DEUXIÈME CLASSE

LES LETTRES ÉCRITES À ROME,
depuis l'an 380 jusqu’à l'an 385


LETTRE 18

À EUSTOCHIUM


«Écoule, ô ma fille, et vois, et prête l'oreille, et oublie ton peuple et la maison de ton père, et le roi sera épris de ta beauté.» (Ps 44,10). C'est ainsi que, dans le quarante-quatrième psaume, Dieu parle à l'âme, pour l’inviter à sortir de son pays et de sa famille, suivant l'exemple d'Abraham, à laisser les Chaldéens, dont le nom signifie semblable aux démons, puis à se fixer dans la région des vivants, que le Prophète appelle ailleurs de ses soupirs quand il dit : «Je crois que je verrai un jour les biens du Seigneur dans la terre des vivants.» (Ps 26,19). Mais ce n'est point assez de sortir de votre pays, si vous n'oubliez votre peuple et la maison de votre père, et si vous ne méprisez la chair pour vous unir aux embrassements de l'époux. «Ne regarde point derrière toi, et ne t'arrête point dans toute cette contrée, mais sauve-toi en la montagne, de peur que tu ne sois pris avec les autres.» (Gen 19,7). Il ne faut pas, après avoir mis la main à la charrue, regarder derrière soi, ni revenir des champs à sa maison, ni, après avoir revêtu la robe du Christ, descendre du toit pour prendre un autre vêtement. Chose merveilleuse ! un père exhorte sa fille à ne plus songer à son père. «Le père dont vous êtes nés est le démon, et vous voulez accomplir les désirs de votre père,» (Lc 9,61) est-il dit aux Juifs… Et ailleurs : «Celui qui commet le péché est enfant du diable.» (Jn 3,8) Sortis d'abord d'un tel père, c’est par lui que nous sommes noirs, et, après la pénitence, avant que nous soyons montés au faîte de la vertu, nous disons : «Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem.» (Can 1,5). Je suis sortie, de la maison de mon enfance, j’ai oublié mon père; je renais en Christ. Quelle récompense reçois-je pour cela ? Le voici : Et le roi sera épris de la beauté. Voilà donc le grand sacrement. «C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, el s'attachera à sa femme,» (Gen 2) et ils ne feront tous deux, non plus comme
autrefois, qu'une seule chair, mais qu'un seul esprit. Votre époux n'est ni fier, ni superbe; il a pris pour femme une éthiopienne. Dès que vous voudrez entendre les sages maximes de ce véritable Salomon, et que vous serez venue à lui, il vous avouera tout ce qu'il fait, et le roi vous introduira, dans sa chambre; il aura le secret merveilleux de changer votre couleur, et alors on pourra dire de vous : Quelle est celle-ci qui s'élève toute blanche ?
Si je vous écris ceci, chère Eustochium, ma souveraine (car je dois appeler ma souveraine l'épouse de mon maître), c'est afin de vous donner à comprendre, dès le début, que je ne veux point ici faire l'éloge de la virginité, que vous avez jugée excellente et que vous avez embrassée, ni énumérer les ennuis du mariage, ces incommodités de grossesse, ces cris d'enfants, ces jalousies inquiétantes, ces infidélités d'un époux, cet embarras du ménage, ni tant de choses regardées comme des biens, et que la mort nous enlève. Les femmes mariées occupent aussi un rang dans l'Église, elles peuvent user du mariage avec honnêteté, et conserver sans tache la couche nuptiale; mais je veux vous montrer qu'au sortir de Sodome, vous avez à craindre le malheur de la femme de Loth. Il n'y a point de flatterie dans cet écrit; un flatteur est un agréable ennemi. Je ne veux rien étaler de ces fleurs de rhétorique, ni vous placer déjà parmi les anges, ni, après vous avoir exposé le bonheur de l’état virginal, mettre le monde à vos pieds. Je ne veux pas que votre résolution vous inspire de l'orgueil, mais de la crainte. Vous marchez toute chargée d'or, vous devez éviter le voleur.
Cette vie est un stade pour les mortels; nous combattons ici pour être couronnés ailleurs. L'on ne marche jamais en sûreté parmi les serpents et les scorpions. Mon glaive, dit le Seigneur, s'est enivré de sang dans les cieux, et vous, vous espérez trouver la paix sur une terre qui produit des épines et des ronces, et que mange le serpent ! «Nous avons à combattre, non point contre des hommes de chair et de sang, mais contre les principautés et les puissances de ce monde, c'est-à-dire, de ce siècle ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans l’air.» (Eph 6,12).
Nous sommes environnés de bataillons innombrables d'ennemis; tout en est plein. Une chair fragile, et qui bientôt sera poussière, soutient seule tous leurs assauts. Mais lorsqu'elle sera dissoute, lorsque sera venu le prince de ce monde, et qu'il n'aura rien trouvé en elle, alors, pleine de sécurité, vous entendrez le Prophète dire : «Vous ne craindrez ni les alarmes de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni la contagion qui marche dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. — Il en tombera mille à voire côté, et dix mille à voire droite, mais la mort n'approchera point de vous.» (Ps 91,6-12). Que si, troublée par leur multitude, et tremblante à chaque mouvement qu'excite la passion, vous vous disiez à vous-même dans votre pensée : Que ferons-nous ? Élisée vous répondra: «Ne craignez pas, car il y a plus de gens avec nous qu'il n'y en a avec eux;» et il priera et dira : «Ouvrez, Seigneur, les yeux de votre servante, afin qu'elle voie.» (4 Roi 6,40). Alors, ouvrant les yeux, vous verrez un char de feu, prêt à vous enlever dans les airs comme Élie; et, joyeuse, vous chanterez : «Notre âme a été délivrée, ainsi que le passereau, du filet de l'oiseleur; le filet a été rompu et nous avons été délivrés.» (Ps 123,6).
Tant que nous sommes retenus dans ce fragile corps, tant que nous avons ce trésor en des vases d'argile, tant que l'esprit désire contre la chair et la chair contre l'esprit, la victoire n'est jamais certaine. Le démon, notre adversaire, comme un lion rugissant, tourne sans cesse autour de nous, cherchant qui dévorer. «Vous amenez les ténèbres, dit le psalmiste, et voilà la nuit; alors toutes les bêtes de la forêt passeront. — Les lionceaux rugissent pour leur proie, et demandent à Dieu leur pâture.» (Ps 103,20-21). Le diable ne veut ni les hommes infidèles, ni ceux du dehors, ni ceux dont le roi d'Assyrie a rôti les chairs dans une chaudière ardente; c'est de l'Église du Christ qu'il se plaît à arracher ses victimes. Ses mets sont choisis, comme ceux dont parle Habacuc. Il désire abattre Job; et, après avoir dévoré Judas, il demande les apôtres à cribler. Le Sauveur n'est pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive. Lucifer est tombé, lui qui se levait le matin, et celui qui était nourri dans les délices du paradis a mérité d'entendre ces terribles paroles : «Quand vous élèveriez votre nid aussi haut que l'aigle, je vous en arracherai,» (Ab 5) dit le Seigneur. Car il avait dit en son cœur : «J’établirai mon trône au-dessus des astres, et je serai semblable au Très-Haut.» (Is 14,13-14). C'est pour cela que Dieu dit chaque jour à ceux qui descendent par l'échelle que Jacob vit en songe. Je l'ai dit : «Vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut; mais vous mourrez comme des hommes, et comme un des rois vous tomberez.» (Ps 131,6-7). Le diable est tombé, en effet, le premier; et comme Dieu se trouve dans l'assemblée des dieux, et qu'il juge les dieux, étant au milieu d'eux, l’Apôtre écrit à ceux qui cessent d'être des dieux : «Puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n'êtes-vous pas charnels, et ne vous conduisez-vous pas selon l'homme ?» (1 Cor 3,3).
Si l'Apôtre, ce vase d'élection, choisi pour annoncer l’évangile du Christ, s'applique à réprimer dans son corps les aiguillons de la chair, le feu des passions, et le soumet à la servitude, de peur qu'en prêchant aux autres, il ne vienne lui-même à être réprouvé; s'il ne laisse pas de sentir en ses membres une loi qui combat la loi de l'esprit, et de se voir mené captif sous la loi du péché; si, après avoir souffert la nudité, les jeûnes, la faim, la prison, les fouets, les supplices, revenant à lui-même, il s'écrie : «Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ?» (Rom 7,24). Pensez-vous que vous deviez être en sécurité ? Prenez garde, je vous prie, que Dieu ne dise un jour de vous : «La vierge d'Israël est tombée, et il n'y a personne pour la relever.» (Amos 5,2). Je le dirai hardiment : Dieu qui peut tout, ne peut pas cependant relever une vierge de sa chute. Il peut bien absoudre de la peine, mais il ne veut point couronner une vierge corrompue. Craignons de voir s'accomplir en nous cette prophétie : «Les vierges les plus sages failliront.» (Amos 8,13). Faites attention aux paroles du Prophète : Les vierges sages failliront, car il est aussi des vierges déréglées. «Quiconque, est-il dit, aura regardé une femme pour la convoiter a déjà commis l'adultère dans son cœur.» (Mt 5,18). La virginité périt donc même par l'âme seule. Ce sont là ces vierges déréglées, ces vierges de corps et non d'esprit, ces vierges folles qui, n'ayant pas d'huile, sont exclues de la salle nuptiale.
Or, si celles qui sont vierges, ne sont pas cependant, à cause de quelques autres fautes, sauvées par la virginité du corps, qu'adviendra-t-il à celles qui ont prostitué les membres du Christ et changé le temple de l'Esprit saint en lupanar ? «Descendez, asseyez-vous dans la poussière, vierge, fille de Babylone; asseyez-vous sur la terre; il n'y a plus de trône pour la fille des Chaldéens; on ne vous appellera plus désormais tendre et délicate. — Attachée à la meule de l'esclavage, les cheveux couverts de cendre, jetez au loin celle écharpe qui orna voire épaule; dépouillez-vous de votre chaussure, passez les fleuves.» (Is 47,1-2). — Votre ignominie sera dévoilée, votre opprobre mis à découvert. Après avoir partagé la couche du Fils de Dieu, après avoir reçu les baisers de l'époux chéri, celle dont le Prophète avait dit : «La reine est restée debout à la droite, revêtue d'une robe d'or où brille une merveilleuse variété,» (Ps 44,9) celle-là sera dépouillée; on lui mettra sous les yeux les actions honteuses qu'elle cacha; elle s'assiéra aux eaux de la solitude, son vase posé à terre; elle ouvrira ses jambes à tous les passants, et sera souillée jusque à la tête. Il eût mieux valu s'engager sous la loi d'un mari, marcher dans les lieux de plaine, que de tomber dans les profondeurs de l'enfer, pour avoir voulu s’élever trop haut. Qu'elle devienne point, je vous en conjure, une ville prostituée, la cité de Sion, de peur qu'en un lieu où résida la Trinité, les démons ne viennent faire leurs danses, les sirènes et les hérissons bâtir leurs nids. Que la bandelette pectorale ne soit pas déliée, mais, dès que la passion chatouillera les sens, ou que les feux secrets de la volupté nous brûleront d'une douce flamme, alors écrions-nous : «Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai pas ce que l'homme pourrait me faire.» (Ps 55). Lorsque l'homme intérieur aura commencé à hésiter un peu entre le vice et la vertu, dites alors: «Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, pourquoi me troubles-tu ? Espère au Seigneur, parce que je Lui rendrai des actions de grâce, comme à celui qui est le salut, la lumière de mon visage et mon Dieu.» (Ps 41,5). Ne laissez pas les pensées se fortifier. Qu'il ne grandisse en vous rien de ce qui est de Babylone, rien de ce qui est confusion. Pendant que l'ennemi est faible encore, tuez-le; que la malice, de peur que la zizanie ne vienne à croître, soit étouffée dans son germe. Écoutez le psalmiste disant : «Malheur à vous, fille die Babylone; heureux celui qui vous rendra les maux que vous nous avez faits ! — Heureux celui qui prendra vos petits enfants, el les brisera contre la pierre !» (Ps 136,11-12). Comme il est impossible que les feux d'une concupiscence née avec nous, et qui s'insinue jusque dans la moelle de nos os, ne viennent pas assaillir nos sens, on loue, on estime bienheureux celui qui, lorsqu'une pensée impure s'élève en son âme, la tue aussitôt et la brise contre la pierre; «or, la pierre, c'est le Christ.» (1 Cor 10,4).
Oh ! combien de fois moi-même, retenu dans le désert, et dans cette vaste solitude qui, dévorée des feux du soleil, n'offre aux moines qu'une demeure affreuse, je croyais assister aux délices de Rome ! Je m'asseyais seul, parce que mon âme était pleine d'amertume. Mes membres étaient couverts d'un sac hideux, et mes traits brûlés avaient la teinte noire d'un Éthiopien. Je pleurais, je gémissais chaque jour, et si le sommeil m'accablait malgré ma résistance, mon corps décharné heurtait contre une terre nue. Je ne dis rien de ma nourriture ni de ma boisson, car, au désert, les malades eux-mêmes boivent de l'eau froide, et regardent comme une sensualité de prendre quelque chose de cuit. Eh bien 1! moi qui, par terreur de l'enfer, m'étais condamné à cette prison, habitée par les scorpions et les bêtes farouches, je me voyais en imagination transporté parmi les danses des vierges romaines. Mon visage était pâle de jeûnes, et mon corps brûlait de désirs; dans ce corps glacé, dans cette chair morte d'avance, l'incendie seul des passions se rallumait encore. Alors privé de tout le secours, je me jetais aux pieds de Jésus Christ, je les arrosais de larmes, je les essuyais de mes cheveux, et je domptais ma chair indocile par des jeûnes de plusieurs semaines. Je ne rougis pas de mon malheur; au contraire, je regrette de n'être plus ce que j'ai été. Je me souviens que plus d'une fois je passai le jour et la nuit entière à pousser des cris, et à frapper ma poitrine, jusqu'au moment où Dieu renvoyait la paix dans mon âme. Je redoutais l'asile même de ma cellule; il me semblait complice de mes pensées. Irrité contre moi-même, seul je m'enfonçais dans le désert. Si je découvrais quelque vallée plus profonde, quelque cime plus escarpée, j'en faisais un lieu de prière et une sorte de prison pour ma chair misérable. Souvent, le Seigneur m’en est témoin, après des larmes abondantes, après des regards longtemps élancés vers le ciel, je me voyais transporté parmi les cœurs des anges, et triomphant d'allégresse, je chantais : «Nous courrons après vous, attirés par l'odeur de vos parfums.» (Can 1,4).
S'ils soutiennent des assauts pareils, ceux même qui, dans un corps tout abattu, ne sont assiégés que par les pensées, que ne souffre pas une jeune fille qui vit au milieu des délices ? L'Apôtre nous l'apprend : «Elle est morte, quoiqu'elle vive.» (1 Tim 5,6). Si donc je peux donner quelque conseil, si l'on veut m'en croire sur mon expérience, le premier avis que je donne, la première grâce que je demande, c'est qu'une épouse du Christ évite le vin comme un poison. Ce sont là les premières armes du démon contre la jeunesse. L'avarice ébranle moins, l'orgueil enfle moins, l'ambition séduit moins. Nous pouvons sans peine nous dépouiller des autres vices, mais celui-ci est un ennemi renfermé dans nous. Où que nous allions, nous le portons avec nous. Le vin et la jeunesse, voilà un double foyer de volupté. Pourquoi jeter de l'huile dans la flamme ? Pourquoi entretenir le feu dans un faible corps tout brûlant déjà ? Paul écrit à Timothée : «Ne buvez pas d'eau, mais usez d'un peu de vin, à cause de voire estomac et de vos fréquentes maladies.» (1 Tim 5,23). Voyez pour quels motifs l'Apôtre permet de boire du vin. C'est dans la vue de remédier à des douleurs d’estomac et à de fréquentes maladies. Et, de peur que nous n'allassions, par hasard, nous faire de nos maladies un prétexte, il ordonne de prendre fort peu de vin, parlant plutôt en médecin qu'en apôtre, quoique, du reste, un apôtre soit un médecin spirituel, et craignant que Timothée, accablé sous le poids de ses infirmités, ne pût accomplir sa mission évangélique. D'ailleurs, il se souvenait bien d'avoir dit lui-même : «La vin est une source de dissolution.» Et encore : «Il est bon de ne point manger de chair, de ne point boire de vin.» (Rom 14,21). Noé but du vin, et s'enivra.» (Gen 9,21). Au sortir du déluge, dans un âge encore grossier, alors que la vigne venait seulement d'être plantée, peut-être ne savait-il pas que le vin enivrât. Et, afin que vous compreniez qu'en toutes choses l'Écriture est mystérieuse, (car la parole de Dieu est une perle qui peut être percée de tout côté), après l'ivresse, remarquez le bien, suivit la nudité du corps, et l'intempérance enfanta l'impureté. Le ventre s'emplit et s'étend d'abord, et par suite, les divers membres se remuent et s'agitent. «Le peuple mangea, dit l'Écriture, et il but, et ils se levèrent pour danser.» (Ex 22,6). Loth, cet ami de Dieu, qui fut sauvé sur la montagne, et qui, seul, de tant de milliers d'hommes, avait été trouvé juste, est enivré par ses filles; quoiqu'elles s'imaginassent que le monde avait péri, et qu'elles agissent ainsi plutôt dans le désir d'avoir des enfants, que par passion, cependant elles savaient bien que cet homme juste ne ferait que dans l'ivresse une telle action. Enfin, il ignora ce qu'il avait fait, et, quoique la volonté n'ait aucune part au crime, l'erreur toutefois ne laisse pas d'être coupable. De cette union vinrent les Moabites et les Ammonites, ces ennemis d’Israël qui, non pas même après la quatorzième génération n'entrèrent jamais dans l'assemblée du Seigneur.
Élie fuyait Jézabel, et, fatigue, se reposait sous un chêne dans la solitude; un ange vient à lui, le réveille et lui dit : «Lève-toi et mange. — Élie regarda, et il vit auprès de sa tête un pain cuit sous la cendre et un vase d'eau.» (4 Roi 19,5-6). Est-ce par hasard, que Dieu ne pouvait pas lui envoyer un vin délicieux, des mets choisis et des viandes assaisonnées ? Élisée invite à dîner les fils des prophètes, et, leur servant des herbes sauvages, il entend les convives s'écrier tous : «La mort est dans ce vase.» (4 Roi 4,40). L'homme de Dieu ne s'emporta point contre les cuisiniers car il n'était pas habitué à une table plus splendide mais jetant un peu de farine sur ces herbes, il en corrigea l'amertume, par la vertu du même esprit avec lequel Moïse avait adouci les eaux de Mara. Et ceux qui étaient venus pour s'emparer de lui, qu'il avait privés des yeux du corps et des yeux de l'esprit, qu'il avait introduits dans Samarie, sans qu'ils s'en doutassent, comment voulut-il qu'on les reçût ? vous allez l'apprendre : «Faites-leur servir du pain et de l'eau, afin qu'ils mangent et qu'ils boivent, et qu'ils s'en retournent vers leur maître.» (4 Roi 4,22). On pouvait servir à Daniel, avec les plats du roi de Babylone, une table plus opulente; néanmoins, Habacuc lui porte le dîner de ses moissonneurs, c'est-à-dire, une nourriture grossière. Aussi le prophète fuit-il appelé homme de désirs, parce qu'il ne mangea pas de ce pain délicieux, et qu'il ne but pas le vin de la concupiscence.
Ils sont innombrables les témoignages divins de l’Écriture, qui condamnent les mets recherchés, et qui louent les mets simples. Mais comme je n'ai pas dessein de parler ici du jeûne, et que, pour traiter la matière à fond, il faudrait un titre et un volume particuliers, que ce soit assez de ces quelques mots sur un sujet si étendu. Au reste, d'après le modèle que je viens de vous en donner, vous pourrez vous-même ramasser les passages de cette nature, et observer comment le premier homme, pour avoir obéi à son ventre plutôt qu'à Dieu, fut relégué dans cette vallée de larmes; comment, au désert, le démon tenta le Seigneur par la faim; comment l'Apôtre s'écrie : «Les aliments sont pour l'estomac, el l'estomac pour les aliments, et un jour Dieu détruira l'un et l'autre;» (1 Cor 4,13) comment il parle des hommes sensuels, qui se font un Dieu de leur ventre, car chacun adore ce qu'il aime. C'est pourquoi il faut soigneusement pourvoir à ce que le jeûne ramène dans le paradis ceux que l'intempérance en a chassés.
Mais, si vous voulez me répondre que, sortie d'une noble race, élevée dans les délices, dans la mollesse, vous ne pouvez pas vous abstenir de vin et de mets exquis, ni mener une vie si austère, je vous répondrai d'un ton ferme : Vivez donc à votre manière, vous qui ne pouvez vivre suivant la loi de Dieu. Ce n'est pas que Dieu, Créateur et Maître de toutes choses, prenne plaisir à nous voir dévorés par une faim cruelle, épuisés par de longues abstinences, consumés par des jeûnes rigoureux, mais c'est que la pudeur ne peut être en sûreté sans cela. Écoutez ce que Job, cet homme chéri de Dieu, et déclaré par Lui simple et sans tâche, pense du démon. «Sa force est dans ses reins, et sa vertu consiste dans son nombril.» (Job 14,11). Les parties génitales de l'homme et de la femme sont voilées sous d'autres termes. C'est pourquoi l'on promet à David qu'un enfant sorti de ses reins siégera sur son trône; aussi soixante-quinze personnes sorties de la cuisse de Jacob entrèrent en Égypte; mais, depuis que dans sa lutte avec le Seigneur il eut le nerf de la cuisse séché, il ne procréa plus d'enfants. C'est pour cela aussi que ceux qui faisaient la Pâque reçoivent l'ordre de ceindre et de mortifier leurs reins, avant de la célébrer. Dieu dit aussi à Job : Ceins tes reins comme un guerrier. Jean se ceignait d'une ceinture de peau. Les apôtres reçoivent ordre de se ceindre les reins, et de tenir les lampes de l’Évangile. Mais à Jérusalem qui est trouvée couverte de sang, dans le champ de l'erreur, il est dit en Ézéchiel : «On ne vous a point coupé le conduit par où vous recevez la nourriture dans le sein de votre mère.» (Ez 16,4). Toute la force du diable contre les hommes gît dans dans les reins; toute la force contre les femmes est encore dans les reins.
Voulez-vous savoir si je dis la vérité ? voici des exemples : Samson, plus fort que le lion, plus dur que le rocher, qui seul et sans armes avait poursuivi mille Philistins armés, s'amollit dans les embrassements de Dalila. David, choisi selon le cœur de Dieu, et qui tant de fois, de sa bouche sainte, avait chanté, le Christ à venir, David, se promenant sur le toit de sa maison, est séduit par la nudité de Bethsabée, et joint à l'adultère l'homicide. Ici, remarquez en passant, qu'un seul regard peut nous perdre, jusque dans notre maison. C'est pourquoi ce prince pénitent dit à Dieu : «J’ai péché contre vous seul, et j'ai commis le mal en votre présence;» (Ps 50,5) car il était roi, et ne craignait personne. Salomon, par la bouche duquel la sagesse avait rendu ses oracles, qui avait écrit sur tant de matières, depuis les cèdres du Liban, jusque à l'hysope qui naît dans les murailles, s'éloigna du Seigneur, en aimant les femmes. Et, de peur que quelqu'un ne se tienne point en garde contre les liens du sang, nous voyons Amnon brûler, pour sa sœur Thamar, d'une passion criminelle.
Je ne saurais dire sans honte combien de vierges tombent chaque jour; combien l'Église, mère affligée, en voit périr dans son sein, sur combien d’astres un ennemi superbe élève son trône, combien de rochers perce la couleuvre pour y établir sa retraite. On en trouve souvent qui sont veuves avant d'avoir été mariées, et qui cachent sous un habit modeste une conscience flétrie. Si leur grossesse, si les vagissements de leurs enfants ne les trahissaient, elles marcheraient la tête levée, et le pas affecté. D'autres savent se rendre stériles, et commettent un homicide sur un enfant qui n'est point encore né. Quelques-unes, s'apercevant qu'elles ont conçu de leur coupable amour, cherchent des breuvages qui les fassent avorter, et comme il arrive souvent qu'elles périssent elles aussi, elles descendent aux enfers chargées de trois crimes, homicides d'elles-mêmes, adultères de Jésus Christ, parricides d'un enfant qui n'est point encore né. Voilà celles qui ont coutume de dire : «Tout est pur pour les purs;» (Tit 1,15) ma conscience me suffit; Dieu demande un cœur pur; pourquoi m'abstiendrais-je des viandes qu'il a créées pour mon usage ? Et si quelquefois elles veulent plaisanter et se mettre de belle humeur, dès qu'elles se sont gorgées de vin, joignant le sacrilège à l'ivresse, elles disent : À Dieu ne plaise que je m'abstienne de boire le Sang du Christ ! la vierge qu'elles voient pâle et triste, elles l'appellent malheureuse, moinesse, manichéenne. Elles sont conséquentes, car, avec la vie qu'elles mènent, le jeûne est une hérésie. Voilà celles qui marchent en public d'une manière affectée; qui, par des regards furtifs, attirent après elles une foule de jeunes gens, et qui méritent d'entendre toujours ces paroles du prophète : «Vous tous êtes fait un front de prostituée; vous ne savez pas rougir.» (Jer 3,3). N’avoir sur leurs habits que de légers filets de pourpre, se coiffer négligemment, afin que les cheveux tombent avec plus de mollesse; porter une chaussure simple, un voile qui voltige sur leurs épaules, des manches courtes et serrées; marcher d'un pas brisé et avec nonchalance : voilà toute leur virginité. Qu'elles aient des personnes pour les louer; que, sous le nom de vierges, elles mettent à plus haut prix la perte de leur innocence; nous ne cherchons point, nous, à plaire à de pareilles femmes.
J'ai honte de le dire; ô crime ! cela est déplorable, mais vrai. Comment s'est introduit dans les l'Églises ce fléau des Agapètes ? D'où vient, hors de l'état nuptial, cet autre nom d'épouses ? Bien plus, d'où vient ce nouveau genre de concubines ? Je dirai plus : d'où viennent ces courtisanes qui se donnent à un seul homme ? Il est des gens qui ont la même maison, la même chambre, souvent aussi le même lit, et qui nous appellent soupçonneux, lorsque nous pensons quelque chose. Le frère se sépare de sa sœur, qui professe la virginité; la sœur qui est vierge, méprise son frère qui vit dans le célibat, et cherche ailleurs un autre frère; feignant l'un et l'autre d'embrasser un même genre de vie, ils cherchent des consolations spirituelles auprès de personnes étrangères, afin de lier avec elles un commerce charnel. Ce sont des gens de cette espèce que désigne Salomon, dans les Proverbes, quand il dit, en termes si méprisants : «Quelqu’un peut-il cacher du feu dans son sein, sans voir ses vêtements brûler ? — Peut-on marcher sur des charbons ardents, sans consumer ses pieds ?» (Pro 27,28).
Maintenant que j'ai démasqué et repoussé loin de nous, celles qui ne veulent pas être vierges, mais seulement le paraître, c'est à vous que, je vais adresser mon discours, à vous qui, étant la plus distinguée des vierges de Rome, devriez mettre un soin d'autant plus grand à ne pas vous priver tout à la fois et des biens présents et des biens futurs. Et certes, les chagrins de l'état nuptial, les tristes incertitudes qui s'y rattachent, vous les avez connus par un exemple domestique, puisque votre sœur Blésilla, votre aînée selon la nature,
votre inférieure selon la grâce, s'est trouvée veuve après sept mois de mariage. Ô malheureuse condition humaine et qui ne sait rien de l'avenir ! Elle a perdu la couronne de la virginité, et les douceurs du mariage. Quoiqu'elle soit maintenant dans le second degré de continence, néanmoins quelle croix pensez-vous que ce soit de temps en temps pour elle de voir en sa sœur chaque jour ce qu'elle a perdu elle-même, et de sentir que, tout en se privant avec plus de difficulté d'un plaisir qu'elle a goûté, sa continence est pourtant d'un moindre prix que la vôtre ? Qu'elle vive néanmoins sans inquiétude, sans chagrin; car le centième comme le soixantième fruit de la chasteté vint du même germe.
Je voudrais que vous n'eussiez point de liaison avec les femmes mariées; je voudrais que vous ne fréquentassiez pas les personnes de qualité; je ne voudrais pas, que vous vissiez souvent ce que vous avez méprisé pour vous consacrer à l'état virginal. Si une femme du commun se fait d'ordinaire un mérite d'avoir pour mari un juge ou un homme constitué en quelque dignité; si les courtisans se bâtent d'accourir auprès d'une impératrice, pourquoi compromettez-vous la gloire de votre époux ? pourquoi vous empressez-vous autour de la femme d'un homme mortel, vous l'épouse de Dieu ? Apprenez à montrer en ceci un saint orgueil; sachez que vous êtes au-dessus d'elles. Du reste, je ne désire pas que vous évitiez la compagnie seulement de celles qui, fières de la dignité de leurs maris, s'environnent d'un troupeau d'eunuques, et dont les vêtements sont tissus de légers fils d'or; évitez encore celles qui sont veuves par nécessité plutôt que par inclination, non pas qu'elles aient dû souhaiter la mort de leurs maris, mais parce qu'elles n'ont pas profité volontiers de l'occasion qu'elles avaient de vivre dans la continence. Satisfaites d'avoir changé d'habits seulement, elles ne changent rien à leur luxe ni à leur vanité. Une troupe, d'eunuques précède leurs superbes litières, et à les voir le visage plein et vermeil, on ne croirait pas, qu'elles ont perdu leurs époux; l'on dirait, au contraire, qu'elles cherchent à se marier. Leurs maisons sont pleines de flatteurs, pleines de festins. Les clercs, eux-mêmes qui devraient les instruire et leur inspirer une crainte respectueuse, les embrassent au front et quand ils étendent la main, comme pour les bénir, du moins vous le croiriez, c'est pour recevoir, sachez le bien, le prix de leurs indignes complaisances. Elles cependant, qui s'aperçoivent que les prêtres ont besoin de leur appui, deviennent fières. Comme elles ont éprouvé la domination maritale elles préfèrent la liberté dit veuvage, et sont appelées chastes et nonnes; puis, après des festins équivoques, elles rêvent d'apôtres.
Prenez pour compagnes celles que les jeûnes abattent, celles dont le visage est pâle, celles que recommandent et leur âge et leur vie; qui chantent tous les jours en leurs cœurs : «Où conduisez-vous vos brebis, où les faites-vous reposer au milieu du jour ?» (Can 1,7) qui disent du fond de l'âme : «Je désire d'être dégagée des liens du corps, et de me voir avec le Christ.» (Phil 1,23). Soyez soumise à vos parents; imitez votre époux. N'allez que rarement en public; cherchez les martyrs dans votre chambre; car vous ne manquerez jamais de prétexte pour sortir, si vous le faites toutes les fois que vous en aurez besoin.
Mangez avec modération, et ne remplissez jamais de viandes votre estomac. On voit plusieurs vierges, qui, prenant du vin avec sobriété, s'enivrent par l'excès des viandes. Lorsque, la nuit, vous vous lèverez pour prier, s'il vous vient quelques rapports, que ce soit d'inanition et nos pas de réplétion. Lisez souvent, apprenez le plus que vous pourrez. Que le sommeil vous surprenne les livres sacrés à la main; si votre tête s'incline sous la fatigue, qu'elle tombe sur les pages saintes. Jeûnez chaque jour, et ne mangez pas jusque à satiété. Que sert-il de s'épuiser par un jeûne de deux ou trois jours, si l'on mange ensuite avec excès, pour se dédommager de cette abstinence ? Un estomac surchargé appesantit bientôt l'âme, et, semblable à une terre mouillée, produit les épines des passions. Si jamais vous sentez l'homme extérieur soupirer après cette fleur d'adolescence; si, après avoir pris de la nourriture, la séduisante pompe des passions vient vous flatter dans votre couche, saisissez le bouclier de la foi, pour éteindre les traits enflammés du démon. «Ils sont tous adultères, et leurs cœurs sont semblables à un âtre brûlant.» (Os 8,4). Mais vous, qui marchez en la compagnie du Christ, soyez attentive à ses paroles, et dites : «Notre cœur n'était-il pas embrasé en chemin, lorsque Jésus nous découvrait les Écritures ?» (Lc 24,32). Et encore : «Votre parole est toute brûlante et votre serviteur la chérit.» (Ps 118,140). Ii est difficile à l'âme humaine de ne pas aimer quelque chose, et il faut nécessairement que notre cœur soit entraîné à une affection quelconque. L'amour de la chair est étouffé par l'amour de l'esprit; un désir est éteint par un autre désir. Tout ce qui diminue d'un côté s'accroît de l'autre. Répétez souvent, et ne cessez de dire sur votre couche : «Durant les nuits j'ai cherché celui que chérit mon âme.» (Can 3,1). «Faites donc mourir, dit l'Apôtre, les membres de l'homme terrestre qui est en vous.» (Col 3,5). C'est pourquoi il disait encore avec confiance : «Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus Christ qui vit en moi.» (Gal 2,20). Celui qui mortifie son corps, et qui passe dans le siècle ainsi que dans une ombre, ne craint pas de dire : «Je suis devenu comme une outre exposée à la gelée.» (Ps 118,83). Tout ce qu'il y avait d'humide en moi s'est desséché; mes genoux se sont affaiblis dans le jeûne, et «j'ai oublié de manger mon pain.» Ps 101,4). «À la voix de mes gémissements, ma peau s'est attachée à mes os.» (Ps 6,6).

Soyez la cigale des nuits; baignez, toutes les nuits, votre couche de vos pleurs; veillez et devenez comme un passereau dans la solitude. Chantez de cœur, chantez aussi d'esprit : «Bénissez le Seigneur, ô mon âme, et n’oubliez jamais ses nombreux bienfaits. —Il pardonne toutes vos iniquités; il guérit toutes vos langueurs. — C’est Lui qui a racheté votre vie de la mort.» (Ps 111,2-4). Et qui de nous peut dire du fond du cœur : «Je mangeais mon pain comme la cendre, et je mêlais ma boisson avec mes larmes ?» (Ps 101,9). Est-ce qu'il ne faut pas pleurer, est-ce qu'il ne faut pas gémir, puisque le serpent m'invite encore à manger du fruit défendu ? puisque, après m'avoir chassé du paradis de la virginité, il veut me vêtir de ces tuniques de peau, qu'Élie, retournant au paradis, jeta sur la terre ? Qu'ai-je de commun avec la volupté, elle qui passe si vite ? Qu'ai-je affaire de cette douce et mortelle harmonie des sirènes ? Je ne veux point être soumis à la peine qui fut portée contre l'homme :, «Vous enfanterez dans la douleur el dans les angoisses.» (Gen 3,16). Cette loi est faite pour la femme et non pour moi : «Et vous vous attacherez à votre époux.» Qu'elle donne ses affections à un mari, celle qui n'a point le Christ pour époux. Et enfin : Vous mourrez de mort. Voilà où aboutit le mariage; ma profession ne connaît point de sexe. Que celles qui sont mariées aient leur temps et leur titre; moi, ma virginité est consacrée en Marie et en Jésus Christ.
Quelqu'un dira : Quoi, vous osez calomnier le mariage qui a été béni de Dieu ? — Ce n'est pas mal parler du mariage que de lui préférer la virginité. Personne ne compare le mal avec le bien. Que les femmes mariées se glorifient aussi, puisqu'elles marchent après les vierges. Dieu dit à l'homme : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre. Qu'il croisse et qu'il se multiplie celui qui doit remplir la terre; ils sont dans le ciel ceux qui marchent comme vous. Croissez et multipliez-vous; cet ordre n'a été accompli qu'après le bannissement du paradis, après la nudité, après les feuilles du figuier, qui marquaient par avance les désirs déréglés du mariage. Qu'ils se marient ceux qui mangent leur pain à la sueur de leur front, pour qui la terre ne produit que des chardons et des épines, pour qui l'herbe est étouffée sous les ronces. Ce que je sème porte du fruit au centuple. Tous n'entendent pas la parole de Dieu, mais ceux à qui il est donné de l'entendre. Qu'un autre soit eunuque par nécessité, moi, je veux l'être par mon propre choix. «Il est un temps d'embrasser, et un temps de s'éloigner des embrassements; — un temps de disperser les pierres, et un temps de les ramasser.» (Ec 3,5).
Depuis que de la dureté des nations il est sorti des enfants d'Abraham, les pierres saintes ont commencé à rouler sur la terre. Car elles passent à travers les tourbillons de ce monde; et, dans le char de Dieu, elles volent avec la célérité des roues. Qu'ils se fassent des tuniques de peaux ceux qui ont perdu la tunique sans couture, et que charment les vagissements d'un enfant qui, dès le premier instant de sa vie, pleure le malheur d'être né. Éve était vierge dans le paradis terrestre; après qu'elle eut été revêtue de tuniques de peaux, alors commença le mariage. Votre patrie est le paradis; conservez les droits de votre naissance, et dites : «Ô mon âme, rentre dans ton repos.» (Ps 114,7). Et, afin que vous sachiez que la virginité est naturelle à l'homme, que le mariage est une suite du péché, une chair vierge naît du mariage, qui donne dans le fruit ce qu'il avait perdu dans la ruine. «Un rejeton naîtra de la fige de Jessé; une fleur s'élèvera de ses racines.» (Is 2,1). Le rejeton est la Mère du Seigneur, rejeton simple, pur, franc, qui n'est mêlé d'aucun germe étranger, et qui est fécond, dans son unité, à la manière de Dieu. La fleur du rejeton, c'est le Christ, Lui qui dit : «Je suis la fleur des champs el le lis des vallées.» (Can 2,1). C'est Lui encore qui, dans un autre endroit est figuré par «la pierre détachée d'une montagne, sans la main de l'homme,» (Dan 2,34) le Prophète nous marquant par là qu'un homme vierge devait naître d'une femme vierge; car la main est prise pour l'action même du mariage, comme dans cet endroit : «Sa main gauche est sous ma tête, et il m'embrasse de sa droite.» (Can 2,6). Ce sens est confirmé par ce que fit Noé en introduisant deux à deux dans l'arche les animaux impurs, car le nombre impair est un nombre pur. Moïse et Jésus Nayé reçoivent l'ordre de marcher nu-pieds sur une terre sainte. Les apôtres, eux aussi, sont envoyés sans chaussure à la prédication de l'Évangile nouveau, afin que le poids et les liens des chaussures ne les embarrassent pas. Aussi, les soldats, après s'être partagé par le sort les vêtements du Sauveur, ne trouvèrent point de chaussure à prendre, car le Maître ne pouvait avoir ce qu'il avait interdit à ses serviteurs.
Je loue les noces, je loue le mariage, mais c'est parce qu'il enfante des vierges; je prends une rose dans les épines, de l'or dans la terre, une perle dans un coquillage. Est-ce que celui qui laboure labourera tout le jour ? Ne doit-il pas goûter le fruit de ses travaux ? On ne saurait mieux honorer le mariage, qu'en aimant beaucoup ce qu'il produit. Ô mère, pourquoi porter envie à votre fille ? Elle a été nourrie de votre lait, formée de vos entrailles; elle a grandi en votre sein. Vous avez conservé sa virginité avec une pieuse sollicitude. Trouvez-vous mauvais qu'elle ait mieux aimé épouser un roi qu'un soldat ? Elle vous a rendu un grand service, car vous êtes devenue la belle-mère de Dieu. «Quant aux vierges, dit l'Apôtre, je n'ai point de commandement du Seigneur.» (1 Cor 7,25). Pourquoi ? parce que lui-même avait embrassé la virginité, non point d'après un ordre, mais d'après son propre choix. Car, il ne faut pas écouter ceux qui prétendent qu'il eut une femme, puisque, parlant de la continence, et exhortant les chrétiens à une virginité perpétuelle, il dit : «Je voudrais que tous les hommes fussent en l'état où je suis moi-même.» . Et plus bas : «Or, je dis aux personnes qui ne sont point mariées ou qui sont veuves, qu’il leur est bon de demeurer dans cet état, comme j'y demeure moi-même.» (1 Cor 8,7). Et ailleurs : «N'avons-nous pas le pouvoir de mener partout avec nous des femmes, comme font les autres apôtres ?»(1 Cor 9,5) Et pourquoi donc n'a-t-il pas reçu de commandement du Seigneur touchant la virginité ? Parce qu'il y a plus de mérite à faire une chose sans contrainte et à l'offrir; parce que, si la virginité eût été commandée, le mariage semblait détruit. D'ailleurs, il était trop dur de forcer la nature, de contraindre l'homme à mener sur la terre une vie angélique, et de condamner en quelque sorte l'œuvre du Créateur.
Autre fut la béatitude, sous l'ancienne loi : «Heureux, disait -on, celui qui a des enfants dans Sion, et une famille dans Jérusalem !» Et : «Maudite soit la femme stérile, qui n'enfante point.» Et : «Vos enfants, comme de jeunes oliviers, environneront votre table.» Puis, l'on promettait de grandes richesses; l'on assurait qu’il n'y aurait pas de malades dans les tribus. On nous dit aujourd’hui : N'allez pas croire que vous soyez un tronc desséché; car, au lieu de fils et de filles, vous avez dans les cieux une place pour l'éternité. Aujourd'hui l'on bénit les pauvres, et Lazare est préféré au riche couvert de pourpre. Maintenant, celui qui est faible se trouve être plus fort. L'univers était vide; et, pour ne rien dire de ce qu'il y avait alors de typique, la seule bénédiction consistait dans le grand nombre d'enfants. Voilà pourquoi Abraham, déjà vieux, s'unit à Cëéthura; pourquoi aussi Lia rachète, avec des mandragores, le droit d'entrer dans la couche de Jacob; pourquoi encore la belle Rachel, figure de l’Église, se plaint de sa stérilité. Mais enfin, la moisson s'augmentant peu à peu, le moissonneur a été envoyé. Élie était vierge, Élisée était vierge, beaucoup d'entre les fils des prophètes étaient vierges aussi. Il est dit à Jérémie : «Vous, ne prenez point de femme.» (Jer 16,2). Sanctifié dans le sein de sa mère, ce prophète, à l'approche de la captivité, reçoit ordre de ne point se marier. L’Apôtre nous dit la même chose en d'autres termes : «Je crois que,» la vie célibataire «est avantageuse à l'homme, à cause des misères de la vie présente, je veux dire qu'il est avantageux à l'homme de ne se point marier.» (1 Cor 7,26). Quelle est cette fâcheuse nécessité qui nous prive des joies du mariage ? C'est que le temps est court; ainsi, «il faut que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme s'il n'en avaient point.» (1 Cor 7,29). Nabuchodonosor approche. Le lion s'est élancé hors de sa tanière. Que ne reviendra-t-il d'un mariage qui doit donner des esclaves à ce prince superbe ? Pourquoi mettre au monde des enfants dont le prophète déplore la destinée, disant : «La langue de l'enfant encore à la mamelle, s’est attachée à son palais, dans l’ardeur de sa soif : «Les petits enfants ont demandé du pain, et personne n’était là pour leur en donner.» (Lam 4,4). C'était dans les hommes seulement que l'on trouvait, comme nous l'avons dit, cette vertu de continence; Éve enfantait toujours dans les douleurs. Mais, depuis qu'une vierge a conçu dans son sein, et qu'elle nous a donné cet enfant qui devait porter sur son épaule le signe de sa domination, le Dieu, le Fort, le Père du siècle futur, la femme a été affranchie de la malédiction. La mort était venue par Éve; la vie est venue par Marie. Aussi la virginité a-t-elle brillé plus richement dans les femmes, parce qu'elle a commencé par la femme. Aussitôt que le Fils de Dieu est venu dans le monde, il S'est formé à Lui-même une nouvelle famille, afin d'avoir aussi des anges sur la terre, Lui qui était adoré par des anges dans le ciel. Alors la, chaste Judith coupa la tête d'Holopherne. Alors Aman, et ce nom veut dire iniquité, périt dans le feu qu'il avait allumé lui-même. Alors Jacques et Jean laissèrent leur père, leurs filets, leur nacelle, et suivirent le Sauveur, renonçant ainsi aux affections du sang, aux liens du siècle et aux affaires domestiques. Alors, pour la première fois, on entendit ces mots : «Si quelqu'un veut venir après Moi, qu'il renonce à lui-même, et prenne sa croix, et qu’il me suive;» (Mt 16,24) car, aucun soldat ne marche au combat avec sa femme. Le Christ ne permet pas à un disciple d'aller, suivant son désir, rendre les derniers devoirs à son père. «Les renards ont des lanières, et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l'homme n'a point où reposer sa Tête.» (Lc 9,58). C'est pour apprendre à ne pas nous attrister, si par hasard nous sommes logés à l'étroit. «Celui qui n'est point marié s'occupe du soin des choses du Seigneur el des moyens de plaire à Dieu. — Mais celui qui est marié s'occupe du soin des choses du monde et des moyens de plaire à sa femme.» (1 Cor 7,32-33). La femme est partagée; mais la vierge, elle qui n'est point mariée, s'occupe des choses du Seigneur, afin d'être sainte de corps et d'esprit. Et la femme, qui est mariée, s'occupe des choses du monde et des moyens de plaire à son mari.
Toutes les sollicitudes, tous les embarras qui accompagnent le mariage, il me semble que je les ai retracés en peu de mots, dans le livre que j'ai publié contre Helvidius, touchant la virginité perpétuelle de la bienheureuse Marie. Il serait trop long de répéter ici les mêmes choses; si quelqu'un le trouve bon, il peut recourir à ce petit traité. Mais, afin qu'on ne m'accuse pas d'omettre entièrement ces détails, je dirai que, l'Apôtre nous ordonnant de prier sans cesse, que celui qui remplit les devoirs du mariage ne pouvant pas prier, ou bien nous prions toujours, et nous sommes vierges, ou bien nous cessons de prier, pour satisfaire aux obligations du mariage. «Si une vierge se marie, dit encore l'Apôtre, elle ne pèche point; mais toutefois ces personnes-là souffrent dans leur chair des afflictions et des peines.» (1 Cor 7). Au reste, dès le commencement de cet écrit, j'ai averti que je ne dirai rien on presque rien des misères du mariage. Je répète maintenant la même chose, afin que si vous voulez savoir de combien d'embarras une vierge se trouve affranchie, à combien de peines une femme est sujette dans le mariage, vous lisiez le traité de Tertullien, adressé à un philosophe son ami, et les autres livres sur la virginité; et le bel ouvrage du bienheureux Cyprien; et les écrits du pape Damase, sur le même sujet, en prose comme en vers, et l'opuscule que notre Ambroise a récemment adresse à sa sœur, dans lequel il déploie tant d'éloquence, que tout ce qui relève la gloire de la virginité, il le recueille, le dispose, et l'exprime d'une manière admirable.
Pour nous, il nous faut prendre une autre route. Nous ne louons pas seulement la virginité, mais nous enseignons les moyens de la conserver. Et il ne suffit pas de connaître le bien, si l'on ne s'attache fortement au parti que l'on a pris, car, dans le premier cas, c'est la raison qui agit, et dans le second, c'est la constance; beaucoup savent connaître ce qui est bon, mais peu s'y attachent d'une manière durable. «Celui qui persévérera jusqu'à la fin, dit le Sauveur, celui-là sera sauvé.» (Mt 24,13). Et encore : «Beaucoups sont appelés, mais peu sont élus.» (Mt 20,16). Je vous conjure donc, et devant Dieu, et devant le Christ Jésus, et devant ses anges choisis, de ne pas facilement porter en publie les vases du temple du Seigneur, que les prêtres seuls ont la liberté de voir, et cela, de peur qu'un objet profane ne regarde le sanctuaire du Seigneur. Oza, pour avoir porté la main à l'arche, qu'il ne lui était pas permis de toucher, fut frappé d'une mort subite. Jamais toutefois un vase d'or et d'argent ne fut plus précieux, aux yeux du Seigneur, que le temple d'un corps virginal. L'ombre a disparu; c'est le règne de la vérité maintenant. Sans doute, vous parlez en toute simplicité; même, vous êtes douce et prévenante pour des inconnus, mais des yeux impudiques voient bien autrement. Ils ne savent pas contempler la beauté de l'âme, mais seulement celle des corps. Ezéchias montre aux Assyriens le trésor du Seigneur, mais les Assyriens ne devaient pas voir ce qui pouvait exciter leur convoitise. Aussi, dans les fréquentes guerres qui bouleversèrent la Judée, les vases de Dieu furent-ils pris d'abord et transportés à Babylone. Au sein de ses orgies, avec ses troupeaux de concubines (comme le comble du vice est de profaner les choses saintes), Balthazar boit dans les vases sacrés.
Ne prêtez point l'oreille aux mauvais discours. Souvent, ceux qui laissent échapper quelques paroles indécentes, ne le font que pour sonder vos sentiments, et pour voir si vous écoutez volontiers un pareil langage, si vous éclatez de rire à chaque parole plaisante. Tout ce que vous dites, ils le louent; tout ce que vous désapprouvez, ils le condamnent : ils admirent votre enjouement, votre piété, votre franchise. «Voilà, disent-ils, une véritable servante du Christ; voilà la candeur même. Elle n'est point comme cette vilaine, cette malpropre, cette grossière, cette farouche, qui peut-être n'a point de mari, seulement parce qu'elle n'en a pas trouvé.» Par un malheureux penchant qui nous est naturel, nous écoutons volontiers ceux qui nous flattent; et, tout en disant que nous sommes indignes de leurs louanges, alors même qu'une rougeur brûlante nous couvre la figure, le cœur ne laisse pas néanmoins de se réjouir à ces éloges.
L'épouse du Christ est l'arche du testament; toute dorée par dedans et par dehors, elle est dépositaire de la loi du Seigneur. Comme il n'y avait dans l'arche que les tables du testament, de même il ne doit y avoir en vous aucune pensée extérieure. C'est là, sur ce propitiatoire, comme sur les ailes des chérubins, que le Seigneur veut s'asseoir. Il vous envoie ses disciples, pour vous délier comme l'ânon de l'Évangile, et pour vous affranchir des inquiétudes du siècle, afin qu'abandonnant les pailles et les briques de l'Égypte vous suiviez Moïse dans le désert, et que vous entriez dans la terre de promission. Qu'il n'y ait personne pour vous arrêter, ni père, ni sœur, ni parents, ni frère; le Seigneur a besoin de vous. Que s'ils veulent s'opposer à vos desseins, qu'ils redoutent les fléaux qu’éprouva Pharaon, lorsque, refusant au peuple d'Israël la liberté d'aller adorer le Seigneur, il endura les calamités dont parle l'Écriture. Jésus entra dans le temple, et jeta dehors tout ce qui ne servait point au sanctuaire; car il est un Dieu jaloux, et ne veut pas que l'on fasse de la maison de son Père une caverne de voleurs. Autrement, lorsque l'on compte de l'argent quelque part, que l'on y vend des colombes, que l'on y immole la simplicité, que le cœur d'une vierge y est agité de mille soins divers et occupé des affaires du siècle, alors le voile du temple se déchire aussitôt, l'Époux se lève irrité, et dit : «Voilà que voire maison sera abandonnée.» (Mt 23,38). Lisez l'Évangile, et voyez comment le Sauveur préfère à l'empressement de Marthe le repos de Marie assise à ses pieds. Sans doute, Marthe, avec tout le zèle que demande l'hospitalité, préparait à manger au Seigneur et à ses disciples; le Seigneur cependant lui dit : «Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous troublez de beaucoup de choses; cependant, peu de choses sont nécessaires, ou plutôt une seule chose est nécessaire; Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée.» (Lc 10,41-42). Soyez aussi Marie, vous, et préférez à la nourriture du corps celle de l'âme. Laissez à vos sœurs l'embarras du ménage, et le soin de recevoir le Christ en leur maison. Une fois le fardeau du siècle jeté de côté, asseyez-vous aux pieds du Seigneur, et dites : «J’ai trouvé celui que mon âme cherchait; je l'arrêterai, et ne le laisserai point aller.» (Can 3,4) Et qu'il vous réponde : Ma colombe est unique, elle est parfaite; il n'y a qu'elle pour sa mère, elle est le choix de celle qui l'a engendrée,» (Can 6,8) c’est-à-dire, de la céleste Jérusalem.
Que toujours vous habitiez dans le secret de votre
chambre, que toujours votre époux y joue avec vous.
Priez-vous ? c'est à lui que vous parlez. Faites-vous quelque lecture ? c'est Lui qui s'entretient avec vous. Lorsque vous serez endormie, Il viendra par derrière la muraille, Il étendra sa main à travers les treillis, et vous vous sentirez émue à son aspect. Réveillée alors, et vous levant, vous direz : Je suis blessée d'amour. Et il vous dira de nouveau : «Vous êtes un jardin fermé, ma sœur, mon épouse,» (Can 4,12) une source scellée. Gardez-vous de sortir de votre maison, et de voir les filles d'une région étrangère, quand même vous avez pour frères les patriarches, quand même vous vous glorifiez d'avoir pour père Israël. Dina sort de chez elle, et perd son innocence. Je ne veux pas que vous cherchiez votre époux dans les places publiques. Je ne veux pas que vous alliez parcourir les détours de la ville, quand vous diriez : «Je me lèverai et je parcourrai la ville; dans les chemins, sur les places, je chercherai celui que cherche mon âme;» (Can 3,2) quand vous demanderiez : «Avez-vous vu celui que chérit mon cœur ?» (Ibid.) Personne ne daignera vous répondre. Votre époux ne peut se trouver sur les places publiques. «Il est petit, il est étroit le sentier qui conduit à la vie.» (Mt 7,14). Enfin l'on ajoute : «Je l'ai cherché, et ne l'ai' point trouvé; je l'ai appelé, et il ne m'a pas répondu.» (Can 5,6). Et plût à Dieu que vous n'eussiez d'autre chagrin, que de ne n'avoir pas trouvé ! Vous serez encore blessée, dépouillée, et vous direz dans votre douleur : «Les gardes qui parcourent la ville m'ont trouvée; ils m'ont frappée et m'ont blessée; ils m'ont enlevé mon voile.» (Can 5,2). Or. si, pour être sortie de sa maison, elle souffre de pareilles choses celle qui avait dit : «Je dors et mon cœur veille; mon bien-aimé est pour moi comme un faisceau de myrrhe; il dormira sur mon sein,» (Can 1,13) que nous arrivera-t-il, à nous, qui ne sommes encore que de jeunes filles, qui restent dehors, lorsque l'épouse entre dans la chambre de l'époux ? Jésus est jaloux, il ne veut pas que d'autres voient votre visage. Vous aurez beau Lui dire pour vous justifier : Je me suis couvert le visage de mon voile, je vous ai cherché, et j'ai dit : «Vous, que chérit mon âme, apprênez-moi où vous faites paître votre troupeau, où vous reposez au milieu du jour, de peur que, rencontrant les troupeaux de vos compagnons, je ne sois obligée de me cacher le visage.» (Can 1,7). Indigné, plein de courroux, il dira : «Si vous ne vous connaissez pas, ô la plus belle d'entre les femmes, sortez el allez sur les traces des troupeaux; conduisez vos chevreaux dans les tentes des pasteurs.» ( Ibid. 8). Quoique vous soyez belle, et que votre époux, épris de vos charmes, vous aime plus que toutes les autres femmes, néanmoins, si vous ne vous connaissez pas, si vous ne veillez à la défense de votre cœur avec tout le soin possible; si vous ne vous dérobez aux regards des jeunes gens, vous sortirez de son lit, et vous ferez paître ces boucs, qui doivent être mis à la gauche.
Ainsi donc, Eustochium, ma fille, ma souveraine, ma compagne, ma sœur, car vous êtes ma fille par l'âge, ma souveraine par le mérite, ma compagne par la profession religieuse, ma sœur par la charité, écoutez le prophète Isaïe, disant : «Mon peuple, entrez dans l'inférieur de vos maisons, fermez vos portes, tenez-vous caché quelques moments, jusqu'à ce que la Colère du Seigneur soit passée.» (Is 17,20). Que les vierges folles errent çà et là; pour vous, demeurez avec votre époux dans le secret de votre maison, parce que si vous fermez votre porte, et si, d'après le précepte évangélique, vous priez votre père dans le secret, il viendra, cet époux, il frappera à la porte, et dira : «Je suis à la porte, et je frappe; si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai, et je souperai avec lui, et lui avec moi.» (Apo 3,20). Vous lui répondrez aussitôt avec empressement : «C'est la voix de mon bien-aimé qui frappe à ma porte. — Ouvrez-moi, ma sœur, mon amie, ma toute belle.» (Can 5,2). N'allez pas lui dire : «J'ai ôté ma tunique, comment la revêtir encore ? J'ai lavé mes pieds, comment les souiller encore ?» (Ibid. 3). Levez-vous aussitôt, et ouvrez, de crainte que si vous tardez, il ne passe outre, et qu'alors, affligée de son absence, vous ne disiez : «J'ai ouvert à mon bien-aimé; il était passé.» Et qu'est-il besoin de fermer la porte de votre cœur à votre époux ? Qu'elle soit ouverte au Christ, et fermée au démon, suivant ces paroles : «Si l'Esprit de celui qui a la puissance s'élève contre vous, ne quittez point votre place.» (Ec 10,4). Daniel se retirait dans le haut de sa maison, car il ne pouvait demeurer en bas, et il ouvrait sa fenêtre du côté de Jérusalem. Vous aussi, ouvrez vos fenêtres, mais d'un côté par où puisse entrer la lumière, par où vous puisiez voir la cité du Seigneur. N’ouvrez pas ces fenêtres dont il est dit : «La mort est entrée par les fenêtres.» (Jer 9,21).
Ce que vous devez éviter encore, c'est de vous laisser prendre aux attraits de la vaine gloire : «Comment, dit Jésus y pouvez-vous croire, vous qui recherchez l'estime des hommes ?» (Jn 5,44). Voyez quel mal, c'est que celui qui met un obstacle à la foi ! Pour nous, disons : «Vous seul êtes ma louange.» (Jer 17,14). Et encore : «Que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur.» (1 Cor 1,31). Et de plus : «Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ.» (2 Cor 10,17). Et encore : «À Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose, qu'en la croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, et par qui je suis crucifié pour le monde.» (Gal 1,10). Et encore : «Nous nous glorifierons tous les jours en vous;» (Ps 33,21). — «Mon âme se glorifiera dans le Seigneur.» (Ibid. 43,8). Lorsque vous ferez l'aumône, que Dieu seul vous voie. Lorsque vous jeûnez, que votre visage soit joyeux. Que vos vêtements ne présentent ni une propreté étudiée, ni une saleté dégoûtante, ni une singularité bizarre, de peur que la foule des passants ne s'arrête pour vous regarder, et que l'on ne vous montre au doigt. Votre frère est mort, l'on apprête les funérailles de votre jeune sœur; prenez garde qu'en rendant souvent aux autres ces tristes devoirs, vous ne mouriez aussi vous-même. Ne désirez de paraître ni plus religieuse, ni plus humble qu'il ne fait, et ne cherchez point la gloire, tout en la fuyant. Car beaucoup de gens, soigneux de dérober aux autres la, connaissance de leur pauvreté, de leurs aumônes et de leurs jeûnes, recherchent l'approbation des hommes, par là même qu'ils semblent la mépriser davantage; de la sorte, on recherche avec une singulière avidité une gloire que l'on a l'air de dédaigner. Je trouve bien des personnes exemptes de ces passions qui livrent tour-à-tour le cœur de l'homme à la joie, au chagrin, à l'espérance, à la crainte. Il est très peu de gens qui soient étrangers à la vaine gloire; et celui-là est le meilleur qui présente, ainsi qu'un beau corps, le moins de défauts possibles. Je ne vous avertis point de ne pas vous glorifier de vos richesses, de ne pas vous vanter de l'illustration de votre naissance, de ne pas vous préférer aux autres. Je connais votre humilité, je sais que vous dites du fond de l'âme : «Seigneur, mon cœur ne s'est point enorgueilli, et mes yeux ne se sont point élevés.» (Ps 131,1). Je sais que chez vous, comme chez votre mère, cet orgueil, qui a précipité le démon, ne saurait trouver accès. Il est donc inutile de vous écrire à ce sujet; car c'est une folie insigne de vouloir apprendre à quelqu'un ce qu'il sait déjà. Mais je vous dis cela, dans la crainte que vous ne ressentiez de l'orgueil pour avoir méprisé l'orgueil du siècle; de crainte qu'une vanité secrète ne vous porte, après avoir cessé de plaire par des vêtements enrichis d'or, à plaire encore par un extérieur négligé, de crainte que si vous veniez dans l'assemblée des frères ou des sœurs, vous ne preniez le siège le plus bas, et ne vous confessiez indigne d'une place plus honorable. N'allez pas, à dessein, et comme épuisée par les jeûnes, affecter une voix faible; ou bien, imitant la démarche d'une personne défaillante, vous appuyer sur les épaules d’un autre. Car, il y a des vierges qui «montrent un visage exténué, afin que leurs jeûnes paraissent devant les hommes.» (Mt 6,16). Sitôt qu'elles aperçoivent quelqu'un, elles gémissent, elles baissent les yeux, se cachent le visage, et découvrent à peine un œil pour se conduire. On les voit paraître avec un habit brun, une ceinture de cuire, des mains et des pieds tout sales, tandis que le ventre, qui ne saurait être aperçu, regorge de nourriture. C'est pour elles que l'on chante chaque jour ces paroles du psaume : «Le Seigneur dissipera les os de ceux qui se plaisent à eux-mêmes.» (Ps 52,6). On en voit d'autres, déposant les habits de leur sexe, prendre des vêtements d'hommes, rougir d'être nées femmes, se couper les cheveux, et, d'un visage d'eunuque, marcher effrontément la tête levée. Il en est qui revêtent des cilices, et qui portent des capes faites avec art; pour vouloir revenir à l'enfance, elles imitent les chouettes et les hiboux.
Mais, de peur que je ne semble parler des femmes seules, je vous avertis aussi de fuir ces hommes que vous verrez chargés de chaînes; qui, malgré la défense de l'Apôtre, laissent croître leurs cheveux comme les femmes, portent une barbe de boue, un manteau noir, et marchent les pieds nus au plus fort de l’hiver. Tout cela, c'est la livrée du diable. Tel fut autrefois cet Anthime, tel, a été naguère ce Sophrone, dont Rome a gémi. On voit ces sortes de gens pénétrer dans les maisons des personnes de distinction y entraîner des femmes chargées de péchés, qui apprennent toujours, et ne parviennent jamais à connaître la vérité; affecter un air de tristesse, et manger furtivement la nuit, afin de prolonger leur prétendu jeûne.
J'ai honte de dire le reste, dans la crainte de sembler faire une satire, et non pas donner des conseils. Il y en a d'autres, et je parle de ceux de ma profession, qui recherchent le sacerdoce et le diaconat, pour voir plus librement les femmes. La parure fait tout leur soin; ils veillent à ce que leurs habits soient parfumés, et que la peau de leurs pieds soit bien unie. Leurs cheveux sont bouclés avec le fer; leurs doigts brillent du feu des diamants; et, de crainte de l'humidité, à peine si leur pied effleure la terre. Vous croiriez voir de jeunes époux, plutôt que des prêtres. Quelques-uns font toute leur étude et leur occupation de savoir les noms, la demeure et la manière de vivre des matrones. Je vais vous décrire exactement, en peu de mots, un de ces clercs, qui est le roi dans cet art, afin que, par le caractère du maître, vous reconnaissiez les disciples. Dès que le soleil commence à paraître, il se lève en toute hâte, règle l'ordre de ses visites, choisit les chemins les plus courts, et cet importun vieillard pénètre presque vers la couche des personnes endormies. Voit-il un coussin, une nappe élégante, ou quelque meuble de ce genre, il le loue, l'admire, le touche, et, se plaignant de manquer de ces choses-là, il arrache plutôt qu'il n'obtient; car chaque matrone craint de blesser le courrier de la ville. Il est ennemi de la chasteté, ennemi des jeûnes; il juge d'un dîner par l'odeur des viandes; il est très friand du mets qu'on appelle communément pappezo. Il a une langue cruelle, sans honte; sa bouche est toujours ouverte à la médisance. Où que vous alliez, c'est le premier objet qui s'offre à vos yeux. Existe-t-il des nouvelles ? c'est lui ou qui les débite, ou qui enchérit sur ce que disent les autres. À chaque heure, il change de chevaux, et il les a si élégants, si fiers, que vous le croiriez parent du roi de Thrace.
Un ennemi rusé nous tend des embûches de tout genre. «Le serpent était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur avait placés sur la terre;» (Gen 3,1) ce qui fait dire à l'Apôtre : «Nous connaissons ses artifices.» (2 Cor 2,2). Trop de recherche, on trop de négligence dans les habits messied également à un chrétien. Si vous ignorez quelque chose, si vous doutez de quelque chose dans les Écritures, consultez un homme que sa vie recommande, que son âge mette à l'abri des soupçons, que la renommée ne repousse pas, et qui puisse dire : «Je vous ai fiancés à cet unique époux, qui est le Christ, pour vous présenter à Lui comme une vierge toute pure.» (Ibid. 11,2). Si vous ne trouvez personne qui puisse vous éclairer, il vaut mieux ignorer quelque chose et être en sûreté, que de s'instruire en courant du danger. Songez que vous marchez au milieu des pièges, et que plusieurs vierges, qui avaient vieilli dans une chasteté inviolable, ont vu, sur le seuil même du trépas, la couronne échapper de leurs mains. Si vous avez pour compagnes dans votre nouvelle carrière quelques vierges d'une condition servile, ne vous élevez pas contre elles, ne vous enflez point comme étant leur maîtresse. Vous avez commencé d'avoir un même époux, vous psalmodiez ensemble. Vous recevez ensemble le Corps du Christ, pourquoi n'auriez-vous pas la même table ? Tâchez de conquérir encore des âmes. Que la gloire des vierges serve d'encouragement à d'autres vierges. Si vous en voyez quelqu'une qui soit faible dans sa foi, accueillez-la; cherchez à la consoler, à la caresser, et faites en sorte que sa pureté devienne un gain pour vous. Si quelqu'autre, pour s'affranchir de la servitude, déguise ses pensées, représentez-lui ouvertement ce que dit l'Apôtre : «Il vaut mieux se marier que de brûler.» (1 Cor 11,2). Mais ces vierges et ces veuves, oisives et curieuses, qui, de maison en maison, visitent les matrones, et qui surpassent en impudence les parasites de théâtre, repoussez-les comme une chose contagieuse. «Les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs.» (1 Cor 15,33). Elles n'ont soin que de leur ventre, et de ce qui le concerne de plus près. Ces femme-là ont coutume de donner des conseils, et de dire : Ma chère enfant, usez de ce que vous possédez, profitez de la vie; réservez-vous quelque chose à vos enfants ? Adonnées au vin et au plaisir, elles conseillent tout ce qu'il y a de mal, et amollissent, pour les plier à la volupté, les âmes les plus fermes. Quand elles ont mené une vie sensuelle et secoué le joug du Christ, elles veulent se marier, ayant leur condamnation, en ce qu'elles ont faussé leurs premiers serments.
Ne vous piquez pas d'érudition, n'allez pas non plus traiter en vers lyriques des matières joyeuses. N’imitez pas la molle délicatesse de quelques femmes, qui affectent de ne parler qu'entre leurs dents et du bout des lèvres, qui bégaient sans cesse, et ne prononcent les mots qu'à demi, regardant comme grossier tout ce qui est naturel, et par là se plaisant à corrompre jusqu'au langage même. «Quelle union peut-il y avoir entre la lumière el les ténèbres ? —«Quel accord entre le Christ et Bélial ?» (2 Cor 6,14-15). Que fait Horace avec le psautier, Virgile avec les Évangiles, Cicéron avec l'Apôtre ? Est-ce que votre frère n'est pas scandalisé de vous voir assise dans un lieu consacré aux idoles ? Et, quoique tout soit pur pour ceux qui sont purs, que l'on ne doive rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces, cependant nous ne pouvons pas boire en même temps le calice du Christ et le calice des démons. Je vous rapporterai l'histoire de mon malheur.
Il y a quelques années, qu'ayant quitté ma maison, les auteurs de mes jours, ma sœur, mes proches, et, ce qui coûte plus à laisser que tout cela, une table où j'avais coutume de faire bonne chère, j'allais à Jérusalem pour entrer dans la sainte milice; je ne pus me passer des livres que j'avais réunis à Rome avec beaucoup de soin et de travail. Ainsi, homme faible et misérable, je jeûnais avant de lire Cicéron. Après plusieurs nuits passées dans les veilles, après les larmes abondantes que le souvenir de mes faites passées arrachait du fond de mon cœur, je prenais Plaute. Lorsque ensuite, revenant à moi, je m'attachais à lire les prophètes, leur langage me semblait rude et négligé. Aveugle que j'étais et incapable de voir la lumière, je ne m'en prenais point à mes yeux, mais au soleil. Pendant que l'antique serpent m'abusait ainsi, une fièvre violente, pénétra, vers le milieu du carême, jusque dans la plus intime partie de mon corps tout épuisé, et, sans me laisser de repos, chose incroyable, elle consuma tellement ces membres malheureux, que mes os se tenaient à peine entre eux. Cependant, on apprête mes funérailles; un reste de chaleur vitale, tant mon corps était déjà froid, ne se faisait plus sentir que dans les palpitations d'un cœur tiède encore. Alors, je me crus transporté en esprit devant le tribunal du juge suprême : là, je fuis tellement ébloui de l'éclat dont brillaient tous ceux qui étaient présents, que, prosterné contre terre, je n'osais pas regarder en haut. Interrogé sur ma profession, je répondis que j'étais chrétien. Et le juge alors : Tu mens, dit-il; tu es cicéronien et non pas chrétien, car, où «est ton trésor, là aussi est ton cœur.» (Mt 6,21). Je me tus aussitôt, et, au milieu des coups de verges, car il avait ordonné qu'on me frappât, j'étais déchiré plus encore par les remords de ma conscience, en songeant à ce verset du psaume : «Qui est-ce qui vous confessera dans le sépulcre ?» (Ps 6,5). Je me mis à crier, et à dire en gémissant : Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. Ces paroles retentissaient au milieu des coups de verges. Enfin, ceux qui étaient présents, s'étant jetés aux pieds du juge, le priaient de pardonner à ma jeunesse, et de me donner le temps de me repentir d'une faute, dont il pourrait me punir plus tard, si jamais je lisais les livres des auteurs païens. Pour moi, qui, dans une si fâcheuse extrémité, aurais voulu promettre bien davantage encore, je commençai à jurer par son Nom, à le prendre à témoin, et à dire : Seigneur, s'il m'arrive jamais d'avoir ou de lire des livres profanes, que je passe pour un homme qui vous a renié. Remis en liberté, après un tel serment, je revins sur cette terre; et, au grand étonnement de tous ceux qui m'entouraient, j'ouvris des yeux baignés de larmes si abondantes que les plus incrédules étaient convaincus de ma douleur. Et ce n'avait point été là un de ces songes vains, qui souvent nous abusent. J'en atteste ce tribunal devant lequel je me suis prosterné; j'en atteste ce jugement redoutable, qui m'a épouvanté si fort. Fasse le ciel que je ne sois jamais appliqué à une telle question ! J'avais les épaules meurtries, je sentais encore les coups à mon réveil; aussi devins-je plus passionné pour la lecture des livres saints que je ne favais été pour celle des œuvres profanes.
Un vice que vous devez éviter encore, c'est l'avarice; je ne vous dis pas de ne point convoiter le bien qui ne vous appartient pas, car les lois publiques punissent un tel délit, mais de ne point conserver vos biens qui sont à d'autres. » Si vous n'avez pas été fidèle, dit le Sauveur, en ce qui appartient à autrui, qui vous donnera ce qui est vôtre ?» (Lc 16,12). Des amas d'or et d'argent, voilà des biens qui nous sont étrangers; il n'y a que les biens spirituels qui soient en notre possession, suivant ce qu'il est dit ailleurs : «L'homme trouve, dans ses propres richesses, de quoi se rançonner.» (Pro 13,8) — «Nul ne peut servir deux maîtres; car, ou il haïra l’un et aimera l'autre, ou il supportera l’un et méprisera l'autre.» (Mt 6,24). — «Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon,» (Ibid. 6,24) c'est-à-dire les richesses, car, dans la langue des Syriens, on les appelle du nom de mammon. Les soins que l'on prend pour sa nourriture sont des épines qui étouffent la foi, une racine qui produit l'avarice, une occupation païenne. Mais vous dites : Je suis une jeune fille délicate, et je ne saurais travailler de mes mains. Si j'arrive à la vieillesse, si je tombe malade, qui est-ce qui aura pitié de moi ? Écoutez Jésus disant aux apôtres : «Ne vous inquiétez point, en votre cœur, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, comment vous vous vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n'amassent dans les greniers, et votre Père céleste les nourrit.» (Ibid. 6,25-26). Manquez-vous de vêtements, considérez les lis. Avez vous faim, songez que l'on appelle heureux les pauvres et ceux qui ont faim. Etes-vous affligée de quelque maladie, écoutez l'Apôtre : «Je me complais dans mes infirmités.» Et : «Un aiguillon a été donné à ma chair, comme un ange de Satan, pour me donner des soufflets,» (2 Cor 12,10) de crainte que je ne me laisse aller à l'orgueil. Réjouissez-vous dans tous les jugements de Dieu. «Les filles de Juda ont tressailli de joie, à cause de vos jugements, ô Seigneur.» (Ps 47,16). Que ces paroles retentissent toujours sur vos lèvres : «Je suis sorti nu du sein de ma mère, et j'y retournerai nu.» (Job 1,21). Et encore : «Nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain que nous ne pouvons non plus en rien emporter.» (1 Tim 6,7).
Nous voyons néanmoins aujourd’hui la plupart des femmes remplir d'habits leurs garde-robes, changer chaque jour de tunique, et cependant ne pouvoir les garantir de la teigne. Celles qui sont plus religieuses n'ont qu'un seul vêtement, et, avec des coffres pleins, se couvrent de haillons. Pour elles, des membranes se colorent de pourpre, l'or se fond en lettres, les livres se revêtent de pierreries, et le Christ se meurt nu devant leurs portes. Lorsqu'elles ont tendu la main à l'indigent, elles sonnent de la trompette. Lorsqu'elles appellent aux agapes, elles ont un crieur à gage. J'ai vu naguère une des matrones romaines les plus distinguées, je ne la nomme point, de peur qu'on ne prenne ceci pour une satire, se faisant précéder dans la basilique du bienheureux Pierre, d'une troupe d'eunuques, donner de sa propre main, pour paraître plus charitable, une pièce de monnaie à chaque pauvre. Cependant, une vieille femme chargée d'années et couverte de haillons, courant, comme on sait que cela arrive souvent aux pauvres, se placer plus haut, afin de recevoir une seconde fois l'aumône, la matrone, arrivée près d'elle, lui donne un coup de poing au lieu d'une pièce de monnaie, et la met tout en sang, pour la punir d'un si grand crime. «L'avarice est la racine de tous les maux;» (1 Tim 6,10) aussi l'Apôtre l'appelle-t-il une idolâtrie. (cf. Col 3,5). «Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données par surcroît.» (Mt 6,33). «Le Seigneur ne laissera pas périr l'âme du juste. J'ai été jeune, et j'ai vieilli, et je n'ai pas vu le juste abandonné, ni ses enfants mendier leur pain.» (Pro 10,4). Élie est nourri par le ministère des corbeaux; la veuve de Sarepta, sur le point de mourir avec ses enfants, endure la faim pour nourrir le prophète. Mais le vase à huile s'étant rempli d'une manière merveilleuse, elle reçoit de la nourriture de celui qui en venait chercher auprès d'elle. L'Apôtre Pierre disait : «Je n'ai ni or ni argent; mais ce que j'ai, je le le donne. Au nom du Seigneur Jésus, lève-toi, et marche.» (Ac 3,6). Bien des gens disent aujourd'hui, non pas de bouche, mais par leurs œuvres: Je n'ai ni foi, ni charité; mais ce que j'ai, mon or et mon argent, je ne vous le donne pas. «Ayant de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents.» (1 Tim 6,8). Écoutez ce que Jacob demande en sa prière : «Si le Seigneur Dieu est avec moi, et me préserve en ce chemin dans lequel je marche, et me donne du pain pour me nourrir et des vêtements pour me couvrir, je serai satisfait.» (Gen 28,20). Il ne demande que les choses nécessaires à la vie, et, après vingt années d'absence, riche en serviteurs, plus riche en enfants, il revient à la terre de Chanaan. L'Écriture nous fournit une infinité d'exemples, qui nous apprennent qu'il faut fuir l'avarice.
Mais, parce que j'en ai cité déjà quelques-uns, et que je me réserve, si le Christ me le permet, de traiter cette matière dans un ouvrage spécial, je rapporterai seulement ce qui s'est passé à Nitrie, il y a peu d'années. L'un des frères, plus ménager qu'avare, et qui ne savait pas que le Sauveur a été vendu trente deniers, laissa en mourant cent pièces d'or, qu'il avait gagnées à tisser du lin. Les moines, qui habitaient en ce lieu, au nombre d'environ cinq mille, dans des cellules séparées, tinrent conseil sur ce qu'ils avaient à faire. Les uns disaient qu'il fallait distribuer cet or aux pauvres; les autres, qu'il fallait le donner à l'Église; quelques-uns, qu'il fallait l'envoyer aux parents du défunt. Macaire, Pambo, Isidore et les autres que l'on nomme pères, le saint Esprit parlant en eux, décidèrent qu'on l'enterrerait avec le mort, et dirent : «Que ton argent périsse avec toi !» (Ac 8,20). Et qu'on ne s'imagine pas que cette conduite ait quelque chose de trop cruel; car, une si grande épouvante s'empara de tous les solitaires de l'Égypte, que c'est un crime, parmi eux, de laisser une seule pièce d'or, en mourant.
Mais, puisque nous avons fait mention des moines, et que d'ailleurs, je le sais, vous entendez avec plaisir ce qui est saint, prêtez un moment l'oreille. Il y a, en Égypte, trois sortes de moines, les Cénobites, que l'on appelle, dans la langue du pays, Sauses, ce que nous pourrions rendre par vivant en commun. — Les anachorètes, qui habitent seuls, dans les déserts, et qui sont ainsi appelés, parce qu'ils se sont séparés du reste des hommes. — La troisième espèce, est de ceux que l'on nomme Remoboth, gens fort déréglés et méprisés; ce sont les seuls que nous ayons dans notre, province, ou du moins y tiennent-ils le premier rang. lls habitent ensemble deux à deux, ou trois à trois, rarement en plus grand nombre, vivant dans l'indépendance et au gré de leurs désirs. Une partie de ce qu'ils ont gagné avec le travail de leurs mains, ils l'apportent en commun, pour fournir aux dépenses de la table qui est commune entre eux. Le plus grand nombre demeure dans les villes ou dans les bourgs; et, comme si c'était leur industrie qui fût sainte, et non pas leur vie, ce qu'ils vendent, ils le vendent à un prix plus élevé que les autres. Ils ont souvent des querelles entre eux, parce que vivant à leurs dépens, ils ne veulent relever de personne. Ils ont coutume de se disputer la gloire du jeûne; et, ce qui devrait être une chose secrète, devient un sujet d'ostentation. Tout est affecté parmi eux; ils portent de vastes manches, des souliers larges, des habits grossiers; ils soupirent fréquemment, visitent les vierges, médisent des clercs, et, les jours de fêtes, se gorgent de mets jusque à vomir.
Rejetant donc loin de nous ces moines-là comme des fléaux contagieux, parlons de ceux qui sont en plus grand nombre, qui habitent en commun, et que nous avons dit être appelés cénobites. Le premier lieu de leur association, c'est d'obéir à leurs anciens, et de faire tout ce qu'ils ordonnent. Ils sont distribués par décuries et par centuries, de manière qu'un décurion commande à neuf moines, et qu'un centurion ait sous ses ordres dix décurions. Ils habitent séparément, mais en des cellules voisines les unes des autres. Jusque à la neuvième heure, suivant les règles, nul religieux ne peut aller vers un autre; les décurions seuls peuvent visiter leurs subordonnés, afin que si quelqu'un d'entre eux flotte en des pensées affligeantes, ils puissent le consoler par leurs allocutions. Après la neuvième heure, on se réunit, on chante des psaumes, on lit, suivant l'usage, les Écritures. Les prières achevées, et tous étaient assis, celui qu'ils nomment père se place au milieu d'eux, et se met à les instruire. Pendant qu'il parle, il se fait un si profond silence que personne n'ose ni lever les yeux, ni cracher. L'éloge de son éloquence est dans les pleurs de ceux qui écoutent. Des larmes silencieuses sillonnent leurs joues, et la componction n'éclate pas même en sanglots. Mais, lorsqu'il se met à leur parler du royaume du Christ, de la future béatitude, et de la gloire à venir, tous alors, avec des soupirs, et les yeux levés au ciel, disent en eux-mêmes : «Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je m'envolerai, et je me reposerai !» (Ps 44,6). Après cela, ils se séparent, et chaque décurie, avec son chef, va se mettre à table; ils y servent tour-à-tour, chacun sa semaine. Point de bruit, point de conversation pendant le repas. Ils n'ont pour nourriture que du pain, des légumes et des herbes, dont le sel fait tout l'assaisonnement. Les vieillards seuls boivent du vin; souvent on leur donne à dîner, comme aux plus jeunes, et par là on soutient l'âge avancé, des uns, et l'on n'affaiblit pas les années naissantes des autres. Ils se lèvent ensuite, chantent l'hymne d'action de grâces, et retournent à leurs cellules. Là, jusque aux vêpres, ils s'entretiennent chacun avec les leurs, et disent : Avez-vous remarqué de combien de faveurs le ciel a prévenu celui-ci ? quel parfait silence observe celui-là ? combien est grave la démarche de cet autre ? S'ils voient un faible, ils le consolent; et celui qui est fervent dans l'amour de Dieu, ils l'exhortent à la perfection. Et comme, la nuit, lorsqu'on ne prie pas en publie, chacun veille en particulier dans sa chambre, il en est qui parcourent les cellules, et qui, prêtant l'oreille, examinent soigneusement ce que font les autres. Celui qu'ils ont surpris dans la tiédeur, ils ne le réprimandent pas; mais, dissimulant ce qu'ils savent, ils le visitent plus souvent; et, commençant les premiers, ils l'engagent plutôt qu'ils ne le forcent à la prière. La tâche du jour est réglée; quand l'ouvrage est fini, on le rend au décurion, qui le porte à l'économe, et celui-ci va, tous les mois, avec une crainte respectueuse, rendre compte au père de tous. C'est l'économe encore qui goûte les mets, quand ils sont apprêtés. Et, comme il n'est permis à personne de dire : Je n'ai pas de tunique, pas de saie, pas de natte, l'économe règle toutes choses de manière à ce que l'on ne demande rien, à ce que l'on ne manque de rien. Si quelqu'un tombe malade, on le transporte dans une chambre plus spacieuse, et les vieillards en prennent un tel soin qu'il n'a lieu de regretter ni les délices des villes, ni l’affection d'une mère. Les dimanches, on vaque seulement à la prière et à la lecture; ce que l'on fait d'ailleurs, en tout temps, une fois le travail achevé. Chaque jour on apprend quelque chose des Écritures. Le jeûne, pour toute l'année, est le même, excepté pour la Quadragésime, où l'on est libre de redoubler d'austérité. Depuis la Pentecôte, on change le souper en dîner, soit pour se conformer à la tradition de l'Église, soit pour ne se point trop charger l'estomac, en faisant deux repas. Tels étaient ces Esséniens dont parle Philon, cet imitateur du langage de Platon, et que Josèphe, le Tite-Live des Grecs, nous dépeint, dans son second livre de la captivité des Juifs.
Mais puisque, en vous parlant des vierges, je ne vous ai déjà que trop entretenu des moines, je passe à la troisième espèce de solitaires, qu'on appelle anachorètes, et qui, sortant des monastères, n'emportent avec eux, au désert, que du pain et du sel. Paul est le fondateur de cet ordre, Antoine en est la gloire; et, si l'on remonte à la source, Jean-Baptiste en est le chef. C'est un personnage de ce genre que le prophète Jérémie nous dépeint, lorsqu'il dit : «Heureux l'homme qui porte le joug, dès sa jeunesse. — Il sera assis solitaire, et il se taira, parce qu'il l'a posé sur lui. — Il tendra la joue à celui qui le frappe; il sera rassasié d'opprobres. — Le Seigneur ne s'éloigne pas à jamais.» (Lam 3,27-31). Une autre fois, si vous le voulez, je vous parlerai plus au long et de leurs travaux, et de la vie toute céleste qu'ils mènent dans un corps de chair. Je reviens maintenant à mon sujet; car, en partant de l'avarice, je m'étais laissé aller à vous entretenir des moines. Si vous voulez suivre leur exemple, vous mépriserez, je ne dis pas seulement l'or, l'argent et toutes les richesses, mais encore la terre et le ciel; plus, unie au Christ, vous chanterez : «Le Seigneur est ma part.» (Ps 72,25).
Quoique l'Apôtre nous ordonne de prier sans cesse — quoique le sommeil lui-même soit pour les saints une sorte d'oraison — nous devons néanmoins partager en différéntes heures le temps destiné à la prière, afin que s'il arrive que nous soyons retenus par quelque ouvrage, le temps lui-même nous rappelle un devoir à remplir. Qu'il faille prier à la troisième heure, à la sixième; à la neuvième, le matin et le soir, il n'est personne qui ne le sache. On ne doit point prendre de nourriture sans avoir prié d'abord, ni sortir de table, sans rendre des actions de grâces au Créateur. La nuit, il faut se lever deux ou trois fois, et repasser dans sa mémoire les endroits des Écritures que l'on sait par cœur. Au sortir de notre demeure, que la prière nous serve d'armure; lorsque nous sommes revenus de la place publique, prions encore avant de nous asseoir, et que le corps ne se repose pas, avant que l’âme ait pris sa nourriture. À chaque action, à chaque démarche, que notre main retrace sur notre corps la croix du Seigneur. Ne parlez mal de personne, et ne tendez point de piège au fils de votre mère. «Qui êtes-vous donc, vous, pour condamner ainsi le serviteur d'autrui ? S'il tombe, ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, parce que Dieu est tout puissant pour le soutenir.» (Rom 14,4). Quand vous jeûnerez deux jours, trois jours, n'allez pas vous croire meilleur que ceux qui ne jeûnent point. Vous jeûnez, mais vous êtes emporté; celui-ci ne jeûne pas, et peut-être qu'il est doux. Les peines de votre âme et la faim de votre corps, vous les digérez, pour ainsi dise, parmi les plaintes et les murmures; celui-ci, plus modéré dans sa nourriture, rend grâces à Dieu. De là vient que le prophète Isaïe crie sans cesse : «Je n'ai point choisi un tel jeûne,» (Is 58,5) dit le Seigneur. Et encore : «En vos jours de jeûne, vous suivez vos caprices, et vous fatiguez tous ceux qui sont sous votre domination. — Vous jeûnez parmi les procès et les querelles; vous frappez les petits avec une violence impitoyable.» (Ibid. 3,4). Pourquoi jeûnez-vous pour moi ? Quel jeûne peut faire celui qui nourrit des sentiments de colère, je ne dis pas jusqu'à la nuit, mais durant, des mois entiers ? Attentive à vous-même, ne vous glorifiez pas dans la chute des autres, mais glorifiez-vous dans vos œuvres.
Ne vous proposez point pour modèle ces vierges qui, n'ayant soin que de la chair, supputent éternellement les revenus de leurs biens et les dépenses quotidiennes de leur maison. La trahison de Judas n'ébranla pas les onze apôtres; lorsque Phygélus et Alexandre firent naufrage dans la foi, les autres ne faillirent point avec eux. Et ne dites pas : Celle-ci jouit de son bien; elle est généralement honorée; les frères et les sœurs viennent la visiter; a-t-elle pour cela cessé d'être vierge ? — D'abord, il est douteux que cette personne soit véritablement vierge; car Dieu ne voit pas comme l'homme voit. L'homme voit sur le front, mais Dieu voit dans le cœur. Ensuite, fût-elle vierge de corps, je ne sais si elle est vierge d'esprit. L'Apôtre définit ainsi une vierge : «Il faut qu'elle soit sainte de corps et d'esprit.» (1 Cor 8,34). Au surplus, qu'elle jouisse de la vaine estime des hommes, qu'elle démente le sentiment de Paul, qu'elle goûte les délices du siècle et conserve la vie de l'âme; pour nous; suivons l'exemple de ceux qui valent mieux.
Proposez-vous pour modèle la bienheureuse Marie, qui fut si pure qu'elle mérita d'être la Mère du Seigneur. L'ange Gabriel étant descendu vers elle, sous la forme d'un homme, et lui ayant dit : «Salut, ô pleine de grâce, le Seigneur est avec vous,» (Lc 1,28) surprise et alarmée, elle ne sut que répondre, car jamais un homme ne l'avait saluée. Enfin, elle apprend le sujet du message, et parle. Et cette vierge qui tremblait devant un homme, n'appréhende pas de s'entretenir avec un ange. Vous pouvez, vous aussi, devenir la mère du Seigneur. Prenez ce grand livre, ce livre nouveau du prophète, et écrivez en traits ineffaçables : HÂTEZ-VOUS D'ENLEVER LES DÉPOUILLES; et, lorsque vous vous serez approchée de la prophétesse, que vous aurez connu et enfanté un fils, dites à Dieu : «Par votre crainte, Seigneur, nous avons conçu, nous avons senti les douleurs de l'enfantement, et nous avons mis au monde l'esprit de votre salut, que nous avons répandu sur la terre.» (Ibid. 26,18). Alors votre fils vous répondra et dira : «Voici ma mère et mes frères.» (Mt 12,49). Et, par un prodige étonnant, celui que vous aviez peu auparavant décrit dans l'étendue de votre cœur, que vous aviez gravé avec le burin dans une âme nouvelle, après qu'il aura enlevé les dépouilles de ses ennemis, après qu'il aura mis à nu les principautés et les puissances, après qu'Il les aura attachées à la croix, il grandira, et, parvenu à l'âge mûr, vous prendra pour épouse, de mère que vous étiez. Il est difficile, mais il est bien méritoire d'être ce que furent les martyrs, ce que furent les apôtres, ce que fut le Christ. Tout cela devient utile, quand on le fait dans l'Église, quand on célèbre la Pâque dans une même maison, quand on entre dans l'arche avec Noé; quand, Jéricho tombant en ruines, Rahab, courtisane justifiée, nous donne asile chez elle.
Mais les vierges, telles qu'elles sont dans les diverses hérésies, telles qu'on les trouve encore, dit-on ? chez l'impur manichéen, doivent être regardées comme des prostituées, et non pas comme des vierges. En effet, si c'est le démon qui a formé leur corps, quel respect peuvent-elles avoir pour l'ouvrage de leur ennemi ? Mais, parce elles savent que le nom de vierge est glorieux, elles cachent des loups sous des peaux de brebis. L'antichrist simule le Christ, et couvre d'un nom faussement honorable l'infamie de leurs mœurs. Réjouissez-vous, ma sœur; réjouissez-vous, ma fille; réjouissez-vous, vierge du Christ, car ce que les autres feignent d'être, vous l'êtes véritablement.
Tout ce que nous venons de dire, semblera dur à ceux qui n'aiment pas le Christ; mais ceux qui regardent comme de la boue toute la pompe du siècle, et comme une vanité tout ce qui est sous le soleil, afin de gagner le Christ; ceux qui, étant morts avec le Seigneur et ressuscités avec Lui, auront crucifié leur chair, ainsi que ses passions et ses désirs, ceux-là diront hautement : «Qui donc nous séparera de l'amour du Christ ? Sera-ce l'affliction, ou les angoisses, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le glaire ?» Et encore : «Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses futures, ni la violence, — ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'Amour de Dieu dans le Christ Jésus notre Seigneur.» (Rom 8,35-39). Le Fils de Dieu S'est fait fils de l'homme, pour notre salut. Pendant dix mois, Il attend, au sein de sa mère, l'heure de sa naissance; Il y souffre mille dégoûts; Il en sort tout ensanglanté; on L'enveloppe de langes, on Le flatte, on le, caresse, et celui qui tient l'univers en sa main, Se renferme dans les étroites limites d'une étable. Je ne dis pas que, satisfait de la pauvreté de ses parents, Il mène jusqu’à trente ans une vie obscure; qu'on le frappe, et qu'Il Se tait; qu'on le crucifie, et qu'Il prie pour ses bourreaux. «Que rendrai-je donc au Seigneur, pour tous les biens dont Il m'a comblé ? (Ps 115,3). «Je recevrai le coupe du salut, et j'invoquerai le Nom du Seigneur. — La mort des saints, dit Seigneur est précieuse à ses Yeux.» La seule digne rétribution, c'est de donner sang pour sang, et, après avoir été rachetés au prix de la vie du Christ, de mourir volontiers pour Lui. Quel est celui des saints qui ait été couronné sans avoir combattu ? L'innocent Abel est mis à mort; Abraham court risque de perdre sa femme. Je ne m'étends pas davantage sur ce sujet; examinez vous-même, et vous verrez que tous les justes ont eu les adversités en partage. Salomon seul a vécu dans les délices, et peut-être ont-elles été la cause de sa chute; car le Seigneur châtie celui qu’Il aime, et Il frappe de verges tous ceux qu'Il reçoit parmi ses enfants. N'est-il pas mieux de combattre un peu de temps, de se retrancher, de demeurer sous les armes, de suer sous la cuirasse, et de goûter ensuite les fruits de la victoire, que de s'engager dans une peine éternelle, s’affranchir d'une peine passagère ?
Rien ne coûte quand on aime, rien n'est difficile à quiconque désire une chose. Voyez combien de travaux Jacob essuie pour Rachel, qui lui avait été promise ! «Il servit, dit l'Écriture, sept ans pour Rachel; et ces années ne lui semblaient que peu de jours parce qu’il l'aimait.» (Gen 29,20). Aussi dit-il lui-même dans la suite : «J'étais exposé à la chaleur pendant le jour, et au froid pendant la nuit.» (Gen 31,40). Aimons donc le Christ, cherchons ses Embrassements, et tout ce qui est difficile nous semblera facile; blessés des traits de son Amour, nous dirons à chaque instant : «Malheur à moi, car mon exil a été prolongé ! Les souffrances de la vie présente n'ont aucune proportion avec celle gloire qui doit un jour éclater en nous; car l'affliction produit la patience; la patience, l'épreuve; et l'épreuve, l'espérance. Or, cette espérance n'est pas trompeuse.» Lorsque le poids de vos peines vous semblera trop lourd, lisez alors la seconde Épître aux Corinthiens : «J'ai essuyé beaucoup de travaux, j'ai reçu un grand nombre de coups, enduré souvent la prison; je me suis vu plus d'une fois près de la mort. — J'ai reçu des Juifs jusqu'à cinq fois trente-neuf coups de fouet. — J'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois. J'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer. — Souvent en péril dans les voyages, sur les fleuves, en péril parmi les voleurs ou au milieu des miens, en péril parmi les gentils, en péril dans les cités, en péril dans la solitude, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères; — dans les travaux et les chagrins, dans les veilles, dans la faim et la soif, dans les jeûnes, dans le froid el la nudité.» (2 Cor 11,23-27). Quel est celui de nous qui peut réclamer seulement la moindre partie des vertus ici énumérées ? Ce sont ces vertus qui lui faisaient dire plus tard, avec tant de confiance : «J'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. Il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice, que le Seigneur, comme un juste juge, me donnera en ce grand jour.»
Nos mets sont-ils mal apprêtés, nous entrons en mauvaise humeur, et nous pensons faire quelque chose d'agréable à Dieu, si nous buvons notre vin avec un peu d'eau. On brise les coupes, on renverse la table, on frappe les esclaves, et l'on se venge par l'effusion de leur sang de l'eau que l'on a bue. «Le royaume des cieux souffre violence, et les violents seuls le ravissent.» (Mt 11,12). Si vous ne faites violence, vous n'emporterez jamais le royaume des cieux. Si vous ne frappez avec importunité, vous ne recevrez pas le pain du sacrement. Ne vous semble-t-il pas que ce soit une violence, quand la chair veut être ce qu'est Dieu; quand, pour juger les anges, elle monte aux lieux d'où ils ont été précipités ?
Sortez un moment, je vous prie, de votre prison, et représentez-vous la récompense des peines présentes, récompense que l'œil n'a point vue, que l'oreille n'a point entendue, que le cœur de l'homme n'a point comprise. Quel jour ne sera-ce pas, que celui où Marie, Mère du Seigneur, viendra au-devant de vous, accompagnée des chœurs des vierges; lorsque, après le passage de la mer Rouge, Pharaon, se trouvant submergé avec son armée, Marie, sœur d'Aaron, tiendra le tympanum dans sa main, et entonnera ce cantique de triomphe : «Chantons le Seigneur, parce qu'Il a fait éclater sa Gloire. Il a précipité dans la mer le cheval et le cavalier. Alors Thécle volera, joyeuse, dans ses embrassements. Alors aussi votre époux lui-même viendra à votre rencontre, et dira : «Lève-toi, ma bien-aimée, ma toute belle, ma colombe; car l'hiver s'est éloigné, et les pluies ont cessé.» (Can 2,10-11). Alors les anges seront saisis d'étonnement, et diront : «Quelle est celle-ci qui s'avance comme l'aurore naissante ? belle comme la lune, éclatante comme le soleil ?» (Can 6,9). Les filles vous verront, les reines vous loueront, et les autres femmes publieront votre gloire. D'un autre côté, un chœur de femmes chastes viendra à votre rencontre : Sara paraîtra avec les femmes mariées; Anne, fille de Phanuel, avec les veuves. Celle- qui furent vos mères selon la chair et selon l'esprit se verront en différents chœurs. Celle-là se réjouira de vous avoir mise au monde; celle-ci, de vous avoir élevée. Alors véritablement le Seigneur s'assiéra sur une ânesse, et entrera dans la Jérusalem céleste. Alors, les petits enfants dont le Sauveur a dit, dans Isaïe : «Me voici, moi et les enfants que le Seigneur m'a donnés,» (Is 8,18) portant les palmes de la victoire, chanteront d'une voix unanime : «Hosanna au plus haut des cieux ! Béni soit celui qui vient au Nom du Seigneur, hosanna au plus haut des cieux !» (Mc 11,10). Alors, les cent quarante-quatre mille, qui se tiennent devant le trône et devant les vieillards, prendront leurs harpes, et chanteront un cantique nouveau, et personne, si ce n'est le nombre défini, ne pourra chanter ce cantique : «Voilà ceux qui ne se sont pas souillés avec les femmes, parce qu'ils sont demeurés vierges. Voilà ceux qui suivent l'Agneau partout où Il va.» (Apo 14,4) Toutes les fois que la vaine ambition du siècle aura charmé votre cœur, toutes les fois que vous aurez vit dans le monde quelque chose de brillant, élevez-vous en esprit jusqu'au ciel, commencez à être ce que vous serez un jour, et votre époux vous dira : «Mets-moi sur ton cœur comme un sceau; comme un sceau sur ton bras;» (Can 8,6) votre corps et votre esprit se trouvant à couvert, vous direz : «Les grandes eaux n'ont pu éteindre l’amour, les fleuves ne pourront l’étouffer.» (ibid.)

LETTRE 19

À MARCELLA

Sur la maladie de Brésilla


Abraham est tenté dans son fils, mais Dieu le trouve plus fidèle encore. Joseph est vendu pour l'Égypte, mais c'est afin de nourrir son père et ses frères. Ezéchias, effrayé des approches de la mort, verse un torrent de larmes, et le Seigneur lui prolonge la vie de quinze ans. Pierre, l'apôtre, chancelle dans la passion du Seigneur, mais ses pleurs amers lui méritent ce paroles : «Pais mes brebis.» (Jn 21,17). Paul, ce loup ravisseur, ce jeune Benjamin, perd, dans une extase, la vue du corps, afin de trouver celle de l'âme, et, du milieu des ténèbres épaisses dont il est soudainement environné, il appelle son Seigneur celui que naguère il persécutait comme un homme.
Et nous aussi, ma chère Marcella, nous avons vu notre chère Blésilla livrée, durant trente jours environ, aux ardeurs d'une fièvre incessante; mais c'était pour qu'elle apprît à ne pas nourrir dans les délices un corps qui devait être bientôt la pâture des vers. Le Seigneur Jésus est venu vers elle; Il a touché sa main, et voilà que, se levant, elle le sert. Il perçait en elle je ne sais quelle négligence; enlacée dans les liens des richesses, elle gisait dans le tombeau du siècle. Mais Jésus a frémi, Il s'est troublé en Lui-même, et, criant, Il a dit : Blésilla, viens dehors. Elle s'est levée à cet appel, et, sortie du tombeau, elle mange avec le Seigneur. Que les Juifs menacent et s'irritent, qu'ils cherchent à faire mourir celle qui a été ressuscitée, que les Apôtres seuls triomphent. Elle sait qu'elle doit sa vie à Celui qui la lui a rendue. Elle sait qu'elle embrasse les pieds de Celui dont naguère elle appréhendait le jugement. Son corps était étendu presque inanimé, et les approches de la mort ébranlaient ses membres haletants. Où étaient alors les secours de ses parents ? Où étaient ces paroles plus vaines que la fumée ? Elle, ne vous doit rien, ô ingrate famille, celle qui est morte au monde, et qui est ressuscitée pour le Christ. Que celui qui est chrétien se réjouisse; quiconque s'indigne montre par là qu'il n'est pas chrétien.
La veuve qui est dégagée du lien martial ne doit penser qu'à persévérer. Mais quelqu'un se scandalise-t-il de lui voir un vêtement brun ? que l'on se scandalise donc aussi de ce que Jean, lui qui fut le plus grand parmi les enfants des hommes, lui qui fut nommé l'ange, et qui baptisa le Seigneur Lui-même, portait un habit de poil de chameau, et se ceignait d'une ceinture de cuir. Trouve-t-on mauvais qu'elle use d'une nourriture simple ? mais rien de plus commun que des sauterelles. Ah ! que plutôt un œil chrétien se scandalise de ces femmes qui peignent leurs joues et leurs yeux de vermillon, et de je ne sais quel autre fard; dont les visages de plâtre, défigurés par trop de blanc, ressemblent à des idoles; qui, laissant par hasard échapper quelques larmes involontaires, en conservent la trace et les sillons; qui ne peuvent pas même apprendre des autres qu'elles sont déjà vieilles; qui élèvent par étage sur leur tête des cheveux empruntés; qui veulent faire revivre sur des fronts ridés une jeunesse envolée; qui, chancelantes déjà, prennent des airs de jeunes filles, devant une foule de petits-fils et de neveux. Qu'elle rougisse, la femme chrétienne, si elle violente la nature pour paraître belle; si elle prend soin de la chair, pour éveiller la concupiscence, qu'on ne peut suivre, au dire de l'Apôtre, sans déplaire au Christ.
Notre veuve s'ajustait autrefois avec une affectation puérile, et tout le jour demandait à son miroir ce qu'il manquait dans sa parure. Aujourd'hui, elle dit avec confiance : «Nous tous qui contemplons la Gloire du Seigneur sans avoir de voile sur le visage, nous sommes transformées en sa ressemblance, et nous avançons de clarté en clarté, par l’illumination de l'Esprit du Seigneur.» (2 Cor 8,18). Alors ses femmes arrangeaient ses cheveux avec art, et sa tête innocente était pressée sous des mîtres de frisure; maintenant elle néglige sa coiffure, et sait qu'il suffit à sa tête qu'elle soit voilée. Alors, les lits de plume lui semblaient encore trop durs, et à peine pouvait-elle reposer sur une couche délicate; maintenant, elle se lève en toute hâte pour prier, et, d'une voix sonore, entonnant l'Alléluia avant toutes les autres, elle commence la première à louer son Seigneur. Elle s'agenouille sur la terre nue, et des larmes abondantes lavent une figure que salissaient naguère le fard et la céruse. Après la prière, elle chante des psaumes, et sa tête fatiguée, ses genoux chancelants, ses yeux accablés de sommeil, peuvent à peine, si grande est sa ferveur, obtenir un peu de repos. Avec une tunique de couleur sombre, elle appréhende moins de se salir, quand elle se prosterne. Sa chaussure est modeste; et le prix des souliers dorés, elle le distribue aux indigents. Sa ceinture ne brille plus d'or, ni de pierreries, mais elle est d'une laine simple et commune, et peut serrer ses vêtements plutôt que de les couper. Si le serpent jaloux de son choix de vie, veut l'engager, par un langage flatteur, à manger encore du fruit défendu, il faut qu'elle l'écrase par son anathème, et que, le voyant expirer dans sa poussière, elle lui dise : «Retire -toi, Satan;» (Mc 8,33) ce nom veut dire ennemi. Car, celui-là est un ennemi du Christ et un antichrist qui ne peut souffrir les préceptes de Jésus. Je vous le demande, qu'avons-nous fait, pour que l'on ait droit de se scandaliser, qui approche de ce que les Apôtres ont fait ? Ils abandonnent leur vieux père, leur barque et leurs filets. Le publicain se lève de son comptoir, et suit le Sauveur. Le disciple veut retourner chez lui, et dire adieu aux siens; la voix du Maître l'en empêche. Un autre ne peut rendre les derniers devoirs à son père : c'est une sorte de piété que d'être cruel envers ses parents pour obéir au Seigneur. Nous, parce que nous ne sommes pas vêtus de soie, on nous traite de moines; parce que nous ne sommes point portés à l'ivrognerie, et que nous ne rions point avec excès, on nous regarde comme des gens incommodes et d'une humeur chagrine. Si notre tunique n'est pas d'une blancheur éblouissante, on trouve aussitôt ces paroles banales : C'est un imposteur et un Grec. Qu'ils nous plaisantent d'une manière plus spirituelle encore, qu'ils déchaînent contre nous des hommes de bonne chère; notre Blesilla se rira d'eux, et ne craindra pas d'entendre les coassements impurs des grenouilles, elle qui sait que son Seigneur a été appelé Béelzebub.

LETTRE 20

À MARCELLE

Sur la mort de Léa

Lorsque, vers la troisième heure de ce jour, nous avions commencé à lire le psaume soixante et douzième, c'est-à-dire, le commencement du troisième livre, et que nous étions forcé de faire observer qu'une partie du titre même tient à la fin du second livre, que l'autre partie doit être placée au commencement du troisième livre, que ces mots : «Ici se terminent les hymnes de David, fils de Jessé,» sont la fin du premier livre; que ces autres mots : «Psaume d'Asaph», forment le commencement du livre suivant, et que nous en étions venus à cet endroit où le juste s'exprime ainsi : «Je disais : Si je raconte ces choses, voilà que la génération de vos enfants me nommera prévaricateur,» (Ps 72,15) ce qui ne se trouve pas de la même manière dans les manuscrits latins, alors on est venu nous apprendre tout-à-coup que la très sainte Lea était sortie de ce monde. À cette nouvelle, je vous ai vu devenir si pâle, que j'ai connu qu'il est peu d’âmes, ou qu'il n'en est pas du tout qui ne se contristent, envoyant se briser ce vase d'argile. Pour vous, si vous étiez chagrine, ce n'était pas qu'il vous vint des doutes sur sa destinée, mais vous regrettiez de ne lui avoir pas rendu les derniers devoirs. Enfin, au milieu de nos entretiens, nous avons appris encore que ses restes avaient été déjà transportés à Ostia.
Vous allez me dire : À quoi bon me rappeler toute ceci ? Je vous répondrai, par les paroles de l'Apôtre, que ces détails sont avantageux en toute manière. Premièrement, parce que chacun doit se réjouir de la mort de Léa, elle qui, après avoir triomphé du démon, a reçu déjà la couronne que nul ne peut lui ravir. Secondement, parce que nous vous ferons ainsi connaître sa vie en peu de mots. Troisièmement, parce que nous vous montrerons que ce consul désigné, qui riait de la chaussure de Léa, est enseveli dans les enfers. Et, certes, qui pourrait dignement louer la conduite de notre Léa, qui pourrait dire comment on l'a vue se donner toute entière au Seigneur, gouverner un monastère, devenir la mère des vierges; comment, après avoir été accoutumée à la mollesse des habits, elle déchirait ses membres avec un rude cilice, passait les nuits en prières, et instruisait ses compagnes, plus par ses exemples que par ses paroles ? Elle était d'une humilité si grande et si profonde qu'on l'eût prise pour la servante de tous, elle qui jadis avait commandé à beaucoup de personnes; mais elle était plus véritablement la servante du Christ, en ne paraissant pas dominer sur les hommes. Ses habits étaient grossiers, sa nourriture commune, sa coiffure négligée; et toutefois, elle pratiquait ces vertus de manière à éviter l'ostentation, de peur de recevoir sa récompense en ce monde.
Maintenant donc, pour de courtes souffrances, elle jouit d'une béatitude sans fin; elle est admise dans les chœurs des anges; elle se repose dans le sein D'Abraham, et, avec Lazare autrefois pauvre, elle voit ce riche couvert de pourpre, ce consul couvert non plus de la palmée, mais d'un vêtement de deuil, demander que, du petit doigt de Léa, une goutte d'eau tombe sur sa langue. Oh ! quel étrange changement ! Cet homme que naguère précédaient les insignes de toutes les dignités; qui montait au capitole, comme pour triompher des ennemis subjugués; cet homme que le peuple romain accueillait avec des applaudissements et des acclamations; cet homme, à la mort duquel toute la ville s'est émue, désolé maintenant et dépouillé de tout, bien loin de siéger dans les palais étoilés du ciel, comme se l'imagine faussement sa malheureuse épouse, est enseveli dans d'horribles ténèbres. Cette femme, au contraire, qui se retranchait dans le secret d'une chambre solitaire, et qui semblait pauvre et obscure, dont la vie passait pour une folie, marche maintenant à la suite du Christ, et dit : «Tout ce qui nous avait été annoncé nous l'avons vu dans la cité de notre Dieu,» (Ps 47,8) et le reste.
C'est pourquoi je vous préviens et vous en conjure, avec pleurs et gémissements : pendant que nous cheminons sur la route de ce monde, n'ayons pas deux tuniques, c'est-à-dire, deux sortes de foi. Ne nous chargeons pas de souliers, c'est-à-dire, d'œuvres mortes; que le poids des richesses ne nous entraîne point vers la terre. Ne cherchons pas l'appui d'un bâton, c'est-à-dire, de la puissance du siècle. Ne nous efforçons pas de posséder en même temps et le Christ et le siècle; mais faisons en sorte que des biens éternels succèdent, à des biens caducs et de courte durée. Et, puisque chaque jour nous mourons, je parle du corps ne nous flattons pas d'être immortels quant au reste afin que nous puissions jouir de l'éternelle béatitude.

LETTRE 21

À MARCELLA

Éloge d'Asella

L'on ne doit pas me blâmer si, dans mes lettres je vante ou je censure quelques personnes; parce que reprendre le vice c'est corriger les méchants, et que louer les gens de bien c'est inspirer aux autres l'amour de la vertu. Dernièrement, j'avais dit quelques mots de Léa, d'heureuse mémoire. J'éprouvai aussitôt un remords, et il me vint en pensée que je ne devais pas me taire au sujet d'une vierge, après avoir parlé d'une chasteté du second ordre. Je vais donc décrire en peu de mots la vie de notre Asella, mais je vous prie de ne lui pas lire cette lettre, car elle ne peut souffrir qu'on la loue; montrez-la plutôt aux jeunes filles, afin que, se modelant sur son exemple, elles regardent sa conduite comme la règle d'une vie parfaite.
Je ne dis point qu'elle a été bénie dans le sein de sa mère, avant sa naissance; que son père la vit, durant le sommeil, dans une fiole de verre plus pur et plus éclatant qu'une glace, emblème de sa future virginité. Je ne dis pas qu’enveloppée encore des langes de l'enfance, et dépassant à peine sa dixième année, elle a été consacrée au Seigneur et embellie déjà des prérogatives de la béatitude future. Imputons à la grâce toutes les faveurs dont elle a été comblée, avant de pouvoir combattre, quoique, au reste, Dieu qui sait l'avenir, sanctifie Jérémie dans le sein maternel, fasse tressaillir Jean dans le ventre de sa mère, et, avant la création du monde, réserve Paul pour l'Évangile de son Fils. J'en viens à ce qu'elle a fait elle-même depuis sa douzième année; au genre de vie qu'elle a choisi, embrassé et suivi avec persévérance; aux devoirs qu'elle s'est imposés et qu'elle a remplis.
Renfermée dans les bornes étroites d'une petite cellule, elle jouissait de la vaste étendue du paradis. La terre nue lui servait à la fois d’oratoire et de lieu de repos. Le jeûne était son plaisir, et la faim son aliment. Ce n'était pas pour contenter un désir naturel, c'était pour satisfaire les besoins du corps qu'elle se laissait entraîner à prendre de la nourriture; du pain, du sel et de l'eau froide, tels étaient les aliments qui servaient plutôt à irriter sa faim, qu'à l'apaiser. J'oubliais presque ce que je devais vous dire d'abord. Aussitôt qu'elle eut embrassé ce genre de vie, elle vendit, à l'insu de ses parents, son collier d'or, que l'on appelle communément une murène, parce qu'il est composé de plusieurs petits filets d'or entrelacés les uns dans les autres, et qui s'allongent en serpentant. Puis, elle se revêtit d'une tunique de couleur brune, qu'elle ne pouvait obtenir de sa mère, et, par un pieux début de renoncement au monde, elle se consacra tout-à-coup au Seigneur, de manière que toute sa parenté comprit que l'on ne pouvait obtenir autre chose de celle qui, dans ses vêtements, avait déjà condamné les vanités du siècle.
Or, comme j'avais commencé de le dire, elle se conduisit toujours avec tant de régularité, et mit tant de soins à se cacher dans le secret de sa cellule, que jamais on ne la vit paraître en publie, jamais parler à un homme; et, ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'ayant une sœur vierge aussi, elle se contentait de l'aimer, et se privait du plaisir de la voir. Elle travaillait de ses mains, sachant qu'il est écrit : «Que celui qui ne travaille pas ne mange pas.» (2 Th 3,10). Elle s'entretenait avec l'Époux céleste, ou par l'oraison, ou par la psalmodie. Elle allait visiter les tombeaux des martyrs, sans presque se laisser voir. Au milieu des jouissances que lui procurait son genre de vie, elle trouvait son plus grand plaisir à n'être connue de personne. Un jeûne continuel faisait sa nourriture durant toute l'année; souvent même elle vivait ainsi deux, trois jours, mais c'était en carême surtout qu'elle déployait l’ardeur de son zèle, passant de la sorte, et l'air joyeux, presque toutes les semaines. Ce que l'on regarderait peut-être comme impraticable, si la grâce de Dieu ne l'eût rendu possible, c'est qu'elle a vécu de cette manière jusqu'à cinquante ans, sans éprouver aucune douleur d’estomac, ni d'entrailles; sans que ses membres se crispassent à coucher sur la terre nue, sans contracter, dans le sac dont sa peau était déchirée, ni malpropreté, ni odeur fétide; le corps toujours sain, l'esprit plus vigoureux encore, elle faisait de la solitude toutes ses délices, et savait trouver au milieu d'une ville bruyante le calme des moines au désert. Au reste, ces détails vous sont mieux connus qu'à moi, puisque vous m'avez appris le peu que j'en sais; pu vous avez vu de vos yeux le calus, pareil à celui des chameaux, qu'elle a contracté à force de prier. Moi, je dis ce que je peux savoir. Rien de plus enjoué que sa gravité, rien de plus grave que son enjouement; rien de plus triste que sa douceur, rien de plus doux que sa tristesse. La pâleur de son visage est telle que, en étant un indice de ses austérités, elle n'a rien qui sente l'ostentation. Elle parle sans rien dire, et ce silence même est éloquent. Sa démarche n'est ni précipitée, ni lente. Toujours le même maintien. Ses vêtements sont d'une propreté simple et sans recherche d'une élégance sans ornements.
Par la seule égalité de sa vie, elle a mérité que, dans une ville de luxe, de plaisirs et de délices, où l'humilité passe pour misère, les gens de bien la comblent d'éloges, et les méchants n'osent la calomnier; que les veuves et les vierges l'imitent; que les matrones la respectent; que les femmes de mauvaise vie la redoutent, que les prêtres l'admirent.

LETTRE 22

À PAULA

Sui, la Mort de Blésilla, sa fille

«Qui donnera de l’eau, à ma tête, et à mes yeux une source de larmes, et je pleurerai,» non pas, comme dit Jérémie, «les morts de mon peuple;» (Jer 9,1) ni, comme Jésus, les malheurs de Jérusalem; mais je pleurerai la sainteté, la miséricorde, l'innocence, la chasteté; je pleurerai toutes les vertus ensevelies dans un même tombeau avec Blésilla. Ce n'est pas qu'il faille donner des pleurs à celle qui s'en est allée, mais l'on ne saurait trop s'affliger de ce que nous avons cessé de voir une personne d'une si haute perfection. Comment, en effet, se rappeler, sans répandre des larmes, cette jeune femme de vingt ans, qui porta l'étendard de la croix avec une foi si ardente, et qui regretta plus la perte de sa virginité que la perte de son époux ? Comment redire, sans gémissements, et son assiduité à la prière et la grâce de son langage, et la fidélité de sa mémoire et la pénétration de son esprit ? À l'entendre parler grec, on eût pensé qu'elle ne connaissait pas la langue latine. Si elle se mettait à parler la langue romaine, son discours n'offrait aucun accent étranger. Et même, ce que toute la Grèce admire dans ce fameux Origènes, elle avait surmonté si bien les difficultés de la langue hébraïque, je ne dis pas en peu de mois, mais en peu de jours, qu'elle rivalisait avec sa mère pour l'intelligence et le chant des psaumes. La pauvreté de ses habits n'était point en elle, comme chez la plupart des femmes, l'indice d'une vanité secrète; mais, comme son humilité était tout intérieure, il n'y avait, pour les vêtements, aucune différence entre elle et les vierges qui la servaient, si ce n'est qu'on la reconnaissait plus aisément à une démarche plus négligée. La maladie avait rendu ses pas chancelants; son cou décharné, soutenait à peine sa tête pâle et tremblante; et cependant elle avait toujours dans les mains ou un prophète, ou l'Évangile. Mes joues sont baignées de larmes, les sanglots étouffent ma voix, et mes entrailles émues, retiennent ma langue enchaînée.
Alors que l'ardeur de la fièvre brûlait le faible corps de la sainte, et que mourante, elle avait autour de son humble couche un cercle de parents, elle exprimait ainsi ces dernières volontés : «Priez le Seigneur Jésus de me pardonner, parce que je n'ai pu accomplir ce que je voulais.» Ne craignez rien, ma Blésilla, en pensant que vous avez toujours eu des vêtements blancs. La blancheur des habits c'est la pureté d'une virginité perpétuelle. Nous croyons certain ce que nous avançons; jamais la conversion ne vient trop tard. Ces paroles ont été consacrées pour la première fois dans la personne du larron : «En vérité, Je te le dis, tu seras aujourd'hui en paradis avec Moi.» (Lc 23,43).
Mais aussitôt que, débarrassée de son enveloppe charnelle, l'âme se fut envolée vers son auteur, et que, après un long pèlerinage ici-bas, elle fut rentrée dans son antique héritage, on apprêta, suivant la coutume, les funérailles de Blésilla. Des personnes de distinction marchaient en ordre devant le cercueil qui était couvert d'un voile d'or. Il me sembla qu'elle me criait, du haut des cieux : «Je ne reconnais pas ces habits, ce vêtement n'est pas le mien, ces ornements ne m'appartiennent pas.»
Mais que faisons-nous là ? Je veux arrêter les larmes d'une mère, et je pleure moi-même. Je ne puis dissimuler mes sentiments; ce livre est écrit tout entier avec mes larmes. Jésus lui aussi pleura Lazare, parce qu'Il l'aimait. Celui-là n'est point un consolateur efficace qui succombe à sa propre douleur, et dont les entrailles sont émues, dont la voix est entrecoupée par les sanglots. Ma chère Paula, j'en atteste et Jésus que Blésilla suit maintenant, et les saints anges en la société desquels elle se trouve, je ressens les mêmes douleurs que vous; j’étais son père selon l'esprit, son nourricier selon la charité, et je ne puis ne pas dire quelquefois : «Périsse le jour où je suis né.» (Job 3,3). Et encore : «Malheur à moi, ô ma mère, pourquoi m'as-tu engendré pour que je fasse un homme de contradiction et de discorde dans toute la terre ?» (Jer 15,19). Et encore : «Vous êtes juste, Seigneur, cependant je vous adresserai mes justes plaintes. Pourquoi les méchants prospèrent-ils en leurs voies ?» Et encore : «Mes pieds se sont presque égarés, mes pas ont presque chancelé, parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix des impies.» - Et j'ai dit : «Dieu les voit-il ? Le Très-Haut en a-t-il connaissance ? Voilà que ces pécheurs, ces heureux du siècle, ont multiplié leurs richesses.» (Ps 72,2-3). Mais en même temps ces paroles me reviennent à l'esprit : «Si je raconte ces choses, voilà que la génération de vos enfants me nomme prévaricateur.» (Ibid. 15).
Combien de fois ces pensées orageuses ne sont-elles
pas venues traverser mon âme ? Pourquoi des hommes qui ont vieilli dans le crime jouissent-ils des richesses du siècle ? Pourquoi des jeunes gens qui ont encore toute leur innocence, qui sont sans péché, sont-ils moissonnés à la fleur de l'âge ? D'où vient que souvent des enfants de deux ans, de trois ans et encore à la mamelle, sont possédés du démon, couverts de lèpre, dévorés par la jaunisse ? Pourquoi, au contraire, voit-on des hommes impies, adultères, homicides, sacrilèges, jouir en paix d'une heureuse santé, et blasphémer contre Dieu, alors surtout que l'iniquité du père ne retombe pas sur le fils, et que l'âme qui a péché meurt elle-même ? Ou si l'antique sentence subsiste encore, et si les enfants doivent être punis des péchés
de leurs pères, n'est-il pas inique de faire tomber sur un enfant innocent les crimes innombrables d'un père chargé d'années ? Et j'ai dit : «C'est donc en vain que j'ai purifié mon cœur, et que j'ai lavé mes mains parmi les innocents, — et que j'ai été frappé de verges durant tout le jour.» (Ps 72,13-14). Et, lorsque je songeais à toutes ces choses, j'ai appris à dire avec le Prophète : «J'ai médité pour savoir, et mes yeux n’ont vu qu'un grand travail; — jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu;» (ibid. 16) car les jugements du Seigneur sont un abîme impénétrable, el que j’aie compris la fin des pervers. Et, encore : «Ô profondeur des trésors de la sagesse, et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables !» (Rom 11,13).
Dieu est bon, et tout ce que fait un être bon doit être bon nécessairement. Si je perds un mari, je déplore cette perte; mais parce qu'il plaît ainsi au Seigneur, je supporterai cet accident sans murmurer. La mort m'a-t-elle ravi un fils unique e cette disgrâce est cruelle sans doute, mais supportable néanmoins, parce que Dieu a repris ce qu'il avait donné. Si je deviens aveugle, la lecture faite par un ami sera ma consolation. Si mes oreilles me refusent la faculté d'entendre, je serai à couvert de la corruption, et je ne songerai à rien autre chose qu'au salut. Si, pour comble de malheur, je me vois encore en butte à la dure pauvreté, au froid, à la maladie et à la nudité, j’attendrai que la mort y vienne mettre un terme, et tous les maux de la vie présente me sembleront courts, dans l'attente d'une vie plus heureuse.
Considérons ce que dit ce psaume d'une si haute morale : «Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont droits.» (Ps 118,137). De telles paroles ne peuvent sortir que de la bouche d'un homme qui, dans toutes ses souffrances, bénit le Seigneur, et qui, attribuant à ses péchés les maux qu'il endure, ne cesse, au milieu des adversités, de louer la Clémence divine. Les filles de Juda ont tressailli de joie à cause des jugements du Seigneur. Si Juda se traduit par louange, si toute âme croyante loue le Seigneur, il est nécessaire que celui qui prétend croire au Christ se réjouisse dans tous les jugements du Christ. Me porté-je bien, je rends grâce au Créateur. Suis-je malade, en cela encore je bénis la Volonté de Dieu; «car lorsque je suis faible alors je suis fort, et la force de l'esprit se perfectionne dans la faiblesse» (2 Cor 12,9-10) de la chair. L'Apôtre souffre, lui aussi, ce qu'il ne voudrait pas, et par trois fois il conjure le Seigneur de l'en affranchir, mais on lui répond : «Ma grâce te suffit, parce que la force se perfectionne dans la faiblesse.» (Ibid. 9). Afin de réprimer l’orgueil qu'il aurait pu concevoir de ses révélations, on lui donne un esprit de malice qui le fasse ressouvenir de la faiblesse humaine; de même que dans les triomphes, on plaçait derrière le char du triomphateur un homme qui lui disait, à chaque acclamation des citoyens : Souviens-toi que tu es homme.
Mais pourquoi trouver dur, ce qu'il faut souffrir une fois enfin ? Pourquoi, pleurer la mort de quelqu'un ? Sommes-nous donc nés pour rester ici-bas éternellement ? Abraham, Moïse, Isaïe, Pierre, Jacques, Jean, Paul, ce vase d'élection, et par-dessus tout le Fils de Dieu, ont été sujets à la mort. Et nous nous indignons, lorsque nous voyons abandonner son enveloppe mortelle à une personne qui a été enlevée peut-être, «de crainte que le mal ne changeât son cœur, car son âme était agréable au Seigneur. C'est pour cela qu'il s'est hâté de la retirer du milieu des iniquités,» (Sag 4,11-16) afin que, dans ce long pèlerinage de la vie, elle n'allât pas s'égarer en des sentiers écartés.
Que l'on pleure un mort, mais un mort que la géhenne reçoit, que le tartare dévore, et pour le châtiment duquel brûlent des feux éternels. Nous que les bataillons, des anges escortent au sortir de ce monde; nous, à la rencontre de qui se présente le Christ, soyons bien plutôt affligés d'habiter plus longtemps ces tabernacles de mort, car, pendant que nous demeurons ici-bas, nous sommes éloignés du Seigneur. Que ce désir, que ces paroles soient toujours dans notre âme : «Malheur à moi, car mon exil a été prolongé ! J'ai habité sous les tentes de Cédar; mon âme y a été étrangère.» (Ps 119,5). Comme le mot Cédar signifie ténèbres, et que ce monde est enveloppé de ténèbres, parce que la lumière luit dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l'ont point comprise, applaudissons à notre chère Blésilla, qui a passé des ténèbres à la lumière, et qui, par l'ardeur d'une foi naissante, a mérité la couronne d'une vertu consommée. Si, en effet, pendant qu'elle aurait été occupée des désirs du siècle, Dieu veuille préserver les siens d'un pareil malheur ! si, pendant qu'elle n'aurait songé qu'aux délices de cette vie, une mort prématurée fût venue l'enlever, alors il faudrait la pleurer et répandre sur elle des torrents de larmes. Mais puisque, grâces au Christ, elle a su trouver, il y a quatre mois, comme un second baptême dans les résolutions qu'elle avait prises, et que dès lors elle a vécu de manière à ce que, foulant aux pieds le monde, elle eût toujours sa pensée vers le monastère, ne craignez-vous pas que le Sauveur vous dise : Pourquoi t'irriter, ô Paula, de ce que ta fille est devenue la mienne ? Pourquoi t'indigner contre mes jugements, et, avec des larmes rebelles, M'outrager, parce que je possède Blésilla ? Peux-tu pénétrer les desseins que j'ai sur toi, que j'ai sur le reste de ta famille ? Tu, te refuses la nourriture, non point par un jeûne louable, mais par une douleur excessive. Je n'aime point cette frugalité-là. Ces jeûnes sont ceux de mon ennemi. Je ne reçois aucune âme qui se sépare du corps contre ma Volonté. Que la philosophie insensée du siècle se glorifie de pareils martyrs. Qu'elle se glorifie d'un Zénon, d'un Cléombrotus, d'un Caton. «Mon esprit ne Se repose que sur les humbles et les pacifiques, et sur ceux qui écoutent mes paroles avec tremblement.» (Is 66,2). Est-ce donc là ce que tu promettais dans le monastère ? Est-ce pour cela que, te distinguant du reste des matrones par un costume particulier, tu semblais faire profession d'une vie plus religieuse ? Cette âme qui pleure est bien digne d'un corps vêtu de soie. Te voilà défaillante et à demi morte; et, comme si tu ne devais pas tomber entre mes Mains, tu me fuis comme un juge cruel. Ce prophète, dont l'âme était si grande, Jonas, avait autrefois voulu se dérober à mes poursuites, mais il fut à Moi dans les gouffres mêmes de la mer. Si tu croyais que ta fille est vivante, jamais tu ne pleurerais de l'avoir vu passer à une condition meilleure. Est-ce là ce que j'avais ordonné par mon Apôtre, de ne point s'attrister, à la manière des gentils, sur ceux qui dorment ? Rougis donc : une femme païenne te surpasse. La servante du démon vaut mieux que la mienne. Celle-là se flatte que son mari, qui était païen, a été transporté dans le ciel; et toi, ou bien tu ne peux croire que ta fille habite avec Moi, ou bien tu ne le veux pas.»
Vous me direz : Pourquoi me défendre de pleurer, puisque Jacob, lui aussi, couvert d'un sac, pleura Joseph, et ne voulut pas recevoir les consolations de ses proches, qui s'étaient tous rassemblés auprès de lui ? «Je descendrai, disait-il, vers mon fils en pleurant jusqu’au tombeau;» (Gen 37,35) puisque David, la tête couverte, pleura la mort d'Absalon, en répétant ces paroles : «Mon fils Absalon, Absalon mon fils, qui me donnera de mourir pour toi, mon fils Absalon ?» (2 Roi 18,33) puisque les funérailles de Moïse, d'Aaron et des autres saints furent célébrées par un deuil solennel ? — Il est aisé, de répondre à cela : Jacob pleura son fils, qu'il croyait tué, auprès duquel il devait bientôt lui-même descendre au sépulcre, disant : «Je descendrai tout en pleurs vers mon fils dans le tombeau;» parce que le Christ n'avait point encore forcé la porte du paradis, parce que son Sang n'avait pas encore éteint ce glaive de feu que brandissent les chérubins. De là vient qu’Abraham, quoique placé dans un lieu de rafraîchissement, nous est représenté néanmoins, comme étant dans les enfers avec Lazare. David avait raison de pleurer un fils parricide; mais, un autre fils, à qui ses prières n'avaient pu conserver la vie, il ne le pleura point, parce qu'il savait que ce fils n'avait pas péché. Que les funérailles de Moïse et d'Aaron aient été, suivant l'ancienne coutume, célébrées par un grand deuil, il n'y a rien là d'étonnant, puisque, dans les Actes des apôtres, l'on voit que, dès les premiers jours de l'Évangile, les frères de Jérusalem célébrèrent les funérailles d'Étienne avec un grand deuil; ce qui doit s'entendre, non pas comme vous le pensez, de la douleur excessive des frères, mais de la pompe des obsèques et de la foule prodigieuse qui s'y trouvait. Enfin, l'Écriture parle ainsi de Jacob : «Et Joseph monta ensevelir son père; tous les serviteurs de Pharaon, et les anciens de sa maison, et les anciens de toute l'Égypte, et toute la maison de Joseph et ses frères montèrent avec lui.» (Gen 50,7) Et un peu après : «Il y eut aussi des chars et des cavaliers qui le suivirent, et il trouva là une grande multitude.» (Ibid. 9) Et ensuite : «Ils célébrèrent les funérailles de Jacob avec beaucoup de pleurs et de grands cris.» (Ibid. 10). Ce deuil solennel ne témoigne pas des larmes et de la tristesse des Égyptiens, mais de la pompe des funérailles. Il est manifeste aussi qu'Aaron et Moïse furent pleurés de la même manière. Je ne saurais assez louer les mystères de l'Écriture, et assez admirer le sens divin qu'elle présente sous des fermes simples en apparence. D'où vient que Moïse est pleuré, et que le saint homme Jésus, fils de Navé, fut enseveli sans être pleuré cependant ? C'est que, du temps de Moïse, je veux dire, dans l'ancienne loi, tous les hommes étaient enveloppés dans la condamnation prononcée contre le péché d'Adam, et qu'il était naturel de donner des larmes à ceux qui descendaient aux enfers, suivant ce que dit l'Apôtre : «La mort a régné depuis Adam jusqu’à Moïse, même sur ceux qui n'avaient pas péché.» (rom 5,4). Mais sous l’Évangile, c'est-à-dire, sous Jésus, par qui nous a été ouvert le paradis, on célèbre avec joie les funérailles des morts. Aujourd'hui encore les Juifs donnent des larmes à ceux qui meurent, et, les pieds nus, se roulent sur la cendre, se couchent sur le cilice. Puis, afin que rien ne manque à cette superstitieuse cérémonie, ils ont coutume, d'après une vaine tradition des pharisiens, de prendre des lentilles pour première nourriture, faisant voir par là que ce mets fatal leur a fait perdre le droit d'aînesse. Mais leur aveuglement est mérité; car, ne croyant pas à la résurrection du Seigneur, ils ne peuvent attendre que la venue de l'antichrist. Mais nous, qui avons été revêtus du Christ, et qui sommes devenus, suivant l'Apôtre, une race royale et sacerdotale, nous ne devons pas nous affliger sur les morts. «Et Moïse dit à Aaron, et à Eldazar et à Ithamar, ses fils qui étaient restés : Vous ne découvrirez point votre tête, vous ne déchirerez point vos vêtements, de peur que vous ne mouriez, et que la colère ne vienne sur tout le peuple.» (Lev 10,6). N'allez pas, dit-il, déchirer vos vêtements, ni étaler un deuil de gentil, de peur que vous ne mouriez. Notre mort, c'est le péché. Et, ce qui semblera peut-être dur à quelqu'un, mais qui néanmoins est nécessaire à la foi, le même Lèvitique défend au grand-prêtre d’approcher du cadavre de son père, de sa mère, de ses frères ou de ses enfants, de peur sans doute qu'une âme occupée d’offrir des sacrifices à Dieu et de méditer ses mystères, ne trouve une distraction dans des affections quelconques. La même chose n'est-elle pas recommandée en d’autres termes dans l'Évangile, lorsque le disciple reçoit ordre d'abandonner sa maison, de ne pas accorder la sépulture au cadavre de son père ? Et il (le grand-prêtre) «ne sortira pas des lieux saints, afin qu'il ne souille pas le sanctuaire du Seigneur; car il a sur la tête l'huile de l'onction sainte de son Dieu.» (Ibid. 21,12).
Assurément, dès que nous croyons au Christ, et que, après avoir reçu l'huile de son onction, nous le portons en nous, il ne faut pas que nous sortions du temple, c'est-à-dire, de la voie de la perfection chrétienne, ni que nous allions dehors pour prendre part à l'incrédulité des gentils; mais nous devons toujours rester au dedans, c'est-à-dire, observer la Volonté du Seigneur. Je vous ai dit ces choses, de peur que, ne comprenant pas l'Écriture, vous ne vous en servissiez comme d'une autorité dans votre deuil, et que vous ne justifiassiez ainsi votre égarement. Et encore ne vous ai-je parlé jusqu'à présent que comme à une chrétienne ordinaire. Mais, puisque je sais que vous avez renoncé au monde entier, et que, après avoir dédaigné et foulé aux pieds les délices du siècle, vous vaquez chaque jour à la prière, au jeûne, à la lecture; puisque, à l'exemple dAbraham, vous souhaitez de sortir de votre pays et de votre parenté, d'abandonner la Chaldée et la Mésopotamie, pour entrer dans la terre de promesse; puisque, morte au monde avant même de mourir, vous avez distribué vos biens aux pauvres et à vos enfants, je m'étonne que vous fassiez des choses qui, dans les autres personnes, seraient dignes de blâme. Il vous souvient toujours de la conversation de Blésilla, de ses caresses, de ses paroles, de sa compagnie, et la perte de tout cela vous semble insupportable.
Nous excusons les larmes d'une mère, mais nous voulons des bornes dans la douleur. Si je songe que vous êtes mère, je ne vous fais pas un crime de vos pleurs. Si je me rappelle que vous êtes chrétienne et religieuse, je dis que ces deux noms excluent celui de mère. La plaie est récente, et, quelque précaution que ma main prenne pour la toucher, elle l'irrite plutôt qu'elle ne la guérit. Cependant, un mal que le temps doit adoucir, pourquoi ne pas en triompher par la raison ? Noémi, pour se défendre contre la famine, s'étant réfugiée dans la terre de Moab, y perdit son époux et ses fils. Et, lorsqu'elle était privée du secours des siens, Ruth, quoique étrangère, ne s'éloigna pas de ses côtés. Voyez quel mérite ce fut d'avoir consolé une personne délaissée ! Le Christ naît de la race de Ruth. Considérez quelles disgrâces Job a essuyées, et vous verrez que vous êtes trop délicate, pendant que lui, les yeux levés au ciel, au milieu des ruines de sa maison, avec les douleurs de son ulcère, après des pertes infinies, et en face des embûches de son épouse, fait preuve d'une patience invincible. Je sais ce que vous allez répondre : Toutes ces calamités ne fondirent sur cet homme juste que pour éprouver sa vertu. De deux choses, choisissez donc celle que vous voudrez : ou vous êtes sainte, et alors vous êtes éprouvée; ou vous êtes pécheresse, et alors vous vous plaignez injustement; car vous souffrez moins que vous ne méritez de souffrir.
Que parlé-je d'exemples anciens ? Imitez ceux que vous avez sous les yeux. La sainte Mélanie, cette véritable illustration chrétienne de nos temps (puisse le Seigneur, en son grand jour, nous accorder, à vous et à moi, une part avec elle !) pendant que le corps de son mari était encore chaud, et n'avait pas reçu les derniers devoirs, perdit en même temps deux fils. Je vais dire une chose incroyable; mais, le Christ n'en est témoin, c'est la vérité. Qui ne penserait qu'alors Mélanie, comme une furieuse, les cheveux épars, les vêtements en lambeaux, n’allât se déchirer le sein ? Elle ne répandit pas une seule larme, se tint immobile; et, prosternée aux pieds du Christ, elle sourit, comme si elle l’eût tenu dans ses bras. Je vais, Seigneur, vous servir avec plus de liberté, puisque vous m’avez déchargée d’un fardeau si pesant. Mais peut-être a-t-elle été vaincue par sa tendresse pour ses autres enfants ? Jugez de son détachement, par la manière dont elle en agit avec le seul qui lui restât; car, après lui avoir donné tous ses biens, elle s’embarqua, au commencement de l’hiver, pour aller à Jérusalem.
Epargnez-vous, je vous en conjure; épargnez votre fille qui déjà règne avec le Christ; épargnez du moins votre Eustochium, dont l'âge tendre encore, dont l’âge l’enfance encore extrême est guidée par vos enseignements. Aujourd'hui, le démon frémit de rage; et, parce qu'il a vu triompher une de vos filles, irrité d'avoir été vaincu, il s'efforce de ressaisir en celle qui reste, la victoire qu'il a perdue dans, celle qui est aux cieux. Trop de tendresse envers des enfants est une impiété envers Dieu. Abraham immole avec joie son fils unique, et vous voyez avec chagrin que, sur plusieurs de vos enfants, l’un reçoive la couronne ?
Je ne saurais exprimer sans gémissement ce que j'ai à vous dire. Lorsque, du milieu du convoi, l'on vous rapportait à demi-morte, le peuple murmurait tout bas : N'est-ce pas là ce que nous disions souvent ? Elle s'attriste de ce que sa fille, tuée par les jeûnes, ne lui a pas laissé de petits-fils, même d'un second mariage. Que ne chasse-t-on enfin de la ville cette race détestable des moines ? Pourquoi ne pas les lapider ? Pourquoi ne pas les précipiter dans les flots ? Ils ont séduit cette pauvre matrone, qui n’a embrassé que malgré elle, la vie monastique, on le voit bien, car jamais païenne ne pleura de la sorte ses enfants.
Quelle pensez-vous qu'ait été la tristesse du Christ, à de
tels discours ? Quelle joie n'a-ce pas été pour Satan, qui s'efforce aujourd'hui, de vous ravir votre âme, et qui, sous le prétexte spécieux d'une pieuse douleur, pendant que l'image de votre fille est sans cesse devant vos yeux, désire tout à la fois tuer la mère de celle qui a triomphé de lui, et envahir la solitude d'Eustochium, sa sœur délaissée ? Je ne dis point ceci pour vous alarmer, et le Seigneur m'est témoin que je vous parle avec autant de sincérité que si j'étais devant son tribunal. Elles sont abominables, pleines de sacrilèges, plus remplies encore d'incrédulité, ces larmes qui n'ont pas de mesure, et qui vous conduisent presque jusque au tombeau. Vous poussez des hurlements, des cris continuels; et, devenue comme furieuse, vous vous faites, autant qu'il est en votre pouvoir, homicide de vous-même. Dans l'état où vous vous trouvez, Jésus avec douceur s'approche de vous, et vous dit : «Ne pleurez point, votre fille n'est pas morte, mais elle dort.» (Mc 5). Que les assistants se rient de ces paroles; ils imitent l'infidélité des Juifs. Vous encore, si vous voulez vous livrer à la douleur sur le tombeau de votre fille, vous entendrez ces reproches de l’ange : «Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celle qui est vivante ?» (Ibid. 24,5) C’est ce que faisait Marie Madeleine; mais aussitôt qu'elle reconnut la voix du Seigneur qui l'appelait, elle se prosterna à ses Pieds, et le Christ lui dit : «Ne me touchez pas, car Je ne suis pas encore monté vers mon Père;» (Jn 20,17) c'est-à-dire, vous ne méritez pas de me toucher à présent que je ressuscite, puisque vous me croyez enseveli dans le sépulcre.
Quels supplices, quels tourments pensez-vous que ce soit pour notre Blésilla de voir le Christ un peu irrité contre vous ? Elle vous crie maintenant, à vous qui pleurez : Si jamais tu m'as aimée, ô ma mère; si j'ai sucé tes mamelles; si j'ai grandi au milieu de tes avertissements, ne m'envie point ma gloire, ne fais pas que nous soyons à jamais séparées l'une de l'autre. Penses-tu que je sois seule ? J'ai, pour te remplacer, Marie, Mère du Seigneur. Je vois ici beaucoup de saintes personnes que je ne connaissais pas encore. Oh ! combien cette société est préférable ! J'ai ici Anna, cette prophétesse de l'Évangile; et, ce qui doit redoubler ta joie, j'ai obtenu en trois mois, la gloire qui lui a coûté, à elle, tant d'années d'un pénible travail. Nous avons reçu la même palme de chasteté. Me plains-tu d'avoir quitté le monde ? Je vous plains aussi, vous que la prison du siècle retient encore; vous qui chaque jour combattez, et qu'entraînent dans une ruine fatale, tantôt la colère, tantôt l'avarice, tantôt la volupté, tantôt les charmes des vices divers. Si tu veux être ma mère, aies soin de plaire au Christ; je ne reconnais pas pour mère celle qui déplaît à mon Seigneur. Blésilla vous dit encore beaucoup d'autres choses, que je passe sous silence; elle prie le Seigneur pour vous, et m’obtient, car je connais ses sentiments, le pardon de mes fautes, en reconnaissance des avis que je lui ai donnés, des exhortations que je lui ai faites, du zèle avec lequel j'ai encouru la haine de ses proches, afin d’assurer son salut.
Ainsi, tant qu'un faible souffle animera mes membres, tant que je poursuivrai le pèlerinage de cette vie, je m'y engage, je le promets, je le jure, c'est Blésilla que ma voix célébrera; c'est à elle que seront consacrés mes travaux, pour elle que se fatiguera mon esprit. Aucune page, dans mes livres, qui ne parle de Blésilla. En quelque lieu que parviennent mes ouvrages, elle voyagera avec eux. Les vierges, les veuves, les moines, les prêtres liront ses traits gravés dans mon âme. En dédommagement d'une courte vie, elle obtiendra une éternelle renommée. Celle qui vit dans les cieux avec le Christ vivra aussi dans la bouche des hommes. Le siècle présent passera; viendront les siècles futurs qui la jugeront sans amour et sans haine. Je la placerai entre le nom de Paula et celui d'Eustochium; elle vivra éternellement dans mes écrits; elle m'entendra toujours parlant d'elle avec sa sœur, avec sa mère.

LETTRE 23

À EUSTOCHIUM

C'est un présent léger, en apparence, mais précieux par la charité qui l'accompagne, que des bracelets, une lettre et des colombes venant d'une vierge. Mais, comme dans les sacrifices on n'offrait point de miel à Dieu, vous avez en l'art de tempérer la trop grande douceur de vos dons, et de les assaisonner de l'austérité du poivre, si je puis parler ainsi. Les choses les plus agréables, les plus douces selon Dieu, paraissent fades, à moins qu'on ne les relève par les traits d’une vérité un peu piquante. La Pâque du Christ se mange avec des assaisonnements amers. C'est aujourd'hui un jour de fête, et il faut, en célébrant le triomphe du bienheureux Pierre, montrer une gaieté plus grande que de coutume, de manière néanmoins à ce que l'enjouement de nos paroles ne s'éloigne pas trop de la ligne tracée par les Écritures, et que nous n'allions pas nous écarter de nos pratiques accoutumées.
Jérusalem, dans Ézéchiel, est ornée de bracelets; Baruch reçoit une lettre de Jérémie; l'Esprit saint descend sous la forme d'une colombe. Ainsi, pour assaisonner une lettre de quelque chose de vif et de piquant, pour vous rappeler celle que je vous écrivis autrefois, je vous dirai : Gardez-vous de dédaigner la parure des bonnes œuvres qui doivent vous servir de bracelets; gardez-vous de déchirer la lettre qui est écrite dans votre cœur, de suivre l'exemple du prince impie qui coupa avec un canif celle que lui avait donnée Baruch; prenez garde enfin qu'Osée ne vous dise comme à Ephraïm: «Vous êtes devenue semblable à une colombe sans intelligence.» (Os 7,2). Mon style, répondrez-vous, est trop austère, et ne convient point à un jour de fête ? Vous m'avez provoqué vous-même par vos dons, en mêlant les choses douces aux choses amères; vous recevrez la pareille, et je mêlerai un peu d'aigreur à mes éloges.
Mais, pour ne point paraître déprécier vos présents, je vous remercie de la corbeille de cerises que vous m’avez envoyée; elles m'ont semblé si fraîches et si colorées de pudeur virginale que j'ai cru qu'elles venaient d'être seulement apportées par Lucullus. Car ce fut lui qui, après avoir subjugué le Pont et l'Arménie, apporta le premier de Cérasonte à Rome cette espèce de fruit; de là vient que l'arbre a pris son nom du pays où il croît. Ainsi donc, puisque l'Écriture parle d'une corbeille pleine de figues, mais qu'elle ne dit rien des cerises, j'appliquerai à celles-ci ce qu'elle dit de celles-là. Je souhaite que vous deveniez comme ces figues qui étaient devant le temple de Dieu, et dont le Seigneur disait : «Celles qui sont bonnes sont très bonnes.» (Jer 3) Le Sauveur, en effet, ne veut rien de médiocre; et comme, sans rejeter les âmes de glace, Il fait ses délices de celles qui sont toutes de feu, de même aussi Il nous assure, dans l'Apocalypse, qu'Il vomit les tièdes. Ce jour solennel nous devons donc avoir grand soin de le célébrer, non pas tant par l'abondance des mets que par une joie toute spirituelle; car, c'est une chose absurde que de vouloir honorer, par la bonne chère, un martyr que l'on sait avoir été agréable à Dieu par les jeûnes. Il vous faut toujours manger de telle sorte, que la prière et la lecture puissent succéder à vos repas. Cela, déplaît-il à quelqu'un ? dites-lui avec l'Apôtre : «Si je voulais encore plaire aux hommes je ne serais pas la servante du Christ.» (Gal 1,10).

LETTRE 24

À MARCELLA

Si je ne vous ai pas écrit plus au long, c'est pour un double motif : d'abord, le porteur était sur son départ, et, comme je me trouvais occupé d'un autre ouvrage, je n’ai pas voulu l'interrompre. Vous demandez quel est cette chose si grande, si importante, qui m’arrache au plaisir d'une causerie épistolaire. — Depuis longtemps je collationne avec le texte hébraïque l'édition d'Aquila, afin de voir si la synagogue, dans sa haine pour le Christ, n'y aurait pas fait quelque changement; et j'y trouve, il faut l'avouer à une personne amie beaucoup de choses bien capables de consolider notre foi.
Après avoir scrupuleusement revu les Prophètes, Salomon, le psautier et les livres des Règnes, j'en suis à l'Exode, que les Hébreux appellent ELLE SEMOTH, après quoi je passerai au Lévitique. Vous voyez donc bien qu'il ne faut rien préférer à un ouvrage de cette importance. Cependant, de peur que notre courrier ne fît inutile, j'ai voulu joindre à ce petit billet deux lettres que j'adresse à votre sœur Paula et à sa fille Eustochium; vous pouvez les lire, et si, vous y trouvez quelque chose qui vous instruise et vous plaise, regardez comme écrit à vous-même ce qui est écrit pour d'autres.
Je désire que notre mère Albina se porte bien, je parle de la santé du corps pour l'esprit, je n'ignore pas comment il se porte. Je vous conjure de la saluer, et de lui rendre tous les devoirs de piété que nous lui devons, comme à une chrétienne et à une mère.


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