LE MARTYRE DE SAINT ADRIEN ET DE SES COMPAGNONS

(Sous la persécution de Dioclétien)

fêtés le 26 août


Le tyran Maximien avait résolu pour la seconde fois de persécuter les disciples du Christ. Il entra bientôt à Nicomédie, dans le dessein de faire périr tous les fidèles, et s'étant rendu d'abord au temple des dieux, il leur offrit des sacrifices, et ordonna que les citoyens de la ville fissent aussi leurs offrandes. Aussitôt le peuple s'empressa de toutes parts, pour obéir à ce commandement impie. Les uns offraient des taureaux, les autres des génisses; la plupart des brebis, des béliers, des boucs ou des oiseaux. Cette ville était très adonnée au culte des idoles, et tous les habitants sacrifiaient à l'envi dans les rues, sur les places publiques, dans l'intérieur des maisons, au point que l'odeur et la fumée de ces nombreux sacrifices remplissaient tous les lieux circonvoisins. Des crieurs publics parcouraient aussi tous les quartiers de la ville, proclamant à haute voix que tous les citoyens devaient, par l'ordre des empereurs, offrir des sacrifices et des libations aux idoles, et que si l'on trouvait quelque chrétien, il fallait le livrer aux flammes. Plusieurs personnages de distinction furent ensuite désignés pour visiter toutes les maisons, avec ordre, s'ils découvraient quelques disciples du Christ, hommes ou femmes, de les amener devant le tribunal du juge, afin qu'on pût les soumettre aux plus affreux supplices. D'autres envoyés de l'empereur répandaient l'argent à pleines mains pour engager les habitants de Nicomédie à dénoncer les chrétiens et à les livrer aux bourreaux. Alors ou vit les voisins, les amis, les parents se dénoncer mutuellement, entraînés les uns par l'appât des récompenses, les autres par la crainte du supplice; des châtiments terribles ayant été décernés contre ceux qui cacheraient les chrétiens.
Cependant ou vint annoncer à ceux qui faisaient ces recherches que plusieurs disciples du Christ étaient cachés dans une caverne; ils avaient été entendus la nuit, chantant des psaumes et des cantiques. Aussitôt une troupe de soldats fut envoyée pour cerner la caverne; les chrétiens furent saisis et amenés dans la ville où se trouvait l'empereur. Maximien se rendait aux temples pour y adorer ses dieux et leur immoler des victimes, lorsque les soldats lui présentèrent leurs prisonniers et lui dirent : «Empereur, voici que nous avons parcouru toute la ville, et nous avons vu tous les citoyens honorant les dieux par des offrandes et obéissant à tes ordres; ceux-là seulement se sont montrés assez audacieux pour refuser d'exécuter la divine volonté et pour faire injure aux dieux.» L'empereur fit aussitôt arrêter son char, et quand les chrétiens furent arrivés près de lui, il leur dit : «Répondez-moi : d'où êtes-vous ?» Les saints lui répondirent : «Par notre origine, nous appartenons à ce pays; par la foi, nous sommes Galiléens.» L'empereur reprit : «Ne connaissez-vous pas les peines qui ont été décrétées contre les sectateurs de cette religion ? Ne savez-vous pas qu'elle a été la fin de ceux d'entre vous qui sont déjà tombés entre nos mains ?» Ils répondirent : «Nous ne l'ignorons pas; mais nous méprisons tes ordres insensés, et nous nous moquons de tes dessins pervers, aussi bien que de Satan lui-même, qui agit par le moyen des enfants de l'infidélité, dont tu es le prince et le chef.»
L'empereur en colère s'écria : «Vous osez qualifier mes ordres d'insensés ! Par les dieux tout-puissants, je jure de broyer vos corps sous le poids des plus affreuses tortures.» Et il ordonna qu'on les étendit sur le chevalet, pour y être déchirés à coups de verges. Il dit ensuite : «Qu'il vienne maintenant, votre Christ, et qu'il vous délivre, s'Il le peut.» Quand on les eut frappés pendant assez longtemps, d'autres bourreaux furent appelés, et ils recommencèrent le supplice; mais les martyrs disaient : «Fais venir encore d'autres bourreaux, si tu le veux, ennemi du Très-Haut; en augmentant nos souffrances, tu multiplies nos couronnes.» Le tyran leur dit : «Misérables, voici que je vais vous faire trancher la tête, et vous attendez des couronnes ! Abjurez donc vos idées, et ne vous perdez pas vous-mêmes sans ressource.» Les martyrs répondirent : «C'est toi, ennemi de la vérité, c'est toi que Dieu perdra, parce que tu tourmentes ses serviteurs qui ne sont coupables d'aucune faute.» Le cruel empereur ordonna alors de leur briser la bouche avec des pierres arrondies.
Pendant ce supplice, les martyrs dirent à Maximien : «Tyran impie et sanguinaire, tu nous fais torturer sans miséricorde, comme si nous étions coupables de quelque crime; mais l'ange du Seigneur te frappera, toi et les tiens. Prince barbare, n'es tu pas rassasié des tourments que tu nous a infligés ? Penses-tu que nos corps soient insensibles ? N'es-tu pas toi-même revêtu d'une chair semblable à la nôtre., quoiqu'elle soit souillée par tous les vices, tandis que nos corps sont purs et sans tache ? Ne vois-tu pas, fils du diable, que les pierres qui devaient nous briser la bouche, se sont brisées elles-mêmes sans pouvoir nous atteindre ?» À ces mots, lÕempereur, transporté d'une violente colère, s'écria : «Par les dieux, je jure que je vais vous faire couper la langue, afin que tous les hommes apprennent par ce châtiment à ne pas contredire leurs maîtres.» Les martyrs répondirent : «Tu as donc une grande haine pour ceux qui contredisent leurs maîtres ?» Maximien répondit : «Non seulement je les déteste, mais je les châtie rudement.» Les martyrs reprirent «Réfléchis donc à tes paroles, ô le plus impie des tyrans. Si ceux qui méprisent les maîtres de la terre méritent à tes yeux la haine et le supplice, comment peux-tu nous forcer à agir contre les ordres de Jésus Christ, notre Seigneur et notre Sauveur, nous exposant ainsi à partager justement les tortures qui te sont préparées, à toi et à ton père le diable ?»
Maximien dit : «Quelles sont ces tortures qui me sont préparées, dites-vous ?» Les saints répondirent : «Le feu inextinguible, le ver rongeur qui ne meurt jamais, des tourments sans fin, des peines éternelles, un lieu de perpétuelle damnation, des ténèbres extérieure, où il y aura des pleurs et des grincements de dents, et tous les supplices connus de Dieu seul, qui les a préparés.» L'empereur dit alors : «Je vais ordonner que l'on vous coupe la langue, afin de faire cesser ces bavardages.» Les saints répondirent : «Insensé, quand tu nous auras privés de ce membre qui nous sert à louer Dieu, ne vois-tu pas que les gémissements de notre âme n'en monteront que plus sûrement vers notre Créateur, et que les cris de notre coeur n'en pénétreront que plus facilement jusqu'à Lui ? Ce sang même que tu répands avec fureur, deviendra lÕorgane d'une voix puissante qui, mieux que la trompette, ira proclamer jusqu'au tribunal du Seigneur l'injustice de nos souffrances.» L'empereur, irrité par cette réponse, dit : «Enregistrez fidèlement leurs noms, chargez-les de chaînes et jetez-les dans un cachot; là vous leur ferez souffrir les plus cruels tourments; car la peine du glaive est trop douce pour de pareils hommes. Il faut les punir par les plus affreux supplices, afin que par cet exemple l'on puisse ramener toute cette contrée dans le droit chemin.»
Cependant Adrien le chef des gardes, voyant la constance et l'unanimité des martyrs au milieu des tourments, leur dit : «Je vous en conjure au nom de votre Dieu, dites-moi la vérité. Quelle est donc cette gloire et cette récompense que vous attendez en échange de si cruels supplices ? Car elle doit, à mon, avis, être grande et magnifique, la récompense que vous espérez.» Les saints répondirent : «Nous te l'avouerons avec sincérité, la bouche ne peut point dire ni exprimer, l'oreille ne peut point entendre ni comprendre tout ce que nous espérons avoir un jour en partage.» Adrien reprit : «N'avez-vous donc rien appris à ce sujet, ni dans votre loi, ni dans vos prophètes, ni dans vos autres écritures ?» Les saints répondirent : «Les prophètes eux-mêmes n'ont point connu parfaitement ces choses; car ils étaient hommes, eux aussi, et ils ne nous ont transmis que ce que l'Esprit saint leur avait inspiré. Voici d'ailleurs ce qu'est cette gloire dont nous parlons : «L'oeil de l'homme n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, et son coeur n'a jamais compris ce que Dieu prépare à ceux qui l'aiment.»
Adrien ayant entendu ces paroles, s'élança au milieu des martyrs et dit aux greffiers : «Mettez mon nom avec ceux de ces hommes respectables car moi aussi je suis chrétien.» L'empereur, devant lequel les accusés venaient d'être conduits apercevant Adrien parmi eux, s'imagina qu'il voulait porter quelques témoignages contre les martyrs, et dit : «Écrivez sur-le-champ l'accusation portée contre les coupables par notre cher Adrien.» Les greffiers répondirent : «Adrien vient de se déclarer chrétien, et il demande avec instance que son nom soit inscrit parmi ceux des accusés.» Le tyran, en proie à une violente colère, s'adressa lui-même à Adrien et lui dit : «Demande-moi pardon promptement, déclare devant nous tous que ces paroles se sont échappées de tes lèvres par surprise, et j'effacerai ton nom de la liste des condamnés.» Adrien répondit : «Je ne veux plus désormais demander pardon qu'à mon Dieu des crimes et des égarements de ma vie passée.» Maximien, de plus en plus irrité, ordonna qu'on le chargeât de chaînes, et qu'on le traînât en prison avec les saints; puis il fixa le jour où il voulait les entendre.
Cependant un des serviteurs d'Adrien, regagnant en toute hâte la maison de son maître, vint annoncer ce qui s'était passé à Natalie son épouse, et lui dit : «Mon maître Adrien vient d'être chargé de chaînes et jeté en prison.» À cette nouvelle, Natalie se leva, déchira ses vêtements, et s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots : «Quel crime a donc commis mon époux, pour être ainsi jeté dans les fers ?» Le serviteur répondit : «J'ai vu livrer au supplice certains hommes, à cause du nom de celui qu'on appelle le Christ, et parce qu'ils refusaient de sacrifier aux dieux; mon maître, sans y être forcé, par personne, a demandé aux greffiers de l'inscrire parmi les condamnés, et il a dit : «Je mouvrai volontiers avec eux.» Natalie reprit : «Sais-tu, pour quel motif ces hommes ont été châtiés ?» Le serviteur répondit : «Je l'ai déjà dit : ils ont subi ces tourments pour n'avoir pas voulu sacrifier.» À ces paroles, Nathalie, transportée de joie, changea ses vêtements qu'elle avait déjà déchirés, et courut sur-le-champ à la prison. Elle même était née de parents chrétiens, et jusqu'alors elle n'avait pas osé déclarer sa foi, parce qu'elle voyait l'impiété partout maîtresse.
Mais lorsqu'elle fut arrivée dans la prison, se jetant aux pieds de son mari, elle baisa ses chaînes en disait : «Ô Adrien, mon seigneur, que tu es heureux d'avoir trouvée des richesses que tes parents ne t'avaient point léguées ! Ainsi sera béni quiconque craint le Seigneur. Tu peux maintenant marcher avec assurance vers le siècle éternel, mettant en réserve des trésors que tu retrouveras au jour de la nécessité, trésors qui feront alors défaut à ceux qui jouissent pour le moment d'une brillante fortune, mais qui seront le partage de ceux, qui vivent aujourd'hui dans la pauvreté, dans ces jours où il ne sera plus donné de prêter, ni dÕemprunter, où personne ne pourra arracher un malheureux aux supplices qu'il aura mérités; alors que le fils n'aura rien à attendre de son père, ni la fille de sa mère, que les monceaux d'or seront inutiles à leur possesseur, que le serviteur ne pourra rien pour son maître, ni l'ami pour son ami. Chacun, en effet, devra alors porter son propre fardeau. Mais pour toi, mon seigneur, mon époux, toutes tes richesses te suivront au tribunal du Christ pour y réclamer la récompense promise. Va donc avec confiance vers le Dieu qui t'a crée, et sans rien craindre des maux à venir; va recevoir du juste juge la récompense que tu as méritée; car tu n'as plus à redouter le feu qui ne s'éteint jamais et les autres tourments. Tout ce que je te demande, ô mon seigneur, c'est que tu persévères dans la vocation à laquelle tu as été appelé; que rien ne t'en éloigne, ni tes proches, ni tes amis, ni tes richesses, ni tes possessions, ni tes esclaves, ni, en un mot, aucun objet terrestre. Ne regarde plus maintenant que les biens éternels, et que tes yeux ne s'abaissent plus sur les objets éphémères et périssables de ce monde. Ne te laisse pas amollir par les adulations de tes amis, et prends garde qu'ils ne te dérobent ta foi par la douceur de leur langage. Ah ! plutôt repousse leurs flatteries avec horreur, foule aux pieds leurs conseils impies et détestables. N'aie plus d'attention que pour ces saints qui t'environnent; suis l'exemple de leur générosité et imite leur patience. Que la colère de lÕempereur ne brise point ton courage; que tous les genres de tourments ne t'effraient point; que le feu et la flamme te trouvent insensible et inébranlable.» Ayant prononcé ces paroles, Natalie garda le silence.
Adrien lui répondit : «Ma soeur, retourne dans notre demeure, et restes-y en paix. Quand je saurai qu'on nous appelle au tribunal, j'enverrai quelqu'un pour t'avertir, afin, que tu sois présente à ma dernière heure.» Alors, quittant les pieds de son époux, Natalie s'approcha successivement de tous les saints, qui étaient au nombre de vingt-trois; elle baisa leurs chaînes et leur dit : «Je vous en supplie, mes seigneurs, fortifiez cette brebis du Christ; encouragez sa patience par vos conseils mettez-lui sous les yeux les récompenses réservées à ceux qui persévèrent dans la foi. Ce sont vos souffrances qui font instruit. Il est le fruit de vos tourments, l'oblation offerte à Dieu par vos douleurs. Gagnez donc aussi cette âme à Jésus Christ avec la vôtre, afin que le Christ soit votre débiteur. Soyez ses pères, et remplacez auprès de lui les impies qu'il eut pour parents selon la chair. Fortifiez son coeur par de salutaires avis, afin que, plein du désir de l'héritage éternel, il soutienne courageusement la lutte jusqu'au terme.»
Avant prononcé ces paroles, elle se jeta à leurs pieds et baisa respectueusement leurs chaînes; puis retournant auprès d'Adrien qui, avant les pieds serrés dans les entraves, se trouvait dans lÕintérieur de la prison, elle lui dit : «Prends garde, mon seigneur et mon époux, de ne point te laisser ébranler par l'élégance et la beauté de ton corps, ni par l'éclat de ta jeunesse; car tout cela est destiné à devenir la pâture des vers; que rien ne te fasse illusion, ni l'or, ni l'argent, ni les vêtements précieux, ni les autres vanités de ce genre. Toutes ces choses, je te le dis, ne nous serviront de rien au jour terrible du jugement; les objets terrestres demeureront alors sur cette terre; personne ne pourra donner ou recevoir aucun prix en échange de son âme. Dieu n'agréera d'autre paiement que celui d'une âme sainte.» Ayant dit ces paroles, elle le salua, et retourna joyeuse dans sa maison.
Au bout de quelques jours, Adrien, apprenant qu'il allait être appelé au tribunal, dit aux saints : «Permettez-moi, mes seigneurs, de me rendre dans ma demeure et d'amener ma soeur, votre servante, afin qu'elle puisse assister à notre dernière lutte; car je lui ai promis avec serment que je la ferais venir à l'heure de notre combat.» Les saints ayant consenti, il donna une forte somme d'argent au gardien de la prison, et il sortit, laissant les martyrs pour garants de sa parole. Comme il était déjà en chemin, un des habitants de la ville l'avant aperçu, courut en toute hâte chez Natalie son épouse, pour lui apprendre qu'Adrien était délivré et qu'il allait arriver à l'instant. Celle-ci ne voulut pas d'abord croire à cette nouvelle , mais elle disait : «Qui donc aurait pu le décharger de ses chaînes ? Plaise à Dieu que je n'aie pas le triste avantage de le voir absous et séparé des saints !» Comme elle achevait, son serviteur survint, qui lui dit : «Mon maître est délivré, le voici qui arrive.» Alors Natalie, s'imaginant qu'il avait fui devant le martyre, fut pénétrée d'une incroyable douleur, et des larmes amères coulèrent de ses yeux. Dès qu'elle l'eut aperçu, laissant échapper les objets qu'elle tenait à la main, elle se leva et ferma la porte en criant : «Loin d'ici, loin de moi celui qui a déserté le camp du Seigneur et qui a menti à son Dieu. Non, je ne veux pas dire une parole devant cette bouche qui a renié son Créateur, ni entendre un mot de cette langue trompeuse qui a ourdi le mensonge à la face de son Dieu.» Et, se tournant vers lui, elle ajouta d'une voix sévère : «Ô le plus misérable des hommes ! Qui donc t'a forcé d'entreprendre une oeuvre que
tu ne devais pas achever ? Qui t'a séparé d'avec les saints ?
Qui a pu te séduire au point de te faire abandonner cette compagnie où règnent la paix et la justice ? Quel motif t'a fait prendre la faite, avant même que le combat soit engagé ? Pourquoi as-tu jeté les armes, sans avoir vu l'ennemi ? Quelles blessures as-tu reçues, lorsque aucun trait n'avait encore été lancé ? Je m'étonnais que d'une nation pour laquelle Dieu n'est rien, que de ce repaire d'impies, il pût sortir quelque chose de bon et de digne d'être offert au Seigneur. Comment, en effet, parmi cette race homicide, pourrait-il se rencontrer une hostie assez pure pour être consacrée à Dieu ? Que ferai- je donc, moi la plus infortunée des femmes, moi qui suis née de parents pieux, et qui me trouve uni à ce rejeton de l'impiété ? Tu n'as donc pu, au prix d'une heure de souffrances, me faire porter le titre d'épouse d'un martyr, plutôt que d'un infâme et d'un traître ? Ma joie n'a été que d'un instant, et mon opprobre durera pendant les siècles. Durant une heure j'ai été heureuse au milieu de mes compagnes; désormais je ne puis plus paraître parmi elles que couverte d'ignominie.
Cependant le bienheureux Adrien, à ces discours de Natalie, se sentait pénétré de la joie la plus vive, d'une force plus grande et d'une ardeur toute nouvelle pour accomplir sa promesse. Il s'étonnait d'entendre de telles paroles s'échapper de la bouche d'une femme qui, jeune encore, nÕétait mariée que depuis quelque temps; car il y avait à peine treize mois qu'il l'avait épousée. Mais, la voyant si cruellement tourmentée et affligée si profondément, il lui dit : «Ouvre-moi, Natalie, ouvre-moi, non, je ne me suis point, comme tu le penses, soustrait au martyre, loin de mon coeur une pareille lâcheté ! mais je viens pour t'emmener avec moi, afin que tu assistes toi-même à notre combat, ainsi que je te l'ai promis.» Mais elle, n'ajoutant pas foi à ces paroles, répondit : «Cet autre Judas veut encore me tromper. Retire-toi : je n'ai besoin de personne, et je veux me conduire désormais par moi-même.» Après avoir longtemps attendu à la porte, Adrien lui dit : «Ouvre-moi, ma chère Natalie ouvre-moi au plus tôt; car voici que je m'en retourne, et je ne te verrai plus, et tu te désoleras ensuite de ne m'avoir pas vu avant mon trépas. Les saints se sont portés caution pour moi, et si le gardien de la prison ne m'y retrouve pas à l'heure fixée, ils seront torturés pour eux et pour moi, et ils succomberont à la peine, étant déjà épuisés par les supplices que le tyran leur a fait subir.»
Quant la bienheureuse Natalie eut entendu que les saints servaient de caution à son mari, et qu'ils seraient mis à la torture si Adrien ne revenait pas, elle ouvrit la porte, et ils sÕagenouillèrent l'un devant l'autre par un sentiment de mutuel respect. Alors Adrien dit à soir épouse : «Natalie, tu es heureuse entre toutes les femmes, toi qui seule as procuré le salut de ton mari, par un amour qui n'a pas eu encore son égal. Bénie soit ta couronne ! car tu as vaincu sans combat, et tu t'es associée à mon martyre, sans en avoir subi les tourments.» Et ils se rendirent ensemble au tribunal. Dans la route, Adrien dit à Natalie : «Ma soeur, as-tu mis ordre à tes affaires ?» Elle répondit : «Mon époux et mon seigneur, ne t'occupe plus des choses de ce monde, de peur qu'elles ne séduisent ton coeur. Que le but que tu dois atteindre fixe seul toutes tes pensées. Chasse promptement de ton esprit toutes les vanités de ce monde sujet à la corruption, et hâte-toi d'aller jouir de ces biens impérissables qui te sont réservés, à toi et aux saints avec lesquels tu marches dans la voie du Seigneur.»
Dès qu'ils furent entrés dans la prison, la bienheureuse Natalie se prosterna aux pieds des saints et baisa leurs chaînes avec respect. Ayant remarqué toutes leurs chairs putréfiées par suite des meurtrissures, au point que les vers s'échappaient de leurs plaies, elle envoya ses servantes lui chercher en grande quantité des linges du tissu le plus fin et le plus précieux; car, riche et honorée, elle brillait au premier rang parmi les femmes de Nicomédie; et la noble origine de ses parents et de son époux lui-même ajoutait encore à son illustration. Ayant donc pris les linges qu'on lui apporta, elle se mit à essuyer de ses mains les blessures des saints, et à bander les plaies de leurs mains et de leurs pieds, car leurs membres étaient tout disloqués par le poids des chaînes; et elle demeura sept jours dans la prison, pansant avec la plus grande sollicitude les blessures des martyrs.
Le tyran Maximien avant enfin ordonné que l'on fît comparaître les saints devant son tribunal, les licteurs se rendirent à la prison et les placèrent, attachés tous à une même chaîne, sur des bêtes de somme; car leurs corps, brisés par la torture, ne pouvaient pas les soutenir. Adrien les suivait, les mains liées derrière le dos. Quand ils furent arrivés, le chef des scribes dit à l'empereur : «Les accusés sont présents devant ton tribunal.» Maximien dit : «Qu'on les revête d'habits convenable, et qu'on les introduise tous ensemble, afin qu'ils puissent tous être témoins de leurs supplices réciproques, et que ce spectacle les décide à renoncer à leur religion» Le chef des scribes dit : «Ceux qui ont été déjà tourmentés ne peuvent, pour le moment, être de nouveau soumis à la torture : mais que l'on introduise Adrien qui, n'ayant encore rien souffert, peut la supporter entièrement. Quant aux autres, leurs corps sont dans un tel état de dislocation, que les côtes sont apparentes; et si la torture leur était de nouveau infligée, ils ne tarderaient pas à rendre le dernier soupir, sans attendre les supplices qui leur sont préparés. Or nous ne voulons pas les faire arriver au terme en abrégeant leurs peines, comme s'ils n'étaient nullement coupables; mais qu'on leur accorde un délai de quelques jours; et ils subiront alors les châtiments dus à leurs crimes. Si donc tu lÕordonnes, ô empereur, on va faire entrer Adrien; il a, lui, assez de force pour supporter la torture tout entière.»
Le tyran dit : «Revêtez-le du vêtement du supplice.» On le dépouilla aussitôt de ses habits, et portant lui-même le chevalet sur ses épaules, il fut amené devant lÕempereur. Pendant qu'il s'avançait, les martyrs lui dirent : «Adrien, voici que tu as été jugé digne de porter la croix et de marcher sur les traces du Seigneur; prends donc garde que la crainte ne t'abatte; ne recule pas en arrière, de peur que ta récompense ne soit perdue, et que le diable ne te dérobe ton trésor. Ne te laisse pas intimider par les supplices qui frappent tes yeux; mais contemple en esprit la récompense qui t'attend; approche avec confiance et fais rougir le tyran; les souffrances de cette vie ne sont rien en comparaison de la gloire qui nous est réservée.» Natalie, de son côté, lui disait: «N'oublie pas, ô mon époux et mort seigneur, de tenir toujours ton esprit attaché à Dieu seul, afin que rien ne puisse troubler ni égarer ton coeur, quand tu verras les tourments fondre sur toi. La peine que tu vas souffrir est peu de chose mais la gloire qui t'attend sera éternelle; l'affliction est courte; mais le repos qui t'est réservé n'aura pas de fin, la douleur passera promptement. et bientôt après tu partageras la félicité des anges. Au service des rois de la terre, pour une faible solde, tu savais supporter les châtiments; avec combien plus de constance ne dois-tu pas souffrir toutes les peines que l'on t'infligera et qui te mériteront le royaume des cieux ?
Cependant Adrien fut introduit devant Maximien, qui lui dit : «Persistes-tu encore dans ta folie ?» Adrien répondit : «J'ai renoncé en effet à la folie; et c'est pour cela que je suis prêt à sacrifier ma vie pour sauver mon âme.» Le tyran dit : «Écoute-moi, approche et sacrifie aux dieux immortels; adore-les, comme nous faisons tous; ou, si tu refuses, tu seras soumis à des tourments dont tu ne peux te faire l'idée.» Le bienheureux Adrien répondit : «Ô empereur, toi et les tiens, vous êtes tous dans lÕerreur, puisque vous dédaignez le Dieu vivant qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, pour adorer des idoles immondes et sans vie. Pour moi, jamais je ne reconnaîtrai ces dieux de pierre qui sont sourds, muets, insensibles comme toi. Fais donc promptement ce que tu as résolu.»
À ces mots, Maximien en colère donna l'ordre de le frapper de verges; et la bienheureuse Natalie, apprenant que l'on commençait à le tourmenter, courut l'apprendre aux saints martyrs, en disant : «Mon seigneur vient de commencer son martyre.» Et ceux-ci se prosternant, adressèrent pour lui leurs prières au Très-Haut. Déjà la chair du martyr tombait en lambeaux et son sang inondait la terre, quand le tyran lui cria : «Ce sont des hommes trompeurs qui t'ont enseigné cette doctrine.» Le saint répondit : «Comment oses-tu appeler trompeurs ceux qui m'ont montré le chemin de la vie éternelle ? Les trompeurs sont ceux qui, à ton exemple, séduisent les hommes et les conduisent à leur perte.» L'empereur, furieux de cette réponse, commande de frapper le martyr avec plus de violence encore. Le saint lui dit alors : «En redoublant mes tourments, tyran sanguinaire, tu ne fais qu'augmenter l'éclat de ma couronne.»
Cependant la bienheureuse Natalie ne cessait de rapporter aux autre, martyrs toutes les interrogations de l'empereur et les réponses d'Adrien. Maximien dit : «Malheureux, aie donc pitié de ta jeunesse, et ne te perds pas toi-même sans raison. Je le jure par les dieux immortels, je ne puis voir ta beauté sans être ému de compassion sur ton sort.» Le saint répondit : «J'ai vraiment pitié de moi-même, lorsque je refuse de sacrifier.» Le tyran dit : «Reconnais le pouvoir des dieux, et ils te seront propices; nous te rendrons nous-mêmes de grands honneurs, et tu seras t'établit dans ta dignité première. Toi, du moins, tu es noble; tes parents possèdent de grandes richesses, tandis que ces hommes qui t'ont séduit sont grossiers et issus de familles pauvres et méprisable.» Le saint répondit : «Je sais que tu connais ma patrie, la noblesse de ma race et mes parents; mais si tu connaissais aussi bien l'origine de ces hommes dont tu parles, leurs richesses et la patrie qu'ils espèrent, tu leur demanderais de prier pour toi; tu les conjurerais d'obtenir ta délivrance de ces dieux qui t'abusent, et tu arriverais peut-être à la gloire et à la félicité qui seront leur partage.»
Maximien, transporté de fureur, commanda à quatre hommes de frapper le martyr sur le ventre, et lorsqu'il vit que les entrailles lui sortaient du corps, il fit suspendre le supplice. Le bienheureux Adrien, en effet, était encore jeune et frêle. Le tyran lui dit alors : «Tu vois, Adrien, combien je te ménage; ne veux-tu donc pas changer ta résolution ? Invoque seulement les dieux; je fais aussitôt appeler les médecins pour panser tes blessures, et dès aujourd'hui tu seras avec moi dans mon palais.» Adrien répondit : «CÕest en vain que tu me promets le secours des médecins, les honneurs les plus distingués, ton amitié et l'hospitalité dans ta propre demeure; je ne céderai jamais, si je n'entends tes dieux médire d'abord, de leur propre bouche, ce qu'ils feront pour moi, et de quels bienfaits ils me combleront, je saurai alors quelle est leur puissance.» L'empereur dit : «Les dieux ne rendent pas dÕoracles, et ils ne parlent pas.» Le saint répondit : «Prince impie, puisque tes dieux ne parlent pas et ne rendent aucun oracle,comment peux-tu leur sacrifier et les adorer, et comment veux-tu encore nous forcer, nous qui sommes doués de la parole, de les honorer par des sacrifices ?»
Le tyran, toujours plus irrité, commanda alors de jeter en prison tous ces chrétiens, et fixa un jour pour les interroger plus à loisir. Les soldats entraînèrent aussitôt les saints, tirant avec violence ceux qui pouvaient encore se tenir debout, et traînant par terre, comme des morceaux de bois, ceux que la violence des tourments avait entièrement épuisés. Natalie soutenait elle-même Adrien, relevant pieusement avec ses mains la tête du martyr, et elle lui disait : «Tu es heureux, mon seigneur Adrien, puisque tu as été jugé digne de la société des saints tu es heureux de souffrir pour celui qui a souffert pour toi tu vas maintenant contempler l'éclat de sa gloire; car quiconque aura participé à ses souffrances partagera aussi sa glorieuse félicité.»
Quand ils furent tous réunis dans la même prison, les saints martyrs s'approchèrent d'Adrien pour le saluer, et ceux qui gisaient à terre et qui ne pouvaient faire usage de leurs pieds, s'approchèrent en rampant sur les mains pour lui offrir le baiser de paix. La bienheureuse Natalie essuyait son sang et pansait tout son corps couvert de blessures. Et les saints martyrs, en l'embrassant, lui disaient : «Réjouis-toi, frère bien-aimé, parce que ton nom est inscrit parmi les noms des fidèles serviteurs de Dieu.» Le bienheureux Adrien leur répondit : «Vous pouvez, mes frères, vous réjouir, puisque vous avez vaincu; mais priez pour moi, afin que le démon ne puisse rien contre mon âme; car je sens mon corps bien affaibli.» Les saints lui dirent : «Confie-toi au Seigneur; Satan ne prévaudra point sur toi; il prendra la fuite, vaincu par ta patience. À la vérité, nous avons craint pour toi, quand tu étais encore homme; maintenant que tu es élevé au-dessus de la nature humaine, l'ennemi ne pourra plus prévaloir. Ne crains donc rien; tu seras vainqueur.»
Cependant les diaconesses, et d'autres femmes de noble extraction, étaient restées dans la prison pour soigner les plaies des saints martyrs; et tandis que les unes s'occupaient à panser leurs blessures, les autres étanchaient avec leurs voiles et leurs longs vêtements le sang qui en découlait, Elles se partagèrent entre elles les athlètes du Christ, afin que chacune pût savoir à qui elle devait consacrer ses soins et sa sollicitude. Mais le tyran ayant appris qu'un grand nombre de femmes nobles et de matrones des plus illustres les entouraient ainsi en fut très courroucé, et défendit quÕaucune d'elles entrât désormais dans la prison. Cette nouvelle étant parvenue à la bienheureuse Natalie, elle se fit couper les cheveux, revêtit un habit d'homme, et ayant ainsi pénétré toute seule dans la prison, elle pansait les blessures de tous les martyrs. Ensuite, assise aux pieds du bienheureux Adrien, elle lui dit : «Je t'en prie, ô mon seigneur et mon époux, souviens-toi de ta femme qui t'a assisté dans ton martyre, qui a préparé ton corps pour le combat, qui a appelé sur ta tête la couronne de gloire. Prie donc pour moi le Christ, notre Seigneur, afin qu'il m'accorde d'obtenir avec toi une part de ce céleste héritage qui t'attend; car j'ai participé à tes travaux et à tes peines dans cette vie terrestre. Que ce soit la première demande que tu adresseras à Dieu pour moi; le Christ te l'accordera; il aime, en effet, qu'on l'implore pour de telles grâces. Tu connais d'ailleurs la perversité des habitants de cette ville et l'impiété de l'empereur; je crains donc qu'il ne veuille, après ta mort, me livrer à un homme impie, et qu'ainsi notre couche nuptiale ne soit un jour souillée. Je t'en conjure, conserve ton épouse, ainsi que l'Apôtre te l'a enseigné. Accorde-moi, pour prix de ma vie chaste et pure, de mourir avec toi afin que toutes les femmes, voyant quelle profonde affection tu me portes, apprennent à aimer véritablement leurs époux, et à les entourer des soins les plus tendres.»
Ayant prononcé ces paroles, elle se leva, et toujours revêtue de ses habits d'homme, elle alla rendre aux saints martyrs les services dont ils avaient besoin, elle leur offrait des mets simples et délicats; car ils étaient en proie à de vives douleurs causées par leurs blessures qui commençaient à peine à se cicatriser. Mais dès que les autres femmes eurent appris que Natalie, les cheveux coupés et sous un habit d'homme, donnait des soins aux martyrs, elles sacrifièrent également leur chevelure, et vêtues de la même manière, pénétrèrent dans la prison pour y servir les saints; en quoi elles furent imitées même par les plus nobles matrones. Maximien ayant été informé de ce stratagème, et avant appris en même temps que les forces des martyrs s'épuisaient par la violence des douleurs que leur causaient leurs plaies envenimées, ordonna d'apporter une enclume, de la placer sous leurs pieds, et de leur briser les pieds et les jambes avec une barre de fer, ajoutant : «Je saurai faire en sorte qu'ils ne terminent pas leur vie, comme les autres hommes, par une mort ordinaire.»
Bientôt les licteurs parurent dans la prison, apportant les instruments du supplice. À cette vue, la bienheureuse Natalie vint à leur rencontre, et leur demanda de commencer par Adrien, de peur que cet affreux tourment infligé aux autres saints, ne lui causât trop de frayeur. Lorsque les bourreaux eurent placé sur lÕenclume la jambe du bienheureux Adrien, Natalie, lui saisissant le pied, l'étendit sur l'instrument fatal. Alors les licteurs, frappant de toutes leurs forces, lui coupèrent les pieds et brisèrent ses jambes. Natalie lui dit : «Je t'en supplie, serviteur du Christ, tandis que tu respires encore, étends aussi la main, afin qu'ils la coupent, et que tu sois en tout semblable aux saints martyrs, qui ont encore plus souffert.» Le bienheureux Adrien étendit aussitôt la main, et la présenta à Natalie. Celle-ci la plaça sur l'enclume, et les licteurs la tranchèrent d'un seul coup. L'instant même il rendit son âme au Seigneur. Les bourreaux se rendirent ensuite auprès des autres martyrs, avec l'enclume et la barre de fer, et ils leur brisèrent les jambes; ceux-ci présentaient eux-mêmes leurs pieds, même avant l'arrivée des licteurs, et ils disaient : «Seigneur Jésus, recevez notre esprit;» et en prononçant ces paroles, ils rendaient à Dieu leurs âmes saintes et pures.
Maximien ordonna de livrer leurs corps aux flammes, de peur, disait-il, que les Galiléens ne vinssent pour les enlever et les honorer comme des dieux. Mais la bienheureuse Natalie cacha dans ses vêtements la main de saint Adrien, afin de la préserver des flammes. Les licteurs se hâtèrent de transporter les corps des martyrs dans une fournaise ardente qui leur était déjà préparée. La bienheureuse Natalie les suivait, recueillant le sang qui coulait des membres des martyrs, pour en oindre son propre corps. D'autres femmes pieuses et d'une naissance illustre suivaient également et recueillaient le sang des martyrs sur des linges de grand prix et sur de la pourpre, qu'elles cachaient ensuite dans leur sein. Les habits mêmes des licteurs, teints du sang des martyrs, furent pavés par les plus nobles matrones au poids de l'or, et même avec des pierres précieuses de la plus haute valeur.
Lorsqu'on fut arrivé à la fournaise, les bourreaux jetèrent, par son ouverture supérieure, les corps des martyrs dans les flammes, pendant que toutes ces pieuses femmes, les larmes aux yeux, s'écriaient : «Grands saints, ne nous oubliez pas dans le lieu de votre repos.» La bienheureuse Natalie, se précipitant à grands cris, voulait s'élancer elle-même dans la fournaise; elle disait : «Adrien, mon seigneur, ne m'abandonne pas; je veux te suivre;» mais à peine les corps des martyrs furent-ils lancés dans les flammes, que l'on entendit tout à coup d'affreux éclats de tonnerre, auxquels vinrent se mêler la pluie, la grêle, la foudre et un horrible tremblement de terre. On eût dit que la ville allait être inondée par les eaux du ciel, et la fournaise elle-même fut éteinte par la violence de la pluie et de l'orage. Les bourreaux, saisis de frayeur par tout ce qu'ils voyaient et entendaient, prirent la fuite en désordre; d'autres, tombant la face contre terre, expirèrent sur le coup.
À ce moment, les chrétiens qui entouraient en grand nombre la fournaise enlevèrent, avec le secours de Natalie et des autres femmes pieuses, les reliques des saints martyrs; le feu les avait épargnés et leurs cheveux mêmes n'étaient pas brûlés. Au même instant un homme honorable et religieux, que l'on nommait Eusèbe, vint, avec son épouse, se jeter aux pieds de Natalie et des frères : et leur dit : «Nous demeurions depuis longues années dans cette ville en lieu secret; mais ne pouvant plus supporter l'impiété de nos concitoyens et l'effusion du sang dont un prince impie a inondé ces murs, nous nous sommes retirés depuis quelque temps à Byzance, abandonnant tout ce que nous possédions en cette contrée. Livrez nous donc les corps des saints martyrs; nous les emmènerons avec nous sur un vaisseau, et nous les tiendrons soigneusement cachés dans nos demeures jusqu'à la mort du sanguinaire empereur; alors nous les rapporterons avec des prières et des psalmodies, comme nous avons coutume d'en user dans ces sortes de translations. Si nous les laissions dans cette ville, le tyran s'en emparerait pour les brûler de nouveau, et nous nous trouverions avoir livré nous-mêmes ces restes précieux, que Dieu a sauvés de la combustion au moyen du tonnerre, des tremblements de terre et des tempêtes.» Tous les assistants agréèrent cette proposition; on déposa les corps saints dans un vaisseau qui les transporta à Byzance, secondé par un vent favorable.
Mais Natalie conserva précieusement la main de son bienheureux époux Adrien; car elle disait : «Je ne serai pas du moins privée de ce trésor, lors même que l'on viendrait à découvrir et à détruire les restes sacrés des serviteurs du Christ.» Elle enveloppa ce membre glorieux dans la pourpre, avec des parfums et des plantes aromatiques, et le plaça au chevet de son lit, sans confier ce secret à personne. Au bout de quelques jours, un personnage considérable de la ville, qui avait dans l'armée la charge de tribun, se rendit auprès de l'empereur, pour le prier de lui donner en mariage la bienheureuse Natalie, qui possédait de grandes richesses et tenait le premier rang parmi les plus nobles matrones, à cause de l'ancienneté de sa famille et aussi par son admirable beauté. On envoya près d'elle des femmes d'un rang honorable pour solliciter sa main. Elle leur répondit : Cette nouvelle me cause beaucoup de joie; mais veuillez m'accorder un délai de trois mois, pour me préparer à une telle alliance; car celui qui me recherche est assurément d'une naissance très distinguée.» Mais elle méditait dans son coeur de s'enfuir secrètement, et de se rendre dans la ville où reposaient les corps des saints martyrs.
Ayant ainsi donné le change à ces nobles femmes, elle entra dans sa chambre, et, se prosternant la face contre terre, auprès de son lit, elle s'écria : «Seigneur, notre Dieu, père des affligés, qui assistez ceux dont le coeur est dans la peine, abaissez vos regards sur votre servante, et ne permettez pas que la couche de votre martyr Adrien soit profanée. Avez-vous oublié, Seigneur miséricordieux, les chaînes dont votre serviteur fut chargé, parce qu'il confessait la gloire de votre Nom ? Avez-vous oublié les tourments qu'il a endurés, quand on lui a coupé les pieds et les mains ? Souvenez-vous, Seigneur, de sa patience dans ces affreuses tortures, et délivrez l'épouse d'Adrien de l'approche de l'ennemi qui voudrait la souiller, vous qui êtes le Dieu de miséricorde et de bonté, à qui est la gloire et l'honneur dans tous les siècles. Amen.»
Ayant fait cette prière, elle s'endormit, épuisée de chagrin et de lassitude. Mais voici qu'un des saints martyrs lui apparut
et lui dit : «La paix soit avec toi, Natalie, servante du Christ. Aie confiance, Dieu ne t'a pas abandonnée; nous n'avons pas oublié non plus toutes les fatigues, toutes les souffrances que tu as endurées pour nous; et à peine arrivés en la présence de notre Seigneur, nous l'avons prié de vouloir bien te réunir à nous prochainement.» Natalie répondit : «Adrien, mon époux et mon seigneur, s'est-il présenté avec vous devant Jésus Christ ?» «Natalie, répondit le martyr, il s'y est présenté même avant nous. Hâte-toi donc de te lever; monte sur le vaisseau qui t'attend, et rends-toi promptement au lieu où nos corps reposent, car c'est là que Dieu doit te visiter et t'appeler à nous.» Dès que la bienheureuse Natalie se fut réveillée et qu'elle eut repris ses sens, elle abandonna tout ce qui se trouvait en sa possession, et ne prenant avec elle que le coffre où se trouvait la main du martyr Adrien, elle monta sur un vaisseau qui devait la conduire à Byzance.
Elle y trouva un grand nombre de fidèles qui fuyaient comme elle les cruautés du tyrannique empereur. Mais, lorsque le tribun eut été informé de son départ, il courut demander aide et protection à Maximien, et, prenant avec lui une troupe de soldats, il monta sur un autre vaisseau, et poursuivit longtemps sur mer la servante du Christ. Il avait déjà parcouru près d'un millier de stades, quand il s'éleva tout à coup un vent contraire, qui repoussa son navire, et fit même périr dans les flots irrités plusieurs de ses satellites.
Cependant, vers le milieu de la nuit, l'esprit malin apparut à ceux qui naviguaient avec la bien heureuse Natalie; il montait une espèce de vaisseau dans lequel ou croyait voir aussi des passagers; et imitant la voix du pilote, il leur dit : «D'où venez-vous, et où prétendez-vous vous rendre ?» Ceux-ci répondirent : «Nous venons de Nicomédie, nous nous rendons à Byzance.» Le faux pilote leur dit : «Vous vous trompez complètement de route; détournez le vaisseau vers la gauche.» Or il disait cela afin de les entraîner au sein des mers et de les perdre. Les passagers, croyant qu'on leur indiquait la véritable route, ordonnèrent aux matelots de tendre les voiles dans le sens indiqué par l'esprit de ténèbres. Mais tout à coup le bienheureux Adrien leur apparut, porté lui aussi comme sur un navire, et leur cria : «Vous avez bien navigué jusqu'à présent; n'écoutez pas cet imposteur, car il veut vous perdre.» Aussitôt le malin esprit disparut. Alors Natalie se levant, aperçut le bienheureux Adrien qui la précédait, et elle s'écria : «Voici mon époux et mon seigneur Adrien; c'est lui-même que je vois.» Le saint disparut au même moment. Le vent était propice, et il les conduisit bientôt à Argyropolis, qui est à côté de Byzance; en sorte qu'ils arrivèrent promptement au lieu où reposaient les corps des saints martyrs.
La bienheureuse Natalie étant descendue du vaisseau, s'approcha de ces saintes dépouilles, et déposa la main du martyr sur son corps, et s'étant mise à genoux, elle pria durant de longues heures. S'étant ensuite levée, elle salua tous les frères et toutes les soeurs, et se recommanda à leurs prières. Les fidèles l'engagèrent vivement à prendre du repos; car elle était brisée par la fatigue du voyage. Mais voici que, pendant son sommeil, le bienheureux martyr lui apparut et lui dit : «Paix à toi, servante du Christ et fille des martyrs ! Viens maintenant avec nous, viens recevoir la récompense que tu as méritée.» Et Natalie rendit aussitôt son âme au Seigneur.»
Quand les fidèles voulurent la réveiller, ils s'aperçurent qu'elle avait cessé de vivre, et qu'elle était allée au Christ. Se levant donc aussitôt, ils se mirent en prières, et ils la déposèrent, avec beaucoup de respect et d'attention, auprès de trois martyrs dans cet édifice qui était construit en forme de dôme. C'est là qu'ils se renfermèrent eux-mêmes en grand nombre pour vaquer au jeûne et à la prière et servir Dieu, après avoir renoncé à tous les biens de ce monde. Les bienheureux martyrs ont souffert pour le Christ, le vingt-sixième jour du mois dÕaoût, dans la ville de Nicomédie, sous l'empire du cruel Maximien, et sous le règne de notre Seigneur Jésus Christ, à qui sont dus l'honneur et la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen.