Chapitre 18

1. Que ces paroles du Seigneur soient donc pour tous une commune doctrine de vie, et surtout pour ceux qui s'approchent de Dieu par la virginité : qu'en regardant vers une action vertueuse, ils ne négligent pas de se garder des défauts contraires, mais cherchent à découvrir partout ce qui est bon pour eux, afin de mettre leur vie en sécurité sous tous rapports. En effet, un soldat, qui protège avec des armes certaines parties de son corps, ne s'expose pas au danger en laissant le reste à nu. Que lui sert de porter une armure sur une partie du corps, s'il vient à recevoir une blessure mortelle là où il est nu ? Et qui appellerait beau l'homme à qui serait retranché, dans quelque accident malheureux, un des éléments qui concourent à sa beauté ? La honte de ce qui lui manque gâterait même le charme de la partie saine. S'il est ridicule, comme dit quelque part l'Évangile, (cf. Lc 14,28-30) celui qui a entrepris de construire une tour et qui a limité ses efforts aux fondations sans parvenir à l'achever, que nous apprend cette parabole, sinon à nous efforcer de mener à son terme tout projet d'ordre élevé, en achevant l'oeuvre de Dieu par les constructions variées des commandements ? C'est qu'une pierre ne suffit pas à la construction de la tour, un seul commandement ne conduit pas la perfection de l'âme à la mesure cherchée, mais il faut, bien sûr, jeter le fondement et, comme dit l'Apôtre, "poser dessus la construction faite d'or et de pierres précieuses". (1 Cor 3,12). Ainsi le prophète nomme-t-il les oeuvres des commandements, lorsqu'il dit : "J'ai aimé tes commandements plus que l'or et les pierres précieuses de grand prix." (Ps 117,127) Qu'on place donc comme fondement de la vie vertueuse zèle pour la virginité et qu'on bâtisse sur ce fondement toutes les oeuvres de la vertu. Si on l'estime en effet et très précieux et digne de Dieu - la croyance correspond effectivement à la réalité -, mais que la vie entière ne s'accorde pas avec cette pratique excellente et soit souillée par le désordre du reste de l'âme, ce fondement, c'est "la boucle d'oreille au groin d'une truie" (Pro 11,22) ou la perle que foulent aux pieds les pourceaux. Mais en voilà assez là-dessus.

2. Si quelqu'un ne compte pour rien une discordance introduite dans sa vie par des éléments destinés à se correspondre, qu'il s'instruise sur cette façon de voir en examinant ce qui se passe en sa maison. De même, me semble-t-il, qu'en ce qui concerne sa propre habitation, le maître de maison n'acceptera pas de voir les objets domestiques dans un état malséant et inconvenant, tel qu'un lit à l'envers, ou la table couverte d'ordure, ou la vaisselle précieuse jetée en des lieux malpropres et tous les objets destinés aux usages moins nobles a exposés aux yeux de ceux qui entrent; mais de même qu'après avoir disposé toutes choses selon la bienséance et l'ordre convenable, puis restitué à chaque objet sa place appropriée, il reçoit avec assurance ses hôtes, persuadé qu'il ne s'exposera à aucune honte si leur est manifesté l'état de sa demeure; ainsi, je pense, le maître et intendant de notre tente, je veux dire l'intelligence, doit bien disposer toutes choses en notre intérieur et utiliser selon leur fin propre et en vue du bien chacune de ces puissances de l'âme que le Créateur a fabriquées pour nous servir d'instruments et d'outils. Et à moins qu'on ne condamne mon discours pour bavardage et radotage, je dirai aussi au sujet de chaque élément en particulier, comment l'homme, usant de ce qu'il a, peut gouverner sa vie d'une manière qui lui soit profitables.

3. Nous disons donc que le désir, il faut l'avoir solidement établi dans le plus pur de son âme, le mettre de côté comme une offrande ou comme des prémices de ses propres biens, et, après l'avoir consacré une fois pour toutes, le garder intact et pur, sans qu'il soit souillé aucunement par la souillure de la vie. Quant à l'ardeur, à la colère, à la haine, il faut que ces puissances veillent à la porte comme des chiens de garde, dans le seul but de résister au péché, qu'elles usent de leur force naturelle contre le voleur, contre l'ennemi qui se glisse au-dedans pour la perte du trésor divin et vient afin "de voler, tuer, détruire" (Jn 10,10). Le courage et l'audace, il faut les empoigner en guise d'armes, afin de ne jamais se laisser terrifier par "une terreur subite, ni par des attaques à venir des impies". (Pro 3,25. Sur l'espérance et la patience, il faut s'appuyer comme sur un bâton, s'il arrive qu'on soit un jour fatigué par les tentations. Quant au bien précieux de la tristesse, il faut s'en munir au moment propice du repentir de ses péchés, si un jour on l'obtient en partage, car il n'est jamais utile que pour un tel service. La justice sera notre règle de droiture, montrant en toute parole et en tout acte le chemin où l'on ne bronche pas, comment il faut disposer les puissances à l'intérieur de l'âme et comment on pourrait attribuer à chacune selon son rang. Quant à cette aspiration insatiable qui se trouve en chaque âme, puissante et sans mesure, si quelqu'un l'applique à désirer selon Dieu, il sera déclaré bienheureux pour cette cupidité, puisqu'il se fait violence là où la violence est louable. II aura la sagesse et l'intelligence pour lui conseiller l'utile et gouverner avec lui sa vie, de façon à ne jamais subir de dommage par ignorance ou sottise. Or s'il ne se servait pas selon leur nature et leur fin propres des puissances énumérées, mais changeait indûment leur usage en appliquant le désir à des choses honteuses, en se munissant de la haine contre ses compatriotes, en "aimant l'injustice" (Ps 10,5) en exerçant son courage contre ses parents, en déployant son audace en des actions absurdes, en espérant des choses vaines, et que, excluant toute cohabitation avec l'intelligence et la sagesse, il prenait pour maîtresses la gloutonnerie et l'intempérance, agissant de même pour le reste, cet homme serait si absurde et si étranger, que personne ne pourrait exprimer comme elle le mériterait son absurdité. Ce serait en effet comme si un soldat, s'équipant tout de travers, portait son casque à l'envers au point de se cacher le visage et de laisser le panache s'incliner en arrière, mettait les pieds dans la cuirasse, adaptait les jambarts à la poitrine, prenait ce qui est à gauche sur le côté droit et jetait l'armement de droite sur le côté gauche : les maux dont pâtira vraisemblablement à la guerre un tel fantassin sont aussi ceux-là dont pâtira vraisemblablement pendant sa vie celui qui a introduit la confusion dans son jugement et interverti l'usage des puissances de son âme.

4. Il nous faut donc pourvoir à la bonne adaptation de tout cela : la véritable tempérance est de nature à la réaliser dans nos âmes. Et s'il faut viser à la définition la plus parfaite de la tempérance, peut-être pourrait-on dire que la tempérance est au sens propre le gouvernement bien ordonné, avec sagesse et intelligence, de tous les mouvements de l'âme. Établie dans un tel états, l'âme n'aura plus besoin de peine ni d'application pour participer aux biens sublimes et célestes, mais elle réussira naturellement, avec une grande aisance, ce qui semblait jusque-là difficile à atteindre, possédant l'objet cherché par exclusion progressive de son contraire : de toute nécessité en effet, celui qui est sorti des ténèbres se trouve dans la lumière, et celui qui n'est pas morte demeure en vie. Si donc quelqu'un ne reçoit pas son âme en vain, il sera sans nul doute sur la route de la vérité, car la science prévoyante qui garde des écarts est un guide sûr pour suivre la route droite. Et de même que les serviteurs affranchis cessent de servir leurs propriétaires lorsqu'ils sont devenus leurs propres maîtres et qu'ils tournent leur zèle vers eux-mêmes, ainsi, je pense, l'âme affranchie du culte du corps et de ses tromperies reconnaît désormais l'activité qui lui est propre et naturelle : la liberté, comme nous l'avons appris aussi de l'Apôtre, consiste à n'être pas assujetti sous un joug d'esclave, ni entravé, tel un esclave fugitif ou un malfaiteur, par les liens du mariage.

5. Or la perfection de la liberté ne tient pas en ce seul fait - que personne ne se fasse de la virginité une idée si petite et si vile qu'il s'imagine pratiquer une perfection si haute au prix d'une mesquine garde de la chair - mais, puisque "quiconque commet le péché est esclave du péché" (Jn 8,34), les écarts vers un vice, en n'importe quelle action et occupation, asservissent l'homme de quelque manière et le marquent d'un stigmate, en produisant en lui des meurtrissures et des brûlures sous les coups du péché : c'est pourquoi celui qui s'applique à ce but élevé de la vie dans la virginité doit rester semblable à lui-même en toutes circonstances et manifester la pureté par toute sa vie. C'est ainsi encore selon la parabole du Seigneur, que s'exerce la technique de la pêche, qui sépare les poissons bons et comestibles de ceux qui sont mauvais et nuisibles, de peur qu'on ne puisse tirer profit même des poissons utiles, après l'intrusion dans les vases d'un poisson de la catégorie contraire. Ceci encore est l'oeuvre de la véritable tempérance, choisir parmi toutes les occupations ce qui est pur et avantageux, écarter absolument ce qui est inutile et l'abandonner à cette vie commune et mondaine que la parabole, au sens figuré, nomme une mer : tout comme la nomme le psalmiste, nous suggérant dans l'un de ses psaumes un enseignement d'action de grâces, quand il appelle cette vie instable, soumise aux passions et aux troubles, "des eaux qui atteignent l'âme, des profondeurs et des tempêtes d'une mer" (Ps 68,2-3) où toute pensée rebelle coule au fond comme une pierre à la ressemblance des Égyptiens; tandis que tout ce qui est ami de Dieu et perspicace pour discerner la réalité - ce que le récit nomme Israël -, cela seul traverse la mer comme une terre ferme, sans entrer en contact avec l'amertume et la morsure salée des flots de la vie. Ainsi est-ce pour servir d'exemple que, sous la conduite de la Loi - Moïse était le type de la Loi -, Israël a franchi la mer sans se mouiller, et que l'Égyptien la franchissant avec lui a été submergé, chacun des deux selon sa disposition présente : l'un traverse avec légèreté l'autre est entraîné au fond. C'est en effet chose légère que la vertu, et qui porte en haut, car tous ceux qui vivent vertueusement "volent comme des nuages", (Is 60,8) dit Isaïe, "et comme des colombes avec leurs petits". C'est au contraire chose pesante que le péché, "assis sur un talent de plomb", (Za 5,7) comme dit un des prophètes. Si pourtant quelqu'un trouve forcée et incohérente une telle interprétation du récit, et s'il n'admet pas que le miracle à travers la mer ait été décrit pour notre utilité, qu'il entende l'Apôtre : "Cela leur arrivait pour servir d'exemple et a été écrit pour notre instruction." (1 Cor 10,11).