1. Puisqu'il est apparu qu'on ne peut s'approcher de la pureté de Dieu, si on n'est d'abord devenu tel soi-même, il serait nécessaire de se séparer des voluptés par un grand et fort rempart, afin que l'approche de celles-ci ne souillât en rien la pureté du coeur. Or c'est un rempart solide que de se montrer parfaitement étranger à tout acte passionné. Bien qu'il constitue en effet un genre unique, ainsi qu'on peut l'entendre dire aux sages, le plaisir, comme l'eau qui se divise à partir d'une source unique en différents canaux, entre dans les voluptueux par chacun de leurs sens, pour se mêler à eux. L'homme donc qui a été vaincu par le plaisir qui est entré en lui à la faveur d'une des sensations, cet homme en a reçu une blessure au coeur, comme l'enseigne la sentence du Seigneur : quiconque assouvit le désir de ses yeux subit le dommage dans son coeur. A mon avis, le Seigneur a fait là, à l'occasion d'un cas particulier, une prédiction valant pour n'importe lequel sens, si bien que nous pouvons très bien ajouter, en enchaînant avec sa formule : celui qui écoute et touche avec convoitise, celui qui rabaisse au service du plaisir une quelconque des facultés qui sont en nous, celui-là pèche dans son coeur.
2. Afin donc que cela n'arrive point, l'homme tempérant doit user de cette règle pour sa propre vie : e jamais appliquer son âme à un objet où quelque amorce de plaisir de la jouissance se trouve mêlée, et surtout se garder particulièrement du plaisir du goût, parce que cette jouissance-là semble être en quelque manière plus proche et comme la mère de la volupté défendue. En effet, les plaisirs de la nourriture et de la boisson qui se gorgent d'aliments produisent nécessairement dans le corps, par ce manque de mesure, des maux indépendants de notre volonté, car la satiété engendre le plus souvent chez les hommes de telles passions. Afin donc que notre corps demeure souverainement calme et ne soit troublé par aucun des mouvements passionnels qui naissent du rassasiement, il faut veiller à ce que ce soit non pas le plaisir mais l'utilité qui définisse en chaque cas la mesure de la conduite tempérante et la limite de la jouissance. Et si l'agrément lui-même se trouve souvent intimement mêlé à l'utilité - le besoin sait agrémenter toutes choses, lui qui rend délicieux, par la violence du désir qu'il suscite, tout ce qu'on trouve en plus de l'utilité - il ne faut pas repousser l'utilité à cause de la jouissance qui l'accompagne, ni non plus, bien sûr, poursuivre en premier lieu le plaisir, mais il convient, tout en choisissant ce qu'il y a d'utile en toute chose, de mépriser ce qui charme les sens.
3. Nous voyons aussi les cultivateurs séparer avec habileté la balle mêlée au froment, afin d'employer l'un et l'autre selon leur utilité propre : l'un pour la subsistance des hommes, l'autre pour l'entretien du feu et la nourriture des bêtes sans raison. Ainsi donc celui qui pratique la tempérance, distinguant l'utilité d'avec le plaisir, comme le froment d'avec la balle, abandonnera le plaisir aux bêtes sans raison qui "finiront dans le feu", (Heb 6,8) au dire de l'Apôtre, mais l'utilité elle-même, il en prendra sa part avec action de grâces, selon qu'il en a besoin.