LES DIX MARTYRS DE CRETE


(Vers l'an de Jésus Christ 250)

fêtés le 23 décembre


Je laisse à d'autres à raconter tant de glorieux avantages dont la Crète est justement fière; l'un dira la beauté de cette île, un autre son étendue. Celui-ci décrira ses ports et ses hautes murailles, celui-là l'éclat et la douceur et son ciel et l'abondance de ses fruits. Pour moi, je dirai, des gloires de cette île, celle qui efface toutes les autres, la seule fécondité qui la rend digne de son Créateur. Or, quel est ce fruit, l'ornement et l'honneur de la Crète, sinon le divin choeur des martyrs, dont le nombre lui-même doit être célébré, et dont les combats sont pour tous le spectacle le plus agréable et le récit le plus utile ? Je parle des dix, qui ont ceint leurs fronts de la couronne des athlètes du Christ. Enfants de la Crète, ils ont généreusement arrosé de leur sang, pour la cause de Jésus Christ, cette terre qui les a nourris; et par leur martyre ils ont largement payé, en honneur et en gloire, à leur patrie, la dette de la reconnaissance. Mais comment l'ont-ils fait ? c'est ce que j'entreprends de dire en peu de mots.
Décius, cette nature exaltée par la fureur, et qui plus que personne déploya la violence contre les chrétiens, tenait alors le sceptre de l'empire romain. Il avait donné à la Crète un proconsul nommé comme lui Décius, et dont les instincts rappelaient également tous les instincts du maître. Arrivé en cette île, on le vit soumettre les chrétiens à tous les genres de supplices, et enfin les faire cruellement mourir, sans paraître soupçonner l'atrocité de sa conduite, ni manifester un remords. On les recherchait tous; et, quand on les avait trouvés, quels qu'ils fussent, ils étaient arrêtés et conduits au proconsul. Dans cette multitude on remarqua surtout le choeur sacré des dix, nobles personnages choisis dans les meilleures villes de la Crète; la capitale en donna plusieurs, le reste appartenait aux autres cités les plus importantes. Mais tous ensemble tendaient, d'un commun élan, vers la même cité, la patrie céleste.
Quand ils eurent été présentés devant le proconsul, qui pourra dire la libre assurance de leurs réponses, et leurs actions plus généreuses encore que leurs paroles, et cette longue voie d'affreux supplices qu'il leur fallut parcourir ? Car, battus de verges, soumis à la torture, traînés à terre, lapidés, moqués, conspués, exposés enfin à tous les genres de mépris et d'opprobres, leur patience dut tout affronter; pourtant ce n'était encore là qu'un essai et comme le prélude des tourments qui les attendaient. Bientôt arriva pour eux l'heure des grands combats; ils avaient été fixés au dix des calendes de janvier. Le tribunal était prêt, et le proconsul présidait. On lui amena les athlètes. Juges et accusés, des deux côtés l'exaltation était extrême; mais chez les uns c’étaient les transports de la joie; chez l’autre, au contraire, le délire de la fureur et de la rage. Décius voulait des châtiments et la mort; et les dix ne demandaient qu'à souffrir la mort avec toutes ses tortures. Le proconsul donc lançant sur ses victimes un regard furieux et ivre de sang : D'où vient, s'écrie-t-il, tant de folie ? Quoi ! ni la raison, ni le temps n'ont pu vous apprendre à choisir ce qui vous est utile ?» Puis tout à coup, comme si la seule expression de sa colère eût suffi pour les épouvanter, les persuader et vaincre leur résistance, il ajouta : «Sacrifiez, sinon… je n'achève pas. Mais vous saurez bientôt ce qu'est Décius, pour quiconque refuse de lui obéir.»
Les saints répondirent : «Nos paroles, nos actions et surtout l'époque déjà lointaine de notre conversion à la foi du Christ, doivent être pour vous des preuves suffisantes que nous ne sacrifierons pas aux dieux et que les discours ne nous ébranleront pas.»
«Mais, s'écrie avec violence l'impie magistrat, vous qui insultez les dieux, vous craindrez du moins les supplices ?»
«Nullement , reprirent les saints. Bien plus, nous te rendrons grâces de nous avoir procuré le bonheur de participer à ce calice d'amertume.»
«C'est une reconnaissance qui ne durera pas, dit le proconsul; car bientôt vous saurez combien est terrible la puissance de nos grands dieux, que vous poursuivez de vos malédictions avec tant d'impudence, sans égard pour les hommes sages qui, en si grand nombre, rendent les honneurs divins à notre Jupiter d'abord, puis à Junon, à Rhea , et à tous nos autres dieux. Vos tourments jusqu'ici n'ont été que l'ombre de ceux qui vous attendent; ils vont être si nombreux et si terribles que non seulement votre audace en sera écrasée, mais encore qu'ils feront trembler tous ceux qui, comme vous, sont rebelles; si toutefois il y a des coeurs aussi opiniâtres que les vôtres.»
Les courageux martyrs répliquèrent : «Proconsul, ne nous parle pas de Jupiter ni de Rhéa sa mère; car tu t'adresses à des hommes qui en connaissent trop sur cette matière; nos pères nous ont appris et son origine , et ses aventures, et ses moeurs; même, si tu le désires, nous te conduirons à son tombeau; car il est né en Crète, et c'est un des tyrans qui ont habité notre île. Nous ne raconterions pas sans rougir les excès de son intempérance et la brutalité de ses passions. Quelques hommes pervers, esclaves des mêmes vices, n'ont pas craint d'imiter ces horreurs - quoi de plus facile à imiter que le mal ? - et en même temps ils l'ont appelé Dieu, lui ont élevé des temples et offert des sacrifices; afin de couvrir leurs honteux désirs du prétexte de plaire à un Dieu; en sorte que l'intempérance et la volupté ne fussent plus un crime odieux à la divinité, mais fussent regardées, ô douleur ! comme quelque chose de divin.»
A ces nobles paroles du choeur sacré, le proconsul confondu avait l'âme déchirée par les emportements de la vengeance. Le peuple était plus furieux encore; il allait se jeter sur les martyrs et les mettre en pièces, si Décius, de la voix et du geste, n’eût arrêté cette violence. En comprimant ainsi les excès de la multitude, il voulait préparer aux saints un genre de mort plus terrible. En effet, il les fit soumettre sur-le-champ à diverses tortures. Elles ne furent pas les mêmes pour tous, mais pour tous elles furent cruelles et barbares. L'un fut suspendu et déchiré avec des ongles de fer; on lui arracha les muscles, et les chairs tombaient en lambeaux. A un autre ou labourait les flancs et tout le corps jusqu'aux os avec des pierres et des pieux aiguisés. Celui-ci, sous les coups d'un plomb lancé avec vigueur, sentait les articulations de ses membres brisées, ses membres eux-mêmes rompus et broyés. Celui-là subissait d'autres supplices que je n'ose entreprendre de décrire; car on n'entend pas sans une profonde émotion le récit de faut de cruautés. De même en effet quel homme, pour peu qu'il soit capable d'un sentiment de compassion, n'en saurait supporter la vue, de même en écouter on en faire le tableau, serait pour tous une trop rude épreuve. Mais les martyrs supportaient tout avec tant de patience, ou, pour mieux dire, avec tant de facilité et de joie, que les spectateurs pouvaient croire qu'ils souffraient moins de leurs tourments, que de la peine de n'en avoir pas davantage à souffrir.
Tous, fidèles et gentils, accouraient pour être témoins d'un fait si nouveau et si admirable; mais les uns venaient admirer la constance des athlètes et fortifier leur foi; les autres, au contraire, insulter à leur courage et repaître leur propre cruauté d'un spectacle de sang. Aussi les voyait-on, ces barbares sans pitié, exciter encore la rage du proconsul et des licteurs. Ainsi une multitude qui hurle pour voir des supplices, un proconsul qui les ordonne, des bourreaux qui les exécutent; telle était une partie du tableau de cette affreuse scène. Cependant un héraut criait aux martyrs : «Ayez pitié de vous-mêmes, obéissez aux princes, sacrifiez au dieux.» Mais les martyrs, en face de la multitude, du héraut et des tourments, en face de Satan et de ses armées infernales, s'écrièrent tout d'une voix : «Nous sommes chrétiens, nous sommes les hosties du Christ, les victimes du Christ; fallût-il mourir mille fois, mille fois nous affronterions avec joie la mort.»
Le ministre de Satan, Décius, ne pouvant plus contenir sa fureur, et désespérant de triompher des saints par la violence pas plus que par la persuasion, parce qu'ils préféraient à tout l'honneur du martyre, porte enfin la sentence de mort. Ils devaient avoir la tête tranchée. On les conduisait donc pour l'exécution à un lieu peu éloigné de la ville et que les habitants appelaient Alonium. Ils y couraient avec empressement, quand tout à coup une contestation d'un genre nouveau et jusque-là inouï s'élève entre ces hommes qui semblaient n'avoir toujours eu qu'une même ambition, qu'un seul coeur. Ils se disputaient l'honneur de recevoir le premier coup et par conséquent la première couronne. Mais l'un d’eux, Théodule, termina le différend en disant qu'à son avis, celui-là serait le premier qui aurait été frappé le dernier de tous, parce qu'il aurait vu sans faiblesse le martyre de ses frères et multiplié réellement ainsi son épreuve. Cette décision plut aux saints. Alors ils chantèrent a Dieu tous ensemble l'hymne de la reconnaissance : «Vous êtes béni, Seigneur, parce vous ne nous avez point livrés en proie à la dent de ces bêtes féroces.» Et le reste, comme l'a chanté le prophète-roi.
Ensuite s'approchant du lieu du supplice, chacun d'eux fit cette prière : «O Dieu, ayez pitié de vos serviteurs et recevez notre sang pour nous, pour nos frères et pour notre patrie; délivrez-la des ténèbres de l'ignorance, et qu'avec des yeux purs elle vous contemple, vous, ô Roi éternel, qui êtes la vraie lumière et la source de tout bien.»
Quand ils eurent prie, le bourreau leur trancha la tête et ainsi mit le sceau à leur glorieux triomphe. Leur double patrie, le ciel et la terre, se partagèrent ce que la mort en eux avait divisé; à la terre qui passe, le sang qui s'écoule et cesse de vivre; au ciel qui toujours demeure, leur âme immortelle. Après l’exécution, les licteurs s'étant retirés, quelques-uns des parents des martyrs qui avaient attendu jusqu'à la fin, recueillirent et enterrèrent avec respect leurs reliques sacrées. C'est ainsi que la contrée qui leur avait donné le jour les retint d'abord quelque temps dans son sein, après leur mort. Plus tard, lorsque la vérité partout victorieuse eut environné, comme d'une ceinture d'or la plus grande partie de l'univers, on envoya en Crète, pour transporter ces précieux restes à la nouvelle Rome, dans la reine des cités, le grand évêque Paul. Paul dont le nom et la sainteté sont célèbres; car étant pontife de la grande ville, il brilla plus encore par ses vertus que par l'éclat de son siège, et son nom seul était le fléau des démons et les mettait en fuite. Il prit avec lui plusieurs personnages choisis par l'empereur, pour l'aider dans cette entreprise, et il aborda dans l’île. Lorsqu'il eut rejeté la terre qui recouvrait les corps des saints, ô Christ ! ô mon Roi ! il les vit semblables à des corps vivants et vainqueurs de la mort, comme si l'âme encore les animait. Une douce rosée comme la rosée du matin , les inondait de ses perles brillantes. Paul, encouragé par ce miracle, les enleva et les donna à la glorieuse reine des cités; maintenant ils reposent avec les reliques des saints Innocents, pour être avec eux les sauveurs et les patrons de la ville, et ses vigilants gardiens au milieu de tous les dangers. Puisse leur intercession nous mériter de partager les biens dont ils jouissent, par la grâce et la clémence de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit, avec le Père et l'Esprit saint, la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.