HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES VANDALES

par Victor évêque de Vite dans la Byzacène

(écrit vers 486)


LIVRE 1

Il y a maintenant soixante ans, c'est un fait prouvé, que le peuple cruel et sauvage des Vandales a touché le sol de notre malheureuse Afrique. Il traversa sans difficulté le détroit, à l'endroit où la mer immense et large se resserre entre l'Espagne et l'Afrique en un étroit passage de douze milles de largeur. Quand toute cette foule eut passé, grâce à l'habileté de son chef Geisérich, dans le but de se donner un renom de terreur, elle résolut de faire sans tarder le recensement de toute la multitude et de compter tout ce que la fécondité avait mis au jour à cette époque. Tout ce qu'on trouva de vieillards, de jeunes gens et d'enfants, esclaves et maîtres, monta au chiffre de quatre-vingt mille. Ce bruit se répandit, et jusqu'aujourd'hui ceux qui n'étaient pas renseignés ont cru que le nombre des hommes armés était aussi élevé, quoiqu'il soit à présent très faible.
Ils trouvèrent la province dans la paix et la tranquillité. Mais les bataillons de l'impiété traversèrent en tous sens cette belle terre florissante, dévastant, dépeuplant, brûlant et massacrant tout. Ils n'épargnèrent pas même les arbres fruitiers : ils ne voulaient pas qu'après leur passage les hommes qui s'étaient cachés dans les antres des montagnes, les précipices et les retraites de toutes sortes, pussent profiter de cette nourriture. Leur cruauté furieuse se renouvela partout la même : aucun lieu ne fut à l'abri de ses atteintes. C'était surtout sur les églises et les basiliques des saints, les cimetières et les monastères que leur scélératesse sévissait le plus. Ils allumaient, pour brûler les maisons de pierres, des incendies plus grands que pour brûler des villes et des forteresses entières. Trouvaient-ils fermées les portes du saint lieu, ils se livraient à l'envi un passage à coups de hache. Ainsi se réalisait la parole des livres saints : «Comme dans une forêt d'arbres, à coups de hache, ils ont brisé les portes; avec la hache et la cognée ils ont tout renversé. Ils ont mis le feu à votre sanctuaire, ils ont renversé et profané le tabernacle de votre nom.» (Ps 78)
Que de pontifes illustres, que de prêtres remarquables ils firent périr de mille manières pour se faire livrer leur fortune privée ou les biens d'Église ! Si, cédant aux tortures, les victimes donnaient ce qui était en leur pouvoir, elles étaient aussitôt soumises à de nouveaux tourments comme coupables de n'avoir pas tout livré. Pour obtenir l'aveu d'un trésor, à ceux-ci on ouvrait la bouche avec des pieux, et on la leur remplissait de boue fétide. Ceux-là, on les frappait avec des nerfs de bœuf dont les coups s'abattaient en sifflant sur le front ou sur les jambes. Souvent encore on les abreuvait d'eau de mer, de vinaigre, de marc d'huile ou de tout autre liquide répugnant, et, bien qu'ils fussent pleins comme des outres, sans aucune pitié, on les forçait à boire encore. Chez ces bourreaux, point de grâce pour la faiblesse de l'âge, d'égards pour le rang, de respect pour le sacerdoce. Que dis-je ? la noblesse de la victime était un stimulant de plus pour leur fureur. Qui dira le nombre de prêtres et de gens de condition qu'ils chargèrent de faix accablants, comme s'ils eussent été des chameaux ou autres bêtes de somme ? Un aiguillon de fer à la main, ils leur faisaient hâter le pas; bon nombre succombèrent sous le poids de leurs fardeaux. Ni la dignité que donne la vieillesse, ni la vénération qu'inspire une tête dont les ans ont changé les cheveux en une laine éclatante de blancheur, rien ne pouvait amollir le cœur de ces étrangers. Bien plus, arrachant les enfants au sein maternel, le barbare, ou bien les écrasait contre terre, malgré l'innocence de leur âge; ou bien, les prenant par les pieds, il les fendait en deux jusqu'à la tête, ainsi que Sion le chantait autrefois dans sa captivité : «L'ennemi a décidé d'incendier mon pays, de mettre à mort mes enfants, de les écraser contre la terre.»
Lorsque des temples ou des palais grandioses avaient résisté à l'action du feu, incapables d'apprécier ces belles constructions, les barbares en rasaient jusqu'au sol les murailles élégantes, de sorte qu'aujourd'hui de toutes ces splendeurs des cités antiques il ne reste même pas le souvenir. Les villes sont désertes on comptent à peine quelques habitants. Celles qui sont encore debout sont l'image de la désolation. Ainsi, dans cette ville de Carthage, mus par la haine, ils ont fait disparaître jusqu’aux fondements le théâtre et le temple de la Mémoire et la voie que l'on appelait Céleste. Et j'ajouterai ce qui nous touche le plus : la basilique majeure où reposent les corps des saintes martyres Perpétue et Félicité, celles de Celerina et des Scillitains, et d'autres encore qu'avait épargnées la destruction, ont, par un abus de pouvoir, passé au service de la religion des tyrans.
Si quelque enceinte fortifiée résistait aux attaques furieuses des barbares, ils réunissaient tout autour des foules nombreuses de captifs et en faisaient sur place un épouvantable carnage; l'odeur des cadavres en putréfaction portait ainsi la mort dans les rangs de ceux que les murailles avaient protégés du glaive ennemi.
Qui nous dira le nombre des hiérarques illustres qui eurent alors à souffrir mille tourments ? Le vénérable évêque de notre cité, Pampinianus, vit tout son corps consumé sous l'action de lames de fer rougies au feu. Mansuetus d'Ursita fut également brûlé aux portes de Furni. Vers la même époque, l'on mit le siège devant la ville d'Hippone, où résidait le vénérable et bienheureux hiérarque Augustin, auteur de livres nombreux. De ce jour cessa de couler, arrêté par la crainte, ce fleuve d'éloquence qui portait ses eaux fécondes dans tout le champ de l'Église. L'amertume de l'absinthe prit la place de la suavité ordinaire de sa parole, de sorte qu'il eût pu dire avec David : «Quand l'ennemi s'est levé contre moi, je me suis tu et me suis humilié; j'ai gardé le silence sur le bien lui-même.» Augustin avait déjà composé à cette époque deux cent trente-deux ouvrages, écrit de nombreuses lettres, une exposition du Psautier et de l'Évangile, et enfin prononcé de ces discours au peuple que les Grecs appellent Homélies, dont on ne saurait estimer le nombre.
Qu'ajouterai-je encore au récit de ces drames sauvages et impies ? Carthage finit par tomber elle-même an pouvoir du vainqueur. Du jour où Geisérich entra dans ses murs, au lieu de cette antique liberté dont elle était si fière, elle ne connut plus que la servitude. Grand nombre de sénateurs furent emmenés captifs; un édit prescrivit aux habitants de tout livrer, or, argent, bijoux, étoffes précieuses. Ce procédé fit passer en un moment tous les patrimoines aux mains du ravisseur. Puis on partagea les provinces conquises. Geisérich garda pour lui la Byzacène, la province d'Abarita, la Gétulie et une partie de la Numidie; à ses troupes il donna la Zeugitane ou Proconsulaire; l'empereur Valentinien occupait encore les autres provinces qu'il avait dévastées. Mais la mort de ce prince lui livra l'Afrique entière. Alors il poussa l'insolence jusqu'à revendiquer les grandes îles, la Sardaigne, la Sicile, la Corse, Evusus, Majorque, Minorque et bien d'autres encore. Dans la suite, le roi d'Italie, Odoacre, obtint de Geisérich la cession de la Sardaigne moyennant un tribut, qu'il paya d'ailleurs régulièrement comme à son seigneur, ne se réservant pour lui qu'une mince partie du revenu.
Un édit de Geisérich frappa bientôt les évêques et les grands : dépouillés de leurs biens, chassés de leurs églises ou de leurre palais, ils durent choisir entre l'exil et l'esclavage. Ce dernier fut le partage de plusieurs d'entre eux, qui échangèrent contre la servitude la condition illustre ou un état honorable.
Sur son ordre, l'évêque de Carthage, Quotvultdeus, dont le souvenir est précieux devant Dieu et devant les hommes, et un grand nombre de clercs, furent entassés, manquant de tout, sur des embarcations délabrées. Mais Dieu, dans sa miséricordieuse bonté, leur accorda une heureuse traversée et les fit aborder à Naples, en Campanie. Quant aux sénateurs et autres dignitaires, ils furent d'abord frappés d'exil, puis déportés au delà des mers.
Débarrassé, ainsi que je l'ai dit, de l'évêque et du vénérable clergé, le tyran s'empara aussitôt de la basilique Restituta, lieu ordinaire des assemblées épiscopales, et la mit au service de sa religion. Il prit également, avec leurs trésors, toutes les églises situées dans la ville; hors les murs, il fit main basse sur celles qui lui plaisaient : tel fut en particulier le sort des deux basiliques élevées à la mémoire de saint Cyprien, l'une sur le lieu même de son martyre, l'autre à Mappalia sur son tombeau. Ses prescriptions impies s'attaquèrent même aux cérémonies funèbres — et nous ne pouvons arrêter nos larmes au souvenir de ce morne silence qui avait remplacé nos hymnes et nos solennités d'autrefois. Enfin, pour mettre le comble à la cruauté, tous les clercs qui jusqu'alors avaient été épargnés furent bannis.
Cependant les survivants de tout ce carnage, évêques et magistrats des provinces livrées aux Vandales, formèrent le projet d'aller trouver le roi et de lui adresser eux-mêmes leurs supplications. À cet effet, ils se rendirent à sa résidence ordinaire, dans la presqu'île de Maxulita, vulgairement appelée Ligulie, avec l'intention de le supplier de prendre en pitié le peuple catholique et de lui accorder la permission de subsister.
Le roi, assure-t-on, leur fit porter cette réponse : «Comment osez-vous m'adresser une telle requête, lorsque j'ai juré de n'épargner aucun de vous ?» Il les aurait même fait aussitôt précipiter dans la mer, si ses conseillers ne l’eussent longuement prié de n'en rien faire. L'âme noyée de chagrin, ils durent donc se retirer : et comme ils n'avaient plus d'églises, ils furent réduits à célébrer les saints mystères où et comme ils purent. Entre temps, la fortune du tyran grandissait, sa puissance s'affermissait et par suite son insolence ne connaissait plus de bornes.
Je raconterai en passant un fait qui se rapporte à cette époque. Le comte Sébastien, gendre de l'illustre comte Boniface, était un homme aussi avisé dans ses conseils que brave à la guerre. Autant Geisérich avait besoin de ce conseiller, autant il redoutait sa présence. Aussi, voulant se défaire de lui, il chercha dans sa religion un prétexte à lui infliger la peine capitale. Il résolut donc de faire comparaître le comte devant l'assemblée de ses évêques et de ses familiers. «Sébastien, lui dit-il, je sais que tu as juré de nous être fidèlement attaché; tes travaux et ta vigilance rendent témoignage à la sincérité de ce serment. Mais pour mettre un sceau définitif à ton amitié pour nous, nos prêtres ici présents sont d'avis que tu dois embrasser ma religion, celle de mon peuple.»
Imaginant alors une comparaison merveilleuse et à la portée de tous, il lui fit cette réponse fort ingénieuse, vu la circonstance : «Je t'en prie, Sire, mon seigneur, fais apporter sans retard un pain de farine, le plus pur que l'on pourra trouver». Geisérich, lie pouvant soupçonner la victoire de Sébastien, fit apporter sur-le-champ le pain demandé. Sébastien le prit en ses mains et dit : «Pour donner à ce pain un tel degré de pureté et le rendre digne de la table royale, il a fallu dégager la farine de tout le son qui y était mêlé, puis humecter la pâte, la faire repasser par l'eau et enfin par le feu : ainsi a-t-il acquis une couleur agréable à la vue et un goût délicieux au palais. Pour moi, j’ai subi la même préparation : broyé sous la meule de l'Église catholique, j'ai été passé au crible des examens comme une farine très pure, enfin j'ai été arrosé de l'eau baptismale et consumé par le feu de l'Esprit saint. Ce pain est sorti du four doué de la plus grande pureté : moi aussi, je suis remonté de la fontaine sainte purifié par les sacrements, que la vertu divine rend efficaces. Maintenant, si tu le veux, qu'il soit fait selon ma proposition : que l'on réduise ce pain en morceaux, qu'on l'humecte d’eau une seconde fois, et qu'on le remette au four; s'il en sort meilleur qu'il n'est, je consens à faire ce que tu demandes de moi.» Cette proposition embarrassa si bien Geisérich et son entourage qu'il ne sut comment en sortir. Mais, dans la suite, il trouva un autre prétexte pour faire mourir ce brave capitaine.
Je reviens à mon récit qu'avait interrompu cette courte régression. Par ses ordres barbares Geisérich répandit partout la terreur, de sorte qu'au milieu des Vandales la vie n'était plus tenable; malgré nos larmes, on nous enleva même la faculté de prier et d'offrir le saint sacrifice en quelque lieu que ce fût. La prophétie se trouva donc visiblement accomplie : «Nous n'avons plus maintenant ni prince, ni prophète, ni chef, ni temple pour sacrifier à votre nom !» Les évêques, en effet, étaient en butte à de continuelles calomnies, même dans les provinces qui payaient un tribut au roi : ainsi, un pasteur avait-il, dans une de ses instructions habituelles au peuple, prononcé par hasard le nom de Pharaon, de Nabuchodonosor, d'Holopherne ou tel autre de même genre, on l'accusait d'avoir visé le roi, et aussitôt on l'envoyait en exil. Partout sévissait ce genre de persécution, ici ouverte, sourde en d'autres endroits; de telles trahisons eurent bientôt fait disparaître jusqu'au nom de ces pieux hiérarques. Ce fut là, nous le savons, le motif de l'exil de bon nombre d'entre eux, tels qu'Urbain de Girba, Crescentius, métropolitain d'Aquitana, dont la juridiction s'étendait sur cent vingt sièges; Habetdeus de Tendala, Eustrate de Sufetula, deux évêques de la Tripolitaine, Vicis de Sabrata, et Cresconius d'Oea; Félix d'Hadrumète, qui paya de l'exil l'hospitalité qu'il avait offerte à un certain moine Jean, venu d'outre-mer, et quantité d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Quand la mort venait surprendre les évêques dans l'exil, il n'était pas permis de leur donner des successeurs. Cependant, au milieu de cette tourmente, le peuple de Dieu restait ferme dans sa foi; et, comme un essaim d'abeilles élève ses alvéoles de cire, ainsi, par ces épreuves, comme par des pierres que la foi rendait aussi douces que le miel, ce peuple allait toujours grandissant en nombre et en courage. Par là s'accomplissait cette parole : «Plus on les persécutait, plus on voyait s'accroître leur nombre et s'affermir leur courage.»
Plus tard, l'empereur Valentinien obtint à force d'instances que l'on donnât un évêque, du nom de Deogratias, à l'Église de Carthage, plongée depuis si longtemps dans le silence de la désolation. Si l'on tentait d'exposer tout le bien que le Seigneur produisit par le ministère de ce saint homme, toutes les ressources du langage ne suffiraient pas à en dire même une petite partie.
Cet évêque était installé depuis peu, lorsque, par un juste jugement sur les péchés des hommes, la ville de Rome, cette cité jadis si noble, si célèbre, tomba au pouvoir de Geisérich, en la quinzième année de son règne. Du même coup, il pilla les trésors de tant de rois, et emmena avec lui tout un peuple de captifs. Quand ceux-ci abordèrent en foule sur la terre d'Afrique, les Vandales et les Maures se les partagèrent entre eux, séparant, selon une coutume barbare, les époux de leurs épouses et les enfants de leurs parents. Sans retard, le pieux évêque, rempli de la présence et de l’amour de son Dieu, mit en vente tous les vases d'or et d'argent servant au ministère sacré, afin de délivrer cette multitude du joug des barbares, de sauvegarder les liens du mariage et de rendre les enfants à leurs parents. Mais comme aucun local ne se trouvait assez large pour abriter une telle foule, il désigna pour la recevoir les deux grandes et fameuses basiliques de Faustus et des Novæ; l'on y disposa des lits et des couchettes; bien plus, il y faisait distribuer chaque jour ce dont chacun avait besoin. Plusieurs d'entre ces malheureux étaient tombés malades par suite de fatigues, nouvelles pour eux, la traversée et les duretés de la captivité : tel qu'une mère dévouée, le saint évêque les entourait à tout instant de ses soins empressés, accompagnant les médecins près de chacun d'eux, leur apportant des mets et faisant donner à chacun, en sa présence, ce que, la consultation terminée, l'on avait jugé nécessaire. Durant les heures mêmes de la nuit, il ne cessait pas de vaquer à cette œuvre de miséricorde, visitant les lits un à un, et s'enquérant de l'état de chaque malade. Ni les lassitudes du corps ni les glaces de l'âge ne l'arrêtaient, tant il mettait de cœur à cette besogne.
À ce spectacle, les ariens ne pouvaient étouffer leur haine, aussi cherchèrent-ils par tous les moyens possibles à le mettre à mort. Mais évidemment Dieu, voyant leur dessein, voulut délivrer son passereau de ces oiseaux de proie, avant qu'ils eussent le temps de fondre sur lui. Les Romains captifs pleurèrent amèrement sa mort, car, du jour où il fut monté au ciel, ils se crurent plus que jamais abandonnés aux mains des barbares. Il avait occupé durant trois ans le siège épiscopal. L'affection et le regret auraient sans doute porté le peuple à s'emparer de sa dépouille sacrée, si, par prudence, on ne l'avait ensevelie à la dérobée, tandis qu'on attirait ailleurs l'attention de la foule.
Mais il ne convient pas de toujours taire les méfaits des hérétiques, et il n'y a pas à cacher ce qui est à l'honneur de ceux qui en furent les victimes. L'un des évêques qui avaient consacré ce Deogratias dont j'ai parlé plus haut, un vénérable vieillard nommé Thomas, était l'objet constant de leurs embûches. Un jour, il tomba accablé sous leurs coups, et cela en public. Mais, loin de s'en croire déshonoré, le saint homme s'en réjouit dans le Seigneur, voyant là le prix de sa gloire future.
Après la mort de l'évêque de Carthage, Deogratias, Geisérich étendit à la Zeugitane et à la Proconsulaire la défense de remplacer les évêques exilés; leur nombre montait alors à cent soixante-quatre : mais depuis il s'est réduit peu à peu à trois, encore ce chiffre n'est-il pas certain : ce sont Vincent de Gigitane, l'évêque de Sinnara, Paul, bien digne en vérité de porter un tel nom, et enfin Quintianus, lequel, ayant fui devant la persécution, est allé vivre loin de sa patrie, à Edesse (Vodena?), en Macédoine.
Si cette époque fut à ce point féconde en martyrs, le nombre des confesseurs ne fut pas moindre : j'essayerai de dire quelque chose à leur sujet. Un Vandale, millenier de l'armée barbare, avait pour esclaves Martinianus, Saturianus et leurs deux frères; il avait en outre à son service une chrétienne, grande servante du Christ, nommée Maxima, dont le corps n'était pas moins beau que le cœur était noble. Martinianus était armurier de son état, et il passait pour être bien vu de son maître. Quant à Maxima, elle avait été préposée à toute la maison; en sorte que le Vandale crut que le meilleur moyen d'assurer leur fidélité était d'unir par les liens du mariage Martinianus et Maxima. Le premier aspirait au mariage comme le font tous les jeunes gens dans le monde; mais Maxima, qui s'était déjà consacrée à Dieu, se refusait aux noces de la terre. Le jour vint enfin où, les deux époux se trouvèrent réunis seuls dans la chambre nuptiale. Au moment où, dans sa bonne foi, Martinianus, qui ne connaissait pas les desseins de Dieu sur lui, invitait Maxima à partager avec lui la couche nuptiale, comme si elle eût été vraiment son épouse, la servante du Christ lui adressa cette parole énergique : «C'est au Christ, Martinianus mon frère, que j'ai donné tout pouvoir sur mon corps; je ne puis donc accepter une union terrestre, puisque j'ai déjà un véritable époux dans le ciel. Mais écoute mon conseil : il est encore temps pour toi d'embrasser avec amour le service de celui-là même que mon cœur a choisi pour époux.» Il arriva, grâce à Dieu, que le jeune homme suivit les exhortations de la vierge, et eut ainsi le bonheur de gagner, lui aussi, son âme. Bien plus, dans l'élan de la dévotion que lui donnait sa conversion récente, à l’insu du Vandale qui ne pouvait se douter du caractère tout spirituel de leur union, il persuada à ses trois frères de partager avec lui, comme un héritage, le trésor qu'il avait trouvé. Les ayant donc gagnés à son dessein, il s'enfuit avec eux durant la nuit, accompagné de la vierge du Seigneur : ils se rendirent au monastère de Tabraca, alors dirigé par le digne abba André, tandis que Maxima entrait dans un couvent de vierges situé non loin de là. Mais leur maître Vandale fit faire, pour les retrouver, des recherches dans toutes les directions, même à prix d'argent, et l'on finit par savoir ce qui s'était passé. Voyant qu'ils avaient secoué son joug pour embrasser celui du Christ, il les jeta dans les fers; puis il accabla ces serviteurs de Dieu de mille tourments, non seulement pour les décider à violer leur vœu de chasteté, mais, ce qui était plus grave, pour les forcer à souiller dans la honte d'un second baptême la parure de leur foi. Geisérich eut connaissance de ces faits : aussitôt il manda à ce cruel bourreau de ne pas faire grâce à ses victimes avant qu'il les eût réduites à suivre sa volonté; il fit confectionner pour les tourmenter de solides bâtons garnis symétriquement de pièces de bois, qui les rendaient semblables à des scies : sous la grêle des coups administrés sur le dos, non seulement les os se brisaient, mais les pièces de bois pénétraient dans les chairs et y restaient de manière à doubler la torture. Le sang ruisselait, souvent les chairs déchirées mettaient à nu les entrailles; mais, régulièrement, l'on trouvait le lendemain les confesseurs sains et saufs, guéris qu'ils étaient par le Christ. À plusieurs reprises et pendant longtemps l'on constata qu'ils ne portaient aucune trace de leurs blessures, car l'Esprit saint les leur fermait à mesure qu'ils en avaient reçu. Maxima fut ensuite renfermée dans un étroit cachot, puis étendue cruellement à terre, fixée à des pieux aigus; une foule nombreuse de serviteurs de Dieu la visitait souvent dans ses tourments : il arriva un jour, en présence de ses visiteurs, que la solide poutre de bois qui lui servait d'entrave se brisa comme si elle eût été pourrie. Ce miracle fut aussitôt publié bien haut; le gardien même de la prison nous en a attesté l'authenticité sous la foi du serment.
Le Vandale refusa de voir là une intervention divine : aussi la colère de Dieu ne tarda-t-elle pas à s'abattre sur sa maison. Lui et ses fils moururent subitement; ses esclaves et son meilleur bétail le suivirent de près dans le trépas. La veuve de ce Vandale, privée tout d’un coup de son époux, de ses fils et de tous ses biens, offrit les serviteurs du Christ à un parent du roi, nommé Sersaon. Eu reconnaissance d'un don si gracieux, celui-ci lui en témoigna toute sa satisfaction; mais aussitôt le démon se mit à tourmenter de mille manières les fils et les serviteurs de ce pauvre homme, à cause des chrétiens qu'on lui avait donnés. Le roi en fut averti : il ordonna alors qu'on les reléguât chez un certain roi Maure, nommé Capsur. Quant à Maxima, honteux d'avoir été vaincu par elle, il lui rendit sa liberté : jusqu'à ce jour, elle a conservé sa virginité et est devenue la mère de nombreuses vierges du Seigneur. Il nous a même été donné de la visiter souvent.
Les serviteurs de Dieu, arrivés au terme de leur voyage, furent remis a ce roi Maure, qui habitait une contrée déserte, nommée Capra-Picta. Voyant les rites sacrilèges que pratiquaient ses sujets idolâtres dans leurs sacrifices, ils entreprirent de leur faire connaître notre Dieu par leurs paroles et leurs exemples : ils gagnèrent ainsi au Christ une multitude d'infidèles, à qui personne auparavant n'avait parlé du nom chrétien. Ce champ une fois remué et sarclé par le soc de la prédication, on songea à y faire jeter la semence évangélique et à répandre sur lui la rosée du saint baptême. Les serviteurs de Dieu choisirent alors des hommes de confiance et les engagèrent sur les routes interminables du désert. Ils atteignirent enfin la ville de Rome, et là ils supplièrent l'évêque d'envoyer à ce peuple converti un prêtre et des diacres. Le prélat se fit un plaisir de condescendre au désir qui lui était exprimé; on construisit alors une église, et une foule immense de barbares reçurent le saint baptême, et de ces loups sortit un troupeau d'agneaux que sa fécondité multipliait sans cesse.
Capsur prévint Geisérich de ce qui se passait. À cette nouvelle, le roi Ne put retenir sa colère : il ordonna de faire périr les serviteurs de Dieu de la façon suivante : on les attacherait par les pieds à la queue de quatre chevaux attelés ensemble et lancés au galop à travers les buissons épineux des forêts; les corps de ces innocentes victimes, traînés ainsi en tous sens, au milieu des épines et des broussailles, seraient déchirés en lambeaux : toutes choses étaient arrangées de manière qu'ils pussent assister au trépas les uns des autres. Les chevaux indomptés les entraînèrent donc, ainsi liés, dans leur course furieuse. Les Maures se lamentaient d'un tel spectacle; mais eux, se voyant dans cette position, si rapprochés les uns des autres, et malgré l'horreur de cette course vagabonde, se disaient mutuellement adieu en ces termes : «Priez pour moi, mon frère, voici que le Seigneur a comblé nos désirs; ainsi parviendrons-nous au royaume des cieux !» Ils rendirent saintement leur âme à Dieu au milieu de leur prière et du chant des psaumes, à la grande joie des anges. Depuis lors, notre Seigneur Jésus -Christ n'a cessé de produire en cet endroit les plus grands miracles : l'ancien évêque de Buconita, le bienheureux Fausta, nous a notamment raconté la guérison d'une aveugle, guérison dont il avait été témoin.
À partir de ce jour, la fureur de Geisérich contre l'Église de Dieu ne fit que s'accroître. Il envoya en Zeugitane un certain Proculus, avec mission de contraindre les prêtres du Seigneur à livrer les objets du culte et tous les Livres saints; mais auparavant il devait leur enlever toutes leurs armes, afin, par cette ruse, de se rendre plus facilement maître d'eux. Sur le refus de ces prêtres de livrer ce qu'on leur demandait, les barbares se mirent à piller eux-mêmes les églises, et, détail horrible, des linges d'autel, ils se firent des chemises et des fémoraux ! Mais Proculus, qui s'était fait l'exécuteur de ce mandat, fut bientôt réduit à se manger la langue, par morceaux, et trouva ainsi son châtiment dans la plus honteuse des morts. À cette époque, le saint évêque d'Aba, Valérien, qui avait résisté héroïquement pour ne pas livrer les choses saintes, fut, sur l'ordre du tyran, expulsé de la ville et condamné à vivre seul : la défense même avait été faite à qui que ce fût de lui donner asile dans sa maison ou dans son champ — de sorte qu'il vécut longtemps en plein air, sur la voie publique : il était plus qu'octogénaire : j'eus alors le bonheur, dont j'étais bien indigne, de le visiter dans cet exil.
Une certaine année, le jour de la fête de Pâques, le peuple de Regia avait forcé les portes de l'église, que la persécution avait fermées, et s'y était réuni en l'honneur des solennités pascales : les Ariens s'en aperçurent; sur-le-champ un de leurs prêtres, nommé Auduit, racola une troupe de gens armés, qu'il lança à l'attaque de cette foule innocente. Ces gens firent irruption dans l'église, le glaive au clair, et se livrèrent au carnage, tandis que d'autres, postés sur les toits, criblaient l'assistance de leurs flèches, lancées par les fenêtres. Précisément un lecteur debout à l'ambon chantait la mélodie alléluiatique, le peuple de Dieu écoutant et répondant alternativement; à l'instant une flèche vint l'atteindre à la gorge; ses mains laissèrent aussitôt échapper le livre, et lui-même s'affaissa sans vie. Un très grand nombre d'assistants tombèrent à l'entour de l'autel, frappés à mort par les flèches et les javelots. Et ceux qui, pour le moment, échappèrent au glaive, furent dans la suite, sur l'ordre du roi, accablés de mauvais traitements et massacrés pour la plupart, surtout ceux d'un âge avancé.
En plusieurs endroits, à Tunazuda, à Galies, à Vicus Ammoniœ et ailleurs encore, les ariens pénétrèrent dans les églises au moment où l'on distribuait la sainte Eucharistie aux fidèles : dans le paroxysme de leur rage, ils renversaient à terre le corps et le sang du Christ, et le foulaient de leurs pieds souillés.
Sur le conseil de ses évêques, Geisérich avait décrété que l'on n'admettrait que des ariens aux diverses charges du palais, dans sa propre résidence et dans celles de ses fils. Ce fut là une raison d'inquiéter entre autres notre frère dans la foi, Armogaste. Comme ils le torturaient souvent et longtemps en serrant ses jambes et son front avec des cordes qui résonnaient sous l'effort de la tension et qu'ils montraient, en hurlant, ridé, ou plutôt labouré son front sur lequel le Christ avait imprimé le signe de sa croix, lui levait les yeux au ciel, et les nerfs de bœufs se rompaient comme de simples fils d'araignée. Lorsque les bourreaux s'aperçurent que tous leurs nerfs de bœufs s'étaient ainsi rompus, ils se firent apporter sans tarder des cordes de chanvre plus solides encore; mais elles s'usèrent toutes sur lui, sans qu'il proférât d'autre parole que le nom du Christ. On le pendit alors par un pied, la tête en bas : il s'endormit, à la vue de tous, comme s'il eût reposé sur un lit de plumes. À bout de procédés pour le faire souffrir, le fils du roi, Théodoric, auquel appartenait Armogaste, ordonna enfin qu'on lui tranchât la tête; mais son prêtre Jucundus l'en détourna : «Vous pourrez, lui dit-il, le faire mourir à force de vexations. Mais si vous employez le glaive, les Romains vont le faire passer pour un martyr.» Théodoric le condamna donc à creuser des fossés, dans la Byzacène. Quelque temps après, comme pour l'humilier davantage en l’exposant aux regards de tous, il l'envoya garder les vaches tout près de Carthage.
Cependant le serviteur de Dieu apprit du Seigneur que le jour de son «repos» était proche; il fit alors venir près de lui le procurateur de la maison de Théodoric, un fervent chrétien nommé Félix, qui le vénérait comme un apôtre, et il lui adressa ces paroles : «L'heure de mon trépas a sonné; au nom de notre commune foi, je te conjure de vouloir bien m'ensevelir au pied de ce caroubier : si tu ne le fais pas, c'est à notre Seigneur que tu en rendras compte.» La cause de ce désir n'était pas le souci du lieu ni du mode de sa sépulture, mais bien la manifestation de ce que, le Seigneur avait révélé à son serviteur. Mais Félix répondit : «Dieu m'en garde, vénérable confesseur; c'est dans une de nos basiliques que je vous enterrerai, et avec la solennité et les chants d'action de grâces que vous méritez.» — «Non pas, repartit Armogaste, mais fais ce que je t'ai demandé.» Pour ne pas contrister l'homme de Dieu, Félix lui promit d'accomplir fidèlement son désir. À peu de jours de là, celui qui en sa compagnie avait courageusement confessé la foi, quitta cette vie, et Félix s'empressa de lui creuser au pied de l'arbre la tombe qu'il avait demandée.
Retardé dans son travail, que les racines entrelacées et le sol durci rendaient pénible, il craignait que la dépouille du saint ne tardât trop à être inhumée. Enfin on vint à bout des racines, et, en creusant plus profondément, l'on trouva tout préparé un sarcophage du marbre le plus précieux, tel qu'aucun roi peut-être n'en eut jamais de semblable.
Je ne dois pas omettre non plus de mentionner un certain chef de comédiens, nommé Mascula. Après avoir essayé des embûches pour lui faire abjurer la foi catholique, le roi s'employa lui-même à le séduire par mille promesses terrestres : il le comblerait de richesses, si seulement il voulait se montrer docile à ses volontés. Mais lui resta fort et invincible dans sa foi : aussi fut-il condamné à la peine capitale; toutefois l'astucieux tyran donna cet ordre secret au bourreau : s'il voyait sa victime trembler au dernier instant, à la vue du glaive levé pour
la frapper, il devait l'immoler aussitôt pour éviter d'en faire un martyr glorieux; si, au contraire, il voyait le confesseur ferme dans sa foi, il l'épargnerait. Affermi par le Christ, ce chrétien resta dans la confession de sa foi aussi inébranlable qu'une colonne, et c'est le front haut qu'il sortit de cette épreuve. Dans sa haine, notre ennemi avait refusé de faire un martyr, mais il n'avait pu vaincre le confesseur.
Vers le même temps nous avons connu un certain Saturus, membre distingué de l'Église du Christ : avec le franc-parler que donne la foi catholique, il ne craignait pas de dénoncer constamment la perversité arienne, bien qu'il fût procurateur de la maison d'Hunérich. Accusé de ce chef par un certain diacre Marivadus, pour qui le misérable Hunérich avait une prédilection particulière, on le fait comparaître, afin de l'engager à embrasser l'arianisme : on lui promet honneurs et richesses s'il y consent mais s'il refuse, les supplices les plus cruels lui sont préparés ou lui donne le choix : s'il n'obéit aux ordres du roi, après examen judiciaire, on lui confisquera sa maison et ses biens, on lui prendra ses esclaves et ses fils, et en sa présence l'on unira son épouse à un chamelier. Devant cette menace, Saturus provoquait ses ennemis, afin qu'elle se réalisât plus tôt. Mais son épouse l'apprend, et va, sans le prévenir, demander à ses juges de lui accorder un sursis. Nouvelle Ève, elle se rend alors près de son époux, conduite et conseillée par l'infernal serpent. Mais lui ne voudra pas imiter Adam en touchant au fruit défendu qui le séduit : car il n'est pas «Indigent», mais «Saturus», c'est-à-dire surabondant, étant rassasié de l'abondance de la maison de Dieu, et s'étant abreuvé au torrent de ses délices.»
Cette femme se dirige donc, les vêtements déchirés, la chevelure en désordre, vers l'endroit où son mari prie solitaire : elle est accompagnée de ses fils et porte dans ses bras sa petite fille, qu'elle nourrit encore de son lait. Avant que son mari ait pu la voir, elle la dépose à ses pieds, et lui entourant les genoux de ses bras suppliants, elle lui fait entendre sa voix de serpent : «Aie pitié de moi et de toi, très cher ami, aie pitié de nos enfants que tu vois devant toi; ne laisse pas réduire à l'esclavage ceux qu'ennoblit l'illustration de notre race; ne permets pas que je sois, du vivant même de mon époux, soumise à une union indigne et honteuse, moi qui, parmi mes compagnes, ai toujours été fière de mon Saturus ! Ce qu'on demande de toi, plusieurs sans doute l'ont déjà fait, et de leur propre mouvement; mais toi, c'est contre ton gré que tu l'accompliras, le Seigneur le sait bien !»
Saturus répondit, empruntant les paroles du saint homme Job : «Tu parles comme une insensée. Malheureuse ! s'il n'y avait au monde que les tristes joies de cette vie, je redouterais vraiment ce dont on nous menace. Mais tu es le jouet du démon, ma pauvre femme : si tu m'aimais, jamais tu n'entraînerais ton mari à subir deux fois la mort. Qu'on m'enlève donc mes fils, qu'on me ravisse ma femme, que l'on me prenne mes biens; confiant dans la promesse de mon Dieu, je me rappellerai toujours cette parole : celui qui ne renonce à sa femme et à ses enfants, à ses champs et à sa maison, ne peut être mou disciple.»
Qu'y avait-il à ajouter ? La femme, vaincue, n'eut qu'à se retirer avec ses enfants. Saturus, affermi dans sa volonté de souffrir le martyre, fut aussitôt jugé, dépouillé de tous ses biens, accablé de mauvais traitements, et réduit à mendier; bien plus, une défense formelle supprima tout moyen de le secourir. On avait donc réussi à lui enlever tout, mais on ne put lui ravir la livrée de son baptême.
À la suite de tous ces méfaits, Geisérich fit fermer l'église de Carthage, après avoir dispersé et exilé en divers endroits ses prêtres et ses diacres, car elle n'avait plus d'évêque. C'est à peine si, dans la suite, les prières de Zénon, transmises par le patrice Sévère, parvinrent à la faire rouvrir; et, de la sorte, tous revinrent d'exil. Geisérich sévit aussi en Espagne, en Italie, en Dalmatie, en Campanie, en Calabre, en Apulie, en Sicile et en Sardaigne, dans le Brutium et la Lucanie, en Epire et en Grèce; mais ceux qui ont souffert dans ces différents pays raconteront mieux que moi ces tristes choses. Et nous-mêmes nous arrêtons là le récit de la persécution que Geisérich exerça contre nous avec autant de superbe que de cruauté. Ce tyran avait régné trente-sept ans et trois mois.


LIVRE II

À la mort de Geisérich, son fils aîné Hunérich lui succéda. Au début de son règne, il usa de l'habileté commune aux barbares, se montrant doux et modéré surtout à l'égard de notre religion : les fidèles eurent permission de s'assembler pour la prière commune, alors que Geisérich avait interdit ces sortes de réunions. Pour afficher son zèle religieux, il fit rechercher avec soin les hérétiques manichéens : plusieurs subirent le supplice du feu, d'autres, en grand nombre, furent embarqués pour les contrées d'outre-mer. Ces recherches lui firent constater que la plupart de ces manichéens, surtout parmi les prêtres et les diacres, étaient adeptes de sa religion arienne — il en conçut une grande honte, et ce lui fut un motif pour redoubler de fureur contre eux. Parmi les moines ariens, on en découvrit un, nommé Clementianus, qui portait inscrits sur la cuisse les mots suivants : «Manichéen, disciple du Christ Jésus.»
Cette conduite du monarque lui valut l'estime publique; mais une chose déplut en lui, son insatiable cupidité, dont les convoitises ne connaissaient pas de bornes, ce qui le portait à accabler les provinces de son royaume de vexations et de taxes extraordinaires : aussi pouvait-on avec raison dire de lui : Le roi, qui manque de revenus, recherche les procès.
D'autre part il permit, sur la demande de l'empereur Zénon et de Placidie, veuve d'Olybrius, que l'Église de Carthage se choisît un évêque de son goût : depuis vingt-quatre ans déjà elle était privée de cet ornement. Il lui envoya donc l'illustre Alexandre, avec mission de veiller à l'élection par le peuple catholique d'un prélat digne; il chargea en même temps son notaire Witarit de porter à Carthage et de lire au peuple assemblé une déclaration conçue en ces termes : «Voici ce que vous mande votre maître et seigneur : l'empereur Zénon et la très noble Placidie nous ont fait supplier par l'illustre Alexandre d'accorder à l'Église de Carthage un évêque de votre religion; nous ordonnons donc qu'il en soit fait ainsi. Mais nous leur avons répondu et avons fait dire à leurs envoyés que vous pourriez élire un évêque de votre choix comme ils l'ont demandé, à la condition expresse que les évêques de notre religion arienne qui habitent Constantinople et les provinces d'Orient, auraient le droit, reconnu du gouvernement, de prêcher au peuple dans leurs églises et d'y célébrer le culte divin dans la langue qu'il leur plairait, comme vous avez vous-mêmes, tant à Carthage que dans les autres Églises d'Afrique, la liberté de célébrer chez vous le saint sacrifice, de prêcher et d'accomplir les prescriptions de votre religion comme vous l'entendez. Si l'on n'observe pas à leur égard cette tolérance, nous exilerons chez les Maures, non seulement l'évêque qui aura été consacré à Carthage, avec tous ses clercs, mais encore tous les prélats et leur clergé résidant en Afrique.»
À la lecture de ce décret, qui nous fut donnée publiquement le 14 des calendes de juillet, nous commençâmes à nous lamenter en silence : car nous devinions dans cette ruse des méchants une préparation de la persécution prochaine; nous répondîmes même au légat du roi que, s'il en était ainsi, l'Église de Carthage ne pouvait se réjouir d'avoir an évêque à des conditions si dangereuses; aussi bien le Christ la gouvernerait lui-même, comme il n'avait jamais cessé de le faire jusque-là. Mais le légat ne voulut pas accepter ce refus. En même temps le peuple réclamait avec emportement que l'élection se fit sans tarder; il poussait des cris étourdissants et personne ne pouvait lui faire entendre raison.
On consacra donc évêque un personnage pieux et ami de Dieu, du nom d'Eugène : ce fut là pour l'Église de Dieu une cause de grande joie et de liesse sans borne. Le peuple catholique, bien qu'il fût sous la domination barbare, se réjouissait d'avoir enfin retrouvé un pasteur. Les jeunes gens et les jeunes filles n'avaient pour la plupart jamais vu d'évêque siéger à Carthage, et ils se félicitaient joyeusement entre eux de cet événement. De plus, le saint évêque Eugène devint par la pratique de toutes les bonnes œuvres un objet de vénération et de respect pour tous, même pour les hérétiques; il se rendit si cher à son peuple que tous eussent volontiers donné leur vie pour lui, si la nécessité s'en était présentée. Le Seigneur se plut aussi à répandre par ses mains de telles aumônes, qu'on avait peine à s'expliquer comment il pouvait suffire à ces largesses, car il était notoire que, les barbares s'étant emparés de tout, l'Église ne possédait plus un écu. On ne saurait dire les, trésors d'humilité, de charité et de piété que le ciel lui avait départis. Jamais il ne gardait d'argent par devers lui, à moins qu'il n'en eût reçu tard dans la soirée, à une heure où le soleil, arrivé au terme de sa course, avait déjà cédé la place aux ombres de la nuit. Loin de satisfaire l'amour de l'argent, il gardait seulement de quoi parer aux nécessités de la journée. Aussi le Seigneur lui donnait-il chaque jour de plus amples ressources.
Mais son nom devenant de plus en plus connu et célèbre, les évêques ariens en éprouvèrent une telle jalousie qu'ils le barcelèrent constamment de leurs calomnies, et Cyrilas plus que tous les autres. Qu'ajouterais-je ? Ils suggérèrent au roi le dessein de l'empêcher de siéger désormais sur le trône de son église, et de parler au peuple selon l'habitude. Ils voulurent même obtenir de lui qu'il chassât de son église tous ceux, hommes et femmes, qu'il verrait y pénétrer habillés à la façon des barbares. Mais sa réponse fut ce qu'elle devait être : «La maison du Seigneur est ouverte à tous; nous ne pouvons en interdire l'entrée à personne;» et ce langage était d'autant plus motivé que beaucoup de nos catholiques étaient obligés de se vêtir à la barbare par le fait qu'ils étaient attachés au service du palais.
Sur ce refus de l'homme de Dieu, le tyran décida d'aposter ses satellites aux portes de l'église : voyaient-ils passer devant eux un homme ou une femme habillés à la mode barbare, aussitôt, à l'aide de bâtons munis de petits crocs, ils leur saisissaient la chevelure, l'enchevêtraient dans leurs instruments, puis, tirant violemment, arrachaient avec elle tout le cuir chevelu. Certains perdirent instantanément la vue dans ce supplice, d'autres même y succombèrent, sous la violence de la douleur. Après avoir subi ce tourment, les femmes, le crâne ainsi dépouillé, étaient promenées par les places publiques, précédées d'un héraut, et exposées en spectacle à la ville entière : mais elles ne voyaient qu'avantage pour elles dans cet affront qu'on leur infligeait. Nous connaissions la plupart de ces chrétiens : nous n'en savons pas un seul qui, sous la pression même du tourment, ait dévié du droit chemin.
Ne pouvant entamer de cette façon le rempart de leur foi, Hunérich imagina de supprimer aux serviteurs de son palais les vivres et le traitement qu'il avait coutume de leur fournir; à ces peines, il ajouta encore la fatigue des travaux à la campagne. Il envoya dans la campagne d'Utique des gens de condition libre et de complexion délicate, couper les moissons sous les ardeurs d'un soleil brûlant : tous s'y rendirent contents, le cœur rempli d'une joie toute divine. En leur société se trouva un homme dont la main desséchée refusait depuis de longues années toute sorte de services. Ce fut une raison pour ce serviteur de s'excuser en toute sincérité de son incapacité au travail, mais on le contraignit violemment de s'y rendre quand même. Quand donc l'on fut arrivé au lieu désigné, tous se mirent à prier particulièrement pour lui, et Dieu dans sa bonté daigna rendre la santé à sa main desséchée.
Ainsi commença pour nous la persécution d'Hunérich : ce fut le début de nos souffrances et de nos angoisses.
Après avoir montré pendant longtemps la plus grande modération à l'égard de tout, hanté qu'il était par le désir, qui lie se réalisa pas, d'assurer le trône à sa postérité, ce prince se mit a sévir cruellement contre son propre frère Théodoric et ses enfants, et aussi contre les fils de son autre frère Genturis. Pas un n'eût trouvé grâce auprès de lui, si la mort n'était venue mettre un terme à ses desseins. Tout d'abord, sachant combien rusée était la femme de son frère Théodoric et craignant sans doute qu'elle n'armât contre sa tyrannie le bras de son mari ou celui de son fils aîné, qui lui paraissait habile autant que sage, il la fit mettre à mort sous un prétexte quelconque. Ce fut ensuite le tour de ce fils aîné, jeune prince très versé dans les belles-lettres, à qui, d'après l'ordre de succession établi par Geisérich, le trône devait échoir de préférence parce qu'il était l’aîné de ses petits-fils. — Dans la suite, Hunérich renchérit encore sur sa cruauté par ce nouveau forfait : en pleine ville, à la face du peuple massé devant les degrés de la nouvelle place, il fit brûler vif un évêque de sa religion, Jucundus, qui avait titre de patriarche, pour le seul fait d'être très en faveur près de la famille de Théodoric : il craignait sans doute que son crédit n'aidât cette famille à s'emparer du trône. Dans ce crime indigne nous vîmes l'annonce pour nous de tribulations prochaines et nous nous disions entre nous : «S'il a montré une telle cruauté à l'égard de l'un de ses évêques, comment pouvons-nous espérer qu'il épargnera nos personnes et notre religion ?»
Une cruelle sentence d'exil vint ensuite frapper le fils aîné de Genturis, Godagis et son épouse, qui se virent même refuser la consolation d'emmener avec eux au moins un esclave ou une servante.
Quant à son frère Théodoric, après le supplice de son épouse et de son fils, il l'envoya pareillement en exil, dans le dénuement et l'abandon les plus absolus; après sa mort, le tyran expulsa, montés sur des ânes, son dernier fils, tout jeune encore, et ses deux filles, adultes déjà, après leur avoir fait subir maintes vexations. Les comtes et les grands du royaume eurent aussi leur tour : sous de fallacieux prétextes, il les poursuivit en grand nombre, uniquement parce qu'il les savait favorables à son frère : il fit brûler les uns, étrangler les autres, imitant en tout cela Geisérich, qui avait fait précipiter la femme de son frère, une énorme pierre au cou, dans le grand fleuve qui arrose Cirta, l'Ampsaga, et qui, après le meurtre de la mère, avait encore fait périr les enfants. — Avant de mourir, Geisérich lui avait recommandé, sous la foi du serment, plusieurs des grands de son empire; mais Hunérich, oublieux de sa promesse et violateur de son serment, les fit tous périr dans divers supplices ou sur le bûcher. C'est ainsi qu'un certain Heldicas, que Geisérich avait créé préfet du royaume, subit ignominieusement la peine capitale, bien qu'il fût épuisé par son grand âge; son épouse et une autre dame nommée Tencharia furent brûlées vives au milieu de la ville. Sur l'ordre du tyran, leurs cadavres furent promenés par les faubourgs et les places publiques, et c’est à peine si, le soir venu, après toute cette journée d'ignominie, ses évêques obtinrent de lui la permission de les ensevelir.
Gamuth, le frère d'Heldicas, s'étant réfugié dans l'église, ne pu être mis à mort; mais le prince le fit enfermer dans des latrines et le condamna à rester longtemps dans cet infect réduit. Il l'envoya ensuite, en compagnie d'un grossier chevrier, creuser des trous pour les vignes : mais en plus de cette peine, douze fois par an, c'est-à-dire chaque mois, il les faisait fouetter cruellement, leur fournissant d'ailleurs à peine un peu d'eau et de pain pour leur nourriture. Durant cinq années et plus, ils subirent ces traitements inhumains, qui leur auraient profité pour leur salut éternel, si, catholiques, ils les avaient supportés pour la défense de leur foi. Nous ne pouvions taire ces détails, car nous n'aurions su négliger de montrer la cruauté du roi envers les siens eux-mêmes : non seulement, en effet, il fit brûler l'évêque Jucundus, comme nous l'avons déjà dit, mais il fit aussi périr par le feu ou sous la dent des bêtes un très grand nombre de prêtres et de diacres de la religion arienne.
Lorsqu'il se fut débarrassé de tous ceux qu'il craignait, croyant affermir ainsi une puissance qui fut en réalité de bien courte durée, libre désormais de tout souci et de toute inquiétude, comme un lion rugissant, il tourna tous les efforts de sa fureur contre l'Église catholique. Mais bien avant le temps de cette persécution, de nombreuses visions prophétiques avaient été pour nous des signes avant-coureurs des maux qui nous menaçaient. Deux années environ avant qu'elle éclatât, un fidèle avait vu, la basilique de Fauste brillamment ornée comme à l'ordinaire, toute resplendissante de cierges allumés, de tentures et de flambeaux; tandis qu'il contemplait joyeux cette clarté éblouissante, tout d'un coup, raconta-t-il plus tard, la splendeur de cette aimable lumière disparut, et du sein des ténèbres épaisses qui lui succédèrent, se répandit une odeur insupportable. Bientôt des Éthiopiens parurent; ils chassèrent dehors la troupe des bienheureux, qui ne cessèrent plus de se lamenter de ce que l'Église ne devait jamais plus revoir son antique splendeur.
Le témoin de cette vision en fit le récit à l'évêque Eugène, en notre présence. Un prêtre vit également la basilique de Fauste toute pleine de fidèles, puis évacuée un instant après et remplie de porcs et de chèvres.
Un autre fidèle aperçut en vision, toute prête pour le vannage, une aire couverte de blé, dont, intentionnellement, le vanneur n'avait pas encore enlevé la paille. Comme il contemplait avec étonnement l'immensité de ce tas, bien que tout y fût encore mêlé, soudain s'éleva une tourmente de vent dont l'arrivée se manifesta par un souffle bruyant et violent. Sous son action, la poussière et la paille s'envolèrent et le froment seul resta sur l'aire. Alors s'avança un personnage plein de majesté, le visage resplendissant, les vêtements inondés de clarté; il se mit à trier les grains vides et desséchés, inaptes à produire la farine, et, lorsqu'enfin il eut achevé sa minutieuse besogne, de toute cette masse de grains, à peine resta-t-il un petit tas, excellent il est vrai, mais bien exigu.
Tel autre assura qu'il avait vu un homme de haute stature debout sur le mont Zicha, et criant de tous côtés : «Fuyez, fuyez !» Un autre encore vit un ciel d'orage sillonné d'éclairs et couvert de nuages de soufre; ils lançaient d'énormes quartiers de roches qui prenaient feu en touchant la terre; leurs flammes extraordinaires pénétraient dans les maisons, brûlaient tous ceux qu'elles y rencontraient. Celui qui eut cette vision se cacha, comme il le raconte lui-même, dans un petit réduit, où, par la miséricorde divine, la flamme ne put l'atteindre, afin sans doute que se réalisât cette parole du prophète : «Ferme ta porte et demeure caché un moment, jusqu'à ce que la colère de Dieu ait passé son chemin.»
Le vénérable évêque Paul, lui aussi, vit un arbre gigantesque ses branches en fleurs se perdaient dans les raies, et telle était son étendue qu'il couvrait de son ombre l'Afrique presque entière. Tandis que tous en admiraient avec joie la grandeur et la merveilleuse beauté, tout d'un coup survint un âne furieux, qui en frappa de la tête le tronc puissant et le renversa par terre avec grand fracas.
Cet autre évêque illustre, Quintianus, transporté sur une montagne, aperçut de ce lieu élevé son immense troupeau, au milieu duquel on distinguait deux marmites en ébullition. Il y avait là aussi des gens qui égorgeaient des brebis et plongeaient leurs chairs dans les marmites bouillantes, si bien qu'à la fin le troupeau tout entier fut anéanti. Ces deux marmites représentaient sans doute les deux villes de Sicca Veneria et de Laribus, où se rassembla plus tard la multitude des fidèles et d'où partit, l'incendie; ou bien encore le roi Hunérich et son évêque Cyrilas. Mais nous en avons assez dit de ces visions, car nous devons nous restreindre.
Que s'ensuivit-il ? Tout d'abord le tyran porta un décret redoutable : nul ne pourrait plus occuper au palais aucun emploi civil ou militaire à moins de se faire arien. Un grand nombre de catholiques étaient visés par ce décret : ils restèrent fermes, et, plutôt que d'abandonner leur foi, ils quittèrent la milice du siècle. Mais ensuite Hunérich les fit chasser de leurs demeures et les relégua, dépouillés de tout, en Sicile et en Sardaigne. Dans son zèle excessif, un beau jour il décida que le fisc réclamerait pour lui, surtout le territoire de l'Afrique, les biens de nos évêques décédés; dans le cas où il se trouverait un évêque pour leur succéder, on ne le consacrerait pas avant qu'il eût versé au trésor royal une somme de cinq cents pièces d'or. Mais cet édifice que Satan s'efforçait d'élever, le Christ daigna tout aussitôt le renverser : les familiers du tyran lui firent en effet cette observation : «Si nos prescriptions s'accomplissent, nos évêques répandus en Thrace et dans les autres provinces auront à souffrir de mauvais traitements.»
Il fit ensuite assembler les vierges consacrées à Dieu, et les livra à des Vandales, qui, accompagnés de sages-femmes de leur nation, et en l'absence de toute femme catholique, s'adonnèrent contre toutes les lois de la pudeur à des inquisitions honteuses sur la personne de ces vierges. Ils les suspendirent ensuite cruellement, de grands poids attachés aux pieds; tandis qu'ils leur appliquaient sur le dos, le ventre, les seins et les côtés, des lames rougies au feu, ils leur criaient : «Confessez donc que vos évêques et vos clercs entretiennent avec vous un commerce criminel !» Plusieurs d'entre elles, nous le savons, succombèrent sous la violence de ces tortures; d'autres survécurent, mais elles restèrent courbées le reste de leurs jours, tant le feu avait resserré et raccourci leur peau.
Le tyran s'efforçait de découvrir une voix qui le conduirait à persécuter ouvertement, ce qu'il fit du reste; mais il eut beau s’ingénier, il ne put arriver à souiller l'Église du Christ.
Aurai-je assez de larmes pour pleurer ces quatre mille neuf cent soixante-six membres du clergé, évêques, prêtres, diacres et autres, qui furent exilés dans le désert ? Plusieurs étaient impotents; certains, avancés en âge, avaient perdu la vue. Parmi eux se trouvait le bienheureux Félix d'Abarita, qui avait déjà passé quarante-quatre ans dans l'épiscopat. Voyant, dans notre sollicitude pour lui, qu'il était incapable de se tenir à cheval, nous eûmes l'idée de faire demander au roi, par ses familiers, que du moins il permît à ce vieillard d'attendre à Carthage sa mort prochaine, car il lui était impossible de se rendre en exil. Le tyran entra alors, dit-on, dans une grande fureur et répondit : «S'il ne peut aller à cheval, qu'on lie ensemble deux bœufs sauvages qui le traîneront, attaché par des cordes, au lieu que j'ai désigné.» Nous fûmes donc forcés de le lier en travers sur un mulet, ainsi qu'un vulgaire tronc d'arbre, et de le transporter de la sorte tout le long de la route.
On nous réunit tous à Sicea et à Laribus, où les Maures devaient nous prendre pour nous emmener au désert. Nous y trouvâmes deux comtes, qui entreprirent méchamment de fléchir les confesseurs par leurs paroles engageantes et trompeuses. «Qui vous porte, disaient-ils, à résister avec tant de ténacité aux ordres de notre maître, vous que le roi pourrait combler d'honneurs, si seulement vous accédiez à sa volonté ?» Mais tous s'empressèrent de protester vivement et de crier : «Nous sommes chrétiens et catholiques, et nous confessons hautement la Trinité inviolable dans l'Unité divine.» Cette réponse leur valut une surveillance plus pénible à la vérité, mais pourtant encore assez large; car nous avions la faculté de nous rendre dans les églises, d'y prêcher aux fidèles la parole de Dieu, et d'y célébrer les saints mystères.
Il y avait aussi parmi nous beaucoup de jeunes enfants poussées par leur tendresse, leurs mères les avaient suivis, les unes se réjouissant du sort qui leur était réservé, les autres tâchant de les ramener chez elles; les unes se félicitaient d'avoir enfanté des martyrs; les autres, voyant leurs enfants sur le point de mourir, voulaient par un second baptême les détourner de confesser leur foi. Mais pas un ne se laissa séduire par les caresses; chez aucun les sentiments naturels ne purent faire entrer dans leur cœur l'amour de la vie terrestre. — Je me ferai le plaisir de raconter brièvement ce que fit une vieille femme en cette occasion. Comme nous cheminions vers l'exil, en compagnie des serviteurs du Christ (nous faisions route de préférence la nuit pour éviter les ardeurs du soleil), nous aperçûmes dans nos rangs une femme du peuple, portant un petit sac et d'autres vêtements, et tenant par la main un petit enfant qu'elle consolait en ces termes : «Hâte-toi, mon petit seigneur, vois avec quel joyeux empressement tous les saints confesseurs volent à la couronne du martyre !» Nous lui reprochâmes l'indélicatesse qu'il y avait pour elle, femme, à se mêler à des hommes, et à accompagner l'armée du Christ; mais elle de nous répondre : «Bénissez-moi, bénissez-moi; priez pour moi et pour mon petit-fils; car, bien que misérable pécheresse, je suis la fille de l'ancien évêque de Zura.» — «Pourquoi donc alors, lui dîmes-nous, marchez-vous en si misérable appareil, et qui a bien pu vous décider à faire une si longue route ?» Elle répliqua : «J'accompagne en exil ce petit enfant votre serviteur, afin que l'ennemi ne le trouve pas seul et ne puisse pas le faire périr en le détournant de la vérité.» Cette réponse nous arracha des larmes, et nous ne sûmes que dire, sinon que la volonté de Dieu fût faite.
Mais dès que notre ennemi, qui déjà se disait peut-être en lui-même : «Je vais m'emparer de leurs dépouilles et en rassasier mon cœur, mon glaive abattra des victimes, et mon bras fera sentir sa domination,» vit qu'il ne pouvait tromper aucun des serviteurs de Dieu, il se prit à chercher les réduits les plus étroits et les plus horribles pour y incarcérer les soldats du Christ. Il leur enleva même la consolation que leur eût procurée la visite de leurs semblables; il préposa à leur garde des surveillants et leur fit infliger de cruels tourments; de plus, il les entassa pêle-mêle les uns sur les autres, serrés comme une nuée de sauterelles, ou, pour mieux dire, comme des grains du plus précieux froment. Dans ces étroits espaces, on ne leur accordait même pas un endroit pour leurs besoins naturels : aussi étaient-ils obligés de les satisfaire sur place, en sorte que l'infection et la puanteur, qui se dégagèrent bientôt de ces immondices, devinrent pour eux le plus insupportable des supplices. C'est à peine si nous pûmes quelquefois fléchir les Maures au moyen d'énormes sommes d'argent, et pénétrer dans ces réduits pendant le sommeil des Vandales qui les gardaient. Nous nous engagions alors dans un véritable lac d'ordures, nous y enfoncions jusqu'aux genoux, en sorte que nous pouvions y voir l'accomplissement de la prophétie de Jérémie : «Ceux qui ont mangé dans la pourpre se sont rassasiés d'ordures.» Que pourrais-je ajouter ? M'attarderai-je dans ces détails ? Finalement, au milieu du vacarme des Maures, ils reçurent l'ordre de se préparer à prendre le chemin de l'exil qui leur avait été assigné.
Ils sortirent de leur prison un dimanche, le visage et la chevelure tout souillés d'immondices; les Maures cependant les harcelaient cruellement, tandis qu'ils chantaient d'un cœur joyeux cette hymne au Seigneur : «Telle est la gloire réservée à ses saints !» — Ils rencontrèrent en cet endroit le saint évêque d'Unizibire, Cyprien; consolateur admirable, il savait, au milieu de ses larmes, témoigner à chacun une affection paternelle; volontiers il eût «donné sa vie pour ses frères», volontiers il se fût exposé aux tourments, après avoir distribué tout son avoir aux frères dont il voyait le complet dénuement. Confesseur lui-même par le cœur et par le courage, il cherchait le moyen d'unir son sort à celui des confesseurs; dans la suite, après les souffrances multiples d'une dure captivité, il partit tout joyeux pour l'exil, qu'il avait tant souhaité.
Quelles multitudes se rendirent alors en ces lieux, des diverses provinces et des villes, pour visiter les martyrs du Christ ? Les routes et les voies publiques en pourraient témoigner. Toutefois les fidèles évitaient les grandes routes, ils préféraient descendre en masse compacte par les sentiers des montagnes; ils portaient en main des cierges allumés, et venaient déposer leurs petits enfants aux pieds des confesseurs, en leur disant : «Tandis que vous courez à la couronne du martyre, à qui confiez-vous notre misérable existence ? Qui se chargera maintenant de régénérer ces petits enfants dans les eaux de la fontaine éternelle de vie ? qui nous donnera dorénavant les pénitences à accomplir et réconciliera les pécheurs ? car c'est à vous qu'avait été dite cette parole : «Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel;» qui donc désormais nous conférera le sacrement de pénitence et nous déliera des entraves de nos fautes en nous accordant la réconciliation ? qui voudra accompagner nos funérailles des prières solennelles ? qui donc enfin célébrera parmi nous les rites accoutumés du saint sacrifice? Il nous serait doux de vous suivre, s'il nous était permis de le faire, afin qu'aucune extrémité ne séparât les enfants de leurs pères.» Ces paroles et ces larmes furent une raison pour les barbares de priver désormais les confesseurs de toute consolation. Par contre, on les pressait de plus en plus pour les faire arriver au lieu qu'on leur avait destiné et qu'ils avaient tant de peine à atteindre. Bien des vieillards et des jeunes gens délicats tombaient épuisés par cette marche forcée; les barbares les poussaient alors de la pointe de leurs lances ou les frappaient avec des pierres, ce qui ne faisait qu'augmenter leur épuisement.
Pour tous ceux qui décidément ne pouvaient plus marcher, les Maures reçurent bientôt l'ordre de les lier par les pieds, et de les traîner, ainsi que des cadavres d'animaux, par des chemins impraticables et semés de cailloux : les malheureux y laissèrent d'abord leurs vêtements, puis tous leurs membres les uns après les autres — car ici leur tête se brisait contre les angles aigus des quartiers de roches; là, leurs côtes se déchiraient; ainsi rendaient-ils l'âme entre les mains des gens qui les traînaient. Le nombre de ces martyrs fut si considérable, que nous n'avons pu l'évaluer; mais leurs modestes sépultures, — Les vaillants, qui purent atteindre jusqu'au désert, furent parqués là tous ensemble, ne recevant, comme les animaux, qu'un peu d'orge pour toute nourriture. Cette solitude était peuplée d'animaux venimeux et de scorpions, à tel point que cela paraît peu croyable à ceux qui ne connaissent pas ce pays; les premiers, par leur souffle seul, pouvaient atteindre de leur virus ceux mêmes qui étaient à distance; quant aux scorpions, chacun sait que leur piqûre est incurable. Mais, grâce à la protection divine, le venin de ces reptiles n'a nui jusqu'à présent à aucun des serviteurs du Christ. — Bientôt après, les grains d'orge dont ils se nourrissaient leur furent supprimés. Mais quoi ? Le Seigneur, qui avait envoyé la manne à nos pères, ne pourrait donc pas nourrir de nouveau ses enfants au désert ?
Cependant le tyran préparait de nouvelles rigueurs contre l'Église de Dieu : non content d'avoir déjà retranché plusieurs de ses membres, il voulait anéantir son corps tout entier.
Le jour de l'Ascension de notre Seigneur, il fit remettre à l'évêque Eugène un édit, qu'il devait lire à l'Église en présence de Réginon, légat de l'empereur Zénon; ce décret, que des messagers portèrent sur tous les points de l'Afrique, était ainsi conçu : «Hunérich, roi des Vandales et des Alains, à tous les évêques partisans du «consubstantiel». Vous connaissez tous l'interdiction que nous avons dû porter contre vos prêtres, non pas une fois, mais à plusieurs reprises, de célébrer leurs assemblées religieuses dans les provinces cédées aux Vandales, pour les empêcher de séduire et de troubler les âmes chrétiennes. Or l'on a découvert que plusieurs d'entre eux avaient, au mépris de cette loi, célébré la messe dans les provinces qui nous sont échues, objectant, pour leur défense, qu'ils professaient la règle de la foi chrétienne dans son intégrité. Aussi, comme nous voulons couper court à tout scandale dans les pays que Dieu nous a confiés, avons-nous décidé, sous son inspiration et du consentement de nos saints évêques, qu'aux prochaines calendes de février vous eussiez à vous réunir tous à Carthage : personne ne pourra alléguer la crainte comme excuse; là, vous soumettrez à la discussion avec nos vénérables évêques les points de notre foi, et vous aurez à établir, par la sainte Écriture, votre croyance au «Consubstantiel», afin que nous puissions juger de la pureté de votre foi. Nous avons envoyé cet édit à tous les évêques nos collègues établis dans toute l'Afrique.
«Donné le 13 des calendes de juin, la 7e année d'Hunérich.»

Lorsque nous eûmes pris ensemble connaissance de cette missive, «notre cœur en fut tout accablé et nos yeux s'assombrirent»; dès lors, en vérité, les larmes remplacèrent nos jours de fête et les lamentations nos cantiques : car l'édit annonçait par sa teneur qu'une terrible persécution était proche. Dire «nous voulons couper court à tout scandale dans les provinces que Dieu nous a confiées», signifiait à nos yeux «nous ne voulons plus de catholiques dans le royaume». Nous nous consultâmes sur le parti à prendre; pour tenter d'arrêter cette calamité qui nous menaçait, nous ne trouvâmes qu'un seul expédient; le saint évêque Eugène essaierait près du tyran le dernier moyen de fléchir son cœur, si la chose était encore possible : il lui enverrait une supplique où il exposerait son sentiment en ces termes : «Toutes les fois que l’âme, la vie éternelle ou la foi, chrétienne sont en question, nous devons, — la sage prévoyance du roi nous y autorise, — faire connaître sans crainte ce qui nous parait le parti le meilleur. Le compromis royal nous autorise à nous acquitter sans crainte du devoir où nous sommes de faire connaître tout ce qui convient chaque fois que l'on aborde une question touchant l'âme, la vie éternelle ou la foi chrétienne, Votre Royale Majesté a daigné récemment envoyer un avis à mon humble personne; le notaire Witarit, qui nous l'a communiqué, nous l’a donné une connaissance exacte et fidèle, dans l'église, en présence du clergé et du peuple. Nous y avons appris que le roi avait également fait transmettre à tous nos collègues dans l'épiscopat l'ordre de se réunir, au jour marqué, afin d'exposer leur foi : nous avons notifié que nous accédions avec respect à la requête. Mais nous avons humblement fait remarquer au notaire royal que les projets du prince devaient être portés à la connaissance de tous nos frères dans la foi, qui habitent les régions d'outre-mer; car partout on reconnaît l'autorité de cette foi, et par suite ce n'est pas seulement l'intérêt des provinces d'Afrique qui est en cause, mais aussi celui du monde entier. Et puisque je me suis engagé à présenter ma supplique au prince, je supplie Votre Grandeur, ai-je dit au notaire, de bien vouloir porter la présente requête au roi, mon très miséricordieux seigneur; la clémence royale sera ainsi informée qu'avec la grâce de Dieu nous sommes bien loin de décliner et d'éviter le débat légal, mais que nous ne pouvons nous prononcer sur notre foi sans l'assentiment de toute la catholicité. Nous supplions Sa Majesté, dont nous connaissons la grande bonté et la justice éclairée, qu'elle daigne exaucer ces prières. — Donné par Eugène, évêque de l'Église catholique de Carthage.»

On présenta bien au roi la supplique du bienheureux Eugène mais, pressé qu'il était d'aggraver encore le mal qu’il avait conçu, il lui fit répondre par Obade, préfet de son royaume : «Eugène, réduis en ma puissance tous les empires de la terre, et je ferai ce que tu me demandes.» À cette parole Eugène lit la réponse qu'elle méritait : «Jamais proposition aussi déraisonnable n'aurait dû sortir de votre bouche. Vous imitez celui qui demanderait à un homme de s'élever en volant dans les airs, ce qui certes n'est pas l'habitude des humains. J'ai dit simplement : si le souverain tient à connaître la foi une et véritable que nous professons, qu'il daigne en prévenir ses amis; de mon côté, je demanderai à mes pères dans l'épiscopat, et surtout au clergé de l'Église de Rome, la tête de toutes les Églises, de venir nous seconder dans l'exposé que nous vous ferons de notre commune foi.» Obade se récria : «Eh quoi ! vous vous mettez sur le rang du roi mon maître !» — «Nullement, repartit Eugène, voici ce que je veux dire : si le roi désire connaître la foi véritable, qu'il mande à ses amis d'envoyer ici les évêques catholiques; pour ma part, j'écrirai à mes confrères dans l'épiscopat : car le présent débat intéresse l'Église catholique tout entière.» Telle était la demande du vénérable Eugène. Ce n'est pas qu'il manquât en Afrique de hiérarques capables de tenir tête aux adversaires; mais il y avait un double avantage à faire venir des évêques à qui l'affranchissement de la domination vandale donnerait plus de hardiesse dans leur façon de parler, et qui pourraient ensuite informer toutes les nations de la terre des indignités dont nous étions victimes.
Mais le roi ne voulut pas entendre raison : du reste il machinait déjà à son plan: sous le couvert d'affreuses calomnies, il fit accabler de mauvais traitements ceux de nos évêques dont on lui avait signalé les talents.
Déjà par ses ordres Secundianus de Vibiana avait pris le chemin de l'exil, après avoir reçu cent cinquante coups de verges; Prœsidius de Sufetula, homme zélé et fort avisé, subit la même peine.
Le tyran fit également fouetter les évêques Mansuetus, Germain, Fusculus et plusieurs autres. Entre temps, il interdit à ses sujets d'admettre à leur table aucun de nos catholiques. Les Vandales n'y gagnèrent rien; mais ce fut pour nous, au contraire, un inappréciable avantage. Car, s'il est vrai que, selon le mot de l'Apôtre, «la parole des hérétiques s'insinue dans l'âme comme la gangrène» dans une plaie, à quelle souillure ne s'expose-t-on pas lorsqu'on s'assied à leur table ! L'Apôtre dit en effet «qu'il faut fuir même la table des impies».
Déjà le feu de la persécution commençait à prendre; le tyran, dans sa rage de dévastation, l'avait allumé partout. À cette époque, le Seigneur se plut à opérer, par son fidèle serviteur Eugène, un miracle éclatant que je ne saurais passer sous silence. Il existait à Carthage un aveugle nommé Félix, fort bien connu de toute la ville. La nuit qui précédait la fête de l'Épiphanie, le Seigneur lui apparut en songe : «Lève-toi, lui dit-il, va trouver mon serviteur, l'évêque Eugène, et dis-lui que je t'ai envoyé vers lui. Lorsqu'il bénira la piscine où doivent être baptisés les catéchumènes, il te touchera les yeux : aussitôt ils seront ouverts et tu verras la lumière.» — L'aveugle se rend compte de la vision et de l'ordre qui lui est donné; mais, se croyant le jouet d'un rêve, comme il arrive souvent, il ne se leva pas; à peine se rendormait-il, pour la seconde fois il reçoit l'ordre d'aller trouver Eugène. De nouveau il néglige l'avertissement. Mais une troisième injonction se fait entendre, plus pressante et plus sévère. Cette fois, il se décide à réveiller l'enfant qui d'ordinaire le conduit par la main. D'un pas alerte il se rend à la basilique de Fauste; il y adresse à Dieu une prière entrecoupée de sanglots, et supplie un diacre, nommé Pérégrinus, de vouloir bien prévenir l'évêque qu'il a un secret à lui communiquer. L’hiérarque averti fait entrer le pauvre aveugle. La basilique était à ce moment, en raison de la solennité, toute remplie du chant des hymnes nocturnes, exécuté par le peuple chrétien. L'aveugle aborde l'évêque et lui-même narre les circonstances de sa vision; puis il ajoute : «Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez rendu la vue comme vous l'ordonne notre Seigneur !» — «Retirez-vous de moi, mon frère, lui répond l’hiérarque, je suis un indigne pécheur, le plus coupable des hommes, moi que le Seigneur a réservé pour cette époque troublée.» Mais le pauvre homme, lui tenant les genoux embrassés, ne cessait de répéter : «Rendez-moi la vue, comme il vous a été ordonné.» Eugène considérait cette foi de l'aveugle, toute dénuée de respect humain; et comme déjà l'heure était venue de se rendre aux fonts baptismaux avec le clergé, il y emmène l'aveugle avec lui. Agenouillé sur le sol du baptistère, il appelle, avec gémissements et sanglots, la bénédiction du ciel sur la fontaine sainte, puis, la bénédiction terminée, il se lève, et, se tournant vers l'aveugle : «Je vous l'ai déjà dit, mon frère Félix, je ne suis qu'un pécheur. Mais que Dieu, qui vous a visité, récompense votre foi et ouvre vos yeux à la lumière !» Et ce disant, il lui imprime sur les yeux le signe de la croix. Aussitôt, par l'intervention divine, l'aveugle recouvre la vue. Dans la crainte que la foule enthousiasmée par un tel miracle n'étouffe l'aveugle guéri, l'évêque le retient près de lui jusqu'à ce que tous aient été baptisés. Mais, la cérémonie terminée, le prodige éclate aux yeux de l’assemblée tout entière. Selon l'usage, l'évêque se rend à l'autel, et Félix l'y accompagne pour offrir à Dieu l'oblation en reconnaissance de sa guérison : l'évêque la reçoit et la dépose sur l'autel. Alors la joie du peuple ne connaît plus de bornes, elle éclate en frémissements que rien ne peut contenir. — Mais déjà un traître s'est empressé d'avertir le tyran. On vient s'emparer de Félix, on le presse de déclarer ce qui s'est passé et comment il a recouvré la vue. Au récit du miracle, les prélats ariens s'écrient qu'Eugène a usé de maléfices pour opérer ce prodige. Cependant la confusion les accable; ils ne peuvent faire mystère de ce fait éclatant, car par toute la cité on ne connaît que Félix : mais, comme les Juifs jadis avaient voulu se débarrasser, par le meurtre, de Lazare ressuscité, ainsi les ariens cherchaient-ils les moyens de le faire périr.
Cependant on approchait du jour fatal de notre comparution que le roi avait fixée aux calendes de février. À la date indiquée se trouvèrent réunis à Carthage, outre les hiérarques de l'Afrique entière, ceux de plusieurs îles adjacentes : l'affliction et la tristesse remplissaient tous les cœurs. Pendant plusieurs jours nous n'entendîmes rien dire : le tyran achevait d'écarter, pour les faire périr ensuite sous des inculpations mensongères, ceux des évêques catholiques dont il connaissait la science et l'habileté. Au nombre de ces docteurs était un prélat remarquable entre tous pour son zèle et l'étendue de ses connaissances : après l'avoir fait languir longtemps dans un horrible cachot, il le fit périr par le feu, pensant réduire ainsi les autres par la crainte que leur inspirerait un tel exemple.
Enfin l'on se réunit pour la discussion annoncée, dans un endroit choisi par nos adversaires. Afin d'éviter le tumulte des voix, — car nos ennemis auraient pu dire ensuite que notre multitude les avait débordés, — les nôtres résolurent de nommer dix d'entre eux qui parleraient au nom de tous. Cyrilas trouva bon de s'installer avec ses satellites sur un trône élevé, splendidement paré, tandis que les nôtres restaient debout. À cette vue, les nôtres ne purent s'empêcher de faire cette réflexion : «On est heureux d'assister à une conférence, quand on n'y voit pas s'étaler un orgueil outrecuidant, surtout quand on y est venu d'un commun accord, pour reconnaître loyalement la vérité que doivent proclamer des juges impartiaux après l'audition des parties adverses. Mais, à présent, qui connaîtra la cause, qui l'examinera avec assez d'indépendance pour donner gain de cause à l'exposé de la vérité et condamner l'imposture ?» Tandis que ces questions s'agitaient, le notaire royal prend la parole : «Le patriarche Cyrilas a déclaré …» À l'énoncé de ce titre pompeux que, sans y avoir droit, s'était arrogé le prélat arien, les nôtres protestent avec indignation : «Qu'on nous lise donc les lettres où l'on a conféré à Cyrilas le titre dont il se pare !» Cette réclamation suscite les clameurs de nos adversaires, qui se mettent à nous prêter de mauvais desseins. Puis, comme les nôtres demandent que, si on leur interdit de contrôler devant la sage assemblée les droits de l’hiérarque, on leur accorde du moins de différer le débat, l'ordre est donné d'administrer cent coups de verges à tous les catholiques présents. Le bienheureux Eugène dit alors : «Que Dieu soit témoin de la violence que l'on nous fait, qu'il considère les mauvais traitements dont nous accablent nos persécuteurs !» — Se tournant ensuite vers Cyrilas, nos évêques lui disent : «Expose-nous à présent ce que tu as décidé.» — «J'ignore le latin, répond Cyrilas.» — «Nous savons au contraire, lui répliquent les nôtres, que le latin est ta langue habituelle. Ce n'est plus le moment de te dérober, toi qui es l'auteur de toute cette effervescence.» Mais par mille nouveaux prétextes, l’hiérarque cherchait à éluder la conférence, car il voyait les catholiques beaucoup mieux préparés à la discussion qu'il ne l'avait cru : ils avaient en effet, en prévision des événements, rédigé un exposé de la foi avec tout l'art et toute l'étendue nécessaires : «Si vous désirez être renseignés sur notre foi, dirent-ils, la voici telle que nous la professons.»



LIVRE III

Lorsqu'on eut donné lecture à l'assemblée de cet exposé de la foi catholique, nos adversaires, dont les yeux aveuglés ne pouvaient supporter l'éclat de la vérité, se mirent à pousser des cris insensés, et, protestèrent avec véhémence contre le titre de catholiques que nous avions pris. Dans leur rage, ils nous accusèrent effrontément auprès de leur prince d'avoir déserté la conférence à la faveur du tumulte occasionné par nous. Le roi, ajoutant aussitôt foi à ce rapport mensonger, entra dans une grande colère et se hâta de mettre à exécution ce qu'il méditait depuis longtemps. Un décret avait été préparé d'avance : sur-le-champ, il le fit porter dans toutes les provinces de son empire par des émissaires secrets; et, du même coup, tandis que les évêques se trouvaient à Carthage, il fit fermer toutes leurs églises et confisquer tous leurs biens au profit de ses propres évêques. Sans se rendre compte de ce qu'il disait dans ce décret, ni à qui s'adressaient les paroles dont il se servait, il eut l'audace de retourner contre nous, en y ajoutant beaucoup de son cru, sous le seul contrôle de sa volonté tyrannique, une loi qu'avaient jadis édictée les empereurs chrétiens contre les ariens eux-mêmes et les autres hérétiques, en l'honneur de l'Église catholique. Telle était la teneur de cette nouvelle loi :

«Hunéric, roi des Vandales et des Alains, à tous les sujets de son royaume.

«À la souveraineté royale il appartient de faire retomber les maux sur ceux qui les ont causés. Quiconque se sent coupable de quelque délit doit s'attribuer à lui-même la peine qu'il encourt. C'est du jugement même de Dieu que s'inspire notre clémence, dans ces occasions, pour rendre à chacun selon ses œuvres, bonnes ou mauvaises, en distribuant suivant le cas le châtiment ou la récompense.
«Devant l'attitude provocatrice de ceux qui ont cru pouvoir mépriser les prescriptions de notre père d'illustre mémoire et celles de notre clémence, nous avons dû prendre le parti de la rigueur. Nos décrets avaient, en effet, porté à la connaissance de tous l'interdiction faite aux prêtres partisans du «consubstantiel» de réunir aucune assemblée de fidèles et de pratiquer leurs mystères corrupteurs au milieu des Vandales. Ils n'ont tenu aucun compte de cette défense, et même on nous en a cité plusieurs qui protestaient de la pureté de leur foi. Aussi, comme chacun le sait, avons-nous fait avertir tous les hiérarques d'avoir à s'assembler, sans crainte, aux calendes de février, en la huitième année de notre règne, pour tâcher d'établir un accord sur leurs déclarations : nous leur concédions ainsi un délai de neuf mois; au bout de ce temps ils se réunirent en effet à Carthage, et nous leur laissâmes encore quelques jours de répit. Sur leur affirmation qu'ils étaient prêts à la discussion, nos évêques leur proposèrent, dès la première séance, d'établir la doctrine du «consubstantiel» par les saintes Écritures, comme ils en avaient reçu l'ordre; ou bien de condamner tout ce qu'avaient anathématisé à Rimini et à Séleucie plus de mille hiérarques réunis de tous les points de l'univers. Mais ils se refusèrent à tout, préoccupés qu'ils étaient uniquement d'ameuter les foules qu'ils avaient réunies. Qui plus est, lorsque le lendemain nous leur fîmes porter l'ordre de s'expliquer sur leur foi, ils mirent le comble à la témérité en empêchant par leurs cris séditieux que l’on n'en vînt au débat.
«Puisqu'ils mettent ainsi notre autorité au défi, nous avons résolu de tenir leurs églises fermées aussi longtemps qu'ils se refuseront à la controverse prescrite : sans doute de détestables conseils leur ont donné tant d'obstination dans leur refus. C'est de plus pour nous un devoir de stricte justice, et la teneur des lois mêmes nous y autorise, de retourner contre ces rebelles les édits qu'avaient rendus dans d'autres circonstances les empereurs attachés aux mêmes erreurs. D'après leurs prescriptions, aucune église n'était accessible à d'autres qu'à des hiérarques catholiques; nul autre qu'eux n'avait, en quelque endroit que ce fût, le droit de réunir des assemblées religieuses, d'occuper ou de construire aucune église non seulement dans les villes, mais les plus petits hameaux; celles qui avaient appartenu aux ariens étaient confisquées, les biens mêmes de nos prélats étaient affectés aux églises catholiques et à leurs évêques; les ministres du culte ne pouvaient plus se fixer en aucun endroit, ils étaient proscrits des villes et des campagnes; ils n'avaient plus le droit ni de baptiser ni de discuter sur des points de religion, ni d'ordonner les évêques, les prêtres ou quelque autre clerc, sous peine, pour les consécrateurs comme pour les ordonnés, de se voir infliger une amende de dix livres d'or : de plus, tout accès était fermé à leurs requêtes; ceux mêmes qui auraient des besoins spéciaux n'obtiendraient pas davantage : si enfin cette situation extrême ne triomphait pas de leur constance, on les chasserait de chez eux et on les enverrait en exil sous bonne escorte.

«Les laïcs n'étaient pas à l'abri de la fureur de ces empereurs : on leur enlevait tout droit de léguer, de tester, et d'acquérir quoi que ce fût, même en héritage, à aucun titre de fidéicommis, de legs, ni d'abandon par suite de décès en vertu d'aucun codicille ou autre écriture; lés dignitaires mêmes du palais étaient mis sous le coup d'une condamnation d'autant plus pénible que leur position était plus élevée : honteusement privés de tous les égards dus à leur rang, ils se voyaient mettre au rang des criminels publics. Les ministres des magistrats étaient eux aussi condamnés à une amende de trente livres d'argent; ceux qui, après l'avoir payée jusqu'à cinq fois, étaient convaincus de tenir encore à leur erreur, devraient être châtiés de verges et envoyés en exil.
«Tous les livres appartenant aux prêtres poursuivis devaient être livrés aux flammes (à ce propos, nous ordonnons à présent qu'on fasse subir le même sort à tous les écrits où nos ennemis ont puisé l'erreur que nous poursuivons). Comme nous l'avons dit, chaque personne avait sa peine spéciale : les illustres devaient payer chacun cinquante livres d'or, les spectabiles quarante, les sénateurs trente, les principales vingt, les sacerdotales trente, les décurions, les marchands et les gens du peuple cinq, les circoncellions dix; si cette peine ne suffisait pas à vaincre leur constance, leurs biens étaient confisqués et eux-mêmes prenaient le chemin de l'exil. Les dignitaires dans les cités, les intendants et les fermiers eux-mêmes étaient châtiés pour tous ceux de la religion arienne qu'ils auraient cachés, ou qu'ils n'auraient pas dénoncés et amenés devant le juge; bien plus, les tenanciers de biens royaux étaient condamnés, à titre de peine, à payer au fisc une indemnité égale à la rente qu'ils servaient au trésor royal. — Aussi, à notre tour, avons-nous soumis à la même amende tout catholique, propriétaire ou fermier, qui persisterait dans son erreur. — Les juges mêmes qui ne se hâtaient pas d'instruire de pareilles causes, payaient leur insouciance du bannissement et de la peine de mort. Enfin parmi les premiers magistrats, l'on en choisissait trois que l'on soumettait à la torture, les autres devaient payer une amende de vingt livres d'or.
«Il est donc temps de contenir par des lois semblables ces

partisans du «consubstantiel», qui s'obstinent dans cette opinion perverse. Nous leur défendons d'user à l'avenir des procédés énoncés ci-dessus dans aucune poursuite judiciaire devant les magistrats des villes. Nous faisons la même défense aux juges qui ont déjà eu la malveillance d'infliger de rudes châtiments aux ariens. — Vous tous donc qui tenez pour cette doctrine du «consubstantiel» solennellement condamnée dans un concile par une multitude d’hiérarques, nous vous interdisons d'employer aucun des moyens et procédés indiqués plus haut; mais, en revanche, attendez-vous à subir tous les mêmes peines, si avant les calendes de juin de la présente année, la huitième de notre règne, vous ne vous êtes convertis à l'arianisme. Ce long délai, que dans notre miséricorde nous vous accordons, sera un gage d'indulgence pour ceux qui renonceront à leur erreur, mais il méritera aussi de terribles châtiments aux endurcis. Pour ceux, en effet, qui persévéreront dans leur manière de voir, quel que soit le grade qu'ils occupent dans notre milice, le titre qu'ils portent ou la fonction qu'ils remplissent, ils supporteront une amende proportionnée à leur rang, selon le tarif indiqué plus haut, nonobstant la faveur que tel ou tel d'entre eux aurait pu s'attirer frauduleusement. Les particuliers de tout lieu et de toute condition seront, eux aussi, soumis aux peines proportionnées, édictées jadis dans les lois susnommées contre les ariens. Enfin les juges provinciaux qui se montreront négligents dans l'exécution de ces prescriptions subiront le châtiment désigné plus haut.
Nous décrétons d'autre part, par les présentes lettres, que nos prêtres, seuls véritables ministres de la majesté divine, entreront en possession de toutes les églises appartenant au clergé catholique, et répandues sur toute la surface de l'empire dont la faveur divine nous a constitué le maître, persuadé que les indigents bénéficieront sous forme d'aumônes de richesses si légitimement acquises à nos saints évêques.
Que ces décrets, puisés aux sources mêmes de la justice, parviennent à la connaissance de tous, en sorte que personne ne puisse invoquer le prétexte d'ignorance !
Tous nos vœux sont pour votre santé.
Donné à Carthage, le 6 des calendes de mars.»

À peine ce souverain avait-il publié ces funestes décrets tout empoisonnés d'un venin mortel, qu'il fit rechercher dans leurs hôtelleries tous les hiérarques réunis à Carthage : non content de leur avoir déjà ravi leurs églises, leurs demeures et leurs biens, il les fit dépouiller de tout, et, dans cet état, les chassa de la ville. On ne leur laissa emmener ni monture, ni serviteurs, ni prendre des vêtements de rechange. Bien plus, défense était faite à qui que ce fût d'offrir l'hospitalité ou de faire l'aumône à aucun de ces malheureux : celui qui, touché de compassion, s'aviserait de le faire quand même, serait brûlé, corps et biens. Par un sentiment de prudence, les hiérarques préférèrent la mendicité à la fuite; outre l'empressement qu'on aurait mis à les faire revenir, ils y virent cet autre inconvénient qu'on aurait pu les accuser avec raison d'éviter les explications, comme déjà on leur en faisait le reproche mensonger; du reste, quand même ils auraient pu retourner chez eux, n’auraient-ils pas trouvé leurs églises et leurs propres demeures entre les mains des ariens ?
Or, tandis qu'ils gisaient, en plein air, sous les murs de Carthage, il advint que le monarque impie sortit de la ville, se rendant à son bain : d'un commun accord ils se décidèrent à se porter à sa rencontre : «Pourquoi sommes-nous ainsi maltraités ? lui demandèrent-ils. Quel mal avons-nous fait pour avoir mérité de tels tourments ? Nous sommes venus pour discuter : pourquoi nous a-t-on dépouillés, chassés, repoussés, privés de nos églises et de nos demeures, affamés et dénués de tout, réduits à vivre aux portes de la cité, au milieu des ordures ?» Mais le tyran, sans écouter leur plainte jusqu'au bout, leur lançant un regard farouche, donna l'ordre à ses cavaliers de foncer sur ces malheureux, non seulement pour les écarter, mais dans le but de les écraser. De fait, plusieurs d'entre eux furent massacrés, en particulier les vieillards et les infirmes.
Bientôt après, ordre leur fut donné de se réunir au temple de la Mémoire : les serviteurs de Dieu s'y rendirent aussitôt, sans se douter des embûches qu'on leur préparait. À leur arrivée, on leur présenta un écrit, encore roulé, et on leur dit pour les tromper : «Malgré la peine que causent à notre roi Hunérich vos mépris et la mollesse que vous mettez à accomplir l'ordre qu'il vous a donné d'embrasser sa religion, il vous veut encore du bien : jurez donc de vous conformer à la teneur de cet écrit, il vous rendra aussitôt vos églises et vos demeures.» À cette déclaration, nos évêques n'eurent qu'une voix pour répondre : «Nous le proclamons, comme nous l'avons fait et le ferons toujours, nous sommes chrétiens, nous sommes évêques, et nous confessons la foi apostolique, une et véritable.» Après quelques moments de silence, derechef les émissaires du roi firent diligence pour extorquer le serment demandé. Devant cette insistance, les vénérables évêques Hortulanus et Florentianus prirent la parole au nom de tous : «Sommes-nous donc des animaux dépourvus de raison pour souscrire à la légère à un écrit dont nous ignorons la teneur ?» Les envoyés du roi leur donnèrent alors lecture de la déclaration, que jusque-là ils s'étaient ingéniés, par leurs discours perfides, à tenir cachée. Tels en étaient les termes captieux : «Jurez que vous choisirez pour roi, à la mort de notre souverain, son fils Hildirich, et qu'aucun d'entre vous ne fera de démarches contraires au delà des mers. Si vous prêtez ce serment, notre maître vous rétablira dans vos églises.» Une pieuse simplicité poussa plusieurs d'entre nos évêques à engager leur foi, malgré la défense qu'en a faite le Seigneur : ils voulaient enlever aux fidèles le prétexte de dire plus tard que les évêques avaient entravé la restitution des églises par leur refus de prêter serment. Mais d'autres plus avisés virent bien le piège qu'on leur tendait, et, forts de la prescription divine que contient l'Évangile, «de ne jurer en aucune occasion», ils se refusèrent énergiquement à engager leur parole. Les ministres du roi de s'écrier alors : «Que tous ceux qui consentent à jurer se mettent à part !» Cela fait, les notaires royaux s'empressèrent d'enregistrer la déclaration de chacun, avec l'indication du siège épiscopal; ou fit de même pour ceux qui refusèrent le serment. Aussitôt après, les uns et les autres furent enfermés en prison.
Cependant la ruse ne tarda pas à se manifester au grand jour. À ceux en effet qui avaient prêté le serment, on tint ce langage : «Pour avoir enfreint la loi divine qui vous défendait de jurer, le roi vous condamne à ne jamais plus revoir vos villes ni vos églises; désormais vous cultiverez les champs comme de simples colons, avec cette restriction toutefois qu'il ne vous sera permis ni de chanter des psaumes, ni de prier en commun, ni d'avoir en main aucun livre de lecture; vous ne pourrez ni baptiser, ni ordonner, ni absoudre.» Quant à ceux qui avaient refusé le serment : «Puisque vous ne voulez pas, leur dit-on, du fils de notre roi pour votre souverain, car tel a été le vrai mobile de votre refus de jurer, vous serez exilés en Corse où l'on vous emploiera à la coupe des arbres pour la flotte royale.»
Mais la bête se sentait encore dévorée de la soif de sang innocent. Les évêques n'avaient pas encore pris le chemin de l'exil, que déjà sur tous les points de l'Afrique se répandaient les plus cruels des bourreaux; nulle demeure, nul lieu ne devaient échapper au deuil et à la désolation, ni l'âge, ni le sexe ne devaient être épargnés, à moins que l'on ne triomphât des volontés. Les supplices des verges, de la corde et du feu furent tour à tour employés contre les fidèles. Pour les femmes, surtout celles de haut rang, les bourreaux violaient tous les droits de la nature : après les avoir complètement dépouillées, ils les torturaient à la vue de tout le peuple. Je rapporterai en passant l'exemple de notre compatriote, Dionisia. Plus courageuse et plus belle que les autres matrones, elle était naturellement désignée à la haine des barbares; aussi se disposaient-ils à l'exposer sans vêtements au supplice des verges. Mais, confiante dans le Seigneur, elle leur fit cette demande suppliante : «Torturez-moi autant que vous voudrez, mais ne dévoilez pas l'ignominie de mon corps.» Cela ne fit qu'exciter leur rage furieux, ils l'entraînèrent sur une hauteur d'où tous pourraient la contempler en cet état. Puis, tandis que, sous la pluie des coups, des ruisseaux de sang inondaient son corps, elle ne craignit pas de leur crier : «Ministres de Satan, vous croyez me couvrir de honte, mais ce m'est au contraire un sujet de gloire.» Toute nourrie qu'elle était de la science des saintes Écritures, cette femme, épuisée par les tourments et déjà martyre, excitait les spectateurs à souffrir, eux aussi, le martyre : son exemple opéra le salut de sa patrie presque entière.
Elle aperçut une fois son fils unique, qui, dans toute la délicatesse de son jeune âge, tremblait à la vue des tourments; lui jetant alors un regard de reproche où passa toute son autorité maternelle, elle lui communiqua une force toute nouvelle; et tandis que sur lui pleuvaient les verges, elle lui disait : «Souviens-toi, mon fils, du baptême que nous avons reçu, au nom de la Trinité sainte, dans l'Église catholique notre mère ! Ne nous laissons pas ravir la livrée de notre salut, de peur que l'Époux qui nous a invités ne nous trouve dépouillés de la robe nuptiale, et qu'il ne dise à ses serviteurs : «Jetez-les dans les ténèbres extérieures, où il n'y a que pleurs et grincements de dents.» Craignons le supplice éternel; soupirons après la vie dont nous jouirons sans fin !» De telles paroles donnèrent au jeune homme la force de subir le martyre. Inébranlable dans la confession de sa foi, Majoric (c'était le nom de ce vénérable adolescent) atteignit enfin le terme de sa course et cueillit en rendant le dernier soupir la palme qui en était le prix. La noble matrone couvrit alors de baisers cette victime qu'elle-même avait offerte, et fit retentir les airs de ses cantiques d’action de grâces au Seigneur; toute à la joie dont la remplissait l'espoir du bonheur futur, elle voulut ensevelir la dépouille dans sa propre demeure, afin d'avoir le sentiment de n'être jamais séparée de son fils, chaque fois qu'elle invoquerait la Trinité sainte sur son tombeau. — Comme je l'ai déjà dit, l'exemple de cette femme conduisit à Dieu grand nombre d'habitants de cette cité : il serait trop long de le raconter en détail. Parmi eux Dativa, sœur de Dionisia, Léontia, fille du saint évêque Germain, un parent de Dativa, le vénérable médecin Emilius, le pieux Tertins, célèbre par la manière dont il confessa la sainte Trinité, et Boniface de Sibida furent déchirés dans des tortures inouïes, dont je laisse à de plus capables le soin de retracer le récit.
Et qui donc encore pourrait donner une peinture exacte des tourments qu'endura pour le Christ le généreux et noble Servus, de Thuburbo la Grande ? Après une longue flagellation, on l'exposa par toute la ville pendu à un chevalet : grâce à des poulies, tantôt on l'élevait en l'air, tantôt, les cordes étant brusquement lâchées, le corps retombait tout de son poids sur le pavé et venait ainsi qu'une pierre s'écraser sur les cailloux du sol. Lorsqu'il eut ainsi été à plusieurs reprises tiré, puis heurté avec violence aux cailloux aigus de la route, ce pauvre corps ne présenta plus sur les côtés, le dos et le ventre que lambeaux de chairs déchirées et pendantes. Ce noble Servus avait déjà souffert du temps de Geisérich, des tourments à peu près analogues, pour n'avoir pas révélé le secret d'un de ses amis; combien donc n'en aurait-il pas souffert à présent qu'il s'agissait de garder sa foi ! S'il s'était montré gratuitement fidèle à un homme, combien ne devait-il pas se montrer tel envers Celui qui récompense la fidélité !
Je ne puis raconter non plus tout ce qui se passa à Culusa, car le nombre des martyrs et des confesseurs de la foi y dépasse toute supputation. On m'a cité entre autres le trait d'une dame de cette ville, qui se montra digne de son nom de Victoria. Tandis que, suspendue en l'air, elle endurait le supplice du feu sous les yeux de la foule, elle fut interpellée en ces termes, en présence de ses propres enfants, par son époux, qui déjà avait apostasié : «Pourquoi, ma femme, subis-tu ces tourments ? Si dans ton impiété tu méprises ma prière, aie du moins pitié des enfants que tu as mis au jour ! Peux-tu donc oublier ceux qu'a portés ton sein, dédaigner ceux que tu enfantas dans la douleur ? Sont-ils brisés les liens de notre amour conjugal, l'union sainte qu'avait scellée l'acte de notre mariage ? Considère, je t'en prie, tes fils et ton mari, empresse-toi d'accomplir la volonté du roi; ainsi tu t'épargneras les tourments qu'on te réserve encore, et tu seras rendue à ton mari et à tes enfants.» Mais elle sut résister aux larmes de ses fils et aux insinuations perfides de son mari tentateur : élevant son amour bien au delà de la terre, elle n'avait plus pour le monde et ses joies que souverain mépris. Cependant, sous l'action continue de la pendaison, ses épaules finirent par se disjoindre; les bourreaux, la croyant morte, la détachèrent et laissèrent tomber son corps inanimé. Mais plus tard elle raconta qu'une vierge s'était approchée d'elle, et, lui touchant chacun des membres, l'avait instantanément guérie.
Les termes me font défaut pour célébrer dignement le proconsul de Carthage, Victorien d'Hadrumète, l'homme le plus opulent de l'Afrique, dont la constante fidélité au monarque impie s'était manifestée dans toutes les affaires qu'on lui avait confiées. Le roi lui fit savoir dans l'intimité que s'il consentait à exécuter un ordre bien facile, il lui donnerait le pas sur tous ses favoris. Mais l'homme de Dieu répondit du ton le plus assuré aux porteurs du royal message : «Confiant en Dieu et dans le Christ mon Seigneur, vous direz de ma part au roi qu'il peut dresser ses bûchers, lâcher, contre moi ses bêtes féroces, et me livrer, s'il le veut, à mille tourments : ce serait mépriser le baptême que m'a donné l'Église catholique, que d'accéder à son
désir. Quand bien même tout finirait avec la vie présente et que nous n'aurions pas à espérer cette vie éternelle, qui est pourtant réelle, jamais je ne consentirais à jouir d'une gloire caduque et transitoire au prix d'une infidélité envers celui qui m'a donné sa foi.» Irrité de cette réponse, le tyran fit endurer à Victorien des tourments dont la durée et la cruauté défient toute description. Le saint confesseur acheva son combat dans des transports de joie divine, et recueillit ainsi la couronne du martyre.
Qui donc encore pourrait redire tous les combats des martyrs de Tambaïa ? Deux frères, originaires d'Aquæ Regiæ, qui habitaient cette ville, s'étaient mutuellement promis, dans l'ardeur de leur confiance en Dieu, de plaider près des bourreaux pour qu'ils souffrissent les mêmes tourments. On les suspendit donc ensemble, et on leur attacha aux pieds d'énormes pierres; mais, après une journée de ce supplice, l'un d'eux pria qu'on le détachât et qu'on lui accordât quelque répit. L'autre, redoutant de le voir apostasier sa foi, lui cria du haut de son gibet : «Ne fais pas cela, mon frère, ne fais pas cela; est-ce là ce que nous avons promis au Christ ? Je devrai donc l'accuser devant son terrible tribunal, car nous avions juré, sur son corps et son sang, de souffrir pour lui de concert.» Ces paroles et d'autres semblables rendirent si bien à celui qui chancelait le courage de soutenir le combat jusqu'au bout qu'il s'écria de toutes ses forces : «Faites souffrir aux chrétiens tous les tourments et les supplices que vous voudrez; tout ce que fera mon frère, je veux le faire aussi.» De ce moment, que de lames ardentes, que d'ongles de fer, que de tortures inouïes ils eurent à endurer ! On peut se le figurer par ce fait que les bourreaux eux-mêmes finirent par les repousser loin d'eux, sous prétexte que «leur exemple entraînait après eux toute la populace, et empêchait toute conversion à l'arianisme», mais surtout parce que les tortures qu'ils leur infligeaient ne laissaient sur leurs corps aucune meurtrissure, aucune trace apparente.
Tipasa, ville de la Mauritanie césarienne, fat aussi le théâtre de choses merveilleuses que je vais relater pour la gloire de Dieu. On venait de lui donner pour évêque un arien, notaire de Cyrilas; c'était assurer la perte des âmes; aussi toute la population passa-t-elle le détroit et gagna l'Espagne; seuls, quelques catholiques durent rester dans la ville, faute d'avoir pu trouver place sur les navires. Aussitôt l'évêque arien se mit à l'œuvre pour les décider, d'abord par des promesses, puis par des menaces, à embrasser sa religion. Mais, soutenus par le Seigneur, ils ne se contentèrent pas de se moquer des propositions insensées qui leur étaient faites, ils poussèrent l'audace jusqu'à s'assembler ostensiblement dans une maison pour y célébrer les saints mystères. Averti de ce fait, l’hiérarque arien rédigea contre eux un acte d'accusation qu'il fit porter en secret à Carthage. Cette nouvelle irrita fort le roi, qui envoya sur-le-champ l'un de ses comtes avec mission de réunir sur la place publique tous les habitants de la province, et de leur faire arracher la langue et trancher la main droite. L'ordre fut exécuté, mais après le supplice les victimes parlaient, et parlent encore aussi bien qu'auparavant. S'il s'en trouve qui ne croient pas à ma parole, qu'ils se rendent à Constantinople : ils y pourront voir un survivant, le sous-diacre Reparatus, qui parle encore aujourd'hui très correctement sans le moindre effort; aussi le tient-on en grand honneur à la cour de l'empereur Zénon; entre tous la reine se fait remarquer par les marques de vénération dont elle l'entoure.
Il est impossible de faire le détail complet de tous les genres de tourments que le roi fit subir à ses propres sujets ariens par les mains des Vandales eux-mêmes. Rien que pour Carthage on ne parviendrait pas à énumérer seulement les diverses sortes de supplices, même en évitant l'enflure du style. Ce que nous voyons de nos jours nous en est une preuve palpable. On rencontre à chaque pas des gens mutilés : les uns ont perdu les mains, les autres les yeux, d'autres les pieds, les oreilles ou le nez; chez certains, par suite du supplice prolongé de la pendaison, les omoplates font saillie, tandis que la tête, au lieu d'être droite, est enfoncée entre les épaules; d'ordinaire, en effet, l'on pendait ces malheureux par les mains à des édifices élevés, et grâce à un système de cordes mobiles, on les balançait dans les airs de côté et d'autre : aussi arrivait-il souvent que les cordes venant à se rompre, les corps étaient projetés de ces hauteurs sur le sol; beaucoup eurent ainsi le crâne fracassé et les yeux arrachés de leurs orbites; d'autres, littéralement broyés, succombèrent sur le coup, ou ne survécurent que quelques instants. Celui qui me soupçonnerait de raconter des fables, pourrait consulter à ce sujet le légat de Zénon, Uranius, qui fut le principal témoin de ces horreurs: comme, en effet, il s'était vanté d'être venu à Carthage pour protéger les églises catholiques, le tyran tint à lui prouver qu'il ne craignait personne; dans ce but il plaça sur tout le trajet que suivaient d'ordinaire les légats pour se rendre au palais et en revenir, grand nombre de bourreaux et des plus cruels, ce qui est à la honte de ce royaume et de notre époque dégénérée.
Déjà sous Geisérich, l'épouse d'un officier du roi, nommée Dagila, avait, à plusieurs reprises, confessé sa foi; or, à l'époque dont je parle à présent, cette noble dame, de complexion délicate, tout épuisée qu'elle était par les verges et les fouets, fut reléguée en un désert si sauvage qu'aucun humain ne put aller la consoler de sa visite; ce fut pourtant dans toute la joie de son âme qu'elle abandonna sa demeure, son époux et ses fils, Plus tard, parait-il, on lui offrit de la conduire en un lieu d'exil moins rigoureux où elle pourrait jouir de la société de ses compagnons. Mais elle supplia qu'on la laissât dans sa chère solitude, où elle croyait goûter plus de joie dans cette privation de toute consolation humaine.
Le pasteur de l'Église de Carthage, Eugène, avait, comme je l'ai dit, pris le chemin de l'exil. Bientôt les clercs de cette métropole subirent avec allégresse la même peine dans de lointaines contrées; ils étaient bien cinq cents ou même davantage; déjà les tourments et les privations les avaient réduits à la plus grande faiblesse, et l'on comptait dans leurs rangs bon nombre de petits enfants qui remplissaient les fonctions de lecteurs. Je dois mentionner entre tous le diacre Muritta, qui montra, au milieu des tourments de ses frères, une audace et une liberté de langage sans pareille. Le bourreau qui s'était vu confier le soin de torturer les confesseurs du Christ, était un certain Elpidoforus, homme cruel et féroce : il avait jadis reçu le baptême catholique dans la basilique de Fauste, et le vénérable diacre Muritta l'avait reçu au sortir de la fontaine de régénération; dans la suite il avait apostasié, et depuis lors telle était sa haine contre l'Église de Dieu, que, dans la persécution, il se montra le plus acharné des exécuteurs. Que dire de plus ?
Les prêtres les premiers furent donc appelés les uns après les autres à subir le supplice; puis ce fut le tour de l'archidiacre Salutaris; le diacre Muritta lui succéda dans la torture, car il occupait le second rang parmi tous les diacres. Assis sur son tribunal, Elpidoforus frémissait de rage; déjà le vénérable Muritta était étendu à terre; mais avant qu'on l'eût dépouillé de ses vêtements, il saisit, on ne sait comment, la robe dont jadis il avait revêtu Elpidoforus au sortir de la piscine sainte. L'agitant alors en l'air et la déployant pour qu'elle fût bien vue de tous, il prononça ces paroles qui, dit-on, firent verser des larmes à la population tout entière : «Voici les vêtements qui parleront contre toi, Elpidoforus, ministre de l'erreur, lorsque paraîtra la majesté du juge souverain. Je les conserverai soigneusement pour qu'ils témoignent de ta chute, et qu'ils servent à te précipiter dans l'abîme de feu. Ils te ceignirent au moment où tu sortais purifié des eaux du baptême; dans le gouffre de flammes où tu seras plongé, misérable, ils aggraveront sans cesse tes tourments : car tu as «endossé la malédiction», lorsque tu as brisé et rejeté le sacrement du vrai baptême et de la vraie foi. Malheureux, que feras-tu donc au moment où les serviteurs du Père de famille auront réuni les invités autour de la table royale ? Toi aussi tu auras été admis parmi eux, mais, en te voyant dépouillé du vêtement des noces, le roi entrera dans une terrible fureur et il te dira : «Mon ami, comment es-tu venu ici sans la robe nuptiale ? Je ne vois plus, je ne reconnais plus sur toi ce que je t'avais donné. Tu as perdu cette noble livrée qu'en neuf mois j'avais tissée de la chair d'une Vierge que j’avais étendue sur l'arbre de la croix, lavée dans l'eau de mon côté et empourprée de mon sang ! Tu n'as pas fait fructifier mon signe imprimé sur ton front, et je n'y retrouve plus le sceau de la Trinité sainte. Jamais un tel homme ne prendra part à mon festin. Liez-lui donc les mains et les pieds de ses propres entraves, car c'est volontairement qu'il s'est séparé de la communion des catholiques ses anciens frères. Il a tendu des pièges où il est maintenant tombé lui-même. Puisqu'il a empêché beaucoup de ses semblables de venir à ma table, en dressant des embûches tout le long du chemin, je le chasse loin de moi pour le livrer à la honte et aux opprobres éternels.» Ces paroles, et d'autres semblables, de Muritta, allumèrent chez Elpidoforus les feux de sa conscience, prélude pour lui des flammes de l’enfer.
Préparés d'avance aux coups des bourreaux, les confesseurs se dirigèrent pleins de joie vers le lieu de leur exil. Ils n'avaient pas encore atteint le terme lointain de leur voyage, que, à l'instigation des hiérarques ariens, on leur envoya des hommes violents et sans cœur, qui devaient leur arracher sans pitié toutes les subsistances dont la charité chrétienne avait pu les pourvoir. Chacun d'eux put alors chanter avec plus d'allégresse : «Nu je suis sorti du sein de ma mère; nu je dois aussi me rendre dans la terre d'exil; car dans le désert le Seigneur saura bien satisfaire notre faim et vêtir notre nudité.» Deux Vandales, qui avaient plusieurs fois déjà confessé la foi sous Geisérich, abandonnèrent leurs biens, et, accompagnés de leur mère, se joignirent à la troupe des clercs exilés. Cependant un ancien lecteur apostat, nommé Teucharis, conseilla au tyran du détacher du glorieux cortège des exilés carthaginois, douze petits enfants que lui-même avait instruits avant sa défection, et qu'il savait être habiles et infatigables à moduler le chant sacré. Aussitôt l'on dépêcha vers eux des chevaux de poste, et de vive force on les ramena à Carthage, au nombre de douze. Mais s'ils furent séparés de corps, ils restèrent attachés de cœur à la phalange des saints. Redoutant l'abîme qui s'ouvrait devant eux, les pauvres petits éclatèrent en sanglots et s'accrochèrent aux genoux de leurs compagnons pour qu'ils n'en fussent pas séparés; mais le fer des hérétiques vainquit cette résistance, et malgré eux on les reconduisit à la ville. On n'employa pas contre eux les caresses qui convenaient à leur âge; mais ils se montrèrent dans l'épreuve supérieurs au nombre de leurs années; pour se prémunir contre le sommeil de la mort, ils allumèrent leurs lampes au feu de l'Évangile. Ce courage excita la fureur des ariens, qui ne pouvaient, sans rougir, se voir vaincus par de simples enfants. Dans leur rage, ils les soumirent de nouveau au supplice de la flagellation, qu'ils leur avaient déjà fait subir quelques jours auparavant. De nouvelles blessures vinrent alors s'ajouter aux premières, et le supplice renouvelé n'en fut que plus cruel. Mais Dieu soutint ses confesseurs; la douleur n'arriva pas à vaincre la faiblesse de leur âge, tandis que leurs âmes grandissaient sous le fortifiant empire de leur foi. Aujourd'hui Carthage les entoure de son affection, et elle les considère comme ses douze apôtres. Le même toit les abrite et la même table les réunit; ils psalmodient de concert, ensemble ils chantent les louanges du Seigneur.
À la même époque, deux marchands de cette même ville, portant tous deux le nom de Frumentius, subirent un glorieux martyre. Sept frères, non par la nature mais par la grâce, qui menaient la vie commune dans un monastère, conquirent également une couronne incorruptible au prix d'une courageuse confession de la foi. C'étaient l'abba Libérat, le diacre Boniface, les sous-diacres Servus et Rustique, les moines Rogat, Septime et Maxime.
Dans ces temps de persécution, on vit le clergé arien, évêques, prêtres et simples clercs, dépasser en cruauté le roi et les Vandales eux-mêmes : le glaive au côté, ils se mettaient en campagne à la recherche des catholiques. Parmi ces hiérarques, un certain Antoine, plus cruel que les autres, commit contre les nôtres des actes si monstrueux et si inouïs, que la plume se refuse à les raconter. Il habitait une ville peu éloignée de ce désert qui borne la Tripolitaine : on le voyait rôder aux alentours en quête d'une proie, tel qu'une bête féroce, tourmenté qu'il était de la soif du sang catholique. Le roi Hunérich avait ouï parler de cette cruauté de l’hiérarque; aussi décida-t-il d'envoyer le saint Eugène dans ce désert même. Antoine se constitua donc son geôlier, et telle fut la sévérité de la réclusion qu'il lui imposa que personne au monde ne pouvait l'approcher. Bien plus, il se mit dans la tête de le faire périr par diverses sortes d'embûches et de tourments. Mais, sur ces entrefaites, miné par la douleur de savoir son clergé ainsi persécuté, épuisé par le rugueux cilice dont il ceignait ses membres séniles, étendu à terre sur un sac grossier qu'il arrosait de ses larmes, le saint évêque Eugène sentit en lui les premiers symptômes de la paralysie. Cette nouvelle remplit de joie le prélat arien — aussitôt il accourt au lieu où gisait l'homme de Dieu; il trouve ce saint hiérarque en proie à la fièvre la plus violente, et, l'entendant prononcer des paroles incohérentes, il lui vient à l'idée d'en finir avec lui, car il ne voulait pas le voir vivre plus longtemps. Il fait donc rechercher le vinaigre le plus âpre qui se pourra trouver; on lui en apporte sur-le-champ, et il se met en devoir de le faire avaler au vénérable vieillard, malgré la résistance que lui offrait la gorge du malade, qui se refusait à prendre une telle boisson. Notre commun Seigneur avait bien refusé, après l'avoir goûté, de boire le fiel qu'on lui présentait, lui pourtant qui était venu pour vider le calice de ses douleurs : comment ce fidèle serviteur et confesseur de sa foi n'aurait-il à plus forte raison rejeté ce breuvage, si l'hérétique, dans sa fureur, ne le lui avait administré de force ! Ce vinaigre, si mauvais pour la fièvre qui consumait le vieillard, ne fit naturellement qu'aggraver la maladie; mais plus tard le Christ, dans sa miséricorde, secourut son serviteur et lui rendit la santé.
Un autre de nos évêques, nommé Habetdeum, fut aussi relégué dans la ville de Thamalluma, où résidait Antoine — comme les faits le disent assez, celui-ci le fit souffrir tout ce qu'il put inventer. Mais, peine inutile, aucun tourment n'avait pu le réduire à embrasser l'arianisme : soldat du Christ, il était resté inébranlable dans la confession. L'hérétique avait pourtant promis à ses amis d'en venir à bout : «Si je n'en fais un arien, avait-il dit, Antoine n'est plus Antoine»; il se voyait donc dans l'impossibilité de tenir sa promesse; alors, à l'instigation du diable, il lui vint en pensée un nouveau stratagème. Il fit lier solidement l'évêque par les mains et les pieds, et lui ferma la bouche pour l'empêcher de parler; puis il arrosa d'eau tout son corps, croyant réellement lui administrer ainsi un nouveau baptême : comme s'il avait pu enchaîner la volonté de sa victime en même temps que son corps, comme s'il n'avait pas été présent, Celui qui «entend les gémissements des captifs» , et qui sonde les secrets des cœurs ! Cette eau fallacieuse pouvait-elle donc triompher d'une détermination arrêtée, que, par l'entremise de ses larmes, l'homme de Dieu avait déjà fait monter vers les cieux, comme son précurseur ? Cependant l'hérétique délia sa victime et lui dit d'un air satisfait : «Enfin te voilà chrétien comme nous, Habetdeum mon frère; que te reste-t-il donc à faire à présent, sinon de te soumettre à la volonté du roi ?» — «Misérable Antoine, lui repartit Habetdeum, pour être passible de mort, il faut avoir donné l'assentiment de sa volonté. Pour moi, fermement attaché à ma foi, je t'ai résisté en proclamant bien haut ce que je crois et ai toujours cru. Et lorsque tu m'as enchaîné les membres et fermé la bouche de force, je me suis retiré dans la retraite de mon cœur, et là, sous ma dictée, les anges ont rédigé les actes de mon martyre, que par leur ministère j'ai fait lire à mon souverain.»
Cette persécution était d'ailleurs générale. En effet, on envoya dans toutes les directions des Vandales chargés d'amener à leurs prêtres ariens tous ceux qu'ils rencontreraient, dans le but de les perdre. Mais si, par hasard, un second baptême mensonger avait, comme un glaive, fait périr en eux la vie de l'âme, on leur délivrait un billet attestant leur défection, afin qu'ils ne soient pas exposés à subir une seconde fois de mauvais traitements — car personne, ni particulier, ni marchand, n'était autorisé à se montrer en publie s'il ne pouvait certifier par un écrit la mort à la foi que pour son malheur il avait supportée. Le Christ avait jadis prédit cette particularité à son disciple Jean : «Personne ne pourra plus acheter ni vendre quoi que ce soit s’il ne porte le signe de la bête imprimé sur son front et dans sa main.» La nuit même, les évêques et les prêtres ariens parcouraient, accompagnés de gens armés, les abords des bourgs et des villes fortes; ils forçaient les portes et pénétraient en brigands dans les demeures, portant avec eux l'eau qui leur servait à tuer les âmes. Ils arrosaient alors de cette onde infernale tous ceux qu'ils rencontraient, même ceux qu'ils trouvaient endormis dans leur lit, et, avec des cris de démons, ils les proclamaient leurs frères dans le christianisme, montrant ainsi ce qu'était leur hérésie, une comédie bien plus qu'une religion. Malheureusement les simples d'esprit s'y laissaient prendre et croyaient pour tout de bon avoir été souillés par ce baptême sacrilège; mais les gens plus sensés se réjouissaient à la pensée que les violences commises contre eux à leur insu et durant leur sommeil n'avaient pour eux aucune conséquence. On en vit alors beaucoup se couvrir la tête de cendres, se revêtir d'un cilice comme pour expier une faute; d'autres s'enduisaient d'une boue fétide, mettaient en pièces les vêtements (de catéchumène) qu'on leur avait imposés de force, et, animés par leur foi, allaient les jeter dans les fosses d'aisances ou sur les fumiers.
Ici même, à Carthage, j'ai vu de mes propres yeux un enfant de naissance illustre, âgé de sept ans environ, violemment arraché à ses parents, sur l'ordre de Cyrilas : sa mère, oubliant la réserve qui sied aux matrones, les cheveux en désordre, poursuivit par toute la ville les ravisseurs de son fils, tandis que le pauvre petit criait de toutes ses forces : «Je suis chrétien, je suis chrétien, par saint Étienne je suis chrétien !» Mais ils lui fermèrent la bouche, et plongèrent cet enfant innocent dans leur piscine sacrilège.
Le même sort fut réservé aux fils du vénérable médecin Libérat. En effet, un ordre royal l'avait condamné à subir l'exil avec son épouse et ses fils; mais l'arien, dans son impiété, imagina de séparer les petits enfants de leurs parents, dans le dessein de tenter de vaincre les parents eux-mêmes par l'amour paternel. L'on éloigna donc leurs tendres rejetons; et comme, en les voyant partir, Libérat voulait verser des pleurs, son épouse lui imposa silence, et ses larmes furent séchées au moment même où elles jaillissaient de ses yeux. Son épouse lui dit en effet : «Eh quoi, Libérat, veux-tu perdre ton âme pour tes fils ? Fais comme s'ils n'étaient pas nés, car le Christ saura bien les protéger. Et ne les entends-tu pas crier : «Nous sommes chrétiens ?» — Je ne puis taire le courage que montra cette femme en présence des juges. On les avait enfermés en prison, elle et son époux, mais séparément, de sorte qu'il leur était impossible de communiquer entre eux. Un jour, l'on fit dire à la captive : «Cesse désormais de nous résister, car voici que ton époux a obéi à l'ordre du roi, et maintenant il est chrétien selon notre religion.» — «Eh bien, conduisez-moi vers lui, répondit-elle, moi aussi je veux faire la volonté de Dieu.» On la fit donc sortir de prison, et voici qu'au tribunal elle aperçut son époux au milieu d'une foule d'autres confesseurs, et enchaîné comme eux. Persuadée de la vérité du faux rapport que lui avaient fait ses ennemis, s'approchant de lui, elle lui saisit le bord de son vêtement tout près du cou, et, le serrant jusqu’à l'étouffer, elle lui cria en présence du peuple : «Pervers et maudit, homme indigne de la grâce et de la miséricorde divines, pourquoi as-tu acheté une gloire méprisable au prix de la mort éternelle ? À quoi te servira ton or et ton argent ? Te garderont-ils du feu de l'enfer ?» Et elle ajouta plusieurs imprécations du même genre. Mais son époux lui répondit : «Femme, qu'as-tu donc ? Que crois-tu voir, ou quel rapport mensonger a-t-on pu t'adresser à mon sujet ? Je suis toujours catholique et fidèle au nom du Christ, et jamais je n'abandonnerai ce que je tiens.» Les hérétiques furent de la sorte convaincus de mensonge; ainsi découverts, en vain cherchèrent-ils à dissimuler leur mauvaise foi.
Sous l'empire de la terreur que leur inspiraient les cruelles violences que j'ai brièvement racontées plus haut, grand nombre d'hommes et de femmes s'enfermèrent, à l'insu de tous, dans des cavernes ou dans des endroits déserts : là, privés de toute nourriture, vaincus par la faim et le froid, ils rendirent leurs âmes épuisées de souffrances et de tribulations, mais au moins dans cette extrémité ils jouissaient en paix de la sauvegarde de leur foi. C'est ainsi que l'on retrouva dans la caverne de Ziqua le cadavre déjà corrompu d'un prêtre de Mizenta, Cresconius.
Puisque j'ai déjà nommé le saint évêque Habetdeum, je dois dire comment il lui vint à l'idée d'aller trouver à Carthage le monarque impie : ce pieux prélat avait toujours eu une conscience intime du mystère de la sainte Trinité, il voulut en faire part aux hommes. Antoine n'osa pas l'en empêcher, car ses dernières tentatives l'avaient couvert de confusion. Habetdeum, offrit donc au roi scélérat un mémoire rédigé à peu près en ces termes : «Pourquoi traitez-vous ainsi des proscrits ? Pourquoi vous acharner continuellement contre des malheureux que vous avez exilés ? Vous nous avez arraché nos biens, confisqué nos églises; vous nous avez chassés de notre patrie et de notre demeure. Il ne nous reste plus que notre âme, et encore voulez-vous vous en rendre maître ! Ô temps misérable ! Ô mœurs perverses! Le monde entier le sent, la persécuteur se l'avoue à lui-même. Si ce que vous croyez mérite le nom de foi, comment pouvez-vous tourmenter ainsi les serviteurs de la foi véritable ? Quel profit retirez-vous de notre exil ? à quoi bon persécuter de misérables gens dénués de tous les biens du monde, qui ne vivent que dans le Christ ? Vous nous avez bannis du commerce des hommes, laissez-nous au moins jouir en paix de la société des bêtes sauvages.» Quand le tyran eut pris connaissance de ces reproches et autres semblables que lui adressant l’hiérarque du Seigneur, il lui fit répondre, paraît-il, en ces termes : «Allez trouver les évêques, et faites ce qu'ils vous diront, car ils ont plein pouvoir pour régler ces questions.» Mais cette démarche même ne parvint pas à ramener Antoine dans la voie du bon sens, car il était sûr de plaire beaucoup plus au roi pervers en restant dans sa ligne de conduite. Pour Habetdeum, il préféra retourner dans son exil, content du témoignage que lui donnait sa conscience.
Cette triste époque fut éprouvée par une épouvantable famine, qui répandit la désolation sur toute la terre d'Afrique. Point de pluie, pas la moindre goutte d'eau ne tomba du ciel. Mais cela n'était point fortuit; c'était l'effet d'un juste jugement de Dieu; là où la méchanceté des ariens avait fait couler les flots fangeux d'une eau mêlée de feu et de soufre, il était bien juste que la source de la miséricorde divine, jusque-là si abondante, fût désormais tarie. La face de la terre prit une teinte livide. L'été, la vigne ne se couvrait plus de ses pampres légers, les semences desséchées ne couvraient pas de leur tapis verdoyant la surface du sol, l'olivier ne revêtait plus sa parure habituelle de feuilles élégantes et toujours vertes, les jeunes arbres fruitiers, que ne fécondait plus la terre, ne s'émaillaient pas des fleurs éclatantes qui d'ordinaire se changeaient en fruits. Partout la tristesse et le deuil; de plus, la peste avait envahi l'Afrique de toute part. Désormais la terre refusait aux hommes et aux animaux de faire germer les semences. Les fleuves qui roulaient jadis leurs eaux rapides étaient à sec, leurs sources abondantes étaient complètement taries. Les brebis et les bestiaux, les troupeaux des champs et les bêtes des forêts étaient atteints du mal commun et disparaissaient graduellement.
Une touffe de gazon était-elle parvenue, grâce à un sol encore humide, à germer et à se parer d'une couleur plus pâle que verte d'herbe nouvelle ? aussitôt un souffle embrasé la desséchait et la consumait : en effet, un tourbillon de poussière entraîné dans un ciel sans eau s'était abattu sur la contrée, brûlant tout sur son passage.
À cette époque, tout commerce était arrêté, on ne prenait plus la peine d'atteler les jeunes bœufs à la charrue pour ouvrir le sillon et retourner les mottes de terre : car l'on n'avait plus de bœufs et les marchés publics n'existaient plus.
D'ailleurs les cultivateurs étaient morts en grand nombre; le peu qui restait marchait à grands pas vers la tombe. Grâce à la famine, nous l'avons vu, le commerce avait été interrompu, et la terre ne payait plus son tribut de moissons : aussi voyait-on errer çà et là, pêle-mêle et sur tous les chemins, semblables à des convois funèbres, des troupes de jeunes gens et de vieillards, d'adolescents et de jeunes filles, d'enfants de l'un et l'autre sexe : ces malheureux se traînaient aux alentours des places fortes, des bourgs et des villes. «Ils ressemblaient à des arcs faussés et mis au rebut; pareils à ceux qui avaient irrité le Seigneur près des eaux de la contradiction, ils souffraient maintenant de la faim, et leur tourment ne consistait pas tant dans le besoin de nourriture que dans le sentiment d'avoir offensé la Trinité qu'ils n'avaient pas voulu reconnaître, Disséminés dans les champs ou les forêts profondes, ils se disputaient les touffes d'herbe desséchées et les feuilles mortes. Beaucoup étaient frappés de mort au moment où ils voulaient quitter leur demeure, et venaient ainsi augmenter le nombre des victimes de la famine; de plus, les cadavres amoncelés dans les rues et sur les grandes routes répandaient de telles odeurs qu'ils causaient la mort des êtres vivants qui les approchaient. Chaque jour c'étaient de nouveaux convois funèbres, et à la fin l'on n'eut plus le courage de remplir ce devoir de charité; du reste, les vivants ne suffisaient plus à enterrer les morts, et, la famine les pressant, ils n'avaient plus eux-mêmes que peu de temps à vivre. Tous cherchaient à l'envi à se jeter, eux et leurs enfants, dans une servitude perpétuelle : ils ne trouvaient personne qui voulût les acheter. Montagnes et collines, places, rues et voies publiques n'offraient plus qu'un immense charnier de victimes de la faim.
Dans les premiers temps, les Vandales avaient goûté l'abondance des biens, grâce aux richesses des provinces qu'ils avaient spoliées et aux produits mêmes de la terre d'Afrique qu'ils occupaient : mais bientôt la disette leur pesa beaucoup plus qu'aux autres; autant jusque-là ils s'étaient enorgueillis du nombre de leurs esclaves, autant à présent ils étaient abattus sous l'action de la famine. Aucun ne put retenir chez lui son fils, son épouse, ni même son esclave : car tous s'enfuyaient, non pas en des contrées de leur choix, mais là où ils pouvaient; beaucoup périrent sur-le-champ ou ne reparurent jamais à la maison. Ces multitudes affamées tentèrent enfin de se réfugier à Carthage même : mais, tandis que ces squelettes ambulants se dirigeaient en masse vers la ville, le roi, redoutant qu'ils ne causassent d'innombrables décès, les fit aussitôt expulser, de peur que la contagion ne se répandit dans son armée et n'y fît en un jour un immense ravage. Il donna en même temps l'ordre que chacun regagnât sa province et sa demeure; mais pas un seul n'eut le moyen de retourner chez lui; tous en effet portaient sur leurs traits l’empreinte de la mort. Les malheureux qui avaient acheté leur vie au prix d'un second baptême, furent doublement châtiés dans ces circonstances : car la vie que leur avaient promise les ariens ne leur était pas accordée, et une seconde mort venait s'ajouter à celle de leur apostasie. L'action dévastatrice de cette affreuse famine fut telle, qu'en plusieurs endroits autrefois très populeux, il ne reste plus aujourd'hui que les murailles en ruines, ensevelies dans le plus profond silence.
Mais pourquoi m'attarder à une description qu'il m'est impossible d'achever ? Leur fut-il donné de revivre et de parler de ces faits, Cicéron verrait se dessécher le fleuve de son éloquence et Salluste se trouverait incapable de proférer une parole ! Et, sans parler de gens manifestement au-dessous de pareille tâche, ni Eusèbe de Césarée, ni Rufin, le traducteur si élégant de ses éloquents discours, que dis-je ! ni Ambroise, ni Jérôme, ni notre Augustin lui-même ne parviendraient à s'en acquitter. Écoutez bien cela, prêtez-moi une oreille attentive, vous tous habitants de la terre, fils des hommes, vous tous, riches et pauvres. Vous qui estimez les barbares et glorifiez leurs actes, pour votre condamnation, voyez donc ce qu'indique leur nom, examinez leur conduite. Pouvaient-ils adopter un nom qui leur convint mieux que celui de barbare, où sont si bien exprimées la férocité, la cruauté et la terreur ? Vous pouvez les combler de tous les présents, les prévenir de toutes les marques d'estime que vous voudrez, pour eux ils ne pensent qu'à une chose, jalouser les Romains. Leur constante préoccupation est de faire pâlir le plus possible la splendeur et la renommée du nom romain; ils voudraient que tous les Romains périssent, et, si parfois ils ont accordé à quelques-uns la grâce de la vie, c'était pour les réduire en servitude : jamais ils n'ont eu d'affection pour les Romains. Il est arrivé quelquefois à ces féroces ariens de vouloir discuter avec nous sérieusement sur le sujet de la foi : (comment, il est vrai, prétendaient-ils juger sainement, eux qui commençaient par séparer Dieu le Fils, notre Sauveur, de Dieu son Père ?) mais pourquoi apportaient-ils dans leurs discussions les faux-fuyants et les calomnies ? Pourquoi, animés comme d'un esprit de destruction, voulaient-ils bouleverser tout par l'emportement de leur colère ? Si l'on avait appelé nos évêques parce qu'une discussion semblait nécessaire, pourquoi avait-on mis en œuvre les supplices de la corde, du feu, des ongles de fer et de la croix ? Pourquoi les ariens, race de serpents, avaient-ils inventé contre d'innocentes victimes des supplices tels que Merentius lui-même n'en imagina jamais de semblables ? Ainsi a-t-on vu la cupidité et l'avarice s'armer contre l'innocence, de fureur et de cruauté, pour perdre les âmes et s'attribuer les biens terrestres. On avait souhaité une conférence, on assista à une confiscation générale non seulement des biens du clergé, mais aussi de ceux des particuliers ! Mais ces spoliations furent une cause de joie pour leurs victimes, la perte des biens de la terre plongea leur cœur dans l'exultation.
Il est temps maintenant que viennent se joindre à nous tout âge, tout sexe et toute condition; qu'une même assemblée réunisse tout le peuple catholique disséminé sur la terre, mais que l'Église porte en son sein maternel; car lui seul sait entretenir des sentiments fraternels, se réjouir avec ceux qui sont dans la joie et pleurer avec ceux qui pleurent, comme le lui a enseigné l'apôtre saint Paul. Que tous s'unissent donc à ma douleur; que nos larmes coulent à flots comme d'une même source, car notre commune foi nous réunit dans la même cause. Mais qu'aucun hérétique ne vienne pleurer avec nous : il n'apporterait sans doute d'autre désir que d'augmenter notre douleur et d'applaudir à nos malheurs. Non, je ne veux pas de la compassion d'un étranger, je ne recherche que l'affection d'un frère. Je refuse les consolations d'un étranger dont la bouche ne profère que le mensonge, dont la main droite ne sait faire autre chose que commettre l'iniquité : car il m'a toujours trompé, et maintenant il est endurci dans sa perversité. Chaque jour je l'entends dire : «Où est donc notre Dieu ?» tandis qu'il persécute le peuple chrétien qu'a racheté le précieux sang de l'Agneau. Mais au milieu de l'abjection à laquelle ces barbares m'ont réduite, et dans l'attente de nouvelles souffrances, je ne cesse de chanter au Seigneur qui me frappe : «Délivrez-moi de ces maux, car je suis accablée, non sous le coup de votre main, mais sous la violence de la persécution arienne.»
Accourez donc, vous tous qui avez choisi comme moi la voie étroite, et qui suivez les chemins ardus, attirés par la promesse du Seigneur; voyez s'il existe une douleur comparable à la mienne, car le Seigneur m'a pressurée, au jour de sa colère. Tous mes ennemis ont ouvert la bouche pour me dévorer; ils ont fait entendre des sifflements et ont grincé des dents, en disant : Détruisons-la, car voici le jour que nous attendions, nous l'avons enfin trouvé.
Anges de mon Seigneur, secourez-moi : vous n'abandonnez jamais ceux qui doivent recevoir en héritage le salut éternel, et dont vous avez été constitués les gardiens; voyez cette pauvre terre d'Afrique, si riche autrefois en églises, aujourd'hui complètement désolée, jadis parée de tant de prêtres, désormais veuve et réduite à l'abjection. Ses prêtres et ses vénérés pontifes ont péri dans les déserts et dans les îles lointaines, ne pouvant trouver la nourriture qu'ils cherchaient. Considérez Sion, la cité de notre Dieu : elle gît déshonorée et souillée au milieu de ses ennemis. Ceux-ci se sont emparés de tous ses biens; elle les a vus pénétrer dans ses sanctuaires, dont par la volonté de Dieu l'entrée leur était interdite. Et maintenant ses voies publiques sont en deuil, car il n'est plus personne qui se rende aux fêtes religieuses. Toute splendeur et toute joie se sont retirées d'elle. Les vierges et les religieux élevés dans les cloîtres des monastères ont appris à connaître l'âpre chemin de l'exil; ils ont été emmenés captifs chez les Maures, tandis que les pierres vivantes de l'édifice sacré étaient disséminées, non seulement dans les divers quartiers des villes, mais jusque dans les âpres régions des mines.
Vous tous qui avez confiance en la prière, dites au Seigneur, son Sauveur, que cette pauvre Église est dans la tribulation, que son être s'est épuisé dans les larmes; dites-lui qu'elle est assise au milieu des nations sans repos ni consolation. Vainement elle s'est tournée vers l'orient pour trouver quelqu'un qui compatirait à sa douleur, vainement elle a cherché celui qui la consolerait, elle n'a trouvé personne, cependant qu'elle prenait du fiel pour nourriture et du vinaigre pour boisson, imitant ainsi les souffrances de son Époux et Seigneur qui avait souffert lui-même pour lui montrer le chemin à suivre.
Priez donc, saints patriarches, de qui est née cette Église qui souffre maintenant sur la terre; priez, saints prophètes qui l'avez chantée autrefois avec des accents prophétiques et la voyez aujourd'hui plongée dans l'affliction; saints apôtres, soyez ses avocats, vous qui, après l'ascension du Seigneur, avez parcouru, pour la fonder, le monde entier comme d'agiles coursiers. Mais vous en particulier, bienheureux Pierre, que ne parlez-vous en faveur des brebis et des agneaux que notre commun Seigneur vous avait chargé d'entourer de toute votre sollicitude ? Et vous, vénérable Paul, docteur des nations, qui avez porté la parole de Dieu de Jérusalem jusqu'en Illyrie, considérez les méfaits des Vandales ariens et les souffrances de vos fils captifs, saints apôtres, venez gémir tous ensemble sur nos malheurs ! Nous savons, il est vrai, que vous ne pouvez pas prier pour nous, parce que ces maux n’ont pas pour mission d'éprouver des saints, mais bien de châtier nos crimes. Cependant priez pour vos fils même pécheurs; le Christ n'a-t-il pas intercédé pour ses ennemis les Juifs ? Que notre iniquité soit suffisamment punie par tout ce que nous avons souffert, et suppliez que le pardon soit accordé à de misérables pécheurs; que le Seigneur dise à son ange exterminateur : Cela suffit, cesse de les frapper. Nul ne peut douter que ce ne soient nos péchés qui nous ont mérité tout cela : car nous nous sommes écartés des commandements de Dieu et nous n'avons pas voulu observer sa loi. Mais nous vous supplions prosternés, ne dédaignez pas de pauvres criminels au nom de celui qui, de l'humble métier de pêcheurs, vous a élevés à la dignité apostolique.»
Hunérich, le plus monstrueux des scélérats, occupa le pouvoir durant sept ans et dix mois; il couronna sa vie par la mort qu'il avait méritée : il fut envahi par la pourriture et la vermine, de sorte que l'on n'enterra pas un cadavre, mais des lambeaux de corps humain : il subit ainsi le même sort que cet ancien roi transgresser de la loi divine, dont le cadavre pourri fut enfoui comme celui d'un âne.