LE MARTYRE DES SAINTS JACQUES ET MARIEN ET D'UN GRAND NOMBRE D'AUTRES, EN NUMIDE

(L'an de Jésus Christ 259)

fêtés le 30 avril


Toutes les fois que les bienheureux martyrs du Dieu tout-puissant et de son Christ, dans leur course empressée pour saisir la couronne du royaume des cieux, font une demande aux frères qu'ils ont le plus aimés, ils n'oublient pas la loi de l'humilité, qui toujours donne à la foi son plus grand éclat; et plus leur demande est modeste, plus aussi elle est efficace. Or deux très illustres martyrs du Seigneur nous ont donné la mission de faire connaître leur gloire au monde : l'un est Marien, qui parmi tous nos frères nous était spécialement cher, et l'autre Jacques; tous deux, outre les engagements communs du baptême et la profession d'un même culte, n'étaient encore attachés, vous le savez, par les liens de la famille. Sur le point de soutenir leur glorieux combat contre les cruelles fureurs du siècle et les attaques des gentils, ils désirèrent que les frères fussent instruits par nous de cette lutte où ils entraient sous la conduite de l'Esprit saint. Ce n'était point pour faire célébrer, par une vaine jactance, au milieu du monde, la gloire de leur couronne; mais pour laisser à la multitude des fidèles, au peuple de Dieu, un exemple qui les instruisît et fortifiât leur foi. Et ce ne fut pas sans raison que leur amitié me choisit pour publier ces récits; car qui pourrait douter que nous n'ayons connu et partagé les secrets de leur vie ? Nous vivions ensemble dans les liens d'une étroite union, quand le temps de la persécution est venu nous surprendre. Nous voyagions en Numidie, et nous avions réuni les gens de notre suite, comme nous faisions toujours; mais la route que nous suivions nous menait remplir le ministère que la religion et la foi nous avaient imposé, tandis qu'elle conduisait nos compagnons au ciel. Ils arrivèrent en un lieu appelé Muguas, près des faubourgs de Cirtha, colonie romaine. Dans cette ville, en ce moment, l'aveugle fureur des gentils et les ordres des officiers militaires avaient soulevé une cruelle persécution, comme les flots déchaînés du siècle; la rage du diable, altéré du sang des justes, avait soif d'éprouver leur foi. C'est pourquoi nos bienheureux martyrs Marien et Jacques ne doutèrent point que ce ne fût là un signe certain de la Miséricorde divine qui exauçait leurs prières; car, s'ils se trouvaient ainsi au lieu et au moment où la persécution sévissait avec le plus de cruauté, ils comprenaient que c'était la Main du Christ qui les avait conduits à la couronne du martyre. Tous ceux en effet que le Christ chérit étaient l'objet des fureurs aveugles du préfet, qui les faisait rechercher par ses soldats; sa cruelle folie ne s'exerçait pas seulement contre les fidèles qui servaient leur Dieu en pleine liberté, après être sortis vainqueurs des persécutions précédentes; le diable encore étendait son insatiable main sur ceux qui, depuis longtemps condamnés à l'exil, avaient mérité par leur désir, sinon par l'effusion de leur sang, la couronne des martyrs.
Or, parmi ceux qu'on rappelait ainsi de l'exil pour les présenter au préfet, étaient Agapius et Secundinus, tous deux évêques, tous deux recommandables par leur tendre charité pour les frères, mais l'un d'eux surtout par la sainteté de sa continence. Ce n'était point d'un supplice à un autre supplice qu'on les traînait, ainsi que le pouvaient croire les gentils; bien plutôt ils allaient d'une gloire à une autre gloire, d'un combat à un autre combat. Après avoir arraché aux pompes du siècle et soumis au joug du Christ leurs compagnons de captivité, ils allaient, avec le courage qu'inspire une foi consommée, fouler aux pieds l'aiguillon de la mort. Et certes c'eût été un crime de ne pas courir à la victoire dans ces luttes d’ici-bas qui ne durent qu'un instant, quand le Seigneur s'empressait au-devant d'eux pour les avoir auprès de Lui. Ainsi Agaplus et Secundinus allaient au noble combat que leur avait, il est vrai, préparé une puissance de la terre,mais auquel le Christ Lui-même les appelait. Nous avons eu le bonheur, d'offrir l'hospitalité à ces deux pontifes qui devaient unir à la gloire du sacerdoce la palme du martyre. Tel était l'esprit de grâce qui les animait, que non contents d'offrir à Dieu le précieux sacrifice de leur sang dans un généreux et saint témoignage, ils voulaient faire de tous les fidèles autant de martyrs, en leur inspirant leur courage dans la foi. Il est vrai que le seul spectacle de leur dévouement et de leur constance aurait suffi pour confirmer la foi des frères; mais leur charité, leur tendre affection pour nous, voulaient assurer davantage notre persévérance. Ils laissèrent tomber sur nos âmes, comme une céleste rosée, la parole du salut; car il leur était donné de voir celui qui est appelé le Verbe ou la parole de Dieu, et ils ne pouvaient taire ses merveilles. Je ne m’étonne point si, pendant le peu de jours qu'ils demeurèrent avec nous, nos âmes ont largement puisé la vie et le courage dans leurs saintes exhortations; car déjà le Christ, à la veille de leur passion, faisait éclater en eux sa grâce.
Enfin, quand ils nous quittèrent, leurs exemples et leurs instructions avaient disposé Marien et Jacques à suivre la même voie, en marchant sur leurs traces glorieuses. Il y avait à peine deux jours qu'ils étaient partis, que déjà la palme du martyre venait d'elle-même trouver ces deux frères bien-aimés. Ce n'était plus, comme partout ailleurs, un ou deux soldats stationnaires, c'était une centurie entière qui recherchait des victimes à la persécution.
Cette troupe armée par la violence, et avec elle une multitude impie, étaient accourues en foule à la villa que nous habitions, comme au puissant boulevard de la foi. Attaque mille fois glorieuse pour nous ! bienheureuse alerte digne d'être célébrée par les transports de la joie ! On venait à nous pour que le sang des justes, de Marien et de Jacques, accomplît ici-bas les desseins de la Miséricorde de Dieu. Nous avons peine ici, frères bien-aimés, à contenir la joie dont nos cœurs sont remplis. À peine, depuis deux jours, des saints se sont arrachés à nos embrassements pour aller subir leur glorieuse passion, et nous avons encore avec nous des frères qui vont être martyrs ! Lorsque approcha l'heure de la divine Bonté, elle daigna nous donner aussi à nous quelque part à la gloire de nos frères; nous fûmes traînés de Muguas dans la colonie de Cirtha. Marien et Jacques, nos frères bien-aimés, nous y suivirent; destinés à la palme, leur amour pour nous et la Miséricorde du Christ les guidaient sur nos pas; car, par un contraste qui mérite d'être remarqué, ceux-là suivaient qui cependant allaient ouvrir la marche à tous les autres. Ils n'attendirent pas longtemps. Ils nous exhortaient avec un saint transport de zèle, et proclamaient hautement et sans crainte qu'eux aussi étaient chrétiens. Aussitôt donc ils furent interrogés; comme ils persévéraient à confesser courageusement le nom du Christ, on les conduisit en prison.
Alors ils furent soumis à des tourments cruels et nombreux par un soldat stationnaire, le bourreau des hommes justes et pieux. Il avait pris pour aider sa cruauté les magistrats de Centurio et de Cirtha, qui se faisaient ainsi les prêtres du diable; comme si la foi se brisait avec les membres dans celui qui compte pour rien le soin de son corps ! Mais Jacques, qui avait toujours paru plus fort dans sa foi, parce qu'il avait déjà triomphé de la persécution de Décius, répétait avec une noble fierté que non seulement il était chrétien, mais que de plus il était diacre. De son côté, Marien provoquait les supplices, en confessant qu'il était lecteur; il l'était en effet. Comment dire les tourments nouveaux qu'inventèrent contre eux les cruels artifices du diable, toujours trop habile à ébranler la foi ? Marien fut suspendu pour être déchiré; en sorte que, par une providence spéciale de Dieu, le supplice même du martyr était vraiment son exaltation. Le nœud qui le tenait en l'air lui serrait, non les mains, mais l'extrémité des doigts, afin que la masse du corps supportée par des membres si faibles, augmentât la douleur. Même on eut la cruauté de lui attacher aux pieds des poids pesants; en sorte que, tirée en sens contraire, la charpente entière du corps se disloquait; les nerfs étaient brisés, les entrailles déchirées. Mais, ô barbare impiété des gentils, contre le temple de Dieu, contre le cohéritier du Christ, tu n'as rien fait ! Tu as suspendu les membres d'un martyr, ouvert ses flancs, mis à nu ses entrailles; mais notre Marien a placé sa confiance en Dieu; et plus se sont multipliés les tourments de son corps, plus a grandi son courage. Enfin la fureur des bourreaux fut vaincue, et il fallut le reconduire en prison, tout joyeux de son triomphe. Là, avec Jacques et les autres frères, il célébra, par des prières longues et ferventes, la victoire du Seigneur.
Gentils, maintenant qu'allez-vous faire ? Croyez-vous que des chrétiens sentent les tourments d'une prison, qu'ils seront effrayés des ténèbres de ce monde, eux qu'attendent les joies de l'éternelle lumière ? Leur esprit, fortifié par l’espérance de la grâce dont il va bientôt jouir, embrasse les cieux dans ses nobles élans, et il n'est plus aux supplices dont on le veut punir. En vain les hommes chercheront, pour exercer leurs châtiments, une retraite profonde, les sombres horreurs d'un antre, un séjour de ténèbres; quand on espère en Dieu, aucun lieu n'est affreux, aucun temps ne paraît triste. Les chrétiens consacrés à Dieu leur père reçoivent et le jour et la nuit les consolations du Christ, leur frère. Ainsi en arrivat-il à Marien. Après les tourments dont on avait déchiré son corps, il s'endormit d'un sommeil profond et tranquille; et, à son réveil, il nous raconta lui-même en ces termes ce que la divine Bonté lui avait fait voir pour soutenir et encourager ses espérances: «Mes frères, nous disait-il, j'ai vu se dresser devant moi, à une grande hauteur, un tribunal d'un éclat éblouissant sur lequel siégeait un personnage faisant l'office de juge. Il dominait une estrade où l'on montait par de nombreux degrés. On faisait approcher les confesseurs un à un, par ordre, devant le juge qui les condamnait à être décapités, quand tout à coup j'entendis une voix claire et puissante qui cria : «Qu'on amène Marien» et aussitôt je montai sur l'estrade. À ce moment j'aperçus assis à la droite du juge, Cyprien, que je n'avais point encore vu; il me présenta la main, m'éleva jusque sur le plus haut degré de l'estrade et me dit en souriant : «Viens t'asseoir avec moi.» Je m'assis en effet, et l’interrogation des autres confesseurs continua. À la fin, le juge se leva, et nous le conduisîmes jusqu’à son prétoire. Nous marchions à travers des lieux où se déployaient d'agréables prairies, et qu'embellissait le riant feuillage des bois; de hauts cyprès et des pins dont la tête s'élevait jusqu'au ciel, étendaient au loin leur ombrage; on eût dit que la verdure des forêts environnait ces lieux comme d'une immense couronne. Au milieu, les eaux pures d'une source abondante remplissaient à pleins bords un vaste bassin. Mais voilà que tout à coup le juge disparaît à nos yeux; alors Cyprien, prenant une coupe qui par hasard se trouvait au bord de la fontaine, la remplit et but; quand il l'eut vidée, il la remplit de nouveau, me la présenta, et j'en bus moi-même avec bonheur. Enfin, tandis que je rendais grâces à Dieu, le son de ma voix m'éveilla.»
À ce récit, Jacques se rappela que Dieu avait aussi daigné lui montrer la couronne qui lui était réservée. En effet, quelques jours auparavant, Marien et Jacques, et moi avec eux, nous voyagions ensemble sur le même char. Vers le milieu du jour, à un endroit où la route était rocailleuse et difficile, Jacques avait été saisi d'un sommeil profond; nous l'appelâmes, et quand il se fut éveillé : «Mes frères, nous dit-il, je viens d'éprouver une grande émotion; mais c'est la joie qui transportait mon âme, vous aussi, réjouissez-vous donc avec moi. J'ai vu un jeune homme d'une taille prodigieuse; il avait pour vêtement une robe d'une blancheur si éclatante, que les yeux ne pouvaient la contempler; ses pieds ne touchaient pas la terre, et son front se cachait dans les nuage. Comme il passait rapidement devant nous, il nous jeta deux ceintures de pourpre, une pour toi, Marien, et l'autre pour moi, et il nous dit : «Suivez-moi promptement.» Dans un tel sommeil, quelle force contre l'ennemi ! Quelle veille lui peut être comparée ! Qu'il est heureux le repos de celui qui veille dans la foi ! Les membres terrestres seuls sont enchaînés; car il n'y a que l'esprit qui puisse voir Dieu. Comment après cela décrire les transports de joie et les sentiments généreux de nos martyrs, qui, sur le point de souffrir pour confesser le saint nom de Dieu, avaient eu le bonheur d'en tendre le Christ et de Le voir S'offrir à leurs regards. Bien n'avait pu l'arrêter, ni l'agitation bruyante d'un char, ni la clarté, ni la chaleur du jour, au milieu de sa course. Il n'avait point attendu l'heure silencieuse de la nuit; et, par une grâce spéciale et toute nouvelle, il avait choisi, pour se montrer à son martyr, un temps où il n'a pas habitude de se révéler à ses saints.
Au reste, les deux frères ne furent pas les seuls à jouir de cette faveur céleste. Émilien, qui, dans les rangs de la gentilité, appartenait à l'ordre équestre, était aussi en prison avec les autres chrétiens. Il était parvenu jusqu’à l'âge de cinquante ans sans avoir perdu le privilège de la chasteté. Il avait encore redoublé dans la prison ses longs jeûnes; ses prières plus multipliées étaient, avec le sacrement du Seigneur, la seule nourriture qui, tous les jours, soutenait son âme et la préparait au combat. Or, Émilien également, au milieu du jour, s'était endormi, et, quand il s'éveilla, il nous raconta en ces termes les secrets de sa vision : «Je sortais de prison, nous dit-il, quand tout à coup je rencontrai un gentil, mon frère selon la chair. D'une voix pleine d'insulte il me demanda de nos nouvelles, et m'interrogea avec curiosité comment nous nous trouvions des ténèbres de la prison et de ses jeûnes forcés. Je lui répondis que, pour des soldats du Christ, la parole de Dieu était, au milieu des ténèbres, la plus éclatante lumière, et dans les jeûnes une nourriture qui comble tous les désirs. À ces paroles , il reprit : «Sachez, vous tous qui êtes retenus en prison, que si vous vous obstinez à ne pas changer, la peine de mort vous attend. Mais moi, qui craignais que ce ne fût un mensonge inventé à plaisir pour nous tromper, je voulais la confirmation d'une nouvelle qui comblait tous mes vœux : «Est-il vrai, lui dis-je, que nous souffrirons tous ?» Il répéta de nouveau ses premières paroles, et dit : «Bientôt votre sang va couler sous le glaive. Mais je voudrais savoir si vous tous, qui méprisez ainsi la mort, vous recevrez au ciel des récompenses égales, ou si vos couronnes seront différentes.» Je lui répondis : «Je ne suis pas capable de donner un sentiment sur une question si relevée. Cependant, lui dis-je, lève un peu les yeux vers le ciel; tu y verras resplendir l'innombrable armée des étoiles. Est-ce que toutes ces étoiles brillent du même éclat ? et la lumière dans toutes est-elle égale ?» À cette réponse, la curiosité du gentil trouva encore une question à faire: «Si donc, me dit-il, il doit y avoir entre vous une différence, qui sont ceux qui mériteront la préférence dans les bonnes grâces de votre Dieu ?» «Entre tous les autres, lui répondis-je, il y en «
a deux surtout dont je ne dois point te dire les noms, mais que Dieu connaît. Ce sont ceux dont la victoire est plus difficile et presque sans exemple; plus rare, par conséquent, leur couronne est plus glorieuse. C'est pour eux qu'il a été écrit : Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux.»
Après ces visions, ils demeurèrent, encore quelques jours en prison; puis on les amena de nouveau devant le tribunal, afin que le magistrat de Cirtha, non content des premiers châtiments par lesquels il avait honoré la généreuse profession de leur foi, les renvoyât encore au préfet. En ce moment, un de nos frères qui se trouvait parmi les spectateurs attira sur lui les yeux de tous les gentils; car ayant eu le bonheur de proclamer sa foi, il sembla que la splendeur du Christ éclatait sur son visage, comme dans ses paroles. Les impies, dans l'emportement de leur fureur, Iui demandaient si lui aussi il était de la religion des martyrs et portait le même nom qu'eux. Aussitôt, par une prompte confession de sa foi, il mérita de partager leur bonheur. Ainsi les bienheureux martyrs, pendant qu'on les préparait au supplice, gagnèrent à Dieu de nombreux témoins. Enfin on les envoya au préfet; ils parcoururent avec joie cette route difficile et pénible; dès leur arrivée, on les présenta à ce magistrat; après quoi on les jeta pour la seconde fois dans les prisons de Lambesis. Car les prisons, c'est la seule hospitalité que les gentils sachent donner aux justes.
Durant plusieurs jours, le sang fut répandu sans pitié, et un grand nombre de nos frères furent envoyés au Seigneur; cependant la rage insensée du préfet ne pouvait arriver jusqu'à Marien et à Jacques, et aux autres victimes d'entre les clercs : tant étaient nombreux les laïques qui étaient frappés; car cet impie cruellement habile avait séparé les différents ordres de notre religion, espérant que les laïques ainsi isolés des clercs céderaient aux tentations du siècle et à leurs propres terreurs. C'est pourquoi nos deux amis, les fidèles soldats du Christ, et avec eux le reste des clercs, s'affligeaient que les laïques les eussent devancés aux combats et à la gloire, et qu'on leur eût réservé à eux une victoire si lente et si tardive.
Durant cette longue attente, Jacques fut consolé par une nouvelle vision. Agapius, ce saint pontife dont nous avons parlé, avait depuis longtemps déjà consommé sort martyre. Deux jeunes filles, Tertulla et Antonia, qu'il aimait d'une tendresse toute paternelle, avaient souffert avec lui. Souvent il avait demandé à Dieu pour elles de les associer à son martyre, et Dieu avait daigné récompenser sa foi, lui en donnant l'assurance par ces paroles : «Pourquoi demandes-tu sans cesse ce que tu as mérité depuis longtemps par une seule prière ?» Or, Agapius apparut à Jacques dans sa prison, au milieu du sommeil. En effet, sur le point de recevoir le coup de la mort, pendant qu'on attendait l'arrivée du bourreau, on entendit Jacques qui disait : «Que je suis heureux ! je vais rejoindre Agapius, je vais m'asseoir avec lui et tous les autres martyrs au banquet céleste. Cette nuit même, je l'ai vu, notre bienheureux Agapius; au milieu de tous ceux qui avaient été enfermés avec nous dans la prison de Cirtha, il paraissait le plus heureux; un joyeux et solennel banquet les réunissait. Marien et moi, emportés par l'esprit de dilection et de charité, nous y courions comme à des agapes, lorsque tout à coup vint au-devant de nous un jeune enfant, que je reconnus pour un des deux frères jumeaux qui, trois jours auparavant, avaient souffert avec leur mère. Un collier de roses était passé à son cou, et dans sa main droite il tenait une palme d'une riante verdure. «Où courez-vous ? nous dit-il; réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse; demain vous souperez avec nous.» Oh ! qu'elle est grande, qu'elle est magnifique la Bonté de Dieu envers les siens ! Quelle tendresse paternelle dans le cœur du Christ notre Seigneur qui donne à ses enfants, bien-aimés des récompenses si belles, et leur fait connaître à l'avance les bienfaits que sa Clémence leur réserve !
Cependant le jour a succédé à la nuit dans laquelle cette vision a été manifestée, et déjà la sentence du préfet va servir à l'accomplissement des promesses de Dieu. C'est une condamnation, mais qui affranchit des tribulations du siècle Marien et Jacques avec les autres clercs, pour les rendre participants de la gloire, dans la société des patriarches. Ils furent donc conduits au lieu de leur triomphe; c'était une vallée profonde, traversée par un fleuve dont les rivages s'élevaient doucement en colline, et formaient ainsi, des deux côtés, comme les degrés d'un amphithéâtre. Le sang des martyrs coulait jusqu'au lit du fleuve; et cette scène n'était point sans mystère pour des saints qui, baptisés dans leur sang, allaient encore recevoir dans les eaux comme une nouvelle purification.
Vous eussiez vu alors l'ingénieux système d'une barbarie qui abrège ses coups pour les multiplier. Environné de tout un peuple de martyrs dont la tête est destinée au glaive, le bourreau les a disposés avec art sur de longues files, en sorte que ses coups sacrilèges semblaient courir d'une tête à l'autre, emportés par une aveugle fureur. Ainsi rien n'arrêtait son cruel ministère; c'était le moyen le plus prompt pour consommer cette barbare exécution. Si en effet il les eut tous frappé à la même place, bientôt les cadavres se seraient entassés en un énorme monceau; le lit du fleuve lui-même, bientôt comblé, n'aurait pas suffit à un si épouvantable carnage. Suivant la coutume, avant de frapper les victimes, on leur banda les yeux; mais les ténèbres ne purent obscurcir leurs âmes; une lumière vaste, immense, les inondait de ses ineffables splendeurs. Un grand nombre, malgré le voile qui leur dérobait l'éclat du jour, racontaient à leurs compagnons dans la mort et aux frères témoins de leur supplice, qu'ils voyaient des scènes d'une merveilleuse beauté, des coursiers plus blancs que la neige montés par des jeunes gens dont les robes blanches jetaient un vif éclat. D'autres en même temps, parmi les martyrs aussi, confirmaient les récits de leurs compagnons, par le témoignage d'un autre sens; ils avaient entendu les frémissements des coursiers et le bruit de leurs pas. Quant à Marien, déjà rempli de l'esprit de prophétie, il annonçait avec une assurance pleine de courage que le jour était proche où le sang des justes allait être vengé. Il prédisait les plaies nombreuses dont le monde était menacé, la peste qui allait fondre du ciel sur la terre, la captivité, la famine, les tremblements de terre, des déluges d'insectes dont les piqûres seraient mortelles. Par ces prophéties, non seulement la foi du martyr confondait les gentils; elles étaient encore un puissant aiguillon, ou plutôt comme le son de la trompette dans les combats, pour exciter et fortifier le courage des frères, leur rappelant qu'au milieu des plaies affreuses du monde, les justes de Dieu ne devaient pas laisser échapper l'occasion si belle d'une mort pieuse et honorable.
Quand le sacrifice fut achevé, la mère de Marien, transportée d'une joie digne de la mère des Machabées, et assurée maintenant du sort de son fils dont le martyre était consommé, le félicita de son bonheur et s'applaudit elle-même d'avoir donné le jour à un tel fils. Elle embrassait ce corps que ses entrailles avaient porté et qui faisait aujourd'hui sa gloire. Ses lèvres, avec une religieuse tendresse, déposaient de nombreux baisers sur la plaie encore sanglante. Ô Marie, que tu es heureuse ! heureuse d'être la mère d'un tel fils, heureuse de porter un si beau nom ! Qui ne croirait pas au bonheur qu'apporte avec lui un nom si grand, en voyant cette nouvelle Marie recevoir une pareille gloire du fruit de ses entrailles ? Vraiment elle est ineffable la Miséricorde du Dieu tout-puissant et de son Christ, envers ceux qui ont mis leur confiance en son Nom. Non seulement sa grâce les prévient et les fortifie, mais encore, en les rachetant de son Sang, Il leur donne la vie. Qui pourrait mesurer la grandeur de ses bienfaits ? Sa paternelle Miséricorde opère sans cesse et répand sur nous les (dons que la foi nous montre comme le prix du Sang de notre Dieu. À Li soient la gloire et le règne dans les siècles des siècles ! Amen.