LE MARTYRE DE SAINT ÉPIPODE ET DE SAINT ALEXANDRE

(L'an de Jésus-Christ 178)


fêtés le 22 avril


Si l'histoire prend soin de conserver la mémoire des hommes illustres, et de consacrer par des éloges les actions généreuses de ceux qui ont donné leur vie, ou pour défendre leur liberté, ou pour l'intérêt de leur patrie, ou seulement pour acquérir une gloire vaine et stérile : si leurs vertus, quoique vaines, ont passé à la postérité pour lui servir d'exemple; de quelles louanges ne doit-on pas relever la mort des martyrs, puisqu'elle renferme, comme en abrégé, des exemples admirables d'une foi vive et d'une piété sincère, et que leur sang est un germe précieux d'où l'on voit éclore la sainteté et la vie ? Ils ont combattu, non pour un roi de la terre ou pour un prince mortel, mais pour le Roi du ciel, et pour un Prince dont la Puissance est infinie et la Durée éternelle. Si on les a vus courir au trépas, ce n'est pas pour une patrie terrestre où l'on reçoit une vie qu'on perd aussitôt, mais pour la patrie céleste, pour la véritable patrie, dont les saints sont les fondateurs, et dont les habitants sont immortels; où l'on jouit d'une liberté que l'enfer avec toute sa violence ne peut jamais ravir; où l'on est comblé d'une gloire toute divine. Mais quoiqu'on ne puisse avoir qu'une idée imparfaite de la félicité dont Dieu récompense les travaux des martyrs, parce qu'il n'est pas moins impossible de la comprendre que de la mériter, il n'est rien toutefois qui soit plus digne de passer aux siècles à venir, que les combats et les triomphes des saints ; rien qui soit plus propre à faire naître dans le cœur des fidèles une noble ardeur qui les porte à embrasser une vie pure, et qui soit une imitation du martyre par une continuelle mortification des passions et de la chair. C'est dans ce dessein que nous avons entrepris de rapporter la glorieuse victoire que les bienheureux Épipode et Alexandre ont obtenue, sous les Auspices du Christ et par le secours de sa Grâce, afin que leur exemple augmente, fortifie et anime la foi des chrétiens.
Il y avait dix-sept ans que Lucius Vérus et Marc-Aurèle étaient assis sur le trône des césars, lorsque la fureur des Gentils se répandit comme un torrent impétueux dans toutes les provinces de l'empire contre l'Église. Mais ce fut particulièrement dans la ville de Lyon qu'elle causa de plus grands ravages; et les traces qu'elle y laissa furent d'autant plus sanglantes et plus nombreuses, que cette cité était peuplée d'un plus grand nombre de fidèles. Les magistrats et les officiers d'armée, les soldats et le peuple, travaillaient de concert, et avec une égale animosité, à détruire la religion, employant contre elle toute sorte de tourments, et persécutant sans relâche tout ce qui portait le nom de chrétien, sans distinction d'âge, ni de sexe. Les noms de quelques-uns de ces martyrs ont été conservés avec les circonstances de leur mort; mais il y en a beaucoup plus qui, pour avoir fini leurs jours dans les chaînes et dans l'obscurité d'une prison, ou ayant péri dans quelque émeute populaire, ont été confondus dans la foule, et ne sont écrits que dans le livre de la Vie bienheureuse. Car après cet horrible carnage des chrétiens dont le sang remplit la ville de Lyon, et fit changer de couleur aux eaux du Rhône, ainsi qu'on le peut voir dans la lettre que les très illustres Églises de Vienne et de Lyon écrivirent sur ce sujet aux Églises d'Asie et de Phrygie, les païens crurent avoir entièrement éteint le nom et la religion de Jésus Christ. Ce fut alors qu'Épipode et Alexandre, qui en faisaient une profession secrète, furent dénoncés au gouverneur par leurs propres domestiques. Ce magistrat, irrité de ce que ces deux chrétiens avaient échappé à l'exacte recherche qu'il croyait en avoir faite, donna des ordres très précis de les arrêter, s'imaginait pouvoir enfin achever d'abolir en leur personne une religion qui lui était si odieuse.
Mais avant d'en venir aux particularités de la mort de ces saints, il faut dire un mot de leur vie. Alexandre était grec, mais Épipode était natif de Lyon; tous deux unis, dès leur plus tendre enfance, par les mêmes études et les mêmes exercices; mais plus unis encore dans la suite par les liens d'une véritable charité. Leur amitié croissait avec leurs lumières, et augmentait à mesure qu'ils faisaient de nouveaux progrès dans les sciences. Leur union devint enfin si intime, et leurs sentiments se trouvèrent si conformes en toutes choses, que, quoiqu'ils eussent reçu de leurs illustres parents une éducation très sainte, ils ne cessaient cependant de s'exciter l'un l'autre par de réciproques et de continuelles exhortations à tendre à une plus haute perfection. Ils y réussirent si bien, que s'exerçant avec une attention toute particulière à la tempérance, à la pauvreté, à la foi, à la chasteté, aux œuvres de miséricorde, et généralement à toutes les vertus les plus excellentes du christianisme, ils se rendirent des victimes dignes d'être immolées à Dieu; et ils eurent, par une heureuse anticipation, tout le mérite du martyre avant d'en souffrir la peine. Ils étaient dans la fleur de leur jeunesse, et ils n'avaient point voulu engager leur liberté, ni prendre le joug du mariage. Dès qu'ils eurent aperçu les premiers feux de la persécution, ils songèrent à suivre le conseil de l'Évangile; mais ne pouvant pas fuir d'une ville à une autre, ils se contentèrent de chercher une retraite où ils pussent demeurer cachés, et servir Dieu en secret. Ils la trouvèrent dans un faubourg de Lyon, près de Pierre-Encise, et ce fut le petit logis d'une veuve chrétienne et d'une singulière piété qui les mit d'abord à couvert de la première enquête des persécuteurs. Ils y furent quelque temps inconnus, par la fidélité que leur garda leur sainte hôtesse, et par le peu d’apparence qu’avait leur asile. Mais enfin ils furent découverts, et ils ne purent échapper à l'importune et trop curieuse recherche d'un officier du président. Ils furent arrêtés au passage étroit d'une petite chambre, au moment où ils s'échappaient, et ils demeurèrent si éperdus lorsqu'ils se virent entre les mains cruelles des gardes du gouverneur, qu'Épipode perdit un de ses souliers que sa charitable hôtesse retrouva, et qu'elle conserva comme un riche trésor.
Ils furent d'abord mis en prison, et avant même d'avoir été interrogés ; le nom seul de chrétien portant avec soi la conviction manifeste des plus grands crimes. Trois jours après, ils furent conduits, ayant les mains attachées derrière le dos, au pied du tribunal du gouverneur. Cet homme cruel leur demanda leur nom, et quelle était leur profession. Une multitude innombrable de peuple remplissait l'audience, et l'on voyait sur le visage de chacun l'expression d'une haine farouche. Les accusés dirent leur nom, et confessèrent naïvement qu'ils étaient chrétiens. À cet aveu, le juge et l'assemblée se récrient, s'emportent, frémissent de rage. Toute une ville est en mouvement pour perdre deux innocents. «Quoi! dit le gouverneur d'un ton que la fureur rendait terrible, deux jeunes téméraires oseront braver les immortels! les saintes ordonnances de nos princes seront foulées aux pieds! À quoi ont donc servi tant de supplices ? C'est donc en vain qu'on a dressé des croix, qu'on a mis en usage le fer et le feu; en vain les bêtes se sont rassasiées des corps de ces impies! Où sont les chevalets, les lames de cuivre ardentes ? où sont les tourments les plus affreux, prolongés même jusqu'au delà du trépas ? Quoi! tout cela a été inutile! les hommes ne sont plus, leurs os ont été réduits en cendre; à peine trouve-t-on la place où furent leurs tombeaux; et le nom du Christ retentit encore à nos oreilles : des bouches sacrilèges font encore entendre ce nom odieux à la vue des autels, devant les images sacrées des césars. N'attendez pas que cette audace criminelle, demeure impunie. Le ciel et la terre demandent votre supplice; il est juste de les satisfaire. Mais de crainte qu’ils ne s'encouragent l'un l'autre, et qu'ils ne s'animent à souffrir par paroles ou par signes, comme on sait assez que c'est la coutume de ces gens-ci, qu'on les sépare; qu'on fasse retirer Alexandre, qui paraît le plus vigoureux, et qu'on applique Épipode à la torture.»
Le gouverneur crut qu'il pourrait tirer quelque avantage de la conjoncture où se trouvait ce jeune homme, privé du secours de son ami, abandonné à sa propre faiblesse, et laissant présumer que dans une si grande jeunesse on ne devait pas craindre une résistance trop opiniâtre. Suivant donc les traces de l'ancien serpent, il commença par employer la douce persuasion, dans l'espoir d'insinuer dans l'âme du martyr le poison mortel de la flatterie. «C'est dommage, lui dit-il, qu'un si aimable jeune homme périsse pour la défense d'une mauvaise cause. Je sais que tu as de la piété, que ton âme est remplie de tendres sentiments de religion; mais nous crois-tu des impies ? N'avons-nous pas une religion et des dieux, et la piété est-elle bannie de nos temples ? Toute la terre adore les mêmes divinités que nous, et nos augustes princes sont les premiers à leur rendre leurs hommages. Au reste, nos dieux aiment la joie : c’est au milieu des banquets somptueux qu'on leur adresse des prières; et les vœux qu'on leur fait ne sont jamais mieux exaucés que lorsqu'on les accompagne de jeux, de danses et d'agréables concerts. Que te dirai-je enfin ? l'amour et les plaisirs, la bonne chère et les vins délicieux, la magnificence des spectacles, les agréables intrigues du théâtre; en un mot, les plus doux passe-temps de la vie, font la plus grande partie de leur culte. Vous autres, vous suivez une religion sombre et chagrine; vous adorez un homme qui a été cloué à une croix; qui ne peut souffrir qu'on jouisse de tous ces plaisirs, qui condamne la joie, qui se plaît à avoir des adorateurs exténués par les jeûnes; enfin, qui conseille une chasteté triste et inféconde. Mais, après tout, quel appui peut-on attendre de ce Dieu, quel bien peut-Il faire à ceux qui s'attachent à son service, Lui qui n'a pu garantir sa propre vie de l’attentat formé contre elle par les derniers des hommes ? J'ai bien voulu te représenter toutes ces choses, afin que, renonçant à cette religion farouche et sauvage, tu ne songes plus qu'à passer ta jeunesse parmi les doux et tendres amusements de cet âge destiné par la nature à la jouissance de tous les contentements que le monde offre à ceux qui en savent faire un bon usage.»
Le bienheureux Épipode répondit au gouverneur en ces termes : «La Grâce de Jésus Christ mon Maître, et la foi catholique que je professe, ne me laisseront jamais surprendre à la douceur empoisonnée de tes paroles. Tu feins d'être sensible aux maux que je me prépare; mais sache-le bien, je ne regarde cette fausse compassion que comme une véritable cruauté. La vie que tu me proposes est pour moi une éternelle mort; et la mort dont tu me menaces n'est qu'un passage à une vie qui ne finira jamais. Il est glorieux de mourir d'une main comme la tienne, accoutumée à répandre le sang de ceux qui refusent d'abandonner le parti de la vertu. Au reste, ce Dieu que nous adorons, ce Souverain Seigneur de tout l'univers, en un mot, ce Jésus dont tu rappelles le supplice sur la croix, sais-tu qu'il est ressuscité; qu'Homme et Dieu tout ensemble Il S'est élevé dans le ciel par sa propre vertu, traçant Lui-même à ses serviteurs un chemin à l'immortalité, et leur préparant là-haut des trônes tout brillants de gloire ? Mais je m'aperçois que ces choses sont trop relevées pour toi; je veux bien me rabaisser en ta faveur, et te parler le langage des hommes. Les ténèbres dont ton esprit est couvert sont-elles si épaisses, qu'elles ne te laissent pas voir que tout homme est composé de deux substances différentes, l'âme et le corps ? chez nous l'âme commande et le corps obéit; ces plaisirs infâmes que tu me vantes tant, et qui plaisent si fort à tes dieux , flattent agréablement le corps, mais ils donnent la mort à l'âme. Pour nous, nous prenons le parti de notre âme contre notre corps, et nous la défendons des vices qui l'attaquent. Ne nous vante pas tant la piété des païens envers leurs dieux : le premier et le plus grand de vos dieux, c'est votre ventre; vous lui sacrifiez la plus noble partie de vous-même; et vous rabaissant jusqu'à la nature des bêtes, après avoir vécu comme elles, vous n'attendez qu'une fin pareille à la leur. Mais lorsque nous périssons par vos ordres, que font vos tourments, sinon de nous faire passer du temps à l'éternité, et des misères d'une vie mortelle au bonheur d'une vie qui n’est plus sujette à la mort ?»
Le gouverneur ne put refuser son admiration à un discours si rempli de sagesse et de générosité; il en fut touché; mais ce sentiment ne dura pas longtemps, et la honte, le dépit et la rage lui succédèrent bientôt avec toutes les horreurs qui les accompagnent. Ne pouvant donc résister à ces trois furies, il commanda qu'on frappât à coups de poing cette bouche qui avait parlé avec tant d'éloquence. La douleur que ressentit le saint martyr ne fit qu'affermir sa constance; et malgré le sang qui sortait de sa bouche avec une partie de ses dents, il ne laissa pas de proférer ces paroles : «Je confesse que Jésus Christ est un seul Dieu avec le Père et le saint Esprit, et il est juste que je lui rende une âme qui est sortie de ses mains, et qu’Il a rachetée de son sang. Ainsi la vie ne m'est point ôtée, elle n'est que changée en une plus heureuse; et il m'importe peu de quelle manière ce corps cesse de vivre, pourvu que l'esprit qui l'anime retourne à celui qui lui a donné l'être.» À peine le bienheureux Épipode eut-il fini ces derniers mots, que le juge le fit élever sur le chevalet, et placer des bourreaux à droite et à gauche, qui lui déchirèrent les côtes avec des ongles de fer. Mais voilà que tout à coup on entend un bruit effroyable : tout le peuple demande le martyr; il veut qu'on le lui abandonne. Les uns ramassent des pierres pour l'en accabler; les autres, plus furieux, s'offrent à le mettre en pièces; tous enfin trouvent la cruauté du gouverneur trop lente, à leur gré ; il n'est plus lui-même en sûreté. Surpris de cette violence inopinée, il craint qu'on ne viole le respect dû à son caractère et désirant assoupir dès sa naissance ce commencement de sédition, il fait enlever le martyr, et sans donner le temps aux mutins de poursuivre leur attentat, il le fait immoler d'un coup d'épée. Ainsi, par une disposition favorable de la Providence, l'emportement des ennemis de saint Épipode ne fit que précipiter la fin de son martyre, le Christ se hâtant Lui-même de couronner son serviteur.
Cependant le gouverneur brûlait d'impatience de tremper dans le sang d'Alexandre ses mains encore fumantes de celui de son ami Épipode. Il l'avait laissé un jour en prison, et remettant son interrogatoire au jour suivant, il se le fit amener dans le dessein de rassasier, par son supplice, sa propre fureur et celle de tout le peuple. Il fit toutefois un effort sur lui-même, et retenant avec peine les mouvements impétueux d'un courroux aveugle, il voulut tenter la voie de la douceur, avant de prendre celle des tourments. «Tu es encore, lui dit-il, maître de ta destinée; profite du délai qu'on te donne, et de l'exemple de ceux qu'un fol entêtement a fait périr. Grâce aux dieux immortels, nous avons fait une si bonne guerre aux sectateurs du Christ, que tu es presque le seul qui soit resté de ces misérables; car enfin apprends que le compagnon de ton impiété ne vit plus. Cesse donc de te promettre l’impunité si tu persévères dans ton crime; aie pitié de toi-même, et viens remercier les dieux d'une vie qu'ils daignent te conserver.»
«C'est à mon Dieu que je dois toute ma reconnaissance, répondit Alexandre; que son Nom adorable soit béni à jamais. Tu crois m’épouvanter par le souvenir que tu rappelles dans ma mémoire des tourments que tant de martyrs ont endurés; mais sache que tu ne fais qu'enflammer davantage l'ardeur que j’ai de les suivre, quand tu retraces à mes yeux leurs triomphes. Penses-tu avoir fait périr ces âmes bienheureuses que tu as chassées de leurs corps à force de supplices ? Désabuse-toi, elles sont dans le ciel, où elles règnent; mais le croiras-tu ? ce sont les persécuteurs eux-mêmes qui ont péri en cette rencontre. Que j'ai pitié de l'erreur où je te vois! ce nom sacré que tu t'imagines pouvoir éteindre dans les flots de sang que tu verses, n'en est que plus éclatant. Cette religion que tu prétends renverser par tes faibles efforts, c'est Dieu qui en a jeté les fondements; ils sont inébranlables. La vie pure et sainte des chrétiens soutient l'édifice, et leur mort précieuse l'augmente et l'embellit. C'est ce même Dieu qui a fait le ciel; Il est le Maître de la terre, et Il règne par sa Justice dans les enfers. Apprends donc que les âmes auxquelles tu crois donner la mort s'échappent de tes mains, et prennent leur essor vers le ciel, où un royaume les attend; au lieu que tu descendras dans l'enfer avec tes dieux. En faisant mourir mon bien-aimé frère, tu as assuré son bonheur et je meurs d'impatience de le partager avec lui. Qu'attends-tu donc ? je suis chrétien, je l'ai toujours été, et je ne cesserai jamais de l’être. Tu peux cependant tourmenter ce corps, qui, étant formé de terre, est sujet aux puissances de la terre; mais mon âme, d'une nature toute céleste, ne reconnaît point ton pouvoir; celui qui l'a créée saura bien la garantir de ta cruauté.»
Ce discours ne fit qu'augmenter dans l'âme du gouverneur la honte et la colère. Il fit étendre le saint martyr les jambes écartées, et trois bourreaux le frappaient sans relâche. Ce tourment ne diminua rien de la sainte fierté de ce généreux athlète, et il ne s'adressa jamais qu'à Dieu pour implorer le secours. Comme son courage ne se démentait pas, et qu’il commençait à lasser les bourreaux, qui déjà s'étaient relayés plusieurs fois, le gouverneur lui demanda s'il persistait toujours dans sa première confession : «Oui, répondit-il d'un ton d'autorité, et qui témoignait la grandeur de sa foi; car tes dieux ne sont que de mauvais démon; mais le Dieu que j'adore, et qui seul est tout-puissant et éternel, me donnera la force de Le confesser jusqu'au dernier soupir; Il sera le conservateur et le gardien de ma foi.» Le gouverneur dit alors : «Je vois la pensée de ces misérables; leur fureur insensée est montée à un tel point, qu'ils mettent toute leur gloire dans la durée de leurs souffrances; et, ils croient par là avoir remporté une victoire signalée sur ceux qu'ils nomment leurs persécuteurs; il faut les guérir de cette folle présomption.» Puis s'efforçant de prendre un ton plus grave et plus modéré, il prononça cette sentence : «Étant une chose contraire au bon exemple et au respect dû à la religion des dieux, et à la dignité de notre siège, de souffrir plus longtemps l'opiniâtreté impie du nommé Alexandre, convaincu de
christianisme; et comme ce serait en quelque sorte s'en rendre complice, que d'en différer la punition, nous ordonnons qu'il sera attaché à une croix pour y expier son crime par sa mort.» Les bourreaux prirent aussitôt le saint, et le lièrent à ce bois qui est devenu le signe de notre salut. Il n'y demeura pas longtemps sans expirer; car son corps avait été si fort déchiré dans cette cruelle flagellation, que les côtes décharnées laissaient voir à découvert les entrailles. Ayant donc son âme unie au Christ, il la Lui rendit en invoquant son saint Nom.
Le tombeau réunit les deux amis, que la mort seule avait pu séparer quelques moments. Les fidèles ayant enlevé secrètement leurs corps, allèrent cacher ce pieux larcin dans un endroit inconnu aux infidèles. Il y avait, sur le penchant d'une des collines de la ville, un enfoncement couvert d'arbres épais; là, parmi des broussailles, on trouvait une espèce de grotte. La chute des eaux l'avait insensiblement creusée, et leur humidité féconde avait fait naître à l'entour des ronces et des épines qui en dérobaient la vue à ceux que le hasard conduisait en ces lieux écartés. Ce fut cette caverne que l'on choisit pour être dépositaire des sacrées dépouilles de nos martyrs, et pour les mettre à couvert d'une seconde persécution des païens, qui, par une inhumanité inconnue aux peuples les plus barbares, refusaient aux morts le repos de la sépulture. Ce lieu est devenu dans la suite célèbre par les miracles qui s'y opèrent tous les jours, et qui y attirent la dévotion du peuple. Voici ce qui commença à le mettre en réputation.
Une maladie contagieuse ravageant la ville de Lyon, un jeune homme de famille noble, déjà tout consumé des ardeurs de la fièvre, fut averti en songe d'avoir recours aux remèdes que lui donnerait une certaine femme qui lui fut nommée. C'était celle-là même qui avait le soulier de saint Épipode. Étonnée de la prière qu'on lui faisait de s'employer à la guérison de ce jeune homme, elle dit ingénument qu'elle n'avait aucune connaissance de la médecine; qu'à la
vérité elle avait guéri plusieurs maladies par le moyen du soulier qui avait servi à un saint martyr, et que Dieu avait fait tomber entre ses mains, pour la récompenser de l’hospitalité qu'elle avait exercée envers ses serviteurs. En même temps Lucie, c'est ainsi que se nommait cette charitable veuve, fit la bénédiction sur un verre d'eau qu'elle présenta au malade. Celui-ci ne l'eut pas plus tôt pris, que le feu de sa fièvre s'éteignit, non par un effet naturel, mais par un miracle de la Toute-Puissance divine. Le bruit de cette merveille se répand par toute la ville; la foi chrétienne est exaltée , le pouvoir des saints est reconnu. Le peuple court en foule au tombeau des martyrs, demande la santé, la reçoit, et avec la santé, la Grâce du ciel et la lumière de l'Évangile : on ne cherche que la guérison du corps et on obtient encore celle de l'âme. Les miracles se multiplient; à l'aspect de cette caverne sacrée, les démons sortent des possédés, les maladies prennent la fuite, tous les maux disparaissent, et il se passe en ce lieu de si grandes choses, que l'incrédulité est obligée de se rendre malgré elle à l'évidence des faits. Gardons-nous donc d'être incrédules; la Puissance de Dieu aime à se découvrir aux esprits dociles, elle les favorise, elle les aime; mais elle se montre réservée envers ceux qui doutent, et ne daigne rien opérer en leur faveur.