LES ACTES DE SAINT FÉLIX ET DE SAINT FORTUNAT

(l’an de Jésus Christ 296)

fêtés le 23 avril


En la douzième année de l'empire de Dioclétien et de Maximien, les princes et les magistrat, publièrent dans toutes les villes un édit par lequel il était ordonné de mettre à mort par divers supplices tous les chrétiens qu'on pourrait découvrir, en quelque endroit que ce fut. On entreprit donc, dans l'univers entier, une sévère recherche des adorateurs du Christ; et l'ordonnance portait que tous ceux qui voudraient vendre ou acheter devaient préalablement sacrifier aux idoles, et que celui qui attrait recelé un chrétien serait lui-même puni tout le premier.
Vers ce même temps, les empereurs, qui étaient alors à Rome, confièrent au préfet Apollinaire la mission dans chaque Province de l’Italie des président ou magistrats, et des juges. Or, il arriva que, dans la ville d'Aquilée, on confia la présidence, à Euphémius, homme très-impie, parce qu'il paraissait animé de sentiments féroces contre les chrétiens. Lorsqu’il fut entré dans la ville, il alla droit au temple de Jupiter, et y offrit d'immondes victimes; puis il chargea le héraut public de crier par toute la ville que tous les habitants eussent à se rendre avec des victimes au capitole de Jupiter; il fit même placer dans les lieux publics des objets consacrés aux idoles. On vit alors tous les amis des chrétiens les trahir et les livrer aux juges. Un des employés du tribunal, nommé Aponius, dit au président : «Il y a présentement dans cette ville deux frères qui font profession du christianisme.» Le président ordonna aussitôt de les amener à son tribunal chargés de chaînes de la tête aux pieds. Les satellites étant entrés dans le lieu où ils demeuraient, ils les trouvèrent priant Dieu et disant : «Seigneur, vous êtes devenu notre refuge de génération en génération. Avant que les montagnes fussent créées ou que la terre fût affermie, de siècle en siècle vous êtes, ô Seigneur.» Le chef des satellites se saisit d'eux, les enchaîna par le cou et par les mains, et les conduisit devant le président. Lorsqu'ils furent arrivés, il dit a Euphémius : «Ceux que tu nous as ordonné de prendre sont a la porte.» — «Qu'on les introduise,» répondit le président.
Lorsqu'ils firent devant lui, Félix ayant marque son front du signe de la croix, et se frappant la poitrine, priait intérieurement. Le président leur dit : «Dites de quels noms on vous appelle.» Félix répondit : «Moi, je me nomme Félix, et mon frère s'appelle Fortunat; nous sommes chrétiens.»
Le président : «Êtes-vous originaires de cette ville, ou y êtes-vous venus comme voyageurs ?» Félix : «Nous sommes de ce pays, d'un lieu voisin, peu éloigné de cette ville. Mais, voyant que vous adorez de vaines et immondes idoles, nous avons abandonné notre demeure , préférant habiter dans les forêts avec les bêtes sauvages, que de vivre avec vous; car vous pratiquez un vain culte et vous sacrifiez aux démons.» Le président Euphémius : «Ne savez-vous pas encore ce qu'ont ordonné nos très pieux princes, savoir, que si on découvre des adorateurs du Christ, il faut les punir de divers supplices ?» Félix : «Qu’ils obéissent aux ordres des princes, ceux qui leur ressemblent et qui militent sous eux; pour nous, qui avons notre roi dans le ciel, nous n'avons rien de commun avec les ministres de Satan.» Le président, à ces paroles, les fit étendre et frapper de bâtons noueux par des hommes très vigoureux. Durant ce supplice, les martyrs, comme d'une foix, priaient ainsi le Seigneur : «Seigneur Jésus Christ, gloire à votre bonté ! car c'est en nous que vous avez accompli ces paroles que le saint Esprit a proférées par la bouche de votre serviteur David, disant : «Voyez comme il est bon, comme il est agréable pour des frères de demeurer dans l'union !» Nous vous prions, Seigneur, de daigner nous faire persévérer dans la sainte vocation à laquelle vous nous avez appelés, pour la gloire de votre nom, et pour raffermir le courage de ceux qui croient en vous; et afin que tous ceux qui servent les idoles apprennent qu'il n'y a point d'autre Dieu que vous, Seigneur, qui avez les anges pour ministres.» Euphémius leur dit : «Ignorez-vous que nos seigneurs les empereurs sont très irrités contre le nom de votre Christ ?» Félix répondit : «Eh bien ! qu'ils se fâchent; est-ce que pour cela ils pourront vaincre en quelque chose les serviteurs du Christ ? Sachez donc que plus vous vous irritez dans votre cruauté, plus nous sommes élevés en gloire.» Le président entendant cela, sourit, puis il leur dit : «Misérables ! je m'en vais vous faire couper la tête, quelle gloire vous en reviendra-t-il ?» Fortunat répondit : «La gloire que nous attendons du Seigneur notre Dieu est toute spirituelle; elle n'est pas de ce monde, car ce monde passe, et sa gloire aussi : la gloire que Dieu prépare à ceux qui croient en lui est éternelle; et qui êtes-vous, vous et vos princes ? Car votre gloire, à nos yeux c'est de nous avoir plongés dans les tourments.»
Le président, transporté de fureur à ces paroles, donna l’ordre, de suspendre les deux frères au chevalet, et de leur brûler les flancs avec des lampes ardentes. Tandis qu'on exécutait ses ordres, Félix et Fortunat chantaient des hymnes à Dieu, disant : «Seigneur, roi des saints anges, envoyez l'archange saint Michel à notre secours, pour la confusion de tous ceux qui adorent la vanité et le mensonge.» Comme ils parlaient encore, les lampes s'éteignirent, et ils s'écrièrent : «Le filet a été brisé, et nous sommes délivrés; notre secours est dans le nom dit Seigneur qui a fait le ciel et la terre.» Le président Euphémus leur dit : «Ce sont là des paroles vaines qui vous exaltent; approchez et sacrifiez au grand dieu Jupiter, par lequel vous pouvez mériter le salut» Félix répondit : «Mérite toi-même le salut de ton Dieu pour nous, notre salut, c'est le Christ. Vos dieux ne peuvent se sauver eux-mêmes, si on vient à les briser; comment peuvent-ils procurer aux autres ce dont ils sont incapables pour eux-mêmes ?» Le président, entendant cela, ordonna de les coucher sur le dos et de leur verser sur le ventre de l'huile bouillante. Les saints s'écrièrent alors : «Par le nom de notre Seigneur Jésus Christ, pour lequel nous endurons ce tourment, nous ne sentons pas la moindre chaleur;tu nous as au contraire , procuré du rafraîchissement.» Ce président d'iniquité, de plus en plus outré de colère, ordonna de leur frapper les mâchoires avec des balles de plomb, disant : «Il faut venger le, injures des dieux sur les bouches qui les ont proférées.» Fortunat lui dit : «Ô impie ministre du diable, invente encore, si tu peux, un autre supplice plus terrible, et dis à tes bourreaux de nous l'appliquer; car, comme le Seigneur Dieu nous assiste, nous ne saurions être effrayés par les tourments : l’ange du Seigneur est là qui fortifie tous nos membres.»
L'un des conseillers du président lui dit : «Seigneur, ces ennemis des dieux immortels semblent tirer de la gloire de tous ces supplices : fais-leur plutôt couper la tête.» Le président rendit alors contre eux la sentence capitale. Les satellites les conduisirent aussitôt hors de la ~ville, sur le bord de la rivière qui longe la cité. Les martyrs, en y arrivant, se mirent à genoux, et prièrent le Seigneur, en disant : «Nous vous rendons grâces Seigneur Jésus Christ, de ce que vous ne nous avez point abandonnés dans notre combat; ainsi, comme nous sommes sortis du même sein maternel, de même nous avons parcouru ensemble l'arène du martyre. Nous vous prions, nous vous demandons que pareillement vous nous permettiez d'entrer en même temps dans le paradis, où se trouvent réunis tous ceux qui, de ce monde, sont parvenus à la gloire céleste avec la palme du martyre subi pour votre nom.» Après qu’ils eurent ainsi prié, ils se donnèrent mutuellement le saint baiser, et récitèrent en présence de tous l’oraison dominicale. Le bourreau leur trancha la tête; puis tous les satellites se retirèrent, laissant là les corps des martyrs.
La nuit suivante, des hommes pieux de la ville vinrent au même lieu, portant des linges et des aromates, dont ils ensevelirent secrètement les corps saints. En même temps survinrent des habitants de la ville de Vicence, leurs concitoyens, dans le dessein de transporter les corps des martyrs dans leur patrie; mais les habitants d'Aquilée y mirent opposition. Comme ce débat se prolongeait, et que les uns et les autres redoutaient la cruauté du président et des païens, par une inspiration céleste, ils convinrent que le corps de saint Félix serait transporté à Vicence, et celui de saint Fortunat à Aquilée, sous la condition toutefois que la tête de celui-ci serait emportée à Vicence, tandis que celle de saint Félix resterait à Aquilée.
Les saints de Dieu Félix et Fortunat furent martyrisés le douze du mois de mai, sous l'empire de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.