LES ACTES DE SAINT AGAPIT, MARTYR

(Vers l'an de Jésus Christ 274)

fêté le quinze des calendes de septembre

Les glorieuses et ineffables victoires des saints martyrs, qu'ils ont remportées pour l'amour du Christ, notre Seigneur et Rédempteur, retentissent dans le monde entier, et toutes les nations les chantent à l'envi; et certes, il ferait preuve d'une apathique indifférence, celui qui ou ne désirerait pas imiter de tels exemples, ou n'en serait pas enflammé du céleste amour; car si nous n'avons plus à craindre le glaive des persécuteurs, nous ne sommes pas pour cela délivrés, du perfide tentateur, qui ne cesse de souffler le feu des vices. On doit dire aussi que, lorsqu'il ne peut réussir à compromettre la vie des serviteurs de Dieu, il leur procure par là, bien malgré lui, la palme de la victoire. Lors donc qu'on nous remet sous les yeux les combats des saints martyrs aux prises avec l'ennemi du genre humain, notre cœur doit se remplir de l’amour des citoyens du ciel, afin que du moins, par cet amour, nous soyons nourris de la douceur de la vie céleste, puisque nous ne pouvons encore la goûter en réalité. Et ainsi nous ne serons pas privés des fruits qu'ont goûtés les martyrs, si l'âme s'élève en se disposant aux combats de la vie spirituelle; car l'Apôtre nous dit : «Tout ce qui est écrit est écrit pour votre instruction, afin que par la patience et la consolation des Écritures, nous jouissions de l’espérance.»
Et si on nous demande pourquoi nous avons mis en avant ces réflexions, nous répondrons par le récit qui va suivre.
Nous dirons dès à présent que, de même que les écrivains placent l'Italie à la tête de toutes les provinces et de toutes les contrées de la terre, de même aussi, depuis que la doctrine des saints apôtres, s'élançant de ce pays, a jeté de toutes parts ses rayons lumineux, on y a vu briller de l'éclat de toutes les vertus des hommes purs et illustres; de ce nombre était le glorieux Agapit, qui a resplendi comme une vive clarté envoyée du ciel.
Ce saint martyr né à Rome, et issu d'une famille noble, mena, dans la ville de Préneste, la vie monastique sous l'habit des ascètes. Depuis l’époque où il avait abandonné tout jeune sa propre patrie et les richesses paternelles, il s'était attaché, en cette ville, à un homme religieux nommé Porphyrius, qui l'éleva avec soin, lui enseigna avec succès les lettres humaines, et le forma si bien à la vie spirituelle qu'il eût été capable d'y instruire les autres. Lorsqu'il terminait sa quinzième année, il commença à soupirer de toutes ses forces vers la vie éternelle, en sorte qu'il désirait bien plus ardemment mourir pour le Christ, que de jouir des faveurs de la vie présente.
Mais l'homme de Dieu qui l'avait élevé, ayant eu connaissance du dessein qu'il avait formé de se préparer aux combats du martyre, l'en reprenait; car il craignait qu'il n'entreprît témérairement une œuvre si grande, et que la fermeté de sa foi n'en reçût quelque détriment. Il lui disait donc : «Cache dans le plus intime de ton cœur le Christ, la source de tous les biens; et lorsque sa Voix se fera entendre, va.» Mais le Seigneur, qui l'avait destiné à être cohéritier des enfants d'adoption, ne permit pas qu'il fût longtemps réduit à un silence infructueux; il ne voulut pas que cette lampe demeurât ainsi cachée sous le boisseau; mais il la plaça sur le chandelier, afin qu'elle éclairât tous ceux qui sont dans la maison.
Vers ce temps-là sortit de Rome un nommé Antiochus, qui avait été préfet du prétoire et s'attribuait une autorité de roi, et qui avait déjà fait endurer divers supplices aux chrétiens pour le Nom du Christ. Il vint dans la province Valéria, et semblable à un chien enragé, il s'efforçait d'atteindre par ses morsures chacun des fidèles. Agapit l'ayant appris, alla trouver Porphyrius, et lui dit : «Je t'en conjure par ta couronne et par la qualité de soldats du Christ qui nous a faits ce que nous sommes, ne souffre pas que nous fuyions la présence du tyran; allons plutôt spontanément nous présenter à lui, pour lui dire : «Pourquoi recherches-tu les disciples du Christ, et pourquoi veux-tu t'en faire des ennemis ?» Et aussitôt le bienheureux martyr du Christ, Agapit, courut à la maison d'Antiochus, et lui parla en ces termes : «Ô le plus scélérat et le plus débauché des hommes, pourquoi ne veux-tu pas cesser de poursuivre les saints de Dieu et de les tourmenter si cruellement, eux qui ne cessent de prier Dieu assidûment pour le salut et le maintien de la république et de tous les peuples ?» Antiochus, irrité de ces paroles, donna l'ordre de se saisir d'Agapit et de le conduire à son tribunal. Lorsqu'on l'eut amené, il lui dit : «Quelle autorité as-tu donc, pour venir ainsi, non seulement mépriser la majesté des princes, mais encore nous insulter audacieusement en public, et par des paroles si outrageantes?» Le bienheureux Agapit répondit : «Mon autorité est dans la Puissance de mon Dieu, qui est pour moi un mur inexpugnable et une armure de salut.» Antiochus lui dit : «Tu as donc un autre Dieu que ceux que nous adorons, et que révèrent les plus élevés en dignité parmi nous ?» Agapit répondit : «Est-ce que Jupiter, Saturne et autres démons te semblent être des dieux ? C'étaient des hommes souillés des crimes les plus énormes, dont vous ornez les images avec de l'or et de l'airain, pour les honorer ensuite.»
Antiochus, admirant tant de fermeté dans un enfant, lui dit : « De quelle condition es-tu ? quelle est ton origine ? d'où es-tu venu ici ? je désire le savoir.» Le saint martyr de Dieu, Agapit, répondit : «Si tu veux connaître ma patrie, je suis Romain, issu d’une famille illustre; j'ai été nourri et instruit, dès le berceau, dans la sainte Église qui est la mère de tous les catholiques.» Antiochus dit : «À ce que je vois, les chrétiens t'oNt imbu de leurs superstitions, en sorte que tu ne révères point les princes, et que tu refuses de rendre aux divines images les honneurs qui leur sont dus.» Agapit reprit : «Dis plutôt des démons, et non pas des dieux; car du sein de leurs statues ils vous donnent des réponses pour tromper les âmes, afin qu'après vous avoir ainsi dupés, ils se jouent de vous jusqu'au moment où ils vous entraîneront avec eux dans l'enfer, misérables et perdus que vous êtes.» Antiochus dit : «Jusqu'à présent, la philosophie m’a fait dissimuler mes injures personnelles; mais je ne saurais souffrir qu'on blasphème mes dieux.» Agapit reprit en souriant : «Lequel de toi ou de tes dieux doit être réputé le plus puissant ? Car, puisque tu t'efforces de les défendre, tu prouves par là-même qu'ils sont faibles et impuissants , eux qui, pour n'être pas lésés, vous demandent de les venger.»
En ce moment, l’un des satellites du président lui dit : «Seigneur juge, si tu prêtes les oreilles de ta clémence aux discours embrouillés de ce sacrilège, de cet entêté, tu ne pourras jamais le vaincre par des paroles. Interroge-le sur l'audace de sa présomption, et surtout informe-toi des richesses patrimoniales qu'il a apportées de Rome en venant ici, de peur que ce qui devait servir à la république ne lui fasse défaut.» Antiochus dit donc au bienheureux Agapit : «Quel est le motif qui t'a amené ici ?» Agapit répondit : «Le Christ m'a envoyé ici pour prêcher à tous ceux qui pensent comme vous, qu'ils aient à se débarrasser des lacets du diable et des doctrines des démons, par lesquels vous tenez leurs âmes captives, et qu'ils lassent pénitence de leurs péchés, en confessant le Seigneur Jésus Christ, afin qu'ils ne soient pas précipités avec le diable au fond des enfers ?» Antiochus dit : «Votre Christ, ayant voulu enseigner ces superstitions et ces futilités, fut saisi par des gens de sa nation et périt attaché au gibet de la croix.» Le bienheureux Agapit répondit : «Épargne à mes oreilles ce blasphème : la mort que le Christ a endurée pour nous, c'est notre vie; par le bois de sa croix Il a chassé la mort que l’homme, trompé par le diable, s'était attirée; ce que tu crois être une honte, fut la rédemption du monde, et non la punition d'une faute.» Antiochus dit : «Tous les blasphèmes que ta bouche profère seront vengés par les supplices les plus cruels; mais avant qu'on en vienne aux tourments, dis-moi où sont les trésors que tu as apportés ici, après avoir vendu ton patrimoine.» Agapit répondit : «Les richesses que j'ai retirées de mon patrimoine, et que tu me demandes avec un empressement si avide, sont déposées et conservées dans le Trésor de mon Christ, d'où les voleurs ne peuvent approcher.» Antiochus dit : «On voit bien que tes années ne sont pas encore parvenues à la maturité; et voilà pourquoi tu nous accumules ici avec emphase tant de fables et de puérilités; mais, crois-moi, suis les conseils de la prudence, et songe plutôt à ce qui doit t'être avantageux.» Agapit répondit : «Occupe-toi plutôt de toi-même, misérable, toi qui ne sais pas même qu'il y a une autre vie, et qui te complais uniquement dans la félicité présente et passagère, laquelle commence et finit par la tristesse, et qui est suivie de tourments éternels qui ne finiront jamais. Quant aux desseins de mon cœur, depuis mon berceau, ils sont fondés sur la vraie sagesse, qui est le Christ, et d’une manière si solide, qu'aucune attaque des malins esprits ne saurait les ébranler. C'est pour cela que je ne crains point tes bourreaux; car plus ils seront animés contre moi, plus ils éprouveront la Puissance de mon Dieu, et ils se retireront confondus.»
Antiochus dit : «Il y a assez longtemps que je souffre patiemment tes propos insensés. Je t'avertis donc que tu as un choix à faire; vois ce que tu préfères : il faut, ou que tu nous montres les trésors que nous savons être cachés chez toi, et alors tu pourras te retirer librement; ou que tu sacrifies aux dieux immortels; et en ce cas, tu pourras jouir avec nous d'une vie tranquille, et tu mériteras d'être compté au nombre de nos amis. Car j'ai compassion de ton jeune âge, et j'admire comment un enfant de quinze ans à peine ne craint pas de mourir de l’horrible mort des chrétiens. Je te le répète donc, Agapit, il faut que tu obéisses à ce que je te dis. Approche donc, et viens sacrifier au grand dieu, à l’invincible Jupiter, de peur que je ne sois contraint de te faire périr par divers supplices comme un enfant des chrétiens, toi qui appartiens à une si noble famille.» Le bienheureux Agapit, entendant ces paroles, s'écria et répondit d'un cœur intrépide : «Fou et insensé que tu es, je t'ai déjà dit que ces richesses, que tu me demandes avec une cupidité aussi inique qu'elle est ardente, sont déposées irrévocablement dans le Trésor du Christ, auquel, j'immole sans cesse un sacrifice de louanges au fond de mon cœur. Au reste, mon juge c'est ce même Christ, qui connaît le cœur de chacun; et il est assez puissant pour me délivrer des supplices dont tu me menaces. Tu peux donc exécuter ta promesse; car tu ne saurais en aucune manière m'arracher à la société du peuple chrétien. J'adore le Christ, et je désire devenir sa victime. Pour vous autres, avec tous vos dieux, vous serez condamnés aux brasiers éternels. Mais écoute-moi, qui suis serviteur de Dieu, et agrée mon conseil : fais pénitence pour le sang des saints que tu as répandu, afin de pouvoir échapper à la damnation éternelle, qui attend tous les hommes injustes.»
Le président, indigné d'un tel langage, commanda à ses ministres de le frapper avec des scorpions et des balles de plomb, et de lui crier par la voix du héraut : «Sacrifie aux dieux, devant lesquels les plus hautes dignités de ce monde abaissent leurs fronts.» Mais le bienheureux Agapit, pendant qu'on le frappait, priait le Seigneur et disait : «Je Te rends grâces, Seigneur, Père de mon Seigneur Jésus Christ, qui me donnes secours au milieu de mes tourments; fais, je T’en supplie, qu'aidée de l'assistance de ta Miséricorde, ma foi ne vienne pas à défaillir, et que, parmi ceux qui m'entourent, il s'en trouve qui aient le bonheur de participer avec moi à la récompense du martyre.» Au même moment, plus de cinq cents hommes, convertis soudain au Dieu des chrétiens, confessèrent le Seigneur Jésus Christ. Aussitôt on porta contre eux la sentence capitale, qui fut exécutée immédiatement; et c'est ainsi qu'ils s'envolèrent aux royaumes célestes, avec la palme du martyre.
Antiochus ordonna ensuite qu'on renfermât dans une horrible prison le saint martyr de Dieu, et défendit qu'on allât le consoler ou le soulager, dans l'espoir que, débilité par un long jeûne, il périrait enfin d'inanition. Mais celui à qui on refusait la lumière corporelle, jouit d'une autre Lumière admirable venue du ciel, qui éclaira le cachot de la prison. Un jeune homme d'une beauté ravissante, aux regards enflammés, s'approcha de lui, le fortifia et lui dit : «Agis virilement, Agapit; car tu as encore beaucoup de tribulations à endurer pour mon Nom; mais ne crains rien, parce que, avec l'aide de la Force divine, tu surmonteras tous les tourments.» Et après qu'Il eut ainsi parlé, Il disparut. Les soldats qui gardaient la prison, voyant une si vive lumière environner le martyr, furent saisis de crainte, et ils confessaient le Seigneur Jésus Christ, disant : «Il est vraiment grand, le Dieu des chrétiens, qui procure de tels secours à ses serviteurs au milieu de leurs tourments.»
Antiochus, à cette nouvelle, se fit amener le bienheureux Agapit et lui dit : «Eh bien! Agapit, qu'as-tu résolu pour sauver ta vie ?» Agapit répondit : «Le Christ est ma vie.» Antiochus dit : «Laisse ton entêtement, et adore des dieux vivants, qui sont aussi des dieux véritables.» Agapit répondit : «Ceux que tu dis être de vrais dieux, ce sont des idoles sans vie et sans aucun sentiment, qui n'ont jamais pu ni parler, ni sentir, ni se mouvoir en aucune manière; je ne sais vraiment pas comment tu oses dire que ce sont des dieux. Vos histoires elles-mêmes établissent que ce furent des hommes souillés des crimes les plus énormes, des homicides, qui même mangeaient leurs enfants. Si tu veux faire des dieux de telles gens, tu peux compter que tu seras avec eux condamné à des peines éternelles, sans cesse renaissantes, et dont on ne verra jamais la fin.»
En ce moment survint un homme qui, à cette époque, occupait un poste important; il dit au juge : «Invincible président, pourquoi ne punis-tu pas cet opiniâtre, ce blasphémateur des dieux, lui qui te promet des tourments éternels ?» Antiochus, lançant sur le bienheureux Agapit des regards de bête féroce, lui dit d'un visage courroucé : «Agapit, ne te fie point à l'art magique dont les chrétiens t’ont imbu, et par le moyen duquel tu crois surmonter les tourments; renie plutôt le Christ, afin de pouvoir avec nous jouir des plaisirs de la vie. Autrement, j'en jure par les dieux, je ferai de toi un exemple pour tous, en t'arrachant la vie par d'affreux supplices.» Agapit répondit : « Comme ton pouvoir n'est pas éternel, ainsi tes menaces se réduisent à rien : fais ce que tu as à faire.» Alors Antiochus ordonna de le dépouiller et de le frapper rudement de verges. Il le fit ensuite étendre fortement sur le chevalet, et commanda qu'on déchirât tout son corps avec les ongles de fer, les bourreaux lui criant : «Sacrifie aux dieux.» Mais le bienheureux Agapit, durant ces tourments, priait et disait : «Sois mon aide, Seigneur, et ne m'abandonne pas, ô mon Dieu, entre les mains de mes ennemis.»
Antiochus ordonna ensuite de préparer son tribunal sur le Forum et de lui présenter Agapit. Quand on l'eut amené, il lui dit : «Veux-tu sacrifier aux dieux, ou persistes-tu toujours dans ta folie ?» Agapit répondit : «J'offre toujours un sacrifice sans tache à mon Dieu le Seigneur Jésus Christ, qui m'a donné mon corps et mon âme. Pour toi, l'extravagance de ta tête ne te permet point de reconnaître ton Créateur, puisque tu adores des idoles sourdes et muettes, et que tu dis à la pierre : «C'est toi qui m'as engendré.» Antiochus, se voyant ainsi injurié, entra dans une fureur étrange; puis il fit conduire le saint martyr de Dieu au temple d'Apollon, et donna l'ordre de l'accabler des supplices les plus cruels, s'il ne brûlait de l'encens à ce dieu. Durant le trajet, le bienheureux Agapit disait : «Je ne sacrifie point aux démons, car il est écrit : «Tous les dieux des nations sont des démons; mais Dieu a fait les cieux.» Et encore : «Qu'ils soient confondus, tous ceux qui adorent les idoles, et ceux qui se glorifient dans leurs simulacres.» Ceux qui conduisaient le martyr, entendant ces paroles, frappaient ses membres avec des pierres, et lacéraient tout son corps avec des cordes de fer; puis ils le ramenèrent au tribunal du président.
Antiochus l'apercevant, lui dit : «Agapit, pourquoi mets-tu le trouble parmi les habitants de cette ville ? Tu ne crains donc pas de les agiter par des superstitions séditieuses, contrairement aux décrets des princes ?» Agapit répondit : «La religion chrétienne a toujours eu horreur des séditions, et elle prêche à tous de garder inviolablement la concorde; car la sédition a toujours pour auteurs des gens sans portée, et pour compagnie les querelleurs et autres agents de désordres.» Antiochus dit à ses appariteurs : «Placez-le sur le chevalet et mettez tout son corps en lambeaux avec les ongles de fer.» Après ce supplice, un très cruel démon s'empara soudain du président, et se mit à l'agiter longtemps, au point qu'on crut qu'il allait mourir. Étant enfin revenu à lui, il passa dans une salle pour se reposer; puis il ordonna aux satellites de lui présenter de nouveau le martyr du Christ. Lorsqu'il fut en sa présence, il lui dit : «Tu as vu comme les dieux sont irrités contre moi à cause de tes blasphèmes ?» Agapit répondit : «Il n'y a point d'union possible entre le Christ et Bélial, entre la lumière et les ténèbres; et voilà pourquoi aucune attaque des démons ne peut nuire aux serviteurs de Dieu, à moins qu'ils ne soient entachés de quelque vice. Mais ils exercent leur puissance sur ceux qui ne connaissent point le Dieu créateur, et qui rendent un culte à des idoles muettes et sourdes; de là vient que les démons gagnent les âmes de ces malheureux, en leur offrant l'appât de la volupté. Après qu’ils se sont ainsi emparés de leurs âmes, ils ont tout pouvoir sur leurs corps , en leur envoyant diverses infirmités. Ils ont jusqu'à présent dominé en toi; aie donc soin de ton âme, tandis que tu as encore le temps de te repentir, de peur que, lorsque tu le voudrais, tu ne le puisses plus. C'est maintenant le temps de semer : celui qui présentement ne fait pas de convenables fruits de pénitence, quand il sera arrivé en la vie qui succédera à celle-ci, moissonnera les gémissements et le désespoir, avec des douleurs et des tristesses qui n'auront jamais de fin.»
Antiochus lui dit : «Depuis que votre vaine et inutile religion a commencé à produire une nouvelle secte, qui a rendu méprisables les cérémonies sacrées des dieux, l'empire romain est en proie à divers maux, et l'état de la république va s'affaiblissant.» Agapit répondit : «Cela n'est pas exact ; car si tu consultes les anciennes histoires, tu y liras qu’en un seul jour, au moment où l'on offrait de l'encens à Jupiter Olympien, plus de cinq cents jeunes hommes tombèrent par terre et périrent. Et, ainsi que le rapporte l'histoire de Trogue-Pompée, trois cents hommes qui, acquittaient des vœux superstitieux en l'honneur de Mars, rendirent l’âme en une seule heure, empestés par le souffle d'un dragon. Mais depuis que la religion chrétienne a appris aux hommes à honorer le vrai Dieu et à révérer ses lois, la Paix du Christ s'étend sur tout l’univers, et le genre humain, qui durant des milliers d'années était exilé du paradis, va reprendre place dans la céleste patrie. Mais si votre puissance d'un jour désire savoir quel est le motif qui vous fait persécuter les chrétiens avec tant d'obstination, je le dirai en peu de mots.» Antiochus répondit : «Dis ce que tu sais.»
Le bienheureux Agapit dit alors : «Depuis que la grande Miséricorde de Dieu a daigné visiter, du haut du ciel, le genre humain par son Fils unique, aussitôt le diable, au moyen de ses satellites, a excité une sédition contre les élus de Dieu; c'est qu'il redoutait que les coupables qu'il tenait enchaînés par le péché ne vinssent à lui échapper par le repentir, lorsqu'ils écouteraient la prédication du Nom du Christ. De même qu'un vent violent agite la mer et fait soulever ses flots, ainsi le diable, par ses satellites, excite la persécution contre les saints de Dieu, dans la crainte que les peuples, recevant la foi par leurs prédications ou par leurs exemples, ne soient sauvés. Et afin que les saints n'en fussent point intimidés, le Seigneur les en avait prévenus par les prophètes; de là vient qu'on le lit dans un psaume : «Le Seigneur règne, que les peuples s'en irritent.» Et un autre poète sacré a dit : «Vous avez envoyé dans la mer vos chevaux qui agitent les grandes eaux;» c'est-à-dire, lorsque le Christ a envoyé de saints prédicateurs vous annoncer le règne de Dieu, vous vous irritez, vous devenez insensés, ne voulant pas recevoir leur doctrine; et le diable en prend occasion de vous entraîner avec lui dans le Tartare, pour y brûler éternellement.»
Antiochus dit : «De quelque manière que votre Christ ait prédit ce qui devait arriver, il n'en est pas moins vrai que toujours on devra vous punir, vous et les gens de votre espèce, ou du moins vous éloigner de vos propres demeures; car c'est par vous que s'aggrave de jour en jour un scandale sans fin, qui ne permet ni aux princes ni au peuple de jouir avec tranquillité d'une paix constante.» Agapit répondit : «Les frénésies d'une personne tourmentée de la fièvre ne sont pas la faute du médecin; elles sont une infirmité du malade.» Antiochus dit : «À l'adresse de qui vont ces paroles ?» Agapit répondit : «J'envoie cette similitude à votre vaine et futile gloire, vous autres qui ne voulez ni recevoir le Nom vénérable du Christ, ni obtempérer aux avertissements des saints; car il est absurde de faire un crime au Seigneur Christ d'être venu soulager le monde malade : il faut plutôt plaindre votre langueur à vous qui, de peur de recouvrer la santé, injuriez le Médecin lui-même.»
Tout le peuple était dans l'admiration de la doctrine d'Agapit; car ils voyaient que la Sagesse de Dieu était en lui. Cependant il en résulta des cris confus dans la foule; car les uns criaient que c'était un magicien, un séducteur; les autres le proclamaient juste et saint; et il y en eut un grand nombre qui, confessant le Seigneur Jésus Christ comme vrai Dieu, reçurent le baptême. Tandis que ces choses se passaient, la président se sentit découragé; et dans la crainte que le peuple ne s'éloignât de lui (car la plupart croyaient en Jésus, grâce aux enseignements du bienheureux Agapit), il le livra à un certain magistrat nommé Amas; puis, prétextant une expédition, il se retira pour un temps vers la Ligurie, recommandant à Amas que, si Agapit refusait encore de sacrifier aux idoles, il eût à lui faire savoir qu'il l'avait fait périr par les tourments les plus atroces.
Amas ayant reçu un pouvoir aussi étendu sur le martyr du Christ, s'assit sur son tribunal, et se le fit amener; car depuis longtemps il avait soif de son sang, et il lui dit : «Dis-moi, empoisonneur, tête folle, jusqu'à quand demeureras-tu dans les tourments, au lieu de sacrifier aux dieux immortels, afin que tout le monde voie que tu obéis aux édits des princes ?» Agapit répondit : «Dis-moi, insensé et victime de la mort, pourquoi ne crains-tu point d'encourir la colère du Juge éternel, toi qui m'ordonnes de faire des choses détestables contre la Loi de mon Dieu ?» Alors le juge, agité par les aiguillons de sa fureur, ordonna de l'enfermer en prison, et de n'y laisser pénétrer qui que ce soit, afin qu'il y mourût de faim. Quelques jours après, Amas donna l'ordre de tirer de sa prison le vigoureux athlète du Christ, et il lui parla ainsi : «Dis-moi, Agapit, tu n'es point encore parvenu à l'âge viril; d'où te viennent donc ces discours si pleins de force et de sagesse, au point que tout le peuple soit dans l'admiration pour la prudence de tes réponses ?» Agapit répondit : «Un Oracle divin nous défend de jeter les pierreries devant les pourceaux, et de donner aux chiens ce qui est saint; cependant, puisque le temps où nous sommes semble exiger que l’Action du Christ dans ses disciples brille de tout son éclat, je répondrai à ta question.» Le juge lui dit : «Parle.»
Le bienheureux Agapit tint alors ce discours : «Le Christ notre Seigneur Dieu, envoyant ses disciples (qu'il avait élus dès avant la création du monde) pour instruire les cœurs des fidèles qui devaient croire en son Nom; avant de s'élever aux cieux pour retourner à son Père, leur prédit qu'ils auraient à souffrir de grands maux pour la foi de son Nom, et ajouta qu'ils seraient menés devant les rois et les présidents pour Lui rendre témoignage. Il leur dit aussi : «Lorsque vous paraîtrez devant les rois et les gouverneurs, ne songez point comment ou ce que vous aurez à répondre; car à cette heure on vous donnera d'en haut ce que vous devrez dire.» Et encore : «Ce n'est point vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous.» Après donc être monté au ciel vers son Père, Il envoya sur eux le saint Esprit qu'Il avait promis, et remplit leurs cœurs d'une ineffable sagesse, par laquelle ils enseignèrent toutes les nations à croire en Dieu le Père non engendré, et en son Fils unique, et au saint Esprit qui procède inséparablement du Père et du Fils; et la doctrine de sa Sagesse se répand jusque aujourd'hui sur ceux qui ont eu le bonheur de devenir enfants d'adoption. Et lorsqu’on les persécutera pour son Nom, Il leur sera donné d'une manière divine ce qu'ils auront à répondre pour sa défense.»
Le juge lui dit : «Nous savons tout cela, mais c'est une chose difficile à croire : tu feras bien plus sagement en suivant nos conseils, afin d'éviter les horribles tourments qui t'attendent. Car toutes ces choses que tu as débitées devant notre tribunal, après les avoir longtemps méditées, pour te soustraire aux supplices, ne te serviront de rien, si tu n'offres des sacrifices à nos dieux si puissants.» Agapit répondit : «J'adore mon Dieu, et je ne sers que Lui, comme l'ordonne la Parole divine; quant aux idoles sourdes, muettes et sans vie, que tu veux me faire adorer, elles ne peuvent rien faire d'utile, ni à elles-mêmes ni à leurs sectateurs.»
L'impie Amas, indigné d'entendre ces paroles, donna l'ordre de répandre sur la tête d'Agapit des charbons ardents. Mais au même moment, par la vertu du saint Esprit, l'air fut agité, et il s'éleva un vent violent qui enleva les charbons et les poussa sur plusieurs de ceux qui les plaçaient sur la tête du martyr : quant au saint de Dieu, le feu ne lui fit aucun mal. Le juge, voyant ce qui venait d'arriver, dit aux siens : «Qu'est-ce que je vois ?» Agapit répondit : «Si tu veux examiner la chose, injuste que tu es, tu découvriras que je suis vengé de tes bourreaux.» Amas, comme agité par toutes les furies, le fit dépouiller et ordonna à cinq groupes de trois hommes chacun de le battre de verges, puis de le suspendre les pieds en haut au-dessus d'une épaisse fumée.
Quelques jours s'étaient écoulés lorsque Amas, le croyant mort, envoya le secrétaire Attale pour voir ce qui était advenu de l'homme de Dieu Agapit. En arrivant à la prison, il le trouva debout, les mains élevées vers le ciel et psalmodiant en cette sorte : «Que Dieu Se lève, et que ses ennemis soient dispersés, et que ceux qui Le haïssent fuient de devant sa Face; qu'ils s'évanouissent comme la fumée; comme la cire se fond devant le feu, ainsi périssent les pécheurs devant la Majesté de Dieu, et que les justes soient rassasiés. Moi je ne mourrai point, mais je vivrai, et je raconterai les Œuvres du Seigneur.» Un ange était descendu auprès de lui, avait brisé ses chaînes, et l'avait fortifié. Attale retourna annoncer au préfet ce qui s'était passé. Amas dit alors : «Que pouvons-nous lui faire davantage ?» Attale répondit : «Que la grandeur de ta gloire m'y autorise, et je lui persuaderai d'obéir à tes ordres.» Le préfet lui dit : «Si tu fais ce que tu dis là, je te ferai récompenser richement, et tu seras mieux encore auprès des princes que tu ne l'as été jusqu'ici.»
Attale se rendit donc auprès d'Agapit, ainsi qu'il avait été convenu , et employa toutes sortes de motifs pour lui persuader de renier le Christ et de sacrifier aux démons. Mais la saint martyr, demeurant immobile dans la foi du Christ, au lieu de prêter l'oreille à ces paroles fallacieuses, les méprisa et en rit. Attale, pour acquitter sa promesse, lui donna encore ces avis : «Quelle récompense peux-tu espérer après avoir enduré opiniâtrement tant de tourments et déshonoré ta noble origine par d'indignes bassesses ? À quoi bon laisser périr la fleur de ta gracieuse jeunesse, et échanger les douceurs de la vie contre de longs tourments ? Moi aussi, j'ai été autrefois victime de cette démence, et je reçus le sacrement de la foi chrétienne; mais j'ai mieux aimé ne point me priver des plaisirs de la vie présente, que de m'exposer à d'affreux supplices.» À ces paroles Agapit répondit : «Retire-toi de moi, ministre du diable, conseiller de perdition, va-t'en d’ici. Qu'est-ce que tu n'oseras pas commettre contre un serviteur de Dieu, toi qui n'as pas craint de mettre la main sur mon Seigneur Jésus Christ Lui- même ? Encore une fois, arrière, Satan, va-t'en avec ton père le diable, qui, après avoir été vaincu et confondu par mon Maître, a été précipité dans les profondeurs de l'enfer.»
Attale, confus de cette réponse, retourna vers le préfet et lui raconta ce qu'ils avaient dit. Et en faisant son récit, il ne dissimulait point sa croyance : «J'ai vu véritablement, disait-il, dans le serviteur de Dieu, des choses merveilleuses que nulle langue humaine ne pourrait exprimer. Il a près de lui des anges de Dieu qui le protègent avec des armes invincibles. C'est pourquoi maudits sont par le Seigneur tous ceux qui ne croient pas en Jésus Christ Fils de Dieu, que prêche son serviteur Agapit.» Le préfet, consterné de l’entendre parler ainsi, lui dit : «Tu es donc séduit aussi, à ce que je vois ? Que t'a-t-il donc manqué pour que tu abandonnes ainsi le service de nos dieux , pour embrasser la doctrine d’un homme qui va mourir et qui doit recevoir le châtiment des coupables ?» Attale, comprenant que le juge songeait à envoyer un acte d'accusation contre lui au président Antiochus, l'abandonna et ne le suivit plus.
Amas fit amener le bienheureux Agapit, et ordonna de répandre sur tout son corps de l'eau bouillante, pendant que les appariteurs criaient : «Sacrifie aux dieux.» Mais Agapit criait aussi et disait : «J'adore le vrai Dieu, le Seigneur Jésus Christ, qui du haut du ciel me porte secours, et qui fait que je ne sens point les tourments. Il faut cependant que tu saches, misérable, que le terme de ta vie s'approche, et que tu seras jeté dans l'enfer avec le diable.» Le saint enfant n'avait pas encore achevé de proférer la sentence que, par un juste jugement de Dieu, l'exécution suivit immédiatement; car Amas tomba de son siège à demi-mort, et peu après il exhala son dernier souffle.
Le président Antiochus, à cette nouvelle, envoya l'ordre de conduire Agapit à Préneste devant le temple de Jupiter, et de le contraindre à offrir de l'encens aux dieux. Comme il refusait d'obéir à ce commandement, on le conduisit à l'amphithéâtre, où le peuple était réuni pour le spectacle, et on lâcha sur le martyr deux lions très-cruels, dont les yeux étincelants jetaient des regards terribles. Dès qu'ils furent arrivés au milieu de l'arène, ils se jetèrent aux pieds d’Agapit, les léchant doucement; puis ils se roulèrent par terre devant lui, jusqu'à ce que le saint enfant leur commandât de rentrer dans leurs loges. Le peuple, à la vue de ce prodige, s'écria : «Il n'y a point au ciel et en terre d'autre Dieu que Celui que prêche le serviteur de Dieu Agapit.» Et le saint martyr leur dit : «Croyez au Seigneur Jésus Christ, afin de sauver vos âmes, et n'acceptez point les doctrines des démons; car la figure de ce monde passe avec tout ce qu'on y voit.»
Antiochus voyant donc, par la constance du saint jeune homme, qu'il était plus facile de le faire périr que de le vaincre, dicta cette sentence : «Agapit, blasphémateur des dieux et qui refuses d'obéir aux édits des princes, sois puni par le tranchant du glaive.» Les satellites qui avaient été envoyés par le président enlevèrent Agapit de l'amphithéâtre, et l'emmenèrent pour son supplice. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu où il devait être décapité, les bourreaux le firent arrêter entre deux colonnes, non loin de la ville de Préneste. Le martyr du Christ, s'étant mis à genoux, dit ces paroles : «Ô Dieu! reçois-moi.» Puis un des bourreaux s'approcha et du premier coup lui trancha la tête. Les chrétiens vinrent la nuit suivante, en chantant des hymnes de louange, recueillirent son corps, et en grand honneur le déposèrent dans un sarcophage neuf, à un mille de la ville, où jusqu'à ce jour il répand ses bienfaits en abondance, par la Vertu de notre Seigneur Jésus Christ , sur tous ceux qui les réclament d'un cœur pur et avec une foi sincère. Le bienheureux Agapit souffrit le quinze des calendes de septembre, notre Seigneur Jésus Christ régnant, avec Dieu le Père et le saint Esprit, dans les siècles des siècles. Amen.