LES ACTES DES SAINTES AGAPE, CHIONIA ET IRÈNE

(L'an de Jésus-Christ 303)

fêtés le 16 avril


Si, depuis l'avènement et le séjour en ce monde de Jésus Christ notre Sauveur et notre Maître, la grâce s'est répandue plus abondamment qu'autrefois sur le genre humain, les victoires des saints ont été aussi plus glorieuses. Au lieu de ces ennemis que les yeux du corps savent reconnaître, on commença à triompher de ceux que le sens de la vue ne peut apercevoir. Les démons invisibles de leur nature furent vaincus et livrés aux flammes par de simples femmes chastes et pures, que l'Esprit saint remplissait de sa vertu. Telles furent trois saintes, originaires de Thessalonique, cette ville que le très sage apôtre Paul a célébrée, et dont il a loué la foi et la charité, lorsqu'il a dit : «En tous lieux votre foi au vrai Dieu est comme;» et ailleurs : «Pour la charité qui doit unir les frères, je n'ai pas eu besoin de vous en écrire; car vous-mêmes vous avez appris de Dieu à vous aimer les uns les autres.»
Dans la persécution soulevée par l'empereur Maximien contre les chrétiens, ces femmes qui avaient enrichi leurs âmes de toutes les vertus, obéissant aux lois de l'Évangile, avaient imité par, un généreux amour de Dieu, et dans l'espérance des biens célestes, l'exemple du patriarche Abraham; elles avaient abandonné leur patrie, leur famille et leurs biens. Pour échapper aux persécuteurs, selon les préceptes du Christ, elles s'étaient retirées sur une haute montagne, et là elles vaquaient aux saintes prières; mais si leur corps trouvait un asile au sommet d'une roche escarpée. c'était au ciel que leur âme habitait sans cesse. Ayant été arrêtées dans leur retraite, elles furent conduites au magistrat, qui avait dirigé cette persécution, la Providence voulant leur donner l'occasion d'accomplir jusqu'au bout les préceptes divins, je veux dire de garder inviolable jusqu'à la mort leur amour envers le Christ, et mériter ainsi la couronne d'immortalité. Une des trois possédait la perfection de la loi, puisqu'elle aimait Dieu de tout son cœur et son prochain comme elle-même, le saint, Apôtre ayant dit : «L’amour est la fin de la loi.» Aussi on l'appelait Agape, nom par lequel les Grecs désignent l’amour. Une autre avait conservé, brillante et sans tache la splendeur de son baptême, en sorte qu'on aurait pu lui attribuer la parole du Prophète : «Vous me laverez, et je deviendrai plus blanc que la neige.» On la nommait Chionia, d'un mot qui signifie neige. Enfin la troisième avait en elle la paix qui est le don spécial du Dieu notre Sauveur, selon la parole du Seigneur lui-même : «Je vous donne ma paix;» c'est pourquoi elle se nommait Irène, mot qui signifie la paix. Ces trois femmes furent amenées au magistrat, qui, les voyant dans la résolution de ne pas sacrifier aux dieux, les condamna à être brûlées. Ainsi elles allaient, dans un feu qui ne devait durer qu'un instant, triompher de tous les habitants des flammes éternelles, du diable, de la foule des démons, et de la nombreuse armée que Satan a sur la terre; elles allaient conquérir une couronne incorruptible de gloire, et mériter de louer éternellement avec les anges le Dieu qui leur avait fait tant de grâces. Nous dirons en abrégé leurs derniers combats.
Le président Dulcétius étant assis sur son tribunal, Artémius son greffier dit : «Voici le rapport sur les accusés présents devant toi; il nous est envoyé par le stationnaire; si tu l'ordonnes, j'en ferai la lecture.» Je t’ordonne de le lire,» répondit le président Dulcétius.
Aussitôt le greffier dit : «Je lirai de suite et par ordre à mon maître tout ce qui est écrit. Voici ce qu'écrit Cassandre le bénéficiaire : «Sache, maître et seigneur, qu'Agathon, Agape, Chionia, Irène, Cassia, Philippa et Eutychia ne veulent point manger des victimes immolées aux dieux. C'est pourquoi je les ai fait conduire devant ton Excellence.» Alors le président Dulcétius dit aux accusés : «Quelle est cette folie qui vous pousse à refuser d'obéir aux ordres très saints de nos empereurs et de nos césars ?» Puis à Agathon il dit : «Comment toi, qui venais enfin de sacrifier comme ont coutume de faire ceux qui sont consacrés aux dieux, n'as-tu pas voulu sacrifier avec nous ?» Agathon répondit : «Je sais chrétien.» Dulcétius reprit : «Est-ce que même encore aujourd’hui tu veux persévérer dans ta résolution ?» «De plus en plus,» répondit Agathon.
Dulcétius continua : «Et toi, Agape, que dis-tu ?» Elle répondit : «Moi, je crois au Dieu vivant, et je ne veux pas perdre le témoignage de ma conscience dans le bien que j'ai pu faire. Alors le président reprit : «Et toi, Chionia, que dis-tu,
à toutes ces choses ?» Chionia répondit : «Parce que je crois au Dieu vivant, je n'ai pas voulu faire ce que tu dis.» Le président se tourna vers Irène, et lui dit : «Et toi, à ton tour, que dis-tu de ces choses ? Pourquoi n'as-tu pas obéi à l'ordre si religieux de nos empereurs et de nos césars ?» «Parce que je craignais Dieu,» répondit Irène. Le président continua : «Et
toi, Cassia ?» Cassia répondit : «Je veux sauver mon âme.» Le président reprit : «Est-ce que tu ne veux pas participer à nos
sacrifices ?» «Non, jamais,» répondit-elle. Alors le président à Philippa : «Et toi, Philippa, que dis-tu ?» Elle répondit :
«Moi aussi, je dis la même chose.» Le président dit : «Quelle est cette même chose que tu veux dire ?» Philippa lui répondit : «J'aime mieux mourir que de goûter aux chairs de vos sacrifices.» Enfin le président à Eutychia : «Et toi, Eutychia, que dis-tu ?» Elle répondit : «Moi aussi je ferai la même réponse; j'aime mieux mourir que de faire ce que tu ordonnes.» Le président lui dit : «N'as-tu pas un mari ?» «Il est mort,» dit Eutychia. «Depuis combien de temps ?» reprit le président. «Depuis environ sept mois,» dit Eutychia.» Le président insista : «De qui es-tu enceinte ?» Du mari que Dieu m'avait donné,» dit Eutychia. Le président reprit : «Je t'exhorte, Eutychia, à renoncer à cette folie, et à reprendre des pensées plus humaines. Que dis-tu ? Ne veux-tu pas obéir à l'édit de l'empereur ?» «Non, répondit Eutychia, je ne veux pas lui obéir; car je suis chrétienne, servante du Dieu tout-puissant.» Alors le président prononça : «Puisque Eutychia est enceinte, qu'on attende et qu'on la garde en prison.»
Puis il ajouta : «Et toi Agape, que dis-tu ? Veux-tu consentir à faire tout ce que nous, en sujets fidèles, nous faisons pour obéir aux empereurs et aux césars nos maîtres ?»
«Jamais, répondit Agape; je ne connais pas le dévouement à Satan. Mon cœur ne se laisse point entraîner par tes paroles; Dieu l'a fait inexpugnable à tes coups.» Alors le président dit : «Et toi, Chionia, que dis-tu de ces choses ?» «Personne, dit Chionia, ne pourra pervertir mon âme.» Le président reprit : «Avez-vous les Écritures impies des chrétiens, leurs parchemins ou leurs livres ?» Chionia répondit : «Président, nous n'avons plus rien; les empereurs qui règnent aujourd'hui nous ont tout enlevé.» Le président reprit : «Qui vous a inspiré de pareilles pensées ?» «Le Dieu tout-puissant, répondit-elle.» «Mais, ajouta le président, quels sont ceux qui les premiers vous ont jetées dans une semblable folie ?» «Le Dieu tout- puissant, répondit encore Chionia, et avec lui son Fils unique notre Seigneur Jésus Christ.» Dulcétius dit : «Il est évident que vous devez aux empereurs et aux césars, nos puissants seigneurs, l'obéissance et le dévouement. Mais puisque depuis si longtemps, après des avertissements et des édits sans nombre, après les menaces les plus terribles, la témérité et l'audace vous emportent encore jusqu'à mépriser les justes lois des empereurs et des césars; puisque, jusqu'à ce jour obstinément attachées à l'odieux nom des chrétiens, vous n'avez opposé qu'un refus à l'ordre que vous donnaient les stationnaires et les premiers officiers de faire une abjuration écrite de la foi du Christ, recevez donc le juste châtiment de votre crime.» Et aussitôt après ces paroles il lut la sentence dont voici la teneur : «Agape et Chionia, égarées par la perversion de leur cœur et l'impiété de leurs pensées, ont violé l'édit des Augustes et des Césars nos maîtres; maintenant encore elles pratiquent une religion téméraire et vaine, la religion des chrétiens, objet de l'exécration de tous les hommes pieux; qu'elles soient brûlées vives.» Puis il ajouta : «Quant à Agathon, Cassia, Philippa et Irène, qu'on les garde en prison, jusqu'à ce qu'il me plaise d'en disposer autrement.»
Lorsque le feu eut consumé les saintes femmes, on amena de nouveau la bienheureuse Irène devant le président Dulcétius, qui lui parla en ces termes : «Ta folie éclate au grand jour dans tout ce que tu fais. Comment ! jusqu'à ce jour tu as voulu garder chez toi les parchemins, les livres, les tablettes, les recueils de tout genre, où sont inscrites les Écritures de la secte impie des chrétiens ! Quand on les a apportées ici devant toi, tu les as reconnues, quoique toujours jusque là tu eusses nié les avoir en ta possession ! N'est-ce donc point assez pour toi du châtiment dont tu as vu frapper tes sœurs ? N'as-tu pas crainte de la mort, quand tu la vois devant les yeux ? C'est donc une nécessité pour moi de te punir; mais je veux essayer encore de la douceur; je puis te pardonner, si tu consens du moins à reconnaître les dieux; tu peux sortir d'ici non seulement impunie et à l'abri pour l'avenir de tout châtiment et de tout danger, mais entièrement libre. Que réponds-tu à ces promesses ? Vas-tu faire ce que t'ordonnent nos empereurs et nos césars ? Es-tu disposée à manger avec nous les victimes saintes, et à immoler à nos dieux ?» «Non jamais, répondit Irène, jamais, par le Dieu tout-puissant, qui a créé, le ciel et la terre, et la mer, et tout ce qu'ils renferment. Un châtiment épouvantable, le feu éternel, attend ceux qui auront renié Jésus, le Verbe de Dieu.»
Dulcétius dit : «Qui donc t'a engagée à te faire jusqu'aujourd’hui la dépositaire de ces parchemins et de ces Écritures ?» Irène répondit : «C'est le Dieu tout-puissant; Il nous a ordonné de l'aimer jusqu'à la mort, et nous n'avons pas osé le trahir; nous avons mieux aimé être brûlées vives ou souffrir tout autre supplice, que de livrer de semblables écrits. Le président dit : «Y avait-il dans cette maison où tu habitais quelqu'un qui sût ton secret ?» Irène répondit : «Le Dieu tout-puissant qui voit tout l'a su, mais personne après lui. Nous regardions nos maris comme plus à craindre que nos ennemis les plus cruels; ils auraient pu nous dénoncer. Nous n'avons donc montré nos livres à personne.» «L'année dernière, dit le président, lorsque pour la première fois la piété de nos empereurs et de nos césars publia un édit semblable à celui qui vous amène aujourd'hui devant moi, où vous étiez-vous cachées ?» Irène répondit : «Nous nous cachions là où nous conduisait la Volonté de Dieu; sur les montagnes. Dieu le sait, où nous n'avions d'autre abri que le ciel.» Le président insista : «Chez qui viviez-vous ?» «En plein air, répondit Irène, tantôt sur une montagne et tantôt sur une autre.» «Mais, dit le président, qui vous donnait du pain ?» Irène répondit : «Le Dieu qui donne la nourriture à tous les êtres.» «Votre père, dit le président, était-il instruit de toute, ces choses ?» Irène répondit : «Non, je l'affirme au nom du Dieu tout-puissant, notre père ne savait absolument rien de tout cela.» «Et parmi vos voisins, dit le président, qui donc en avait connaissance ?» «Nos voisins, répondit Irène, interroge-les, parcours toi-même le voisinage. et demande qui sont ceux qui ont connu le lieu de notre retraite.» «Et à votre retour de la montagne, dit le président, lisiez-vous les Écritures en présence de quelqu'un ?» Irène répondit : «Elles étaient dans notre maison, et nous n'osions pas les en tirer. C'était pour nous une grande cause de tristesse de ne pouvoir nous y appliquer jour et nuit, comme nous avions toujours
eu coutume de faire, depuis le commencement jusqu'à l'année dernière, que nous avons dû les cacher.» Le président Dulcétius reprit : «Tes sœurs par notre ordre ont subi la juste peine que portent les décrets; mais toi, je ne veux pas, comme à elles et tout d'un coup, t'arracher la vie; j'ordonne à mes satellites et à Zozime, le bourreau publie, de t'enfermer nue dans un lieu de prostitution; chaque jour on t'apportera du palais un pain; les satellites auront l'ordre de ne pas te laisser sortir.»
Lors donc que les satellites avec Zozime, le bourreau publie, se furent présentés devant le tribunal, le président leur dit : «Je veux que vous sachiez que, si l'on vient à m’apprendre que cette femme est sortie, ne fut-ce que pour un moment, du lieu où j'ordonne qu'elle soit retenue, vous en serez punis par le dernier supplice. En même temps qu'on arrache les Écritures des coffrets qui les contiennent, et qu'on me les apporte.» Irène fut donc traînée au lupanar publie, comme le président l'avait ordonné; mais, par la grâce de l'Esprit saint, qui la protégeait et la gardait pour être offerte comme une victime intacte et pure au Seigneur Dieu de l'univers, personne n'osa s'approcher d'elle, ni tenter une action ou une parole qui eût alarmé sa modestie. Le président Dulcétius l'ayant su, rappela cette très sainte femme, et la fit présenter devant son tribunal : «Est-ce que tu persévères encore, lui dit-il, dans ta première témérité ?» «Non, dit Irène, ce n'est pas la témérité, c'est la piété envers Dieu dans laquelle je veux persévérer.» Le président Dulcétius lui dit : «Ta première réponse a montré manifestement que tu ne voulais pas obéir à l'ordre des empereurs; et maintenant encore je te vois persister dans la même arrogance. C'est pourquoi tu subiras le juste châtiment de ton crime.» Aussitôt il demanda une carte, et il y écrivit la sentence suivante : «Irène a refusé d'obéir aux ordres des empereurs et de sacrifier aux dieux; même encore aujourd'hui elle persévère dans le culte et la société des chrétiens; c'est pourquoi j'ordonne qu’elle soit, comme ses deux sœurs, brûlée vive.»
Quand la sentence eut été lue par le président, des soldat s'emparèrent d'Irène et la conduisirent sur un lieu élevé, où ses sœurs avaient auparavant souffert le martyre. Là ils allumèrent un grand bûcher et ordonnèrent à leur victime d'y monter d'elle-même. Aussitôt Irène, en chantant des psaumes et en célébrant la gloire de Dieu, se jeta dans le bûcher. Ce fut ainsi que cette vierge illustre, sous le neuvième consulat de Dioclétien Auguste, et le huitième de Maximien Auguste, consomma son martyre, aux calendes d'avril, Jésus Christ notre Seigneur régnant en maître sur le monde. À lui avec le Père et l'Esprit saint, gloire dans les siècles des siècles ! Amen.