Chapitre 14

Une telle vie doit donc être estimée plus que tout, du moins par les gens sensés, puisqu'elle l'emporte sur la puissance de la mort. En effet la procréation corporelle - que personne ne se choque de mon discours - n'est pas plus principe de vie que de mort pour les hommes, car la corruptibilité commence avec la génération, mais ceux qui ont rompu avec elle ont fixé en eux-mêmes par la virginité une limite à la mort, l'empêchant d'avancer plus loin par leur entremise : ils se sont placés eux-mêmes comme une frontière entre la vie et la mort, et ont contenu celle-ci dans sa poussée en avant. Si donc la mort ne peut passer outre à la virginité, mais trouve là son terme et sa dissolution, il est clairement démontré que la virginité l'emporte sur la mort et qu'on a raison de dire exempt de corruption le corps qui n'a pas travaillé au service de la vie corruptible, et qui n'a pas accepté de devenir l'instrument d'une succession mortelle. Par ce corps en effet, a été interrompue la série continue de corruption et de mort qui s'étend dans tout l'intervalle entre le premier homme et la vie de celui qui pratique la virginité, car il n'était pas possible que la mort un jour restât inactive tant que la génération humaine demeurerait active par le mariage. Mais la mort, qui cheminait avec toutes les générations antérieures et qui accompagne dans leur traversée ceux qui arrivent à chaque instant dans la vie, a trouvé dans la virginité une borne à son action qu'il lui est impossible de dépasser : de même en effet que dans le cas de Marie, Mère de Dieu, quand la mort, après avoir régné d'Adam jusqu'à elle, s'approcha d'elle aussi, et qu'en heurtant contre le fruit de sa virginité comme sur un rocher, elle se brisa sur elle, ainsi en toute âme qui dépasse la vie charnelle par la virginité, le pouvoir de la mort se brise et se dissout en quelque manière, faute d'avoir où enfoncer son aiguillon. C'est que le feu, si on ne lui jette du bois, du chaume, de la balle ou quelque autre matière combustible, n'est pas de nature à s'entretenir sur lui-même. Ainsi la puissance de la mort non plus n'exercera pas son activité, si le mariage ne lui en fournit la matière et ne lui prépare des gens destinés à mourir, tels des condamnés.

2. Si tu doutes, observe les noms des malheurs que la mort amène sur les hommes, comme on l'a déjà dit au début du traité. D'où tirent-ils leur origine ? Est-il possible de déplorer un veuvage, des orphelins ou le malheur qui fond sur des enfants, sans que le mariage ait précédé ? Car les satisfactions, les joies, les voluptés recherchées avec empressement et tout ce qu'on recherche à l'occasion du mariage s'achèvent dans de telles douleurs. De même en effet que la poignée d'une épée est lisse, douce au toucher, polie tout autour, brillante, bien adaptée à la paume, et que le reste est du fer, instrument de mort, terrible à voir, plus terrible encore à expérimenter, ainsi le mariage présente-t-il au contact des sens le poli superficiel de la volupté, comme une poignée ornée d'habiles ciselures, mais, dans les mains de celui qui y touche, il devient pour les hommes, avec son inséparable cortège de peines, un artisan de deuil et de malheurs.

3. C'est le mariage qui a offert ces spectacles pitoyables et pleins de larmes : des enfants laissés seuls prématurément dans leur jeunesse, exposés comme une proie aux puissants, souriant souvent à leur infortune dans l'ignorance de leurs maux. Du veuvage, quelle est l'origine, sinon le mariage ? Se soustraire au mariage entraîne donc d'un coup l'exemptions de toutes ces servitudes mauvaises. Rien que de naturel à cela : puisque d'une part est abolie la condamnation portée dès l'origine a contre les délinquants, et que d'autre part, selon l'Écriture, les tribulations des mères ne s'accroissent plus, et que la douleur ne préside plus la génération humaine, du même coup sont complètement supprimés les malheurs de la vie, et aussi, comme dit le prophète, les larmes des visages. En effet, la conception ne se fait plus dans l'iniquité, ni la gestation dans le péché; la naissance dépend non plus du sang, ni du vouloir de l'homme, ni du vouloir de la chair, mais de Dieu seul. Cela arrive toutes les fois que l'on conçoit, dans la source vive de son coeur, l'incorruptibilité de l'esprit, et que l'on enfante sagesse et justice, sainteté et rédemption. À chacun il est en effet possible de devenir mère de celui qui est tout cela, selon cette affirmation du Seigneur quelque part : "Celui qui fait ma volonté est mon frère, ma soeur, ma mère. (Mt 12,50).

4. Quelle place occupe encore la mort dans des rejetons de cette espèce ?En ceux-là, "l'élément mortel a réellement été englouti par la vie" (Eph 1,21) et c'est bien, semble-t-il, une images de la béatitude du siècle à venir que la vie dans la virginité, puisqu'elle porte en elle-même, en grand nombre, les signes des biens que l'espérance tient en réserve. On peut reconnaître la vérité de mes propos en examinant à fond mon raisonnement : et d'abord, une fois pour toutes mort au péché, il vit désormais pour Dieu, sans plus fructifier pour la mort , et, parce qu'il a mis un point final en lui-même, dans la mesure de son pouvoir, à la vie selon la chair, il attend désormais la bienheureuse espérance et la manifestation du grand Dieu, sans plus créer par des générations intermédiaires aucun intervalle entre lui et l'avènement de Dieu. Ensuite, il cueille même dans la vie présente le meilleur des biens réservés à la résurrection : car si elle est égale à celle des anges, la vie promise aux justes par le Seigneur pour après la résurrection, et si le propre de la nature angélique est d'être délivrés du mariage, déjà il a reçu les biens de la promesse, mêlé aux splendeurs des saints, imitant par sa vie immaculée la pureté des êtres incorporels. Si donc la virginité devient la pourvoyeuse de ces avantages et d'autres du même genre, quel discours exprimera dignement l'admiration que suscite cette grâce ? Quel autre des biens de l'âme paraîtra si grand, si précieux, qu'il puisse soutenir la comparaison avec la magnificence de cette grâce ?