LES ACTES DE SAINT PRIVAT, ÉVEQUE

(L'an de Jésus Christ 259)


fêté le 21 août

Au temps de Valérien et de Gallien, qui gouvernaient alors la république romaine, une violente persécution exerçait ses fureurs contre les chrétiens : elle était si ardente que les juges, contraints qu'ils étaient par les innombrables édits des empereurs, parcouraient tout le pays, accompagnés de leurs officiers et d'une troupe de soldats, et jetaient en prison tous les adorateurs de Dieu qu'ils pouvaient saisir. On les traînait ensuite devant les tribunaux, et là on les flagellait cruellement, ou les livrait aux bêtes ou au bûcher; en un mot, on leur infligeait tant de tourments divers, que la mort eût été de beaucoup préférable aux supplices qu'on leur faisait subir pour les détacher de la foi. C'est à cette époque qu'à Rome Corneille, à Carthage Cyprien, ces grands pontifes, furent couronnés d'un glorieux martyre pour le nom du Christ. Tant et de si grands maux enflammèrent enfin l'indignation du Seigneur. Ce fut, en effet, en ces temps-là que l'empire romain, après la défaite de ses ennemis, jouissant d'une grande tranquillité, soudain presque toutes les nations barbares, lesquelles avaient jusque-là été contenues dans leurs limites, se jetèrent comme à un signal convenu sur le territoire de la république, dévastant l'Orient et l’Occident, détruisant tout sur leur passage, semant partout la mort et le carnage, et laissant après elles de vastes solitudes. L'un de ces peuples, les Allemands, plus forts en nombre qu'en valeur guerrière, ayant traversé le Rhin, passèrent dans les Gaules. En ce temps-là ils avaient pour roi Chrocus, ainsi que l'atteste l’antiquité. Cette multitude innombrable ayant donc parcouru la Gaule, comme une nuée de sauterelles, portant partout l'épouvante et la destruction, comme en font foi aujourd'hui encore les ruines des grandes villes, forma le projet de porter ses armes dévastatrices dans le pays de Gabalum. À cette nouvelle, les habitants de cette contrée, pour échapper à un si pressant danger, se réfugièrent sur une montagne nommée Grédon, espérant trouver un lieu de sûreté sur cette hauteur, qui n'était pas encore fortifiée par l'art, mais défendue seulement par la nature. Ce lieu présentait un refuge si assuré que les populations voisines y accoururent, et ils se félicitaient de s'être mis par là à l'abri des poursuites de l'ennemi.
À cette époque, le saint évêque Privat gouvernait ce pays et cette Église, et il avait fixé son siège dans le village de Mende, parce que ceux qui, avant lui, avaient possédé la dignité épiscopale, avaient séjourné et étaient inhumés en ce lieu. Cet homme d'une sainteté consommée, aussi zélé pour la religion que désireux de la tranquillité, s'était construit avec beaucoup de soin une maison au sommet de la montagne qui domine le village : il y demeurait en tout temps et n'en sortait guère que pour célébrer les solennités selon les rites prescrits. Lors donc que les peuples de cette région se furent mis en sûreté en fortifiant le mont Grédon, l'invasion ennemie trouva le saint évêque Privat retiré dans sa demeure. Dans cette retraite, bien qu'il ne fût point corporellement avec les nouveaux habitants du Grédon, néanmoins il ne leur fit point défaut par ses prières; car ceux qu'il ne pouvait consoler par sa présence, il les fortifiait spirituellement.
Sur ces entrefaites, les barbares étant entrés dans ce pays et portant partout le ravage, se réunirent près du mont Grédon, pour en assiéger les nombreux habitants, parmi lesquels se trouvaient les hommes les plus marquants de ces diverses contrées. Mais, comme les fortifications ajoutées aux remparts naturels de la montagne ôtaient aux barbares l'espoir de s'en emparer; car ils ne voyaient pas même par quelle voie ils pourraient l'attaquer, l'incertitude amenant bientôt le désespoir, leur férocité leur suggéra la pensée d'entourer la montagne de nombreux postes militaires, et de tenir ainsi longtemps les assiégés comme emprisonnés; afin que, s'ils étaient en état de résister aux attaques de l'ennemi, la faim du moins les obligeât à se rendre. Deux années s'écoulèrent dans cette situation.
Tandis que les barbares maintenaient ainsi un siège rigoureux, ils apprirent que l'évêque ne se trouvait point parmi les assiégés , mais qu'il résidait dans une retraite qu'il s'était préparée avant la guerre. À cette nouvelle, une multitude de soldats accourent pour s'emparer de sa personne, dans l'espoir qu'il suffirait de l'exposer aux regards des assiégés pour émouvoir tous les esprits, et les contraindre ainsi à descendre au lieu où ils verraient leur évêque captif. Ils se rendirent donc à la demeure du saint, sur la colline située entre l’église et la montagne même, et qui était munie d'une forteresse à laquelle l'architecte avait donné autrefois le nom de Tuteur. Les barbares y étant arrivés, ils interpellèrent le saint évêque Privat. Le saint ayant compris qu'ils étaient venus pour le prendre et l'emmener, dans le dessein d'adoucir l'esprit de son peuple, de leur persuader de se rendre, et d'engager ces hommes que la protection de Dieu avait sauvés à se jeter dans l'esclavage, il répondit qu'il n'en ferait rien; d'autant que ni l'évêque ne doit donner un pareil conseil à son peuple, ni le peuple placé en un lieu de sûreté ne devait consentir à se rendre; ajoutant qu'il préférait de beaucoup s'exposer à toutes sortes de périls plutôt que de se prêter à une action aussi perfide.
Les barbares, irrités de cette réponse, le fustigent avec des bâtons, et le conduisent, en le frappant, jusqu'à la ville, dans l'espérance que ce supplice lui ferait changer de sentiment. Mais le saint, persévérant dans sa résolution, ajouta seulement que, pour peu qu'ils eussent de prudence et d'humanité, sa première réponse devait leur suffire; et que ce qu'ils exigeaient de lui ne lui était pas permis. À ces mots, ces barbares, dépourvus de raison et redoublant de fureur, ont recours à des tourments plus cruels, cherchant à contraindre un homme d'une si grande sainteté à sacrifier aux idoles, espérant ainsi que celui qui n'avait pas voulu se faire l'ennemi de ses concitoyens par de mauvais conseils, deviendrait peut-être l’ennemi de son âme. Ils préparèrent donc des sacrifices impies, et se mirent à les offrir, en lui disant avec de grandes menaces qu'il eût à choisir, ou de sacrifier comme eux aux idoles, ou de périr dans les tourments. Le saint évêque Privat répondit sans hésiter : «Je m'étonne que vous espériez contraindre un évêque à faire des choses si exécrables. Si vous aviez tant soit peu de sagesse humaine, vous sauriez, sans que je vous le dise, que pour un homme de mon rang, quel qu'il soit, il vaut beaucoup mieux subir les tourments de la mort la plus atroce, que de faire périr le peuple qui lui est confié, et de devenir ainsi, en se perdant lui-même, l'auteur de leur perte.»
Après l'avoir entend parler de cette sorte, feignant alors une certaine modération, ils lui dirent : « Est-ce que nous te forçons à observer des rites en usage seulement parmi les barbares ? Est-ce que vos empereurs et leurs juges n'adorent pas les idoles ? et n'obligent-ils pas tous les chrétiens à leur sacrifier ?» Le saint évêque Privat répondit : « Je reconnais ce qui est une chose déplorable, que ce que vous dites n'est que trop vrai : en effet, les princes des Romains se montrent dans les cérémonies païennes pour commettre non pas seulement des péchés, mais des crimes. S'il n'en était pas ainsi, les nations barbares n'auraient pas tant de puissance pour briser la république romaine. Car tout ce que vous faites pour notre malheur ne vient pas tant de votre force guerrière que de l'idolâtrie de nos empereurs. Mais notre Dieu, que vous ne connaissez aucunement, est si puissant, que dans un instant il peut délivrer de l'erreur les princes que vous nous opposez, et renverser vos idoles. Il lui est pareillement facile de nous secourir, dans sa Bonté accoutumée, après nous avoir châtiés par les coups des tribulations présentes. Pour moi, animé de l'espérance des biens éternels, quels que soit les tourments qui m'attendent, je les méprise.»
Alors les barbares le menacèrent de supplices encore plus cruels, et lui dirent : «Ou sacrifie incontinent, ou sache que, pour servir d'exemple à tous les autres, après avoir été accablé de divers genres de tourments, tu périras d'une mort inouïe et atroce.» Mais le saint évêque Privat, par le secours de la grâce de Dieu, ayant constamment l'âme préparée à tout souffrir, répondit : «Employez tous les genres de tourments et donnez à ma vie la fin que vous voudrez. Pour moi, au nom du Seigneur mon Dieu, je ne puis pas être autre que je ne suis; et il m'est plus avantageux d'endurer les peines présentes que de me jeter dans les tourments éternels, après vous avoir servis, comme un insensé, vous et vos démons.» Et tandis qu'il prononçait hautement ces paroles et autres semblables, comme si son martyre fût déjà commencé, ils sévirent contre lui avec tant de barbarie, que le prêtre et confesseur du Seigneur, ayant été tourmenté par de rudes flagellations, par les flammes ardentes et d'autres nouveaux supplices, fut laissé pour mort.
Après cette exécution, les barbares voyant qu'ils n'avaient pu rien obtenir, retournèrent au pied du mont Grédon, d’où ils étaient venus; mais tout le profit qu'ils retirèrent de leur entreprise fut de demander en quelque sorte la paix aux assiégés de la montagne. La face des choses ayant donc changé subitement, ils offrirent à ces captifs ce que ceux-ci auraient dû leur demander; en sorte qu’on eût dit que c'étaient les barbares eux-mêmes qui avaient été délivrés. Ils leur firent même beaucoup de présents, et conclurent avec eux un traité de paix et de commerce. Qui pourrait douter que ce ne fût par les mérites du très saint évêque et martyr qu'aussitôt après son supplice l'ennemi abandonna le siège de la montagne ?
Le peuple, ayant enfin la liberté de quitter la montagne, accourut en toute hâte vers le confesseur son évêque en se félicitant : les uns se prosternaient à ses genoux, d'autres pansaient les blessures de son saint corps. Et c'est ainsi qu'on rendait en commun des actions de grâce à Dieu pour le bienfait d'une si grande miséricorde. Le bienheureux confesseur vécut encore quelque temps; mais comme les tourments l'avaient brisé, il ne tarda pas à passer de cette vie à la gloire qui lui était si justement due. Et parce que, en ce temps-là , comme je l'ai dit, la persécution contre les chrétiens sévissait en tout lieu, et que la rage des persécuteurs était telle, qu'ils n'épargnaient pas même les cendres des saints qu'ils avaient très injustement mis à mort, ceux qui se trouvaient auprès de leur saint évêque, guidés par un conseil salutaire, creusèrent une crypte dans un souterrain, et y déposèrent le saint corps en grande vénération. Et presque tous les jours le Seigneur notre Dieu, par les mérites de son saint martyr, daigne opérer en ce lieu les bienfaits de ses prodiges, afin que le Nom du Seigneur soit béni dans les siècles des siècles.