LES ACTES DE SAINT SYMPHORIEN

(L'an de Jésus Christ 178)


fêté le 22 août

L'empereur Marc-Aurèle venait d'exciter dans l'empire une effroyable tempête contre l'Église, et ses édits foudroyants attaquaient de tous côtés la religion du Christ, lorsque Symphorien vivait à Autun dans tout l’éclat que peuvent donner une haute naissance et une rare vertu. Il était sorti d'une famille chrétienne, et l'une des plus considérables de la ville. Son père se nommait Fauste; illustre par le sang qu'il avait reçu de ses ancêtres, plus illustre encore par celui que son fils avait reçu de lui. Ce jeune seigneur, dont les mœurs avaient été cultivées et polies par les belles-lettres, n'avait pas eu moins de soin de purifier les belles-lettres par l'étude de la piété; en sorte que dans un âge qui d’ordinaire ne donne que des fleurs, son esprit déjà mûr avait produit des fruits d'une sagesse anticipée, dont les vieillards les plus consommés dans la pratique des vertus auraient pu se faire honneur. On l'avait vu passer de l'enfance à la jeunesse, sans avoir éprouvé les imperfections de ces deux premiers âges, les plus dangereux de la vie; et de la jeunesse on le voyait entrer si heureusement dans l'âge viril, et donner des marques si sûres d'un mérite achevé, que les gens de bien les plus éclairés, frappés de l'éclat de tant de belles qualités, avouaient qu'un jeune homme ne pouvait être si accompli, sans entretenir commerce avec les intelligences célestes. Une prudence naïve et sans artifice, jointe à une simplicité noble et sans bassesse, tempéraient toutes ses actions, et y introduisaient cette juste mesure, qui est l'âme de toutes les vertus. En un mot, il s'était si bien conduit, et avec tant de bonheur, à travers les écueils de la mer orageuse du monde, qu'il avait évité d'y faire naufrage.
Autun, qui faisait remonter bien haut dans l'antiquité sa noblesse et son origine, suivait les vieilles erreurs d'une religion sacrilège. Environné de temples profanes, et rempli d'idoles, il était livré tout entier aux vaines superstitions du paganisme. Son peuple, désoccupé de toute autre affaire, passait les jours et les nuits dans l'exercice d'un culte ridicule. Cybèle, Apollon et Diane y étaient particulièrement révérés.
Un jour qu'on faisait une procession solennelle en l'honneur de Cybèle, sous le nom de Bérécynthie, et que la dévotion pour la mère des dieux y avait attiré toute la ville, Symphorien se rencontra par hasard en un endroit où la marche religieuse passait. Voyant la déesse qu'on portait sur un brancard, il ne put s'empêcher de marquer le mépris qu'il faisait de cette idole; et bien loin de l'adorer, comme on l'y voulait contraindre, il s'en moqua hautement. Il fut arrêté sur-le-champ, et présenté à Héraclius. C'était un magistrat, personnage consulaire, qui était pour lors à Autun avec une commission de l'empereur pour la recherche des chrétiens. Héraclius, s'étant assis sur son tribunal, dit à Symphorien : «Déclare ton nom et ta condition.» Symphorien répondit : «Je suis chrétien, et je m'appelle Symphorien.» Le juge dit : «Tu es chrétien! comment donc as-tu pu nous échapper ? car on ne trouve guère ici de ces sortes de gens. Réponds-moi : «Pourquoi as-tu refusé d'adorer la déesse-mère?» Symphorien répondit : «Je te l'ai déjà dit, c'est que je suis chrétien : je n'adore que le vrai Dieu, qui est dans le ciel; et je suis si peu disposé à adorer ce vain simulacre du démon, que si tu veux me faire donner un marteau, je vais de ce pas mettre votre déesse-mère en pièces.» Le juge dit : «Cet homme n'est pas seulement un sacrilège; il joint la révolte à l'impiété. Est-il de cette ville ?» Un officier répondit : «Oui, seigneur, il est de cette ville, et d'une des premières familles.» Le juge dit à Symphorien : «C'est donc cela qui te rend si fier; ignores-tu quelles sont les ordonnances de nos princes ? Qu'on les lise.» Le greffier lut : «L'empereur Marc-Aurèle à tous gouverneurs, juges et magistrats, présidents et autres officiers généraux de notre empire : Ayant appris que certaines gens, qui se disent chrétiens, ne font aucune difficulté de violer les lois les plus saintes de la religion, nous voulons qu'il soit procédé contre eux à toute rigueur; et nous vous enjoignons de les punir de divers supplices, lorsqu'ils tomberont entre vos mains, à moins qu’ils ne veuillent sacrifier à nos dieux. En sorte toutefois que la justice retienne la sévérité dans de justes bornes, et qu'en retranchant le crime, on ne punisse pas, trop rigoureusement les criminels.»
Lecture étant faite de l'édit de l’empereur, le juge dit : «Que dis-tu à cela, Symphorien ? crois-tu qu’il soit en mon pouvoir d'aller contre une déclaration du prince si formelle ? Tu ne peux nier que tu ne sois coupable de deux crimes : de sacrilège envers les dieux, et de manque de respect à l'égard des lois. Donc, si tu ne te mets en devoir de satisfaire à ce qui est porté par l’édit qu’on vient de lire, je ne puis me dispenser de faire un exemple en ta personne; les lois outragées, et les dieux offensés demandent ton sang.» Symphorien répondit :
«On ne me persuadera jamais que cette image soit autre chose qu'un prestige du démon, dont il se sert pour tromper les hommes, et pour les entraîner avec lui dans un malheur éternel. Sache que tout chrétien qui ne craint point d'arrêter ses yeux sur ces objets profanes, et qui s'engage imprudemment dans des sentiers qui conduisent aux crimes, tombera infailliblement dans l'abîme, et donnera dans les embûches que l'ancien ennemi des hommes ne cesse de leur dresser. Car enfin nous avons un Dieu qui n'est pas moins sévère et rigoureux lorsqu'Il punit le péché, qu'Il est bon et libéral lorsqu'Il récompense les mérites. Il donne la vie à ceux qui craignent sa puissance, et la mort à ceux qui se révoltent contre elle. Tant que je demeurerai ferme dans la protestation publique et sincère que je fais de n'adorer que Lui, je suis sûr d'arriver au port du Roi éternel, sans craindre ni les vents, ni les flots que la fureur du démon peut soulever contre moi pour me faire périr.»
Le juge, voyant qu'il n'y avait aucune apparence que Symphorien se rendît, le fit frapper par ses licteurs, et conduire en prison. Les délais accordés par la loi étant expirés, et le juge ayant ordonné qu'on le lui amenât, on vit sortir du milieu des ténèbres cet enfant de la lumière, et du creux d'un cachot obscur celui qui devait bientôt être reçu dans le palais du Roi éternel, séjour d'une immortelle clarté. Les nœuds que formaient ses liens s'étaient relâchés et ne serraient que faiblement ses bras amaigris et exténués; et les incommodités de sa prison ayant consumé une partie de son sang dans ses veines et dans tout son corps desséché, le ciel lui en tenait compte comme s'il l'eût déjà répandu pour lui. Le juge lui dit : «Considère, Symphorien, ce que tu perds, et le tort que tu te fais en refusant d'adorer les dieux immortels; car outre la gloire que tu acquerrais en servant l’empereur dans ses armées, tu pourrais encore attendre de sa libéralité des récompenses proportionnées à tes services. Considère le péril auquel tu t'exposes, si aujourd'hui même tu ne fléchis le genou devant la déesse-mère, si tu ne rends tes adorations à Apollon et à Diane, ces grands dieux. Veux-tu que je fasse entourer leurs autels de guirlandes ? Crois-moi, offre à ces dieux de l’encens, et, par des sacrifices dignes de leur majesté suprême, rends-les favorables à toi.» Symphorien répondit : «Un juge qui est le dépositaire de l'autorité du prince et des affaires publiques, ne doit pas perdre le temps en des discours vains et frivoles. S'il est dangereux de ne pas travailler chaque jour à acquérir quelque vertu nouvelle, combien plus doit-on appréhender, en s'écartant du droit chemin, d'aller inconsidérément se briser contre les écueils des vices ?»
Le juge dit : «Du moins sacrifie aux dieux pour jouir des honneurs qui t'attendent à la cour.» Symphorien répondit : «Un juge avilit sa dignité, et en ternit le lustre, lorsqu'il se sert du pouvoir qu'elle lui donne pour tendre des pièges à l’innocence. Il cause à son âme un dommage irréparable, et s'expose à voir son nom flétri d'un opprobre éternel. Au reste, je ne crains point la mort, puisqu'elle est une dette que nul homme ne peut s'exempter de payer à Dieu. Prévenons-la par le désir, et faisons-nous-en un mérite auprès de lui, en la lui offrant de bonne grâce; changeons cette dette en offrande. À quoi me servirait le repentir inutile et tardif d'avoir tremblé devant un juge qui doit mourir comme moi ? Tu m'offres dans une coupe d'or un breuvage qui, sous quelque douceur apparente, cache une amertume mortelle, et donne la mort à ceux qui sont assez imprudents pour le recevoir. Je refuse tous les avantages qui me sont offerts par une autre main que par la main du Christ. Les richesses dont il nous comble avec une profusion digne d'un Dieu, sont incorruptibles; on n'en craint ni la perte ni la diminution : mais votre cupidité insatiable, en voulant tout posséder, ne possède rien en effet. La fragilité des biens de ce monde ne nous afflige point, parce que nous n'y avons aucune attache; et la fortune ne nous peut rien ôter, parce que nous ne tenons rien d'elle. Vos plaisirs et vos joies sont semblables à une eau glacée qui se dissout au premier rayon du soleil. Tout ce qui fait l'objet de vos désirs finit bientôt, est sujet au changement, et est enfin entraîné par le torrent rapide des années dans le vaste sein de l'éternité. Il n'y a que notre Dieu qui puisse donner une félicité durable. L'antiquité la plus reculée n'a point vu le commencement de sa Gloire, parce que sa Gloire est avant tous les temps; et les derniers siècles n’en verront pas la fin, parce qu'elle subsistera encore après eux.»
Le juge dit : «Tu lasses enfin ma patience, Symphorien; et il y a trop longtemps que je t'écoute relever par des louanges outrées la puissance chimérique de je ne sais quel Christ. Ou sacrifie immédiatement à la déesse-mère; ou, après t'avoir fait passer par toute la rigueur des supplices, je mettrai ta tête aux pieds de Cybèle.» Symphorien répondit : «Je crains le Dieu tout-puissant qui m'a donné l'être et la vie, et je n'adore que Lui. Mon corps est en ton pouvoir, et ce pouvoir même ne sera pas long; pour mon âme, elle est indépendante de toi et de ton tribunal. Souffre seulement que je te représente combien est monstrueux le culte que vous rendez à vos idoles. Qui ne rougirait en voyant ces jeunes infortunés qui, se ruant autour de cette image impie, unissent, dans les transports d'une joie insensée, la fureur avec la brutalité, et veulent faire d'un crime détestable un acte de religion ? Qui ne rougirait en voyant votre Apollon chassé honteusement du ciel, et réduit à garder les troupeaux du roi Admète ? Quel dieu adorez-vous ? quel exemple recueillez-vous de ce dieu qui, chantant jour et nuit sur sa lyre ses infâmes amours, aime à voir ses lauriers mêlés de myrtes et de roses ? Je ne parle point de ces voix que les démons, sous le nom de cet Apollon, font sortir du fond d'une grotte qui en mugit, et du milieu d'un trépied qui en est ébranlé; ces voix qui par mille détours viennent effrayer vos oreilles et abuser vos esprits. Mais quel aveuglement vous fait adorer le démon du midi sous la figure d'une Diane (car c'est ce qu'une curieuse recherche a découvert à nos saints docteurs); ce démon qui, parcourant les places et les carrefours des villes, va semant dans les cœurs des misérables mortels la discorde et l'envie ?» Symphorien en cet endroit fut interrompu par le juge, qui, ne pouvant plus contenir son dépit, prononça cette sentence : «Nous déclarons Symphorien coupable du crime de lèse-majesté, pour avoir refusé de sacrifier aux dieux, pour avoir parlé d'eux sans respect, enfin pour avoir fait outrage à leurs sacrés autels; en réparation, nous le condamnons à mourir par le glaive, vengeur des dieux et des lois.»
Comme on le conduisait au supplice, sa mère, digne de tous les respects, l'exhortait du haut des murs de la ville. «Mon fils, lui dit-elle, Symphorien mon fils, aie dans ta pensée le Dieu vivant; ranime ta constance, ô mon fils! la mort n'est pas à craindre lorsqu'elle conduit à la vie : tiens ton cœur en haut; regarde, mon fils, Celui qui règne au ciel. Aujourd'hui on ne t'enlève pas la vie; on te la change en une meilleure. Aujourd'hui, mon fils, par un heureux échange, tu vas passer à la vie céleste.» Ce fut hors des murs de la ville que ce bienheureux martyr finit sa sainte carrière par la main d'un bourreau qui lui sépara la tête du corps. Quelques personnes de piété enlevèrent secrètement ses sacrées reliques. Assez proche du lieu où Symphorien souffrit le martyre, la terre donne passage à une fontaine, sur le bord de laquelle on avait bâti une petite cabane. Ce fut là que l'on déposa le corps du martyr. Mais il n'y demeura pas longtemps caché, et les miracles que Dieu opérait par lui le découvrirent bientôt. Les païens mêmes, surpris de tant de merveilles, ne purent lui refuser leur vénération.