LES ACTES DE SAINT BONIFACE, MARTYR

(L’an de Jésus Christ 290)

fêté le 19 décembre


Au temps où Dioclétien, proclamé consul pour la quatrième fois, et Maximien pour la troisième, gouvernaient le monde, il s'éleva une grande sédition parmi les gentils, à l'occasion de la persécution qui sévissait contre les chrétiens. Il s'agissait de contraindre tous les vrais adorateurs du Christ à courber la tête devant d'infâmes idoles. Les tyrans de leur côté avaient choisi un des officiers attachés à leurs personnes, et l'avaient investi de tous les pouvoirs; c'était un juge cruel, astucieux et perfide, nommé Simplicius. Ils l'envoyèrent en Orient, dans la ville de Tarse, métropole de la province de Cilicie, avec la mission de faire subir un interrogatoire, en audience publique, sans distinction de sexe ni d’âge, à tous ceux qui confessaient le nom du Christ. Il devait en même temps employer tous les supplices, pour les faire promptement céder aux folles impiétés des empereurs.
Il y avait à Rome une femme, opulente, nommée Aglaé. Elle était fille d'Acace, personnage d'une illustre famille et qui lui-même avait été proconsul. Trois fois elle avait donné les jeux publics à Rome, et joui des honneurs réservés au préfet de la ville. Elle avait sous sa main soixante-treize intendants pour ses domaines, avec un chef au-dessus de cette armée, pour la commander. Il se nommait Boniface; c'était le complice de tous les désordres de sa maîtresse. Adonné au vin et à la débauche, il aimait tout ce que Dieu déteste. Cependant il avait trois qualités excellentes: il était hospitalier, généreux et accessible à la compassion. Si par hasard il rencontrait un étranger ou un voyageur, il l'invitait avec empressement et affection, et le servait lui-même. La nuit, il parcourait les places publiques et les rues, distribuant des secours à tous ceux qui étaient dans le besoin.
Enfin, après de longues années, la dame romaine touchée de la grâce de Dieu, fit venir son intendant, et lui dit : «Boniface, mon frère, tu sais en combien de crimes nous nous sommes plongés, sans avoir jamais réfléchi qu'il faudra nous présenter devant Dieu, et Lui rendre compte de tout le mal que nous aurons fait en ce monde. Mais aujourd'hui j'ai entendu dire à des chrétiens que, si quelqu'un assiste les saints qui combattent et meurent pour la gloire du Christ, il aura part à leur récompense, au jour terrible des justes jugements du Seigneur. En même temps, j'ai appris que des serviteurs du Christ combattent en Orient contre le diable et livrent leurs corps aux tourments, pour ne point renier leur Maître. Va donc et apporte-nous des reliques des saints martyrs, afin qu'en les honorant et en leur bâtissant des oratoires dignes de leurs combats, nous soyons sauvés par leur intercession, nous et un grand nombre d'autres.»
Le serviteur aussitôt prit avec lui une grande quantité d'or pour acheter des reliques de saints martyrs, et pour distribuer aux pauvres; en même temps et aussi pour honorer les saints martyrs, il se choisit douze chevaux, trois litières et des parfums de toute sorte. Sur le point de partir, il dit agréablement à Aglaé : «Maîtresse, si je trouve des reliques de saints martyrs, je les apporterai; mais si mes propres reliques vous arrivent, recevez-les comme celles d'un martyr. Aglaé lui répondit : «Laisse là ton ivresse et tes extravagances; pars et n'oublie point que tu as à porter les reliques des saints martyrs; et moi, malheureuse pécheresse, je t'attends bientôt. Que le Seigneur, le Dieu de l'univers, qui a daigné prendre pour nous la forme d'esclave et verser son Sang pour le salut du genre humain, envoie son ange devant toi, qu'il dirige tes pas dans sa miséricordieuse bonté, et qu'Il accomplisse mon désir, sans égard à mes crimes.»
Boniface partit donc, et sur la route il se disait à lui-même : «Il est juste que je ne goûte pas même aux viandes et que je ne boive pas de vin, puisque malgré mon indignité et mes crimes, je dois porter les reliques des saints martyrs.» Puis levant les yeux au ciel, il priait ainsi : «Seigneur Dieu tout-puissant, Père de votre Fils unique, venez au secours de votre serviteur; dirigez la voie par laquelle je dois marcher, afin que votre saint Nom soit glorifié dans les siècles des siècles. Amen» Cette prière terminée, il continuait sa route.
Après quelques jours de chemin, Boniface arriva dans la ville de Tarse. Il apprit qu'à ce moment-là même les saints athlètes du Christ combattaient les glorieux combats du martyre, et il dit aux serviteurs qui l'avaient suivi : «Mes frères, allez chercher une hôtellerie, et faites-y reposer les bêtes. Moi je m'en vais visiter ceux que mon cœur aime et désire surtout rencontrer.»
Il alla donc droit au stade où combattaient les saints martyrs; il les vit dans les tortures. L'un était pendu la tête en bas, au-dessus d'un grand feu; l'autre avait les quatre membres attachés à des pieux qui les tenaient violemment écartés : celui-ci était écrasé par des bourreaux qui l'étouffaient; on promenait sur celui-là un fer tranchant qui le déchirait; à un autre on avait coupé les mains; un autre encore avait la gorge traversée par un pieu qui était fiché en terre; un dernier enfin, les pieds et les mains attachés derrière le dos, était frappé à coups de bâton par les bourreaux. Tous les spectateurs, à la vue de ces tourments, étaient glacés d'effroi. Que dis-je ? le diable était vaincu; car les serviteurs du Christ combattaient généreusement.
Boniface s'étant approché des saints martyrs, leur donna à tous le baiser; ils étaient au nombre de vingt; puis élevant la voix : «Il est grand, s'écria-t-il, le Dieu des chrétiens; il est grand le Dieu des saints martyrs. Je vous en conjure, serviteurs du Christ, priez pour moi, afin que j'aie le bonheur de devenir le compagnon de votre gloire, en combattant avec vous contre le diable.» Puis, s'asseyant aux pieds des saints martyrs, il embrassait leurs chaînes et les baisait en disant : «Courage, ô vous les athlètes du Christ et ses martyrs, combattez, foulez aux pieds le diable; encore un peu de patience; la peine ne sera pas longue, et le repos est sans fin. Les tortures sont peu de chose, quand la récompense est éternelle. Ici-bas votre corps est délivré par les bourreaux; mais au siècle à venir, il sera servi par les anges.»
Cependant le gouverneur promenant ses regards sur la foule, aperçut Boniface, et dit aussitôt : «Quel est cet homme qui ose parler ainsi, et nous vouer au mépris, les dieux et moi ?» Il le fit amener devant son tribunal, et s'adressant à lui : «Dis-moi qui tu es, pour insulter à la sainteté de mes jugements ?» Boniface répondit : «Je suis chrétien, le Christ est mon Maître; et je te méprise, toi et ton tribunal.» Le gouverneur dit : «Quel est ton nom.» Boniface répondit : «Je te l’ai déjà dit je suis chrétien; mais si tu veux connaître le nom que le vulgaire me donne, je m'appelle Boniface.» Le gouvernent dit : «Avant que la torture te déchire les flancs, approche et sacrifie.» Boniface répondit : «Je te l'ai répété plusieurs fois : je suis chrétien, et je ne sacrifie pas aux démons. Si tu veux me punir, frappe; mon corps et dans tes mains.»
À ce discours, le gouverneur, enflammé de colère, le fit suspendre, la tête en bas, et fit promener sur tout son corps les ongles de fer; on le fit avec tant de violence que toutes les chairs furent enlevées et les os mis à nu. Mais le bienheureux ne laissait pas échapper une parole; ses regards étaient fixés immobiles sur les saints martyrs. Le gouverneur enfin le fit détacher et remettre sur ses pieds; et après lui avoir laissé une heure de relâche, il lui dit de nouveau : «Sacrifie, misérable, et prends pitié de ton âme.» Le bienheureux répondit : «Et toi-même, trois fois misérable, tu ne rougis pas de me répéter sans cesse : Sacrifie ! ne vois-tu pas que le nom seul de tes vaines idoles m'est un supplice que je ne puis tolérer ?» Le gouverneur furieux ordonna d'aiguiser des roseaux et de les lui enfoncer sous les ongles des mains; mais le saint regarda le ciel et souffrit en silence. Le gouverneur indigné de le voir insensible à ses tourments, commanda qu'on lui ouvrit la bouche et qu'on y versât du plomb fondu. Alors le bienheureux athlète du Christ levant les yeux au ciel, fit cette prière : «Je vous rends grâces, Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu; venez au secours de votre serviteur et allégez mes souffrances; ne permettez pas que je sois vaincu par ce gouverneur sacrilège; vous savez que c'est pour votre Nom que j'endure ces tourments.» Et quand il eut fini sa prière, il cria aux saints martyrs : «Je vous en conjure, serviteurs du Christ, priez pour votre serviteur.»
Les saints lui répondirent tous d'une voix : «Notre Seigneur Jésus Christ enverra son ange; il te délivrera des mains de ce juge sacrilège et dans peu il achèvera ta course, pour inscrire ton nom au rang des premiers-nés.» Après qu'ils eurent ainsi prié et dit amen, ou entendit dans la foule un long gémissement; tous répétaient en pleurant : «Il est grand le Dieu des chrétiens ! il est grand le Dieu des saints martyrs ! Christ, Fils de Dieu, sauvez-nous; nous croyons tous en vous; c'est en vous que nous cherchons notre refuge ! anathème aux idoles des gentils.» En même temps, le peuple entier courait à l'autel, le renversait et lapidait le gouerneur. Celui-ci se leva, effrayé du tumulte, et s'enfuit devant l’orage qui le menaçait.
Mais le jour suivant, dès le matin, il était assis de nouveau sur son tribunal, et se faisait amener le saint devant lui : «Misérable, lui dit-il, d'où te vient cette folie de vouloir mettre ton espérance dans un homme, et un homme crucifié comme malfaiteur ?» Le martyr lui répondit : «Tais-toi, et n'ouvre pas tes lèvres impies pour nommer notre Seigneur Jésus Christ. Serpent cruel, tu enveloppes ton âme d'un voile ténébreux, tu as vieilli dans les mauvais jours : anathème à toi ! Si Jésus Christ mon Maître a supporté tous les tourments, c'est qu'Il voulait sauver le genre humain.» Le gouverneur irrité ordonna qu'on emplit de poix une chaudière, et quand elle serait bouillante, qu'on y jetât le saint, la tête la première. Le saint martyr du Christ y fut en effet jeté; mais il avait fait auparavant le signe de la croix. Un ange du Seigneur descendit du ciel et toucha la chaudière. Elle se fondit aussitôt comme de la cire, à la première impression du feu. Le saint n'eut aucun mal; mais plusieurs des bourreaux furent brûlés.
Le gouverneur, épouvanté de la puissance du Christ, et s'étonnant de la patience du saint martyr, le condamna à avoir la tête tranchée par l'épée. La sentence était conçue en ces termes : «Il n'a point obéi aux lois des empereurs; en vertu de notre pouvoir nous voulons qu'il subisse la peine capitale.» Aussitôt les gardes s'empressèrent de l'arracher du prétoire.
Le saint martyr ayant fait de nouveau le signe de la croix, supplia les bourreaux de lui donner quelques instants pour prier. Puis se tenant debout vers l'Orient : «Seigneur Dieu tout-puissant, disait-il, Père de notre Seigneur Jésus Christ, venez au secours de votre serviteur; envoyez votre ange, et recevez mon âme dans la paix, afin que le cruel et homicide serpent dans sa rage ne m'empêche pas d'aller à vous; que je ne sois point le jouet de ses séductions. Donnez-moi le repos dans le chœur des saints martyrs, et délivrez, Seigneur, votre peuple des tribulations dont l’accablent les impies; car à vous appartiennent la gloire et la puissance, avec votre Fils unique et l'Esprit saint, dans les siècles des siècles. Amen.» Quand il eut achevé cette prière, le bourreau lui trancha la tête; à ce moment, la terre fut ébranlée par une si violente secousse que tout le monde s'écriait : «Il est grand le Dieu des chrétiens.» Et plusieurs crurent au Seigneur Jésus Christ.
Cependant les compagnons de Boniface le cherchaient partout; et ne l'ayant point trouvé, ils commencèrent à se dire les uns aux autres : «Il est maintenant dans un lieu de débauche ou dans un cabaret, a mener joyeuse vie, tandis que nous nous tourmentons à le chercher.» Or, pendant qu'ils raisonnaient ainsi, ils rencontrèrent par hasard le frère du geôlier, et lui dirent : «N'avez-vous pas vu un étranger venant de Rome.» Il leur dit : «Hier un étranger a été martyrisé ; on lui a coupé la tête.» Et où est-il ? reprirent les autres. Il répondit : «Dans le stade; c'est là qu'il a souffert.» «Mais quel aspect avait-il ?» Ils dirent : «C'était un homme d'une forte stature, aux larges épaules, à la chevelure bien fournie; il portait un manteau d'écarlate.» Le frère du geôlier reprit : «L'homme que vous cherchez a subi le martyre, sous nos yeux.» Ceux-ci répondirent : «Non, l’homme que nous cherchons est adonné au vin et à la débauche, et il ne fait rien qui puisse lui mériter le martyre.» L'autre dit : «Qu'avez-vous à craindre ? Venez jusqu'au stade; vous le reconnaîtrez.»
Ils le suivirent donc, jusqu'au stade, où il leur montra la dépouille mortelle de Boniface étendu sans vie. Et ils lui dirent : «Nous t'en conjurons, montre-nous sa tête.» Il les quitta aussitôt et leur rapporta la tête du martyr. Cette tête fixa un regard sur ses anciens compagnons; et, par la vertu de l'Esprit saint, dans ses traits se peignit un sourire. À cette vue, ses compagnons l'ont reconnu, ils pleurent amèrement, et disent : «Ne vous souvenez pas de notre péché et du mal que nous avons dit contre -vous, serviteur du Christ.» Puis à l'officier : «C'est bien celui que nous cherchions; nous vous prions de nous le donner.» L'officier leur répondit . «Je ne puis vous délivrer gratuitement ce cadavre.» Les compagnons de Boniface payèrent a l'officier cinq cents pièces d'argent, et reçurent a cette condition le corps du martyr. Ils l'embaumèrent avec de riches parfums, et l'enveloppèrent de linceuls d'un grand prix; puis ils le mirent sur une litière, et reprirent leur route avec joie, bénissant Dieu de l'heureuse fin du saint martyr.
Cependant un ange du Seigneur avait apparu à Aglaé et lui avait dit : «Celui qui était ton esclave est a présent notre frère; reçois-le comme ton maître, et donne-lui un lieu de repos digne de sa gloire. Par lui, tous tes péchés te seront pardonnés.» Aussitôt Aglaé s'était levée, elle avait pris avec elle des clercs pieux, et tous ensemble chantant des prières et portant des cierges et des parfums, ils étaient venus au devant des saintes reliques. Elles furent déposées à cinquante stades de Rome, en un lieu où Aglaé fit bâtir un oratoire digne des combats et du glorieux triomphe du martyr. Depuis ce temps jusqu'aujourd'hui, les miracles ont continué à s'y multiplier par l'intercession du bienheureux Boniface; les démons y sont chassés et les malades y recouvrent la santé.
Cependant Aglaé renonça au monde; elle distribua tout son bien aux pauvres, aux monastères et aux hôpitaux, affranchit tous ses esclaves; puis, avec quelques-unes de ses filles qui, comme elle, voulaient renoncer au siècle, elle se consacra au service du Christ. Le ciel honora son sacrifice; elle reçut du Seigneur le pouvoir de chasser les démons et de guérir par ses prières toute espèce d'infirmités. Elle vécut ainsi dans les exercices de la vie chrétienne pendant treize ans, au bout desquels elle s'endormit en paix.
Tels sont les actes des combats qui ont mérité la couronne de la victoire à l'illustre martyr Boniface, pour la gloire du Père et du Fils et de l'Esprit saint, dans les siècles des siècles. Amen.