LE MARTYRE DE SAINT GENES D'ARLES

(L'an de Jésus Christ 303)


fêté le 25 août

De saint Paulin de Nole


La ville d'Arles réclame le bienheureux martyr Genès comme lui appartenant, fière de l'appeler son fils, parce qu'elle lui a donné le jour, et de l'invoquer comme son patron, à cause de la puissance qu'il s'est acquise par son glorieux trépas. Dès le commencement, le zèle pieux des fidèles et la science lettrée des hommes dévoués à la religion auraient dû célébrer sa mémoire, afin que le souvenir d'un mérite aussi glorieux, toujours vivant dans les ouvrages des écrivains et sur des monuments durables, parvînt pur et intact aux générations à venir, car c'est par de tels moyens que l'admiration conserve aux faits le charme de la nouveauté, en même temps que la vénération consacre l'antiquité de leur gloire. Mais parce que les âges qui se sont succédé durant une période fort longue, ont préféré se transmettre de l'un à l'autre le souvenir des événements, plutôt que de les confier aux lettres, il serait temps enfin de laisser ces récits aux siècles qui nous suivront dans des écrits exacts. Sans doute jusqu'à ce jour la mémoire en est restée si vive, que rien n'a pu en altérer la précision; mais il est à craindre que plus tard le peu de foi de ceux qui les racontent, aussi bien que de ceux qui les entendent, ne les fasse regarder comme des fables.
Saint Genès, dès la première fleur de sa jeunesse, s'était exercé pour remplir la profession d'écrivain. Il avait employé son talent à l'art difficile de suivre par la rapidité des doigts et des signes les paroles des avocats et les sons de la voix. C'était une image surnaturelle de sa gloire future, un présage
de la rapidité avec laquelle il devait saisir les préceptes divins et en tracerait les pieux caractères dans son âme fidèle. Or il arriva que, pendant qu'il remplissait encore la charge de greffier devant le tribunal du juge, on lut des lettres impies et sacrilèges qui décrétaient la persécution. L'homme de Dieu refusa de les entendre, et sa main déjà sainte ne voulut jamais les graver sur la cire. Jetant donc ses tablettes aux pieds du juge, il renonça pour toujours à un ministère si cruel pour une âme déjà consacrée à Dieu. En même temps, afin que fussent accomplis à la lettre dans son martyre les préceptes de l'Évangile qui permettent, ordonnent même quelquefois, de fuir le premier choc de la persécution, en changeant de retraite, et même en passant d'une ville dans une autre, parce qu'il est écrit : «L'esprit est prompt, mais la chair est faible», il se déroba à la fureur du juge. Mais celui-ci donna aussitôt l'ordre de l'arrêter et de l'amener; et comme il n'était pas facile de découvrir le lieu où il se cachait, les cruels ministres des vengeances du juge avaient ordre de le frapper de mort partout où ils le trouveraient.
Quand le bienheureux Genès l'eut appris, soit par la rumeur publique, soit par de secrets messages, il chercha de nouveaux asiles, non par faiblesse de courage, comme la suite le fit voir, mais pour s'accommoder aux terreurs de la chair. Pendant ce temps-là, quoiqu'il n'en eût pas besoin, il n'oubliait rien pour se fortifier dans la foi qu'il avait reçue du ciel. Mais, comme il n'avait point encore été régénéré dans l'eau par l'Esprit saint, il chargea des amis fidèles de demander pour lui à un évêque de l'Église catholique la grâce du baptême. Soit qu'il fût arrêté par la difficulté des circonstances, soit qu'il se défiât de la jeunesse de Genès, l'évêque différa de répondre à ses ardents désirs. Seulement il eut soin de lui faire connaître que la généreuse effusion de son sang pour le Christ lui mériterait la plénitude parfaite des grâces du sacrement. Pour moi, j'estime que cette hésitation de l'évêque n'a point eu lieu sans une disposition particulière de la Providence divine, afin que la main de l’homme ne parût même pas dans la consécration solennelle de celui à qui Dieu réservait, dans l'eau et le sang sortis du côté du Christ, la double grâce du seul et unique baptême.
En effet, lorsque tout fut prêt pour la victoire, Dieu, dont l'Esprit pénétrait les secrètes pensées du martyr, ne voulut pas lui différer plus longtemps la couronne. Il le livra à ses bourreaux, et l'offrît à l'avidité cruelle d'officiers barbares

altérés de son sang. Genès, se voyant surpris, obéit à l'inspiration du Seigneur. Il courut vers le Rhône, et confia ses membres saints au courant du fleuve; car il fallait que dans ses eaux, comme dans les flots d'un autre Jourdain, une main mystérieuse le purifiât de la lèpre mortelle du péché. Elle devait, par un double prodige, consacrer le corps du bienheureux dans les eaux, en même temps que le contact de ce même corps donnerait à celles-ci une véritable consécration. Tels ont été sans doute les secrets Desseins de Dieu, quand Il a voulu que le bienheureux Genès traversât le fleuve à la nage, lui qui aurait pu marcher sur la surface des eaux, à l'exemple du bienheureux Pierre, puisqu'il tendait lui aussi vers le Christ. À peine il avait atteint sur l'autre rive le lieu que le Seigneur avait prédestiné pour être arrosé du sang de son glorieux martyr, et où maintenant les fidèles accourent en foule offrir des vœux et des prières que le ciel continue toujours d'exaucer, qu'il fut rejoint par son bourreau. Assuré qu'il était par les Paroles du Christ des récompenses promises au martyre, il se réjouit de voir ses vœux exaucés. Son âme n'aspirait plus que vers Dieu ; un coup du glaive rompit les liens du corps qui la retenaient captive; et ces deux substances retournant comme d'elles-mêmes à leur première origine, le corps formé de la terre fut laissé à la terre, et l'âme venue du ciel s'envola vers sa patrie. Dès ce temps, les fidèles serviteurs de Dieu ont donné notre martyr pour patron aux deux rives sur lesquelles la ville d'Arles s'étend comme une double cité. Car au lieu même de sa bienheureuse passion ils ont laissé les traces précieuses de son sang, et ils ont transporté de l'autre côté du fleuve ses restes vénérés. Ainsi d'un côté par son sang, de l'autre par son corps, saint Genès demeure toujours présent sur les deux rives à la fois.
Tel est le récit fidèle de tout ce qui s'est passé, d'après la tradition et les monuments que j'ai pu trouver. Vous qui déjà saviez tout ceci, reconnaissez-le dans toute la joie d'un cœur pieux et dévoué; et vous qui l'ignoriez, apprenez à le connaître. Tous contemplant des yeux de l'âme la gloire d'un si grand martyr, qui semble encore avoir grandi avec les années, et qui maintenant doit vivre dans les siècles éternels, préparez vos âmes, chacun selon vos forces, à soutenir de pareils combats, si jamais des circonstances pareilles venaient éprouver votre courage; priant le bienheureux Genès, dont la place est auprès du Trône de Dieu jusqu’au jour des vengeances, d'étendre sa protection sur les prêtres, les ministres et tout le clergé, sur vous tous, et en particulier sur celui qui a composé ce récit pour votre instruction. Amen.