LES ACTES DE SAINT CHRYSOGONE, DE SAINTE ANASTASIE ET DE SAINTE THÉODOTA
(L'an de Jésus-Christ 303)
fêtés le 22 décembre
Anastasie, qui fut si célèbre par sa grande beauté, avait reçu le jour dans la puissante ville de Rome. La splendeur de sa race, les charmes de sa personne, les qualités de son esprit, et surtout la dignité de toute sa conduite, lui avaient acquis une éclatante renommée. Elle était la fille du noble Prétextat, et avait reçu les divins enseignements de la bouche d'un vénérable personnage appelé Chrysogone, qui fut honoré de la couronne du martyre, comme nous le dirons plus loin, sous l'empire de Dioclétien.
Quand elle eut reconnu, après de nombreux entretiens avec Chrysogone, la fausseté des opinions religieuses des gentils, elle crut fermement que le Christ était le seul vrai Dieu, et que tous les autres qui portaient ce nom n'avaient qu'une vaine apparence de la divinité. Mais elle ne put se livrer librement aux actes de sa piété; car malgré elle son père la donna en mariage à un gentil nommé Publius, voulant unir ainsi ce qui était si contraire; car Anastasie désirait avant toute chose conserver intacte sa virginité, et détestait tellement la religion de son nouvel époux, qu'elle ne pouvait même s'arrêter à la pensée de cohabiter avec lui. Afin donc d'approcher du Christ pure et chaste, et de ne transgresser aucun de ses commandements, elle méditait nuit et jour sur sa loi, qu'elle avait toujours présente à l'esprit. Souvent aussi elle quittait les splendides vêtements propres à sa condition, et prenant un manteau de couleur sombre qui la déguisait entièrement, elle allait, suivie d'une servante, dans les prisons publiques dont elle achetait l'entrée à prix d'argent, pour y soigner avec les plus grandes démonstrations de respect et d'amour ceux qui s'y trouvaient enchaînés à cause du Christ. Elle leur lavait les pieds et les mains, nettoyait leurs plaies, bandait leurs blessures qu'elle baisait avec une sainte affection, purifiait et coupait leurs cheveux et leurs barbes négligés par un long séjour dans les cachots, et leur apportait des aliments avec tout ce qui pouvait être nécessaire à de pauvres prisonniers.
Mais ces saintes pratique, renouvelées à plusieurs reprises, ne pouvaient être ignorées de son mari. Bientôt, en effet, Publius en fut complètement instruit, et par son ordre de nombreux gardiens furent donnés à Anastasie pour l'empêcher de sortir de sa demeure, et surtout pour lui interdire tout rapport avec ceux qui, selon le dire des gentils, corrompaient ses murs, et lui persuadaient de s'abstenir de tout commerce avec Publius. Ce fut pour la noble matrone une cruelle épreuve de ne plus voir ceux qu'elle avait coutume de visiter et de soigner dans les prisons; mais ce qui lui était surtout pénible et ce qui l'affligeait jusqu'au plus profond de l'âme, c'était de ne pouvoir plus entretenir son maître dans le Christ, Chrysogone, qui était depuis deux ans dans les fers par lordre de Dioclétien, après avoir subi de grands tourments pour la foi chrétienne. Elle le visitait souvent dans son cachot quand elle était libre; mais désormais gardée, pour ainsi dire, à vue, elle n'eut d'autre ressource que de lui écrire, et lui lit parvenir par une vieille servante la lettre qui suit :
«Au saint confesseur du Christ Chrysogone, Anastasie. Quoique mon père se soit toujours livré au culte des faux dieux, ma mère Fausta vécut cependant avec la piété et la pureté d'une généreuse chrétienne. C'est elle qui, dès le berceau, m'instruisit dans la foi du Christ, et me fit admettre parmi les chrétiens. Après sa mort, je dus accepter pour époux un païen sacrilège; mais, par la miséricorde divine, j'ai pu éviter
par une maladie simulée toute cohabitation avec lui, et je
mattache maintenant nuit et jour à suivre les traces du Seigneur Jésus Christ. Mon mari néanmoins ne cesse de
dépenser tous les revenus de mon patrimoine, qui lui a
donne un rang très honorable dans la cité, avec des idolâtres perdus de murs. Il n'a même pas craint de m'enfermer comme une magicienne, et de me placer sous une surveillance si rigoureuse, que je prévois déjà ma fin prochaine. Le cruel traitement que l'on me fait subir amènera certainement ma mort; et quoique je me réjouisse déjà de périr en confessant le nom du Christ, cependant je ne puis voir sans amertume toutes mes richesses, que j'avais consacrées au Seigneur, dissipées ainsi par des idolâtres impies et libertins. C'est pourquoi je te conjure, homme de Dieu, de prier le Seigneur afin que si Publius, mon époux, doit un jour arriver à la connaissance de la foi, sa vie soit prolongée, ou que s'il doit mourir dans son incrédulité, la divine providence ordonne que sa présence ne puisse plus nuire aux adorateurs du Christ. Il vaut mieux, en effet, même pour lui, être enlevé de cette vie, que de mépriser le Fils de Dieu et de persécuter ceux qui lui rendent leur culte. Si je suis délivrée, le Christ m'en est témoin, je ne cesserai de visiter ses serviteurs et de leur donner tous mes soins, comme je le faisais autrefois. Salut, ô serviteur du Très-Haut; je t'en supplie, daigne te souvenir encore de moi devant Dieu.»
Le bienheureux Chrysogone adressa à la noble matrone la réponse suivante :
«Chrysogone à Anastasie. Tu es agitée par la tempête, au milieu des flots tumultueux de ce monde; mais le Christ va bientôt arriver marchant sur les ondes courroucées, et d'une seule de ses paroles il apaisera la tourmente que le diable, ton ennemi, avait excitée pour te perdre. Conserve donc, la patience au milieu des tourbillons de cette mer en furie, crois fermement que le Christ viendra à ton aide, et rentrant au-dedans de toi-même, dis avec le prophète : «Pourquoi, ô mon âme, es-tu livrée à la tristesse ? D'où vient le trouble dont tu me remplis ? Espère donc en Dieu, et adresse-lui ces paroles : Je confesserai encore votre nom, ô Seigneur; car vous êtes mon salut et ma vie.» Tu éprouveras dans peu que le ciel te réserve une double faveur, quand il t'aura accordé, avec les biens temporels, les joies spirituelles, et s'il fait acheter ses dons par quelques souffrances, c'est qu'il veut en relever le prix. Ne te laisse donc pas abattre de ce que l'adversité ne respecte pas même ceux qui vivent pieusement. Ce n'est pas un piège, c'est une épreuve qui t'est préparée. Et ne pense pas que tu doives compter sur la protection des hommes; ils ne peuvent rien pour nous; car comme l'atteste l'Écriture, «maudit est celui qui se confie dans les hommes, et béni, au contraire, celui qui place son espérance en Dieu seul.» Veille attentivement à éviter les moindres fautes, et cherche dans le Seigneur, dont tu gardes les commandements, les véritables consolations de ton cur. Bientôt, tu l'éprouveras toi-même, le calme succédera à la tempête, et après les ténèbres d'une nuit affreuse, après les glaces et les trimas d'un hiver rigoureux, tu reverras enfin les rayons brillants du jour, tu sentiras la douce haleine du printemps. Il te sera donné alors de prodiguer, comme autrefois, tes soins à tous ceux qui souffrent pour le nom du Christ, et de mériter par là les joies éternelles. Je te salue dans la paix du Seigneur, et te demande de prier pour moi.»
Ces saintes exhortations donnèrent du courage à Anastasie, et elle commença à considérer la cruauté de son mari à son égard et la rigueur de la clôture à laquelle on la soumettait, comme des événements heureux et qui devaient lui apporter plus de joie que de tristesse. Ceux néanmoins qui la gardaient si étroitement, et surtout Codissius, leur chef, homme méchant et sans entrailles, ne lui permettaient pas même de sortir de sa chambre et de respirer au dehors; et cela d'après l'ordre formel quils avaient reçu de Publius au moment de son départ. Ce dernier espérait bien, en effet, grâce à cette réclusion forcée, ne plus retrouver Anastasie à son retour; car il ne voulait plus d'une épouse qui, selon lui, avait dédaigné l'alliance conjugale, et il pensait devenir ainsi le maître de ses immenses possessions. La noble matrone, sentant que ses forces s'épuisaient dans sa nouvelle prison, et croyant qu'elle y mourrait bientôt, écrivit cette lettre au bienheureux Chrysogone :
«Au confesseur du Christ Chrysogone, Anastasie. Le terme de ma vie approche; souviens-toi de moi dans tes prières, afin que mon âme à la sortie du corps soit reçue par celui dont l'amour seul peut me faire supporter tant de maux. La vieille servante qui t'apportera cette lettre, t'apprendra tout ce que je souffre.»
Le bienheureux Chrysogone lui répondit en ces termes :
«Chrysogone à Anastasie. La lumière est toujours précédée des ténèbres; de même aussi la santé ne revient qu'après la maladie, et la vie éternelle n'est promise qu'après la mort. Les biens comme les maux de ce monde ont tous la même fin, pour que ni les malheureux ne puissent être tentés de désespoir, ni les heureux emportés par le vent de la superbe. C'est dans l'immensité de la même mer que naviguent les nacelles de nos corps, dont nos âmes tiennent, pour ainsi dire, le gouvernail. Les unes, pourvues d'une solide carène, bravent sans peine dans leur course rapide toute la furie des flots agités; les autres, plus faiblement construites, périssent en vue du port, au sein même des eaux les plus paisibles. Pour toi, servante fidèle du Seigneur, embrasse avec une amoureuse et forte résolution le trophée de la croix du Christ, et prépare ton âme à luvre de Dieu; car à peine tu l'auras entreprise, selon tes, désirs, que tu y rencontreras la palme du martyre qui doit enfin t'unir au Christ.»
Peu de temps après avoir reçu cette lettre, Anastasie apprit la nouvelle de la mort de Publius. Il avait trouvé dans son voyage une fin digne de sa perversité. Ainsi celui qui mettait toutes ses espérances dans la perte de son épouse, fut le premier enlevé de cette terre par un juste jugement de Dieu, et laissa Anastasie dans un veuvage qui lui apportait plus de joie que de tristesse. Délivrée dès lors de son étroite captivité et de la garde de ces chiens (car c'est le nom que méritaient ses geôliers) qui ne lui laissaient pas un moment de liberté, elle se hâta de retourner à ses occupations pieuses et favorites. Couverte de vêtements modeste, on la vit encore parcourir les prisons, et prodiguer les soins les plus tendres aux confesseurs du Christ, dont elle pansait elle-même les blessures. Elle les encourageait aussi par des paroles ardentes à soutenir avec courage leurs derniers combats. La fin de cette illustre matrone, que nous raconterons plus tard, nous montrera quels fruits elle retira de cette charitable conduite.
En ce temps-là, l'impie Dioclétien résidait dans la ville d'Aquilée. Parmi les soins de l'empire, aucun ne loccupait plus activement que la poursuite des chrétiens, qu'il voulait exterminer. On vint alors lui apprendre de Rome que limmense multitude de disciples du Christ que l'on avait jetés dans les cachots et livrés à de nombreux tourments, refusait encore d'abandonner ses superstitions, et qu'un nommé Chrysogone était comme son chef et son maître; que par ses discours il tenait tous ces hommes suspendus, pour ainsi dire, à ses lèvres. L'empereur ordonna aussitôt de les mettre à la torture, et même de les faire mourir, s'ils ne changeaient pas de résolution. Pour Chrysogone, on devait le lui envoyer car il disait en lui-même : «Si je puis triompher de cet homme, aucun de ses disciples n'osera me résister.» Anastasie accompagna l'athlète du Christ que l'on conduisait à César, et ne cessait de l'encourager par des paroles pleines d'une ardente charité montrant ainsi que la grandeur de son esprit et sa force dâme triomphaient de la faiblesse de son sexe.
Lorsque l'on eut amené Chrysogone devant l'empereur, Dioclétien lui adressa aussitôt ces paroles pleines de ménagement : «Écoute-moi, Chrysogone, et laisse-toi persuader de vivre comme nous en honorant les dieux. Ne dois-tu pas préférer les joies et les biens de ce monde à des folies inutiles et qui amèneraient ta perte ? Sache, en effet, que non seulement nous voulons t'épargner les tourments et te laisser jouir du bonheur de la vie, mais encore que nous avons résolu de te nommer préfet de la grande ville de Rome.» Le serviteur de Dieu, nullement intimidé par l'éclat de la puissance impériale, ni séduit par ces offres magnifiques, répondit librement : «Je n'ai jamais connu qu'un seul Dieu, dont la pensée est plus douce à mon cur que toutes joies de la vie, plus agréable à mes yeux que laimable lumière des cieux, dont la possession vaut toutes les richesses. Je lui rends dans mon âme un culte intérieur, mes lèvres publient ses louanges, et je l'adore à genoux devant tout le peuple. Quant à ces divinités si nombreuses, à ces démons, à ces fables extravagantes, loin de les vénérer, je crois, selon le sentiment de Socrate, qu'il faut les rejeter et les fuir, car tout cela n'est bon qu'à tromper les hommes et à perdre les âmes. Les honneurs et les richesses que tu me promets ne me paraissent aussi que des vanités et des ombres, el je n'en fais aucune estime.»
L'empereur ne put souffrir cette liberté de langage et, se voyant comme vaincu dès le premier choc, il laissa la colère s'emparer de son esprit, et ordonna sur l'heure de conduire Chrysogone dans un lieu désert, pour qu'il y eût la tête tranchée. C'est ainsi que, contre sa propre volonté, Dioclétien combla les vux du saint martyr, bien mieux qu'en lui faisant de si grandes promesses pour l'amener à sacrifier aux faux dieux. L'ordre qu'il avait donné s'exécuta et le corps du martyr fut jeté sur le rivage de la mer, non loin du lieu où habitaient, avec un prêtre pieux du nom de Zoïle, trois surs unies entre elles par les liens de l'amour de Dieu. Leurs noms étaient Agape, Chionie et Irène. Le prêtre Zoïle, averti par une révélation d'en haut, avait recueilli précieusement les restes du martyr Chrysogone, et les ayant déposés avec la plus grande vénération dans un cercueil, il les cacha dans sa propre demeure. Trente jours déjà s'étaient écoulés, lorsque le martyr Chrysogone, apparaissant au prêtre Zoïle, lui adressa ces paroles : «Sache, lui dit-il, que l'impie Dioclétien, dès qu'il sera informé de la conduite de ces servantes du Christ, les trois surs Irène, Agape et Chionie, voudra les punir, et que dans neuf jours il les fera enchaîner. Avertis aussitôt Anastasie, fidèle servante du Seigneur, afin qu'elle les entoure de ses soins, et les encourage au combat qu'elles doivent soutenir, jusqu'à ce qu'elles reçoivent la couronne du martyre. Pour toi sois assuré que tu recevras bientôt une très douce récompense de tes travaux; car dans un temps qui n'est pas éloigné, tu seras délivré des labeurs et des souffrances de cette vie, et conduit auprès du Christ avec ceux qui auront confessé soir saint nom.»
Une révélation semblable fut faite à la vénérable Anastasie, et, poussée par l'esprit divin, elle se rendit directement à la petite maison située sur le rivage de la mer, quoiqu'elle ne l'eût jamais remarquée, et demanda aussitôt au prêtre Zoïle à voir ces surs, qui lui avaient été montrées pendant son sommeil. Lorsqu'elle les eut connues et qu'on lui eut désigné le lieu où reposaient les restes du bienheureux Chrysogone, elle se prosterna devant ces saintes dépouilles et les vénéra avec une profonde affection. Elle passa ensuite la nuit entière avec les pieuses surs, les félicitant du sort qui leur était réservé, et les exhortant à combattre courageusement pour la gloire du Christ; peu après, elle partit, se dirigeant vers la ville d'Aquilée. Elle savait que ces jeunes vierges devaient subir le martyre avec un grand nombre de personnes, et que la Providence lui ménagerait dans la même circonstance l'occasion de souffrir elle-même pour la foi. Après son départ, ce qui avait été prédit au prêtre Zoïle lui arriva; il mourut, comme Dieu l'avait annoncé par son martyr. Quant à Chionie, Irène et Agape, la parole du bienheureux Chrysogne s'accomplit aussi en elles; car Dioclétien, ce prince qui surpassait tous les autres en cruauté, avant découvert qui elles étaient, les fit arrêter et conduire devant son tribunal.
Cependant la vénérable Anastasie, qui avant l'interrogatoire avait exhorté les jeunes vierges par de généreuses paroles, ne cessa point, lorsqu'elles eurent été reconduites en prison, de les encourager hardiment au combat, et de subvenir à leurs nécessités corporelles. Ce n'étaient pas elles seules d'ailleurs et les autres prisonniers du Christ qui étaient les objets de ses soins assidus; mais tous les indigents qui avaient embrassé la religion chrétienne recevaient d'elle de très grandes largesses. Aux uns elle fournissait des vêtements, aux autres elle donnait une nourriture abondante, à d'autres encore tous ces secours à la fois, et pour ces bienfaits elle ne leur demandait qu'une seule récompense : c'est qu'ils obtinssent pour elle, par leurs prières, ce joyau inestimable qu'elle appelait la couronne du martyre. La suite de ce récit nous montrera qu'elle ne fut pas déçue dans sa sainte espérance.
Agape et Chionie ayant été mises à mort par le feu, Anastasie, l'amante des martyrs, vint recueillir ces précieuses dépouilles, les ensevelit avec des prières, des parfums et des aromates, et les déposa respectueusement dans un sarcophage de grand prix, désirant participer à la gloire de leur martyre. Elle fit de même pour les restes d'Irène, lorsqu'elle eut à son tour enduré le martyre, et elle l'ensevelit après de ses surs, qui avaient comme elle souffert pour le Seigneur.
Peu de temps après, on présenta devant lempereur Dioclétien la martyre Théodota, qui était de Nicée, ville de Bithynie, et pratiquait avec une grande ferveur les uvres de la religion chrétienne. Elle avait habité en Macédoine une même maison avec la noble Anastasie et les trois jeunes vierges. Lorsqu'on l'eut amenée au tribunal, un certain Leucadius, épris de ses charme, car elle était d'une grande beauté fit auprès de l'empereur de très vives instances pour qu'il eût pitié de cette jeune femme, si attrayante et ne la fit point périr à la fleur de son âge. Dioclétien, voyant qu'elle était demandée en mariage, l'accorda volontiers à celui qui désirait si vivement devenir son époux; car il espérait qu'à la suite de cette union elle abandonnerait la loi du Christ. Leucadius avant donc reçu Théodota, on ne saurait dire par combien de paroles aimables et de flatteries de toutes sortes il s'efforça de lui persuader de renoncer au Christ et à la virginité, pour adopter le culte des dieux et contracter un noble mariage.
Mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il écrivait sur l'eau, pour ainsi dire, et quil chantait en vain tous ses plus beaux airs; car Théodota répondait à toutes ses avances par ces paroles : «Si ce sont mes richesses que tu désires, et si c'est pour les acquérir que tu veux m'épouser, je te les abandonne entièrement, ne me réservant de tous ces trésors que le seul Jésus Christ, si c'est la beauté extérieure que tu aimes, sache que tes désirs ne seront jamais accomplis, et tu détruirais plutôt mon corps, même en employant le fer et le feu, que la résolution de mon cur.» Leucadius, avant entendu cette déclaration, jugea à propos de laisser Théodota dans sa demeure; car il devait accompagner lempereur dans un voyage, et se réserva de continuer ses poursuites en temps plus opportun. Dès que Théodota se vit libre, elle se réunit à la vénérable Anastasie; et animées toutes deux du même zèle et de la même charité, elles se mirent à parcourir activement les prisons publiques où étaient renfermés des chrétiens, pansant leurs blessures, fournissant à toutes leurs nécessités, les consolant dans leurs souffrances et les animant aussi d'un grand courage pour les combats qu'ils auraient encore à soutenir. Telle était la conduite de ces dignes chrétiennes.
Cependant Dioclétien, voyant les prisons regorger de chrétiens retenus dans les fers pour avoir confessé le nom du Christ, et considérant que tous les tourments navaient pu les faire changer de résolution, ordonna de les faire périr par divers supplices et de débarrasser ainsi promptement les cachots. On devait saisir ensuite un grand nombre de personnes qui professaient le même culte, les jeter dans les fers et les livrer à la mort, si l'on ne pouvait leur persuader d'abjurer la religion du Christ : tant était grande la fureur de cet impie contre les serviteurs de Dieu, excitée encore par le tyran secret des hommes, le diable, cet ennemi mortel des chrétiens ! Alors les saints furent livres aux plus affreux tourments, et dans une seule nuit ils périrent tous, les uns par le feu, les autres par le glaive, d'autres encore par des supplices jusqu'alors inouïs.
Mais la grande amante des martyrs, Anastasie, qui devait bientôt elle-même remporter la palme, étant ventre le matin dans les prisons selon la coutume, apprit ce qui s'était passé, et, trouvant tous les cachots vides, elle remplit l'air (de ses gémissements, et versa des torrents des larmes. Comme on lui demandait quelle était la cause de sa douleur, elle répondit ouvertement; car elle ne voulait pas être une disciple cachée de Jésus Christ, et craignait, au contraire, de n'avoir pas l'occasion de souffrir pour sa gloire : «Je cherche les serviteurs de mon Dieu qui naguère étaient en prison.» Aussitôt ceux qui l'entouraient, ayant reconnu qu'elle était chrétienne, se saisirent d'elle, et la menèrent devant Florus, préfet de l'Illyrie, en lui disant : «Nous avons trouvé cette femme qui se lamentait devant les prisons; nous avons compris qu'elle était chrétienne, et qu'elle pleurait sur la mort des chrétiens; aussi l'avons-nous amenée devant ton tribunal.» Le préfet très étonné lui dit : «Tu es donc chrétienne ?» Anastasie répondit avec hardiesse : «Certainement je suis chrétienne, et cette qualité que tu crois un déshonneur est mon plus beau titre de gloire.»
Lorsque Florus eut appris quelles étaient la condition, la patrie et la famille de cette noble matrone, quand il sut qu'elle était née à Rome et qu'elle descendait d'une grande race, il lui dit : «Quel motif a pu te persuader de quitter Rome pour venir jusqu'ici ?» La martyre répondit : «Aucun, si ce n'est la voix de mon Dieu qui m'appelait. C'est pour la suivre qu'abandonnant mes parents, mes amis, ma fortune, et jusqu'au sol chéri de ma patrie, j'ai pris la croix de mon Christ et l'ai suivi avec ardeur et allégresse.» Le préfet dit : «Où est-il ce Christ dont tu parles ?» «Partout, répondit la martyre; il n'est pas de lieu qui soit privé de sa présence. Il est au ciel, sur la terre et sur la mer. Il est encore dans tous ceux qui l'invoquent et le craignent, et faisant en eux sa demeure, il les remplit de clartés divines.» Florus reprit : «Dis-nous où se trouvent ces hommes dont tu parles, afin que nous les connaissions.» Elle répondit : «Jusqu'à présent ils demeuraient parmi nous en corps et en âme; mais maintenant ils ont abandonné la terre, et nous contemplent du haut des cieux. La mort qu'ils ont soufferte pour le Christ les y a conduits. Mon vu le plus ardent est comptée parmi eux, et de suivre la route qu'ils ont déjà parcourue.»
Le préfet, comprenant alors que la martyre voulait parler des chrétiens qui avaient été mis à mort dans les prisons, lui dit : «Je crois bien qu'il faudra te soumettre aussi à la torture, ta conduite me fait, en effet, soupçonner que tu es la cause de leur trépas; car c'est toi sans doute qui les exhortais à résister à nos ordres et à mépriser les édits des empereurs. Mais tu nas pu te cacher de nos dieux, qui voient tout ce sont eux qui ont obscurci ton esprit, au point que, sans songer à ta propre sûreté, tu es venue, pour ainsi dire, te livrer entre nos mains.» Cependant, comme la noble matrone descendait d'une race illustre, le préfet ne pouvait la punir avant que lempereur eût pris connaissance de l'affaire; il s'empressa donc de l'informer de tout ce qui s'était passé. Dioclétien, avant appris d'autre part qu'Anastasie avait distribué aux pauvres les richesses immenses de son héritage maternel, ordonna de l'enfermer en un lieu sûr, jusqu'à son arrivée. Quand il eut fait son entrée dans la ville, on amena devant son tribunal la bienheureuse servante du Christ, et il voulut aussitôt savoir ce qu'étaient devenues ses richesses; car il leur portait un bien plus grand amour qu'à ses dieux. «Où sont, dit-il, les trésors que ton père t'a laissés ?» Elle répondit hardiment et avec un grand courage : «S'il y avait eu encore en ma possession quelque partie de ces trésors qui m'aidaient à soulager les confesseurs du Christ, je ne me serais pas livrée à ceux qui me cherchaient. Mais quand toutes mes richesses ont été distribuées, comme il convenait, à tous ces hommes de bien, et qu'il ne me restait plus que mon corps, j'ai résolu de l'offrir aussi au Christ, mon Seigneur.» L'empereur, avant entendu ces sages et fortes paroles, feignit de mépriser celle qui n'était à ses yeux qu'une faible femme, jeune encore, car il craignait en réalité d'être couvert de honte, non plus seulement par les paroles, mais surtout par l'énergique résistance de la noble Anastasie, s'il la soumettait à la torture; disant donc à haute voix qu'il ne lui convenait pas de disputer avec une femme devenue folle, il mit fin subitement aux débats, et chargea le préfet de continuer le procès de la bienheureuse martyre.
Celui-ci, revêtant aussitôt la peau du renard, s'efforça par des paroles doucereuses de convaincre la servante du Christ : «Pourquoi donc, ô femme, lui dit-il, refuser d'offrir aux dieux des sacrifices comme ton père lui-même le faisait ? Tu les as abandonnés pour adorer ce Christ, qui est né, tu l'ignores sans doute, chez les Juifs, et qui a été mis à mort par ses compatriotes comme magicien.» Anastasie répondit : «Jadis je rendais un culte à ceux que tu appelles des dieux et des déesses; mais ensuite, obéissant à des pensées plus sages, je les ai livrés au feu, les débarrassant ainsi des injures que leur faisaient sans cesse les araignées et les oiseaux qui se
plaçaient sur leurs têtes, ainsi que les mouches qui habitaient
sur leurs corps; en les convertissant en monnaie, j'ai même
pu soulager un grand nombre des pauvres et donner du pain à ceux qui étaient affamés. J'ai rendu de la sorte très utiles ces dieux et ces déesses, qui ne faisaient rien et ne servaient à aucun usage.» Le préfet, rempli de fureur à ces paroles, dit : «Je ne souffrirai pas que l'on entende même le récit d'un si horrible sacrilège.» La martyre souriant répondit : «J'admire vraiment, ô juge, la finesse de ton esprit, quand tu appelles ce que j'ai fait un sacrilège. Dis-moi donc, s'il y avait dans ces statues inanimées la moindre puissance ou le moindre souffle de vie, qui les empêcherait, lorsqu'on les brise et qu'on les réduit en poussière, d'opposer quelque résistance, de se venger de ceux qui leur font éprouver ces honteux traitements, ou du moins d'appeler un secours étranger et de demander votre protection ? Elles ne savent pas même ce qu'elles souffrent, ni si elles souffrent.»
Le préfet, interrompant alors la servante du Christ, dit : «Le très divin empereur ne m'a ordonné qu'une seule chose, c'est de t'amener à sacrifier aux dieux; si tu refuses, tu périras dans des tourments affreux.» Mais la martyre lui avant répondu que mourir pour le Christ, c'était acquérir la vie éternelle, il chercha de nouveau par beaucoup de paroles à lui montrer le danger qu'elle courait; il n'épargna pas non plus les menaces, et lui dit de nouveau que la mort punirait ses refus; mais tout fut inutile, et le préfet, voyant qu'Anastasie ne faisait que rire de ses pressantes sollicitations, alla rapporter à l'empereur que tous ses efforts auprès de la noble matrone étaient demeurés stériles. Celui-ci en conçut une irritation plus grande encore et ne savait quel parti prendre, lorsqu'une des personnes de sa cour, cherchant à se rendre agréable à ses yeux, lui dit : «Tu devrais, ô empereur, livrer cette Romaine à Ulpien, pontife du Capitole. Puisqu'il est le ministre des dieux, il mettra tous ses soins à lui persuader d'abandonner sa folie, et s'il n'y réussit pas, il saura du moins la faire périr dans les supplices; quant à ses biens, s'il lui en reste, on pourra les dédier à Jupiter Capitolin.»
Ce projet plut à l'empereur; il fit appeler Ulpien, et lui livra Anastasie. Le pontife résolut tout d'abord de ne point imiter la sévérité de Dioclétien, et, persuadé qu'il obtiendrait tout par l'adresse et la persuasion, il fit conduire avec honneur la servante du Christ dans sa propre demeure.
Ulpien s'efforça donc de répandre par d'artificieux discours le poison de sa doctrine dans le cur de la bienheureuse martyre. Ensuite il voulut la tenter méchamment par l'aspect des objets les plus propres, dans sa pensée, à la séduire, et plaçait avec malice devant elle les choses les plus contraires. D'un côté il lui offrait de magnifiques parures, et de l'autre il étalait tous les instruments de la torture; ici des joyaux de grand prix et des pierreries éclatantes, là des épées et des glaives tranchants; plus loin des lits somptueux incrustés d'argent et ornés de tentures élégantes, et en face des chaînes, des fouets et des lanières garnies de plomb. Quel était le but de cet homme astucieux en mêlant ainsi ce qu'il y a de plus affreux dans les prisons, avec les produits du luxe le plus raffiné ? Il voulait par les objets gracieux attirer la noble Anastasie, ou par les instruments de supplice l'effrayer et affaiblir son courage. Mais sa méchanceté le trompa lui-même, comme dit David le prophète inspiré; car ses inventions artificieuses ne produisirent aucun effet sur l'esprit de la martyre. Elle dit au préfet en conservant la modestie de son maintien, mais d'une voix ferme et assurée : «Garde pour toi seul tous ces objets, fils du diable; car tu périras avec eux. Si tu me condamnes à être battue de verges, si tu me charges les épaules de ce collier de fer, il servira comme d'ornement à mon cou, et je pourrai me présenter ainsi parée devant le Christ, qui se complaira dans ma beauté; car c'est lui qui est mon défenseur, et c'est en lui que mon cur espère.»
Ulpien se serait rempli d'admiration pour la grandeur d'âme de cette Romaine; persuadé néanmoins qu'avec le temps sa résistance s'affaiblirait, il voulut retarder la sentence jusqu'au troisième jour; mais la martyre, ne pouvant supporter un si long délai, lui dit : «Regarde ces trois jours comme écoulés, et écoute ce que je vais te dire, car ce sont les mêmes sentiments que je t'aurais exprimés après cette discussion. Je n'adore pas tes dieux, et je ne veux pas obéir au commandement de ton empereur; mais j'offre un sacrifice de louanges au Christ, roi des siècles, mon seul Dieu, très-saint et immortel. Je suis prête à donner ma vie, à souffrir tous les tourments que tu me prépares pour le gagner lui seul; car il est la vie éternelle.» Le pontife répondit : «Je savais bien que dans ta folie tu choisirais le même genre de mort que ton Christ.» Anastasie, l'entendant ainsi parler, sentit la joie inonder son âme, et s'écria . «Amen, amen ! Qu'il me soit ainsi fait, ô Christ, mon époux et mon roi !» Le pontife du Capitole lui demanda aussitôt : «Que signifie cet Amen ?» La martyre répondit : «Tu n'es pas digne de l'apprendre; car il n'est pas un homme sage qui veuille déposer un parfum précieux dans un vase immonde.» Cependant Ulpien fit comme il l'avait résolu, et accorda à la noble Anastasie un délai de trois jours. Il voulut qu'elle fût confiée pendant ce temps à la garde, de plusieurs dames romaines de sa qualité, car il pensait que leurs entretiens finiraient par vaincre soir opiniâtre résistance. Pour elle, qui voulait accroître plutôt que diminuer l'amour qu'elle portait au Christ, son Seigneur, elle méprisa les discours de ces femmes, qui semblaient un vain bruit à ses oreilles, et levant les mains et le cur vers le ciel, elle implorait le secours du Christ dans ce nouveau combat, et refusa pendant ces trois jours de prendre aucune nourriture.
Ulpien vint donc à l'expiration du délai pour se saisir en quelque sorte de sa proie; car il avait pleine confiance dans ses artifices. Mais lorsqu'il eut interrogé Anastasie, et qu'il vit par lui-même qu'elle s'était confirmée davantage dans sa résolution par ce laps de temps, qu'elle était au-dessus des promesses flatteuses comme de la crainte des tourments, qu'elle avait même vaincu la nature en se privant si longtemps de nourriture, il s'élança comme un furieux de son tribunal, et saisissant avec violence la servante du Christ, il voulut lui faire outrage; mais aussitôt le ciel le frappa cruellement, et privé de la lumière de ses yeux, il errait çà et là, ne pouvant plus distinguer les objets. Il éprouvait même dans les organes de la vue des douleurs atroces, et vaincu par la souffrance, le malheureux allait criant et demandant à ses dieux de venir à son secours. La providence de Dieu avait eu son dessein dans ce terrible événement en effet, les cris d'Ulpien attirèrent les passants, qui accoururent pour venir à son aide, et la punition envoyée du ciel au pontife de Jupiter devint manifeste à leurs veux, sans qu'il pût leur cacher la vérité, ou attribuer son mal à toute autre cause. On le conduisit donc par la main à sa demeure, puisqu'il n'y voyait plus; mais les douleurs toujours plus vives qu'il éprouvait dans les yeux lui tirent désirer d'être transporté au temple de ses abominables divinités; car il espérait trouver auprès des dieux qu'il avait toujours honorés quelque soulagement à son mal. Il y reçut, en effet, une récompense digne de toute sa vie et du culte impie qu'il rendait aux idoles; car ses souffrances redoublant d'intensité, il rendit l'âme en y entrant.
Anastasie fut alors rendue à la liberté, elle put même séloigner de ces lieux, et se rendit aussitôt auprès de Théodota, qui habitait, comme nous l'avons dit, la maison du comte Leucadius. Elle lui raconta en secret tout ce qu'elle avait souffert, et ce que Dieu avait fait avec elle et par elle. Peu de jours après le comte Leucadius revint de Bithynie, et recommença ses poursuites auprès de Théodota, cherchant toujours à la faire consentir à un mariage. Mais quand il vit qu'il parlait à une muraille, qu'il discourait, pour ainsi dire, avec le vent, et qu'il apprit le retour d'Anastasie auprès d'elle, sa fureur ne connut plus de bornes. Il livra aussitôt la noble matrone au tribunal criminel, après l'avoir fait charger de chaînes. Pour Théodota, qui le méprisait encore davantage depuis ses dernières sollicitations, il l'envoya au proconsul de Bithynie, l'instruisant par lettres, aussitôt qu'il le put, de tout ce qui la concernait.
Dès son arrivée dans cette province, Théodota fut amenée devant le tribunal du proconsul, qui lui dit : «Voyons, Théodota, veux-tu obéir aux ordres de l'empereur et sacrifier aux dieux ? Tu pourras alors vivre pour tes enfants et jouir de toute sorte de prospérités; et quoique tu le fasses surtout en leur considération, il est juste néanmoins que tu consultes aussi ton intérêt.» Pendant que le proconsul parlait ainsi à Théodota, le plus âgé des fils de la martyre, nommé Évodius, interrompant le magistrat, lui dit : «Nous autres, ô proconsul, nous ne craignons nullement les supplices que les hommes peuvent infliger, et qui rendent nos corps incorruptibles, en même temps que nos âmes sont immortelles; ils nous inspirent même si peu de frayeur, que nous y accourons avec autant de joie qu'à un festin. Mais nous y redoutons celui qui a le pouvoir de punir nos âmes et nos corps dans la géhenne du feu.» Le proconsul, jetant les yeux sur cet enfant, lui dit : «Je m'étonne, en te voyant si jeune encore, que tu saches ces choses, et je me demande qui a pu te les apprendre; car à peine si l'on trouve quelques personnes qui aient pu arriver, après beaucoup de temps et de longs jours, à de si hautes pensées.» L'enfant lui répondit avec une grande sagesse : «C'est notre Sauveur et maître Jésus Christ qui a dit lui-même : «Lorsque vous serez conduits devant les rois et les gouverneurs, ne pensez pas à ce que vous allez dire; car il vous sera donné, dans l'heure même, où l'on vous interrogera, ce que vous devrez répondre.» Ainsi donc ces paroles ne m'appartiennent pas; ce n'est pas la prudence humaine qui me les a inspirées; et quoique ma langue les ait prononcées, c'est Dieu seul qui les avait mises dans ma bouche.»
Le juge, renonçant alors à tenter davantage la mère et le fils aîné, s'adressa aux deux autres enfants, dont l'âge plus tendre ne semblait pas devoir lui opposer une longue résistance. Mais ces jeunes rameaux furent aussi forts que la généreuse tige qui les avait portés; ils se montrèrent les dignes fils de leur mère et les courageux émules de leur frère. Le président, voyant qu'il ne gagnait rien avec eux, s'adressa à Théodota et à son fils aîné : «Montrez enfin quelque sentiment de pitié; épargnez au moins ces jeunes enfants, que vous allez voir périr sous vos yeux.» Ces paroles, et beaucoup d'autres encore qu'il leur disait, étant inutiles, il ordonna de frapper rudement de verges le fils devant sa mère. Mais la généreuse chrétienne, loin de montrer aucune faiblesse, parut joyeuse des coups que recevait son premier-né, et l'excitant du geste et de la voix, elle lui dit : «Mon enfant, ne te laisse point abattre, résiste courageusement; des honneurs célestes et une couronne éternelle seront la récompense de ces souffrances que tu endures pour le Christ.» Le proconsul, transporté de fureur en l'entendant ainsi parler, conçut un projet que le démon seul pouvait lui inspirer; il livra cette matrone digne de tant de respect aux outrages d'un homme impudique; mais la joie de cet insolent fut de courte durée.
À peine, en effet, Hyrtacus (c'était son nom) eut-il porté la main sur elle, qu'il parut défaillir, et il ne pouvait plus regarder la martyre sans un effroi qui se peignait sur son visage. Il se mit à pousser des cris, et déclara au proconsul que, dès qu'il avait voulu s'approcher de Théodota, il avait vu à ses côtés un jeune homme d'une beauté merveilleuse, revêtu d'habits magnifiques, qui lui avait donné un si vigoureux soufflet, que ses narines étaient comme écrasées et répandaient beaucoup de sang. Le stupide proconsul, aveugle par la colère, ne comprit rien de ce qui se passait; l'évidence du miracle ne lui fit même aucune impression, et il continua à presser la servante du Christ d'obéir à l'empereur. L'avant fait de nouveau approcher de son tribunal, il la menaça des plus terribles châtiments, et lui dit : «Si tu ne veux pas adorer les dieux immortels, tes fils seront massacrés en ta présence.» Théodota répondit : «Mais c'est ce que je désire depuis longtemps; car lorsque j'aurai envoyé au Christ mes fils devant moi, et que je les saurai arrivés heureusement dans le port, je pourrai suivre leurs traces, et dire en toute vérité ces paroles : «Me voici, moi et les fils que vous m'avez donnés, ô mon Dieu !» Le proconsul, ne pouvant plus maîtriser sa colère, ordonna de livrer au feu Théodota avec ses enfants. Le bûcher fut bientôt allumé, et ils y montèrent avec autant de joie que s'ils fussent entrés dans une source d'eau vive. La mère bénissait le Seigneur, ses enfants s'unissaient à elle dans leur chant de triomphe, et ils rendirent ainsi heureux et consolés leurs âmes au Créateur. Telle fut la bienheureuse fin de cette famille chrétienne.
Cependant la martyre du Christ, Anastasie, était toujours gardée à vue dans la maison du préfet d'Illyrie. Celui-ci sétant informé avec soin de sa condition antérieure, avait appris qu'elle descendait d'une race illustre, et que ses parents lui avaient laissé d'immenses possessions. Enflammé d'un désir cupide, et dominé par l'amour de l'argent, il ordonna de la faire venir en sa présence et lui dit : «Ô femme, je sais que tu es très opulente; maintenant donc décide-toi à obéir à ton époux, qui, par une disposition dernière et conforme à la loi, a voulu que tu fisses l'abandon de ces richesses, cède-moi ces biens, ces possessions, en un mot, toute ta fortune, et tu y trouveras deux avantages : le premier sera d'accomplir la loi, et le second de te délivrer de nos mains. Dorénavant tu pourras vivre comme il te plaira, et sacrifier an Dieu que tu adores.
Anastasie, entendant ces paroles, ranima son courage, et, remplie de la sagesse d'en haut, répondit : «Ô juge, le Christ, mon maître, dit quelque part dans les Évangiles : «Vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous acquerrez ainsi un trésor dans le ciel.» Mais, puisque tu es déjà riche, quel besoin as-tu de cette fortune? Quelle est, en effet, la personne assez insensée qui, voulant secourir les pauvres et les indigents, donnerait le bien qui leur est destiné à celui qui nage dans les délices ? Si je te voyais avant faim et soif, sans vêtement, malade ou plongé dans un cachot, je pourrais alors, selon la parole du Christ, te donner à manger et à boire, te vêtir, te visiter et t'accorder tous les soins qui te seraient nécessaires. Loin de là, tu es, selon la chair et le monde, riche et puissant, et tu ne demandes pas ce qui pourtant te manque véritablement, ce dont tu as un besoin si pressant.» Le préfet l'interrompit pour lui demander : «Quelles sont ces choses dont je manque, et qui me font si grand défaut ?» Anastasie répondit : «Oui, ta misère est très grande, et tu n'as pas ce qui surpasse tous les autres biens : la foi, la connaissance des mystères cachés, la vérité.»
Le préfet, voulant alors, ce semble, faire montre de la finesse de son esprit, s'empara de cette réponse et s'adressa ainsi à la martyre : «Puisque tu es si riche en foi, dis donc à cette montagne : «Transporte-toi là-bas;» si elle s'y transporte, nous croirons aussitôt à tout ce que ton maître t'a promis.» Anastasie, qui possédait la doctrine, répondit : «Notre foi peut s'élever jusqu'à faire de tels prodiges et de bien plus grands encore. J'en prends pour témoin Moïse, qui non seulement opérait des miracles sur la terre, mais encore divisait les eaux de la mer et les réunissait de nouveau; Josué, qui arrêtait le soleil, placé si haut sur nos têtes; Élie, qui fermait le ciel et suspendait les pluies. Et que serait-ce, si je parlais des disciples du Christ, dont les vêtements et l'ombre seule guérissaient les malades, et chassaient les démons, qui habitent parmi vous ? Je ne vous rappellerai pas non plus les merveilles qui tous les jours sont produites sous vos yeux par ceux qui combattent pour le Christ, quoique votre malice et votre aveuglement vous empêchent d'en retirer les enseignements qu'elles contiennent. Mais ce n'est pas au moment qu'il vous plaira de choisir que cette puissance divine doit être invoquée par les chrétiens; ils sembleraient alors chercher l'approbation de leurs persécuteurs. Il est écrit que vous autres infidèles, vous cherchez tantôt les prodiges et tantôt la sagesse; tandis que, nous chrétiens, nous prêchons Jésus Christ et Jésus Christ crucifié.» «Ce qui m'étonne, dit alors le juge, c'est qu'il ait été crucifié. Comment, en effet, votre Christ, qui est Dieu, d'après ce que vous dites, comment a-t-il pu être suspendu à une croix, et recevoir ensuite un coup de lance dans le côté ? On ne dira pas que Jupiter, qui est le plus grand et le plus puissant de nos dieux, ait jamais souffert un pareil traitement. Pourquoi donc ne pas l'adorer de préférence et ne pas rejeter le crucifié ?» La martyre répondit : «C'est que cette croix et cette mort sont pour le Christ et pour tous les chrétiens un vrai titre de gloire; car par elles le Christ leur a donné, et ils ont eux-mêmes reçu l'immortalité et le bonheur san fin. Que ton Jupiter garde pour lui ses uvres, je ne veux pas y participer. Cherche, si tu le veux, à imiter ce dieu que tu dis si puissant mais laisse-moi marcher sur les traces de mon maître Jésus Christ.»
Le président fut très irrité de ces réponses, et il ordonna de jeter Anastasie dans une prison obscure. Il voulut qu'on fît passer sous ses yeux tous les instruments de torture, afin qu'après les avoir vus, l'horreur qu'elle en aurait parvînt à ébranler sa constance, ou que du moins, si son courage la mettait au-dessus de ces craintes, elle eût d'avance un avant-goût des tourments, aussi cruels que variés, qu'elle aurait à subir. Cependant il commanda de lui apporter quelque peu de nourriture, mais seulement après le coucher du soleil. La martyre, ayant reçu ces aliments, ne voulut pas y toucher; elle était tout entière occupée de son amour pour le Christ, qui était la véritable nourriture de son âme et la lumière splendide dont les reflets illuminaient son cachot. Chaque nuit d'ailleurs Théodota la compagne de ses combats, lui apparaissait, et par ses paroles remplissait son cur de joie, en même temps qu'elle l'animait à continuer généreusement la lutte. Anastasie, la voyant ainsi venir à diverses reprises, lui demanda, car elle voulait savoir la cause de ce prodige, comment elle pouvait apparaître en ces lieux après sa mort; elle répondit : «C'est que Dieu accorde aux âmes des martyrs, lorsqu'elles sont sorties de ce monde, d'y revenir auprès de ceux qu'elles aiment, et de les consoler par leurs paroles et par leur vue.»
Le trentième jour étant arrivé, le préfet pensa que la martyre devait être sur le point de succomber aux privations et aux souffrances de la prison, et que sa résistance en serait affaiblie. Il la fit donc amener devant son tribunal; mais la voyant pleine de vie et parlant avec plus de liberté que jamais, il fut profondément irrité contre les gardes, comme s'ils lui avaient frauduleusement apporté de la nourriture. Il les accusa de s'être laissés aller à une fausse compassion, et leur enlevant la garde de la prison, il voulut qu'elle fût confiée à d'autres soldats qu'il savait disposés à exécuter tous ses ordres. Les ayant donc placés dans ce poste, en leur recommandant de veiller avec soin pendant trente jours encore, il s'éloigna après avoir mis son sceau sur les portes. Anastasie, malgré ce cruel traitement, ne cessa point de se livrer à ses occupations accoutumées; elle priait avec ardeur, et passait les nuits en oraison et les bras étendus en forme de croix. Enfin le préfet, l'ayant fait sortir de ce cachot, la condamna, ainsi que plusieurs accusés, à être précipitée dans la mer. Parmi eux se trouvait un homme pieux, appelé Eutychianus, qui, privé de ses biens parce qu'il avait confessé le nom du Christ, devait aussi périr dans les flots.
Lorsque le navire qui portait les condamnés fut arrivé en pleine mer, les gardes montèrent sur une barque, et avant fait de tout côté des ouvertures au vaisseau que montaient Anastasie, Eutychianus et les autres condamnés, ils l'abandonnèrent à la fureur des vagues, et se dirigèrent eux-mêmes vers le rivage. Déjà les flots de la mer couvraient le navire, lorsque la martyre Théodota, envoyée de Dieu pour secourir ses serviteurs, parut assise auprès de la voile; elle saisit en main le gouvernail, et conduisit très heureusement le navire jusqu'à terre. Elle annonça ensuite à haute voix qu'Eutychianus avait mérité d'être mis au nombre des martyrs du Christ. Alors tous ceux qui avaient été condamnés à périr dans les flots de la mer, pleins d'admiration à la vue de ce prodige, se jetèrent aux pieds d'Eutychianus et de la martyre Anastasie, et les supplièrent de vouloir bien leur enseigner les principes de la foi. Ayant obtenu ce qu'ils demandaient, ils furent pendant quelque temps initiés, comme il convenait, aux actes de la piété chrétienne, et enfin réunis au troupeau dit Christ. Leur nombre montait à cent vingt personnes.
Trois jours après, la nouvelle de cet événement parvint au préfet. Il s'empressa de faire saisir aussitôt cette troupe nouvellement enrôlée dans l'armée du Christ, et ordonna de les amener devant son tribunal. Pensant qu'ils n'avaient pas entièrement abandonne leur premier culte, il leur lit distribuer de l'or et de l'argent, et leur promit les plus grands avantages, s'ils voulaient quitter cette nouvelle religion et adorer de nouveau les dieux des gentils. Mais il fut trompé dans son attente, et ne pouvant douter de la force et de l'ardeur de leur résolution, il fit alors placer devant leurs yeux des épées nues, des brasiers ardents et de grandes poêles destinées à être mises sur le feu. «Si vous refusez encore, leur dit-il, voilà qui vous décidera, même malgré vous, à sacrifier.» Mais lorsqu'il vit que les confesseurs regardaient du même il les instruments de torture et les richesses qu'on leur promettait, il leur fit subir un grand nombre de tourments, et les condamna enfin, contre toute justice, à périr par le glaive. Quant à la généreuse martyre du Christ, il commanda de l'attacher par les membres à trois poteaux, et d'allumer autour un grand feu, afin d'en finir avec elle. Cet ordre fut promptement exécuté, et la bienheureuse martyre rendit ainsi son âme à Dieu, le vingt-cinquième jour de décembre.
Une dame de grande qualité, nommée Apollonie, vint prier la femme du préfet de lui accorder les restes de la martyre, et les ayant reçus, elle les ensevelit avec honneur, comme il convenait, et les déposa dans le jardin attenant à sa demeure. Plus tard, elle y fit élever un sanctuaire magnifique à la gloire d'Anastasie, dont elle célébrait toujours la fête anniversaire. Après un grand nombre d'années, Constantinople, cette noble et très heureuse cité, reçut dans ses murs les saintes dépouilles de la martyre, qui furent déposées dans une basilique d'une grande beauté et digne de la bienheureuse Anastasie. On y conserve encore ce trésor précieux, qui est comme une source de miracles et un parfait soulagement pour les âmes et pour les corps.
Gloire en soit rendue au Père, au Fils et à l'Esprit saint, qui sont un dans la divinité et dans l'empire; à eux appartiennent l'honneur, la majesté, la magnificence, maintenant et toujours dans les siècles des siècles. Amen.