepter son fiancé. Elle dit qu'elle avait pour fiancé le Roi des rois, qui est le Christ Fils de Dieu. A cette réponse, on la frappa d'un coup d'épée. On arrêta ensuite Protus et Hyacinthe, et on les traîna au temple. Mais ils firent une prière, et la statue devant laquelle on les avait amenés tomba à leurs pieds et disparut, sans qu'il en restât une trace pour indiquer même le lieu qu'elle occupait. Loin de reconnaître dans ce miracle la Puissance de Dieu, le préfet de la ville, Miétius, l'attribua à la magie et leur fit trancher la tête.
Il fit ensuite venir Eugénie, et lui demanda le secret de son art. La vierge lui répondit avec une noble fermeté : «Notre art, en effet, a des secrets qui dépassent toutes les forces de la magie; car notre maître a un père sans avoir de mère, et une mère sans avoir de père. Le père l'a engendré, sans commerce avec aucune femme; et la mère lui a donné le jour, sans s'être unie à aucun homme. Lui-même a pour épouse une vierge, qui chaque jour lui donne des enfants, et en si grand nombre qu'on ne les saurait compter; elle est vierge, et chaque jour cependant l'Époux s'unit à l'Épouse; rien ne sépare jamais leurs étroits embrassements; mais telle est la pureté de leur union, que toute virginité, toute charité, toute intégrité, en découlent comme la fontaine de sa source.»
Miétius était frappé d'étonnement; mais craignant que l'empereur ne vint à apprendre qu’il écoutait Eugénie avec intérêt, il la fit conduire au temple de Diane. Là le bourreau lui dit en la menaçant : «Eugénie, rachète les biens de tes pères, sacrifie à la déesse Diane.» La bienheureuse Eugénie, étendant les mains, se mit à prier : «O Dieu, disait-elle, vous connaissez les secrets de mon coeur, et vous avez conservé toujours intacte dans votre amour ma virginité. Vous avez daigné me faire l'épouse de votre Fils, le Seigneur Jésus Christ, et faire régner en moi votre Esprit saint. Aujourd'hui, daignez m'assister dans la confession que je vais faire de votre Nom, afin que tous les adorateurs de cette idole, qui mettent leur gloire dans de vaines statues, soient confondus.» Tandis qu'elle priait, Il se fit un grand tremblement de terre; le sol s'affaissa sous les fondements du temple, qui disparut entièrement avec son idole; il n'en resta que l’autel, qui était situé à la porte devant laquelle se tenait Eugénie. Toutes ces choses se passèrent dans l'île Lycaonia, devant les nombreux témoins du dernier combat de la martyre. Le concours se grossit promptement d'un peuple immense de citoyens romains; les cris de la foule se confondaient, les uns disant qu'elle était innocente, les autres que c'était une magicienne. On rapporte au préfet ce qui vient d'arriver;. Le préfet en instruit l'empereur; celui-ci ordonne que l'on attache Eugénie à une grosse pierre et qu'on la précipite dans le Tibre. Mais la pierre se rompit d'elle-même, et la bienheureuse était assise sur les eaux du fleuve qui l'emportaient doucement, en sorte que tous les chrétiens purent voir qu'Eugénie était assistée sur le fleuve, pour n'être pas engloutie, par celui qui soutint Pierre sur les eaux de la mer afin qu'il n'enfonçât pas.
Cependant ou retira la bienheureuse martyre, et on la jeta dans les fourneaux des thermes de Sévère; mais à l'instant les feux s'éteignirent, et tirent place à une douce fraîcheur. Le bois qui les alimentait se transforma en une masse informe, qui ne pouvait plus être employée. Eugénie fut ensuite enfermée dans une prison ténébreuse, avec ordre de la laisser dix jours sans lui donner de nourriture, ni lui laisser voir la lumière. Mais la prison fut remplie tout à coup d'une éblouissante splendeur, qui jeta au loin un vif éclat, lorsque les portes furent ouvertes. Le Sauveur lui apparut portant en main un pain blanc comme la neige, et rempli de douceur et de suavité. «Eugénie, lui dit-Il, reçois de ma Main cette nourriture. Je suis ton Sauveur, Celui que tu as aimé et que tu aimes de toute ton âme. Je te recevrai au ciel le jour même où Je suis descendu du ciel sur la terre.» Il dit, et disparut. Le jour de la Naissance du Seigneur, un gladiateur fut envoyé dans la prison, et frappa la vierge d'un coup d'épée. Son corps fut enlevé par les chrétiens, et déposé non loin de la Voie Latine, sur une terre qui lui avait appartenu, et où elle avait enseveli un grand nombre de saints.
Or, un jour que Claudia, la mère d'Eugénie, pleurait au tombeau de sa fille, celle-ci lui apparut au milieu du silence de la nuit. Elle était revêtue d'un riche manteau tissu d'or, et une foule nombreuse de vierges l'accompagnait. «Réjouis-toi, lui dit-elle, sois dans l'allégresse; car le Christ m'a fait entrer dans la joie de ses saints, et il a admis mon père au nombre des Patriarches. Recommande à tes fils qui sont mes frères, de garder fidèlement le signe de la croix, pour mériter d'avoir part avec nous au bonheur des saints.» Pendant qu'elle parlait, il s'était fait une grande lumière que l’oeil l'homme n'aurait pu soutenir; les anges passaient devant la vierge en répétant des hymnes à Dieu. Dans ces chants mystérieux d'une ineffable beauté, on entendait résonner surtout le nom de Jésus et celui de l'Esprit saint. Gloire donc et honneur soient au Père et au Fils et à l'Esprit saint, et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles ! Amen.