PREMIÈRE CLASSE

comprenant les lettres écrites dans le désert depuis l’an 365 jusqu’à l’année 380

LETTRE 1

AU MOINE RUFIN


Que Dieu donne plus qu'on ne Lui demande, et qu'Il accorde souvent ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le cœur de l'homme n'a point compris, c'est une chose que je savais déjà, grâces aux volumes sacrés, et que je viens d'éprouver par moi-même, très cher Rufin. Moi, qui bornais tous mes vœux à désirer qu'un échange de lettres put entretenir en nous l'illusion d'une mutuelle présence, j'apprends que vous pénétrez dans les lieux secrets de l'Égypte, que vous visitez les chœurs des moines, et que vous parcourez ces familles qui mènent sur la terre une vie céleste. Oh ! si maintenant le Seigneur Jésus Christ me donnait soudain d'être transporté vers vous, comme le fut jadis, ou Philippe auprès de l'Eunuque, ou Habacuc auprès de Daniel en quels étroits embrassements je vous presserais cette bouche, qui jadis erra, qui jadis reconnut avec moi la vérité, avec quelle ardeur j'y collerais mes lèvres ! Mais, comme je suis indigne que Dieu me fasse une telle grâce, non pas tant pour vous rapprocher de moi, que pour me conduire à vous, et que de fréquentes maladies ont brisé ce faible corps, débile, même dans la santé, j'envoie cette lettre à ma place au-devant de vous, afin qu'après vous avoir enchaÎné dans les liens de l'amour, elle vous amène jusques à moi.
C'est notre frère Héliodore qui m'a donné, le premier, l'heureuse nouvelle de cette joie inattendue. J'étais loin de regarder comme certaine une chose dont la certitude me semblait si désirable, d'autant plus qu'il prétendait ne le savoir que par ouï-dire, et que l'étrangeté, du fait m'empêchait d'y croire. Mon âme flottait ainsi entre le doute et le désir; un moine d'Alexandrie, que le pieux empressement du peuple avait envoyé depuis longtemps vers les confesseurs d'Égypte déjà martyrs d'affection, me confirma presque une chose dont il paraissait bien informé. J'avoue qu'alors même il me restait encore quelque incertitude. Car, quoiqu'il ignorât et votre patrie et votre nom, il semblait toutefois me donner des renseignements plus précis, puisqu’il me répétait ce qu'un autre m'avait appris déjà. Enfin, la vérité brilla dans tout son jour; une foule de voyageurs racontaient que Rufin était à Nitrie, et qu'il était allé visiter le bienheureux Macaire. Alors, disparurent tous mes anciens doutes, et je fus vraiment affligé de me trouver malade. Et, si la faiblesse d’un corps languissant ne m’eût arrêté comme par une sorte d'entrave, ni les chaleurs brulantes de l'été, ni les périls ordinaires de la navigation n'eussent pu me retenir dans mon saint empressement à vous aller voir. Croyez-moi, mon frère, il n'est point de pilote battu par la tempête qui cherche le port avec autant d'impatience; point de terre altérée qui désire la pluie avec autant d'ardeur; point de mère, assise au rivage, qui attende son fils avec autant d'inquiétude.
Quand un orage soudain m'eut arraché d'auprès de vous, quand une séparation cruelle eut rompu les liens de charité qui nous unissaient l'un à l'autre, «Tout-à-coup la tempête, apportant la terreur, sur l'onde au loin répand sa ténébreuse horreur; partout les cieux, partout les noirs gouffres de l'onde.» (Virgile Æneid. 3,193).
Enfin, après tant de pèlerinages incertains et vagabonds; après avoir parcouru, avec des fatigues inouïes, la Thrace, le Pont, la Bihynie, toute la Gallacie, la Cappadoce, et les brûlants climats de la Cilicie, la Syrie s'offrit à moi, malheureux naufragé, comme un port de salut. Là, je souffris tout ce qu'il peut y avoir de maladies, et, de deux yeux que j'avais, j'en perdis un; car, innocent, cette portion de mon âme, me fut enlevé par une fièvre soudaine et violente. Maintenant, il ne me reste, pour toute lumière, que notre cher Evagre, qui trouve dans mes continuelles infirmités un surcroît de fatigues. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur de la pieuse Mélanie, et qui avait effacé, par l'innocence de ses mœurs, la tache de son esclavage il a rouvert une cicatrice qui n'était pas encore fermée. Mais, comme l'Apôtre défend de s'attrister sur ceux qui dorment, et que l'heureuse nouvelle de votre arrivée a tempéré l'excès de ma douleur, je vous écris ces choses, afin de vous les apprendre, si vous les ignorez, et pour vous faire part de ma joie, si vous les connaissiez déjà.
Votre ami Bonose, ou plutôt le mien, et, pour dire vrai, notre ami commun, monte à présent cette échelle mystérieuse que Jacob vit autrefois en songe; il porte sa croix, il ne songe point au lendemain, et. ne regarde pas en arrière. Il sème dans les larmes, pour moissonner dans la joie; il élève dans le désert le mystérieux serpent de Moïse. Que les merveilles imaginaires racontées par les Grecs et les Romains disparaissent devant ce prodige réel. Voilà qu'un jeune homme, façonné avec nous, dans les connaissances du siècle, jouissant d'une vaste opulence et d'une grande considération parmi ses égaux, délaisse une mère, des sœurs et un frère tendrement chéri, pour aller, comme un nouvel habitant du paradis, s'établir en une île battue par les flots d'une mer orageuse, que rendent si horrible des rochers âpres et découverts, et une solitude immense. Là, pas un laboureur, pas un moine; le petit Onésime que vous connaissez et dont les embrassements lui rappelaient ceux d'un frère, n'est pas même à ses côtés, dans ce vaste isolement. Là, solitaire, si toutefois c'est être seul que d'avoir le Christ pour compagnon, il contemple la Gloire de Dieu, que les apôtres eux-mêmes ne purent voir qu'au désert. Il n'y aperçoit pas, sans doute, des villes flanquées de tours, mais il s’est fait l'habitant d'une nouvelle cité; ses membres sont couverts d’un hideux cilice, mais de la sorte il sera mieux ravi dans les nuées au-devant du Christ. Il n'a pas le plaisir d'y voir les frais Euripes des opulents du monde, mais il puise au Sein du Seigneur une eau vive et salutaire. Qu'il soit un instant devant vos yeux, mon doux ami; tournez de ce côté-là toutes vos pensées, toute votre attention. Vous pourrez célébrer sa victoire, alors que, vous aurez contemplé ses travaux et ses combats. Une mer insensée frémit autour de l'île, et les flots, en se brisant contre les rocs anguleux, retentissent au loin. La terre ne s’y pare d'aucune verdure, et les plaines desséchées n'y offrent point d'épais ombrages. Des rochers abruptes y forment, en quelque sorte, une horrible prison. Lui, tranquille, intrépide et tout armé de l'Apôtre, tantôt il écoute Dieu en relisant les pages divines; tantôt il s'entretient avec Dieu, en priant le Seigneur; peut-être aussi, comme Jean, voit-il quelque chose de mystérieux, pendant qu'il réside en son île.
Quels pièges maintenant croyez-vous que le diable lui tende ? quelles embûches croyez-vous qu'il lui dresse ? Peut-être que, se rappelant son antique fraude, il essaiera de le troubler en son jeûne; mais on lui a déjà répondu : «L'homme ne vit pas seulement de pain.» (Mt 4,4). Peut-être, étalera-t-il à ses yeux l'opulence et la gloire du siècle, Ô mais on lui dira : Ceux qui veulent devenir riches tombent dans le piège et les tentations. Et encore : «Pour moi, toute ma gloire est en Jésus Christ.» (Phil 3,3). Il accablera sous le poids de la maladie des membres épuisés de jeûne; mais on le repoussera avec ces paroles de l'Apôtre : «Lorsque je suis faible, alors je suis fort, et la force se perfectionne dans la faiblesse.» (2 Cor 12,10). Il menacera de la mort, mais mais on lui répondra : «Je désire, être dégagé des liens du corps, et vivre avec le Christ.» (Phil 1,23). Il lancera des traits enflammés, mais ils viendront se briser contre le bouclier de la foi. En un mot, Satan l'attaquera mais Christ le protégera. Grâces te soient rendues Seigneur Jésus, de ce que j’aurai en ton grand jour, un homme qui puisse te prier pour moi. Tu le sais, (car tous les cœurs te sont ouverts, toi qui pénètres les secrets de nos âmes, et qui vois au fond de la mer le prophète enfermé dans le sein de la baleine), tu sais que lui et moi, nous grandîmes ensemble depuis l'enfance jusqu'à la fleur de l'âge; que le même sein nous allaita tous deux, que les mêmes embrassements nous étreignirent. Et, après des études achevées à Rome, lorsque sur les rives demi-barbares du Rhin, nous partagions la même nourriture, le même toit, je commençai enfin, le premier, de me donner à ton service. Souviens-toi, je te prie, que ce guerrier qui suit tes étendards, fit jadis ses premières armes avec moi. J'ai la garantie de ta majesté : «Celui qui enseignera et ne pratiquera pas, sera appelé le dernier dans le royaume des cieux; mais celui qui enseignera et pratiquera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.» (Mt 5,19). Qu'il jouisse donc de la couronne due à sa vertu, et que, pour son martyre de chaque jour, il marche à la suite de l'agneau, avec la robe précieuse. «Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père;» (Jn 14,2). Et encore : «Entre les étoiles, l’une est plus éclatante que l'autre.» (1 Cor 15,41). Accorde-moi de pouvoir lever la tête au pied de tes saints; si j'ai voulu seulement les choses qu'il a accomplies, passe-moi ce que je n'ai pu remplir; donne-lui la récompense qu'il mérite. Peut-être me suis-je étendu au delà des bornes d'une lettre, mais cela m'arrive toujours, quand il faut dire quelque chose à la louange de notre cher Bonose. Et, pour en revenir à ce que je vous disais d'abord, ne perdez pas le souvenir d'un ami absent, puisqu'un ami se cherche, se trouve, se conserve avec tant de peine. Resplendisse qui voudra sous l'éclat de l'or, se plaise qui voudra à voir ce métal briller dans de pompeuses cérémonies, sur de magnifiques équipages. L’amour ne s'achète point; l'affection n'a pas de prix. Une amitié qui peut cesser ne fut jamais une amitié véritable. Adieu dans le Christ.

LETTRE 2

À FLORENTIUS

Vous pouvez juger combien votre réputation s'est étendue parmi les peuples, puisque je commence de vous aimer, avant de vous connaître. Car, si, au dire de l'Apôtre, les péchés de certains hommes sont connus avant l'examen qu’on en pourrait faire, votre mérite, au contraire, est si généralement reconnu, que l'on serait moins louable de vous aimer, qu’on ne semblerait criminel en ne vous aimant pas. Je ne parlerai point de ce nombre infini de pauvres, en la personne desquels vous avez soulagé, nourri, vêtu, visité le Christ. Les secours par vous prodigués à notre frère Héliodore seraient capables seuls de délier la langue des muets. Avec quelle reconnaissance, avec quels éloges il me redisait votre empressement à lui adoucir les incommodités du voyage ! Et moi, malgré les langueurs intolérables qui me rongent et me rendent si pesant, je me suis hâté, avec des ailes aux pieds, pour ainsi dire, de vous saluer de cœur et d'affection, de vous embrasser même. Je vous félicite donc, et je prie le Seigneur qu'il veuille serrer les nœuds d'une amitié qui ne fait que de naître. Et, comme notre frère Rufin, qui arrive, dit-on, avec la pieuse Mélanie, d’Égypte à Jérusalem, m'est uni par les liens étroits d'une tendresse fraternelle, veuillez, je vous prie, lui donner la lettre qui se trouve jointe à la vôtre. Ne me jugez pas d'après ses vertus; vous verrez briller en lui les caractères d'une éminente sainteté. Quant à moi, poussière, vile portion de boue, reste de cendre, il me suffit, pour le temps que je dois vivre encore, de pouvoir avec mes faibles yeux soutenir l'éclat de ses vertus. Il vient de se laver, il est pur et blanc comme la neige; moi, souillé de toutes sortes de pêchés, je tremble jour et nuit dans l'attente du moment fatal, où il me faudra rendre jusqu'à la dernière obole. Mais toutefois, comme le Seigneur brise les chaînes des captifs, qu'Il se repose sur les humbles et sur ceux qui écoutent sa parole avec une religieuse frayeur, il me dira peut-être à moi qui suis étendu dans le sépulcre des vices : Jérôme, viens dehors. — Le saint prêtre Evagre vous salue de tout son cœur; nous saluons ensemble notre frère Martinianus, que je souhaite ardemment de voir, mais la chaîne de mes langueurs me retient. Adieu dans le Christ.

LETTRE 3

À THÉODOSE ET À D’AUTRES ANACHORÈTES

Que je voudrais être maintenant au milieu de vous et, quoique mes yeux soient indignes de vous voir combien j'aurais de joie d'embrasser votre admirable communauté ! Je verrais une solitude plus agréable que toutes les villes de la terre; je verrais des de saints se presser en des lieux inhabitables, comme en une sorte de paradis. Mais, puisque mes nombreux péchés ne me permettent pas d'entrer dans la société des justes, je vous conjure, car je ne doute pas que vous ne puissiez l'obtenir, de me délivrer, par vos prières, des ténèbres de ce siècle. Je vous l'avais déjà manifesté de vive voix, et je vous le répète aujourd'hui dans cette lettre, il n'y a rien que mon âme ambitionne avec autant d'ardeur. Maintenant, c'est à vous de faire que l'exécution suive ma volonté; c'est à moi de vouloir. Il dépend de vos prières que je veuille et que je puisse. Je suis comme la brebis malade, éloignée du troupeau. À moins que le bon pasteur ne me reporte sur ses épaules à la bergerie, mes pas chancelleront, et je tomberai au milieu de mes efforts pour me relever. Je suis ce prodigue enfant qui, après avoir dissipé la portion que le père m'avait donnée, ne me sais point encore jeté à ses genoux, et n'ai pas même commencé de repousser loin de moi les enchantements qui m'avaient séduit. Et, comme tous mes efforts pour abandonner le vice n'ont abouti jusqu'à présent qu'à d'inutiles désirs, le diable m'enlace aujourd'hui en de nouveaux filets. Me suscitant de nouveaux obstacles, il m'environne partout d'une vaste mer. Jeté au milieu des eaux, je ne veux pas reculer, et ne saurais avancer. La seule ressource qui me reste, c'est que, par vos prières le souffle de l'Esprit saint me pousse et me fasse surgir enfin au
port désiré.

LETTRE 4

À FLORENTIUS

C'est dans la partie du désert qui touche aux Sarrasins, du côté de la Syrie, que votre lettre m'a été remise. En la lisant, j'ai senti se rallumer en moi le désir d'aller à Jérusalem; et ce qui avait enflammé mon amitié a failli nuire à mes projets de solitude. Maintenant donc, autant que ma faiblesse le permet, je me fais représenter auprès de vous par cette lettre; quoique absent, je viens vous trouver par l'amour et l'affection. Je vous en conjure, que la distance des lieux ou la durée du temps ne puisse donner atteinte à une amitié naissante, cimentée par le Christ; tâchons, au contraire, d'en resserrer les nœuds par des lettres réciproques. Qu'elles soient toujours en chemin, qu'elles aillent au-devant les unes des autres, qu'elles conversent avec nous. La charité n'y perdra pas beaucoup, si nous nous entretenons de la sorte.
Notre frère Rufin, comme vous me l'écrivez, n'est pas encore venu; fût-il arrivé, je ne pourrais guère contenter mon désir, puisqu'il m'est impossible de le voir. Car il est trop éloigné de moi, pour pouvoir venir jusque ici, et moi, retenu dans les bornes de la solitude que j'ai choisie, je n'ai plus la liberté de faire ce que je veux. Je vous conjure donc, et vous supplie instamment de lui demander qu'il vous donne, pour que je les fasse transcrire, les commentaires dans lesquels le bienheureux Rheticius, évêque d'Augustodunum, a expliqué le Cantique des Cantiques avec tant d'élévation. Un vieillard, nommé Paul, de la patrie de notre frère Rufin, me mande aussi que ce dernier a chez lui son exemplaire de Tertullien; il le supplie de le lui renvoyer. Veuillez me faire transcrire par la main d’un copiste, les livres que je n'ai pas et dont vous trouverez la liste au bas de cette lettre. Je vous prie encore de m'envoyer l'interprétation des psaumes de David par saint Hilaire, et son grand Traité sur les synodes, que je copiai moi-même à Trèves pour notre ami Rufin. Vous le savez, la nourriture d'une âme chrétienne, c’est de méditer jour et nuit la loi du Seigneur. Les autres, vous leur donnez l'hospitalité, vous leur prodiguez les consolations, vous les assistez dans leurs besoins; si vous m'accordez ce que je vous demande, vous m'aurez tout donné. Et comme, grâces au Seigneur, je suis riche en exemplaires de la Bible, demandez-moi à votre tour ce qui vous plaira, et je vous l'enverrai. Mais ne croyez pas être importun, j'ai ici des élèves pour transcrire les livres. Je ne veux rien pour les services que je vous offre. Notre frère Héliodore m'a dit que vous cherchez plusieurs ouvrages sur l'Écriture, sans pouvoir les trouver. Les eussiez-vous tous, la charité est toujours en droit de réclamer, d'exiger encore plus.
Souvent, le prêtre Evagre, pendant que j'étais encore à Antioche réprimanda devant moi le maître de votre esclave dont vous avez daigné me parler; je ne doute pas qu'il ne vous l'ait enlevé. Il répondit : «Je ne crains rien; l'esclave prétend que son maître l'a congédié. Il est ici, ajoutait-il, et si vous le jugez à propos, faites-le conduire où vous voudrez. Je ne pense pas que ce soit un crime de retenir un vagabond.» Comme la solitude où je suis confiné ne me permet pas d'exécuter vos ordres, j'ai prié mon très cher Evagre de donner tous ses soins à cette affaire, en votre considération ainsi qu'en la mienne. Je désire que vous soyez bien portant en Jésus Christ.

LETTRE 5

AU MOINE HÉLIODORE

Mon cœur seul, qui connaît votre amitié réciproque, peut savoir avec quelle affection, avec quelle ardeur je me suis efforcé de vous retenir auprès de moi dans la solitude. Cette lettre même, où vous voyez encore la trace de mes larmes, témoigne de la désolation, de la douleur, du gémissement que me coûta votre départ. Mais vous, comme un petit entant aux manières délicates, vous sûtes adoucir par vos caresses, le mépris que vous faisiez de mes prières; et moi, indécis, je ne savais alors quel parti prendre. Fallait-il me taire ? mais ce que je désirais ardemment, je ne pouvais guère le dissimuler. Fallait-il vous presser davantage ? mais vous ne vouliez plus m'entendre, parce que vous n'aimiez pas comme moi. Mon amitié dédaignée a fait tout ce qu'il lui était possible de faire. Présent, elle n'a pu vous retenir; absent, elle vous cherche sans cesse. En me quittant, vous m'engageâtes à vous écrire, pour vous encourager à venir auprès de moi, sitôt que je serais entré dans la solitude; je vous promis de le faire; je vous invite, hâtez-vous. N'allez pas vous rappeler les fâcheuses nécessités où vous faites réduit d'abord, le désert ne veut que des hommes dépouillés de tout. Ne vous laissez point épouvanter par les difficultés de votre premier voyage. Vous qui croyez en Jésus Christ, croyez aussi à sa parole. «Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît.» (Mt 6,33). Ne prenez avec vous ni sac, ni bâton; il est assez riche, celui qui est pauvre avec le Christ.
Mais que fais-je ? insensé que je suis, vous supplié-je encore ? Laissons là les prières, laissons là les caresses. L'amour blessé doit se mettre en collège. Vous qui avez dédaigné mes prières, peut-être écouterez-vous mes reproches. Que faites-vous dans la maison paternelle, soldat efféminé? Où est la palissade ? où est la tranchée ? où est l'hiver passé sous les tentes ? Voilà que, du haut du ciel, la trompette sonne; voilà que, sur les nuées, pour subjuguer le monde, le général tout armé s'élance; voilà que le glaive à deux tranchants, qui sort de la bouche du roi, moissonne tout ce qu'il rencontre; et vous, d'une couche efféminée vous voudriez passer au combat; du sein des ombres apparaître au soleil ? Un corps habitué à la tunique faiblit sous le poids de la cuirasse. Une tête couverte d'un lin délicat refuse de porter le casque. Une main amollie par l'oisiveté se déchire à la dure poignée d'un glaive. Écoutez l'édit de votre roi : «Celui qui n'est pas avec Moi, est contre Moi; et celui qui n'amasse point avec Moi, disperse.» (Mt 12,30). Rappeliez-vous le jour de votre enrôlement, alors qu'enseveli dans le baptême avec le Christ, vous jurâtes, par les paroles du sacrement, de n'épargner pour lui votre mère ni votre père. Voilà que l'adversaire s'efforce, dans votre cœur, de tuer le Christ; la solde que vous recutes pour servir sous ses drapeaux, voilà que les camps ennemis gémissent de la voir entre vos mains. Quand même votre petit neveu se suspendrait à votre cou, lors même que votre mère, les cheveux épars, les vêtements déchirés, vous montrerait les mamelles qui vous allaitèrent; lors même que votre père se coucherait sur le seuil de la porte, foulez aux pieds votre père, marchez; et l'œil sec, volez aux étendards de la croix. Dans une pareille circonstance, et alors seulement, c'est une sorte de piété que d'être insensible.
Viendra, viendra le jour, où victorieux, vous retournerez dans la patrie; où vous marcherez, brave guerrier, la couronne sur la tête, au milieu de la Jérusalem céleste. Alors vous aurez avec Paul le droit de municipe; alors vous réclamerez pour vos parents le même droit de cité; alors aussi vous prierez pour moi, qui vous ai encouragé à vaincre. Au reste, je sais assez quels sont les liens dont vous vous dites embarrassé. Je n'ai point un cœur de fer, ni des entrailles insensibles; je n'ai été ni
formé dans le sein des rochers, ni allaité par les tigresses d'Hyrcanie; et moi aussi, j'ai passé par ces épreuves. Tantôt une sœur dans la viduité vous serre en ses bras caressants; tantôt ces esclaves avec lesquels vous avez grandi vous disent : À quel maître allez-vous nous laisser désormais ? Tantôt une nourrice cassée de vieillesse, et un gouverneur, cet autre père après celui que la nature vous a donné, vous crient : Nous allons mourir; attendez quelque peu, et ensevelissez- nous. Peut-être aussi votre mère, les seins pendants et le front sillonné de rides, viendra-t-elle vous répéter les chansons qui endormaient votre enfance. Que les grammairiens disent encore, s'ils veulent : «Votre illustre maison en vous seul aujourd’hui trouve, prête à tomber un salutaire appui.» (Æn. 12,59).
L'amour de Dieu et la crainte de la géhenne brisent facilement ces liens.
Vous allez me dire peut-être que l'Écriture ordonne d'obéir à ses parents ? Oui, mais quiconque les aime, au-dessus du Christ perd son âme. L'ennemi tient le glaive pour m'ôter la vie, et je m'arrêterai aux larmes d'une mère ? Je déserterai la milice du Christ à cause de mon père, quand il me faut, pour le Christ, lui refuser la sépulture, que je dois néanmoins, pour l'amour du Christ, au reste des hommes ? Le Sauveur ne regardat-Il pas comme un sujet de scandale ces timides précautions que Pierre prenait pour l'empêcher de souffrir la mort ? Paul répondit aux frères qui le dissuadaient d'aller à Jérusalem. «Que faites-vous en pleurant, et en affligeant mon cœur? car je suis prêt, non seulement à être enchaîné, mais encore à mourir dans Jérusalem pour le Nom du seigneur Jésus.» (Ac 21,13). Cette arme de la piété qui ébranle la roi, il
faut la repousser avec le bouclier de l'Évangile. «Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui accomplissent la Volonté de mon Père qui est dans les cieux.» (Lc 8,21). S'ils croient en Jésus Christ, qu'ils me soutiennent, moi qui vais combattre pour son Nom; s'ils n'y croient pas, que les morts ensevelissent leurs morts.
Cela est bon, dites-vous, quand il s'agit du martyre ? Vous vous trompez, mon frère, vous vous trompez, si vous pensez que le chrétien peut rester quelquefois sans endurer persécution; lorsqu'on se doute le moins d'être attaqué, c'est alors qu'on essuie les attaques les plus vives. Notre adversaire, comme un lion rugissant, rôde autour de nous, cherchant quelqu'un à dévorer, et vous croyez que c'est là être en paix ! Il se tient en embuscade avec les riches, pour tuer l'innocent dans l'obscurité. Ses yeux sont ouverts sur le pauvre. Il épie en secret, comme le lion dans sa caverne; il épie pour enlever le pauvre; et vous, à l'ombre d'un épais feuillage, vous goûtez un sommeil paisible, lorsque vous allez devenir la proie du lion ? D'un côté, la luxure me poursuit, de l'autre, l'avarice s'efforce de s'ouvrir un passage dans mon cœur; tantôt mon ventre veut s'ériger en Dieu à la place du Christ, tantôt la concupiscence me pousse à chasser l'Esprit saint qui habite en moi et à violer son temple. Enfin, je me vois poursuivi par un ennemi qui porte mille noms, qui possède mille secrets pour nuire. Et moi, infortuné, je me croirai vainqueur, lorsque je suis esclave !
N'allez donc pas, très cher frère, après avoir examiné et pesé tous ces délits, vous imaginer qu’elles soient moindres que le crime d'idolâtrie les choses dont nous parlons. Apprenez qu’elle est à ce sujet la pensée de l'Apôtre. Sachez que nul fornicateur, nul impudique, nul avare, nul trompeur, dont le vice est une idolâtrie, ne sera héritier du royaume de Jésus Christ et de Dieu. Et quoique, en général, tout ce qui est relatif au démon soit contraire à Dieu; que tout ce qui appartient au démon, à qui sont consacrées toutes les idoles, soit une idolâtrie, néanmoins, en un autre endroit, l'Apôtre s'explique d'une manière spéciale et formelle, disant : «Faites mourir les membres de l'homme terrestre qui est en vous; la fornication, l'impureté, les passions déshonnêtes, les mauvais désirs et l'avarice, qui est une idolâtrie.» (Col 3,5-6). — Ce sont ces crimes qui attirent la Colère de Dieu. Car il n'y a pas acte d'idolâtrie, seulement à jeter un peu d'encens au feu de l'autel, ou à répandre en libation du vin puisé dans une coupe. Qu'il dise que l'avarice n'est point une idolâtrie, celui qui peut appeler justice la trahison du disciple vendant le Seigneur trente pièces d'argent. Qu'il dise qu'il n'y a point de sacrilège dans la débauche, celui qui, par de continuelles prostitutions avec les victimes de la brutalité publique, a profané les membres du Christ, cette hostie vivante et agréable à Dieu. Qu'il dise que la fraude n'est pas une idolâtrie l'homme semblable à ceux des Actes des Apôtres, qui pour s’être réservé une partie du prix de leur patrimoine, furent sur-le-champ frappés de mort. Remarquez-le, mon frère, il ne vous est pas permis de rien avoir de vos richesses. «Quiconque, dit le Seigneur, n'aura pas renoncé à tout qu'il possède, ne peut être mon disciple.» (Lc 14,33). Pourquoi donc êtes-vous si lâchement chrétien ?
Voyez Pierre qui abandonne ses filets; voyez le Publicain se levant de son comptoir, et devenant aussitôt apôtre. Le Fils de l'homme n'a pas où reposer la tête, et vous vous promenez dans de vastes portiques, vous habitez dans de magnifiques palais? Vous qui attendez l'héritage du siècle, vous ne sauriez être le cohéritier du Christ. Expliquez le nom de moine, c'est-à-dire votre nom. Que faites-vous dans la foule, vous qui êtes seul ? Et si je vous donne cet avis, ce n’est pas que je n'aie point éprouvé de perte dans mon navire ou dans sa charge, et qu'habile pilote je n'aie jamais connu les flots; au contraire, jeté depuis peu sur le bord par un naufrage, ce n'est que d'une voix timide que je signale les écueils aux navigateurs. Dans ce golfe tempétueux, l'amour du plaisir, comme une autre Charybde, engloutit les passagers. Ici l'impureté, sous les traits d'une femme, séduit et captive comme Scylla, et attire la pudeur en de funestes naufrages. Ici est une côte barbare; ici le démon, tel qu'un pirate, porte avec ses compagnons les chaînes destinées à ses captifs. Soyez donc plein de défiance, tenez-vous sur vos gardes. Quoique la mer vous sourie aussi calme que la plaine d'un étang, quoique la superficie du paisible élément soit à peine ridée par un souffle léger, ces champs néanmoins recèlent de hautes montagnes; au dedans est caché le péril, au dedans est l’ennemi. Préparez les cordages, déployez les voiles. Que l'antenne de la croix s'imprime sur vos fronts; ce calme est une tempête.
Mais peut-être allez-vous me dire : Quoi donc ? tous ceux qui vivent dans les cités ne sont-ils pas chrétiens ? Votre cause n'est point la même que celle des autres. Écoutez ce que dit le Seigneur : «Si vous voulez être parfait, allez; tout ce que vous possédez, vendez-le, donnez-le aux pauvres; venez et suivez-Moi.» (Mt 19,21). Or, vous avez promis de devenir parfait; car, lorsqu'après avoir abandonné la milice du siècle, vous vous êtes fait eunuque pour le royaume des cieux, qu'avez-vous fait autre chose que suivre la vie parfaite ? Or, un parfait serviteur du Christ ne possède que le Christ; ou, s'il possède autre chose que le Christ, il n'est point parfait; et s'il n'est point parfait, après avoir promis à Dieu de le devenir, il a menti devant Dieu. Or, «la bouche qui ment tue l'âme.» (Sag 1,2). Donc, pour conclure, si vous êtes parfait, d'où vient que vous regrettez les biens paternels ? Si vous n'êtes pas parfait, vous avez trompé le Seigneur. L'Évangile crie d'une voix divine et éclatante. Vous ne pouvez servir deux maîtres; et l'on ose faire mentir le Christ, en servant le Mammon et le Seigneur ! Le Christ ne cesse de répéter : Si quelqu'un veut venir à Moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix, et Me suive. Et moi, chargé d'or, je pense que je vais à la suite du Christ ? Quiconque prétend qu'il croit en Jésus Christ, doit marcher lui-même comme le Christ a marché.
Mais si vous n'avez rien, comme je sais que vous allez me répondre, pourquoi donc étant si propre à la guerre, ne combattez-vous pas ? Est-ce, par hasard, que vous pensez pouvoir faire cela dans votre patrie, tandis que le Seigneur n'a point fait de prodiges dans la sienne ? Et pourquoi n'en a-t-Il pas fait ? En voici la raison, appuyée sur une autorité sainte : Nul prophète n’est honoré dans sa patrie. Je ne cherche point la gloire, direz-vouis; ma conscience me suffit. Le Seigneur ne la cherchait pas non plus, puisqu'Il prit la fuite pour ne point être établi roi par la foule. Mais où il n'y a point de gloire, là il y a mépris; où il y a mépris, là il y a de fréquents outrages; où il y a outrage, là aussi il y a indignation; où il y a indignation, là il n'y a point de repos; où il n'y a point de repos, là aussi l'âme abandonne souvent ses bons desseins. Or, une fois que l'inquiétude a rendu moins zélé, on perd quelque chose de ce que l'on possédait; et où il y a moins, vous ne sauriez dire qu'il y ait perfection. De tout ceci, l'on doit conclure qu'un moine, dans sa patrie, ne saurait être parfait; or, ne vouloir pas être parfait, c'est pêcher.
Mais, chassé de ce retranchement, vous vous prévaudrez de l'exemple des clercs. Oserai-je dire quelque chose à leur sujet, eux qui certainement résident dans leurs villes ? À Dieu ne plaise que j'aille parler en mal de ceux qui, succédant au ministère apostolique, produisent de leur bouche sacrée le Corps du Christ; de ceux par lesquels nous sommes chrétiens, nous autres; qui, tenant les clefs du royaume des cieux, jugent en quelque sorte avant le jour du jugement, qui conservent l'épouse du Seigneur en une sobre chasteté. Mais, je l'ai déjà dit, il n'en est pas des moines comme des clercs. Ceux-ci sont les pasteurs; moi, je suis une brebis du troupeau. Ils vivent de l'autel; et moi, je suis comme l'arbre stérile qui voit déjà la hache à ses racines, si je ne porte pas mes dons sur l'autel. Et je ne puis prétexter la pauvreté, lorsque je vois, dans l'Évangile, le Seigneur louer une veuve indigente qui jette dans le gazophylacium les deux seules pièces de monnaie qu'elle ait encore. Il ne m'est pas permis de m’asseoir en la présence d'un prêtre; il peut, si je pêche, me livrer à Satan pour me punir dans mon corps, afin que mon âme soit sauvée. Et dans la même loi, quiconque n'avait point obéi aux prêtres, était conduit hors du camp, et lapidé par le peuple; ou bien le glaive, en faisant tomber sa tête, lavait son offense dans le sang. Mais aujourd'hui les insubordonnés, on les frappe du glaive spirituel, ou bien on les chasse de l'Église, pour qu'ils soient déchirés par les dents cruelles des démons. Que si les sollicitations pieuses des frères vous pressent de prendre le même ordre, je me réjouirai de votre élévation, mais je craindrai votre chute. «Si quelqu'un désire l'épiscopal, il désire une œuvre excellente.» (1 Tim 3,1-3). Nous savons cela, mais ajoutez ce qui suit : il faut que l'évêque soit irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, pudique, prudent, grave et modeste, hospitalier, capable d'instruire. Qu’il ne soit ni adonné au vin, ni prompt à frapper, mais équitable et modéré. Après avoir expliqué ensuite ce qui regarde l'évêque, l’Apôtre n'apporte pas moins de soin pour ce qui concerne les ministres du troisième ordre. «Que les diacres de même soient pudiques; qu'ils ne soient ni doubles dans leurs paroles, ni adonnés au vin, ni avides d'un gain sordide; mais qu'ils retiennent le mystère de la foi avec une conscience pure. Ils doivent aussi être éprouvés auparavant, et admis aux fonctions du ministère, s’ils sont sans reproche.» (1 Tim 3,8-9). Malheur à celui qui, n'ayant pa la robe nuptiale, se présente au festin. Il ne lui reste qu'à s'entendre dire aussitôt : «Mon ami, comment êtes-vous entré ici ? Et alors, ne répondant rien, il entendra dire encore aux serviteurs : Prenez-le; liez-lui les mains et les pieds, jetez-le dans les ténèbres extérieures; là, seront les pleurs el les grincements de dents.» (Mt 22,12-13). Malheur à celui qui, enveloppant dans un mouchoir le talent qu'il à reçu, se contente de le mettre en réserve, tandis que les autres font valoir ce qui leur a été confié. Aussitôt ses oreilles seront frappées de ces paroles du maître indigné : «Méchant serviteur, pourquoi donc n'as-tu pas donné mon argent à la banque, afin que, revenant, je pusse l'exiger avec des intérêts ?» (Lc 19,22-23). C'est-à-dire, vous auriez dû déposer au pied de l'autel ce que vous ne pouviez porter. Car, en gardant mon or, lâche négociateur, vous avez pris la place d'un autre, qui aurait fait profiter au double la somme confiée. De même donc qu'un fidèle ministre se rend digne d'un grade plus haut, de même «celui qui approche du calice du Seigneur indignement se rend coupable de crime contre le Corps et le Sang du Seigneur.» (1 Cor 11).
Tous les évêques ne sont point évêques. Vous regardez Pierre, mais considérez aussi Judas. Vous admirez Étienne, mais regardez aussi Nicolas, contre lequel le Seigneur, dans l'Apocalypse, proNonce sa sentence de condamnation, et qui a émis des doctrines si infâmes et si criminelles, qu'il a doNné naissance à l'hérésie des Nicolaïtes. Que chacun s'éprouve, et qu'il approche ensuite. Ce n'est pas la dignité ecclésiastique qui fait le chrétien. Le centurion Cornélius, encore païen, est purifié par le don du saint Esprit. Daniel, encore enfant, devient le juge des vieillards. Amos, cueillant des mûres sauvages, fut tout-à-coup fait prophète. David, pasteur, est choisi pour roi. C'est le plus jeune de ses disciples que Jésus Christ aime le plus. Frère, prenez la dernière place de la table, afin qu'à l'arrivée d'un convive moins distingué l'on vous fasse monter plus haut. Sur qui le Seigneur se repose-t-I ? n'est-ce pas sur l'humble, sur le pacifique, et sur celui qui tremble à ses paroles ? Plus on donne à quelqu'un, plus on exige de lui; les puissants seront puissamment tourmentés. Et que personne n'aille s'applaudir d'une pureté simplement extérieure, puisque toutes les paroles inutiles que les hommes auront dites, ils doivent en rendre compte au jour du jugement; puisqu'une parole injurieuse contre un frère devient un crime d'homicide. Il n'est pas aisé de remplir la place de Paul, d'occuper le rang de Pierre, eux qui,règnent déjà avec le Christ. N'est-il pas à craindre, par hasard, qu'il ne vienne un ange pour déchirer le voile de votre temple, pour ôter votre candélabre de son lieu ? Prêt à bâtir une tour, supputez les frais de l'entreprise. Le sel affadi n'est bon qu'à être jeté dehors et foulé par les pourceaux. Un moine, s'il tombe, le prêtre intercédera pour lui; mais qui priera pour le prêtre, s'il vient à tomber ?
Et, puisque mon discours a franchi tant de brisants
redoutables; puisqu'à travers des rochers que blanchit l'écume des flots, ma barque fragile s'est élancée dans la haute mer, il faut déployer les voiles aux vents; et, après avoir heureusement passé par les écueils des questions, entonner, comme les matelots joyeux, le céleusma de l'épilogue. Ô désert, toujours émaillé, des fleurs du Christ ! Ô solitude en laquelle naissent les pierres dont est construite, dans la cité du grand roi ! Ô retraite admise à l'intime familiarité de Dieu ! Que faites-vous dans le siècle, frère, vous qui êtes plus grand que le monde ? Jusque à quand voulez-vous de demeurer à l'ombre des maisons ? Jusque à quand voulez-vous rester emprisonné dans les villes en fumées ? Croyez-moi, la lumière a je ne sais quoi de plus brillant ici. L'on aime, ici, à déposer le poids du corps, pour s'envoler aux pures et resplendissantes régions de l'éther. Craignez-vous la pauvreté ? mais le Christ appelle bienheureux les pauvres. Etes-vous rebuté par le travail ? mais nul athlète ne reçoit la couronne, sans avoir sué. Songez-vous à la nourriture ? mais la foi ne redoute pas la faim. Appréhendez-vous de meurtrir sur la terre nue des membres épuisés déjà par les jeûnes ? mais le Seigneur y repose avec vous. Une chevelure négligée vous fait-elle horreur sur une tête malpropre ? mais le Christ est votre chef. L'immense étendue de la solitude vous fait-elle peur ? promettez-vous en esprit dans les cieux. Toutes les fois que vous y serez monté par la pensée, vous ne serez plus au désert. Sans les bains, la peau devient âpre et ridée; mais quiconque a été une fois lavé dans le Christ n'a plus besoin de se laver une seconde fois. En un mot, écoutez ce que répond l'Apôtre à toutes vos difficultés : «Les souffrances de la vie présente, dit-il, n'ont aucune proportion avec celle gloire qui doit un jour éclater en nous.» (Rom 8,18). Vous êtes trop délicat, frère, si vous voulez goûter ici-bas les plaisirs du siècle, et régner ensuite avec le Christ.
Viendra, viendra le jour, où ce corps mortel et corruptible revêtira l'incorruptible immortalité. Heureux alors le serviteur que le maître aura trouvé veillant ! Alors, au son de la trompette, la terre sera dans l'effroi avec les peuples, et vous, vous vous réjouirez. À l'aspect du Seigneur prêt à juger, le monde poussera un mugissement lugubre; les tribus, regardant les tribus, se frapperont la poitrine. Des rois si puissants jadis, sans garde maintenant qui veille à leur côté, palpiteront de crainte. Vénus paraîtra là avec son fils; là, on verra Jupiter armé de ses feux; là aussi l'insensé Platon avec ses disciples. Les arguments d'Arisiote ne serviront de rien. Alors, vous, homme simple et pauvre, vous tressaillirez d'allégresse, vous rirez, vous direz : Voilà mon crucifié, voilà le juge qui, enveloppé de langes, poussa des vagissements dans l'étable. Voilà le Fils de l'artisan et de la femme qui gagnait sa vie avec ses mains; voilà celui qui, sur le sein de sa mère, s'enfuit en Égypte, Lui, Dieu, devant un mortel; voilà celui qui fut couvert de pourpre; voilà celui qui fut couronné d'épines; voilà ce magicien, ce démoniaque, ce samaritain. Juif, regarde ces mains que tu as percées; Romain, vois son côte qu'a déchiré la lance. Voyez si c'est bien là le même corps que vous disiez avoir été enlevé furtivement pendant la nuit par ses disciples.
L'amour que j'ai pou vous, mon frère, m'a porté à vous dire ces choses. Faites en sorte que vous soyez un jour placé au milieu de ceux qui endurent maintenant de si rudes travaux.


LETTRE 6

À JULIANUS DIACRE

Il est un vieil axiome : Les menteurs font qu'on ne les croit pas, lors même qu'ils disent vrai. Gourmandé par vous pour mon silence, je sens qu'il m’est arrivé quelque chose de semblable. Dirai-je : plusieurs fois j'ai écrit, mais il faut accuser la négligence des porteurs ? Vous me répondrez : c'est l'excuse ordinaire de tous ceux qui sont paresseux à écrire. Dirai-je que je n'ai trouvé personne pour vous faire tenir mes lettres ? Vous direz que beaucoup de voyageurs sont allés d'ici vers vous. Soutiendrai-je que je leur ai donné des lettres ? Mais, eux qui ne les ont pas remises, soutiendront le contraire; et ainsi, éloignés l'un de l'autre, nous ne saurons à quoi nous en tenir. Que ferai-je donc ? tout innocent que je suis, je réclamerai mon pardon, jugeant plus convenable, après avoir été si vivement poussé, de demander la paix, que de soutenir encore le combat de pied ferme. Au reste, une maladie continuelle et de l'esprit et du corps m'a réduit à une telle extrémité, que, voisin dut trépas, je pouvais à peine me connaître moi-même. Et, afin que vous ne doutiez point de ce que je vous dis là, j’appellerai les témoins, à la manière des orateurs, après avoir énuméré les preuves. Le saint frère Héliodore était alors ici, il voulait habiter avec moi le désert; mais, chassé par mes crimes, il s'est retiré. Toutefois, ma verbosité présente me lavera de toute faute. Car, ainsi que, le dit Flaccus, dans une satyre : «On sait de tout chanteur le caprice ordinaire. Pressez-le de chanter, il s’obstine à se taire; cessez de le prier, il ne tarira plus.»
Je vais donc vous accabler désormais de tant de lettres que vous me prierez, au contraire, de ne plus écrire.
Je me réjouis de ce que ma sœur, votre fille en Jésus Christ, persévère, comme vous me l'apprenez le premier, dans la bonne voie qu'elle a commencé de suivre. Car, aux lieux où j'en suis, non seulement j'ignore ce qui se passe dans ma patrie, mais je ne sais pas même si elle existe encore. Quoique l’hydre espagnole me déchire d'une dent cruelle, je ne craindrai pas le jugement des hommes, moi qui dois avoir mon juge; et, comme a dit un poète : «Tombe sur moi le ciel, et les débris du monde couvriront un front sans pâleur.»
Souvenez-vous donc, je vous prie du précepte de l'Apôtre, qui enseigne que nos bonnes œuvres doivent toujours subsister; préparez-vous à une récompense de la part de Dieu, en travaillant au salut de ma pauvre sœur, et rendez-moi de plus en plus joyeux, en me donnant de fréquentes nouvelles de ce qui fera votre commune gloire dans le Christ.

LETTRE 7

À CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSEBIUS


Une lettre ne doit pas séparer ceux qu'une amitié mutuelle a unis, et je ne dois pas non plus présenter mes devoirs à chacun de vous en particulier, puisque vous avez les uns pour les autres une si grande tendresse, que l'intimité qui vous lie nous trois, n'est pas moins forte que les nœuds de la nature entre les deux frères. Bien plus, si la chose le permettait, je renfermerais en un seul nom vos noms inséparables, comme votre lettre semble m'engager à le faire, afin de voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis dans une seule personne. Car, le saint Evagre m'ayant remis votre lettre dans cette partie du désert qui déroule sa vaste étendue entre la Syrie et le pays des Sarrasins, j'ai ressenti une joie qui a surpassé celle qu'éprouvèrent les Romains, en cet heureux jour, où, depuis la bataille de Cannes, l'armée d'Hannibal fut vaincue par Marcellus, auprès de Nola. Et quoique le cher frère me visite fort souvent, et me chérisse dans le Christ comme ses propres entrailles, néanmoins, aussi éloigné de moi qu'il l'est, il ne m'a pas laissé moins de regrets à son départ qu'il ne m’avait causé de joie à son arrivée.
Maintenant je m'entretiens avec votre lettre, je la baise; elle parle avec moi; elle seule ici sait le latin; car, aux lieux où j'habite, il faut apprendre un langage à demi barbare, ou se taire. Toutes les fois que des caractères tracés par une main connue me rappellent des visages qui me sont bien chers, alors ou je ne suis plus ici, ou vous y êtes avec moi. Croyez-en l'amitié qui dit vrai : lorsque j'écrivais cette lettre, il me semblait vous voir. Ce dont je me plains d'abord, c'est que séparés par tant de terres et de mers, vous m'ayez envoyé, une lettre si courte; peut-être ai-je mérité d'être traité de la sorte, moi qui ai négligé, comme vous me le dites, de vous écrire jusqu'à présent. Je ne pense pas que le papier vous ait manqué; l'Égypte en fournit abondamment. Et quand même Ptolémée aurait quelque part fermé les mers, le roi Attalus eût envoyé néanmoins de Pergame des parchemins, afin de suppléer à la pénurie du papier, par des peaux qui, jusqu'à ce jour, ont gardé constamment le nom de Pergamœ. Quoi donc ? irai-je croire que le porteur ait été pressé de partir ? mais c'est assez d'une seule nuit pour m'écrire la plus longue lettre. Que vous en ayez été détourné par quelque occupation ? mais aucun devoir n'est plus impérieux que celui de la charité. Restent deux choses : oui bien vous n'avez pas voulu m'écrire, ou bien je n'ai pas mérité de votre part ce témoignage d'amitié. J'aime mieux vous accuser de négligence, que de me condamner, moi qui suis innocent. Il est plus facile de se corriger de la paresse, qu'il ne l'est d'avoir de l'affection pour quelqu'un.
Bonosus, ainsi que vous me le mandez, comme un fils du poisson, se retire au sein des eaux. Moi, souillé encore de mes vieilles iniquités, je cherche, comme les basilics et les scorpions, tous les lieux les plus arides. Lui, il marche déjà sur la tête de la couleuvre; moi, je sers encore de pâture au serpent qui, d'après la sentence de Dieu, mange la terre. Il touche déjà au dernier de ces degrés du psaume; moi, qui pleure encore sur la première marche, je ne sais si jamais il me sera donné, de dire : «J’ai levé mes yeux vers les montagnes d'où viendra le secours.» Lui, au milieu des flots menaçants du siècle, assis dans le secret de son Île, c'est-à-dire, dans le sein de l'Église, il dévore déjà peut-être, à l'exemple de Jean, le livre mystérieux; moi, gisant dans le sépulcre de mes crimes et chargé des liens du péché, j'attends que le Seigneur me crie, comme à Lazare : Jerôme, viens dehors. Bonosus, dis-je, car, suivant le Prophète, toute la force du diable est dans les reins, a porté sa ceinture au delà de l'Euphrate, l'y a cachée dans le trou d'une pierre, et la trouvant ensuite rompue, il a chanté : Seigneur, vous avez possédé mes reins; vous avez brisé mes fers, je vous sacrifierai une hostie de louanges. Moi, au contraire, Nabuchodonosor m'a conduit chargé de chaînes à Babylone, c'est-à-dire, à la confusion de mon âme; là, il m'a imposé le joug de l'esclavage; là, mettant un cercle de fer à mes narines, il m'a ordonné de chanter les cantiques de Sion. Je lui ai répondu : Le Seigneur délie les captifs, le Seigneur illumine les aveugles. Et, pour terminer brièvement le parallèle que j'ai commencé, moi, je sollicite mon pardon; lui, il attend la couronne.
La vie nouvelle de ma sœur est I'œuvre du saint Julianus, dans le Christ. C'est lui qui a planté; arrosez aujourd'hui, et le Seigneur donnera l'accroissement. Jésus me l'a donnée pour me consoler de la blessure que le démon lui avait faite, et me l'a rendue vivante, de morte elle était. Comme dit un poète païen, je crains tout pour elle, même les choses sûres. Vous savez vous-même combien est glissant le chemin de l'adolescence; j'y suis tombé, moi; et ce n'est pas sans crainte que vous le traversez. Maintenant surtout qu'elle entre dans cette route, il faut que chacun l'appuie de ses avis, que chacun la soutienne de ses consolations; c'est-à-dire, qu'elle doit être affermie par les fréquentes lettres de votre sainteté. Et, parce que la charité souffre tout, engagez aussi, je vous eu conjure, le pape Valerianus à lui écrire pour la fortifier. Vous le savez, ce qui d'ordinaire consolide le plus l'âme des jeunes personnes, c'est l'intérêt qu'elles sentent que leur portent des supérieurs.
Dans ma patrie, centre de la rusticité, on se fait un Dieu de son ventre; on y vit au jour le jour, et celui-là est le plus saint qui est le plus riche. À ce vase, suivant l'axiome vulgaire, est venu s'adapter un digne couvercle. Le prêtre Lupicinus, pour me servir du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont ait ri Crassus, et qui fut dit au sujet d'un âne mangeant des chardons : Telles lèvres, telles laitues; ce prêtre donc, pilote débile, gouverne un vaisseau percé de toutes parts, et, aveugle, il conduit des aveugles dans la fosse. C'est un pasteur bien digne d'un pareil troupeau.
Votre mère, qui est aussi la mienne, qui, tout en marchant de concert avec vous dans les voies de la sainteté, vous a devancé néanmoins, en ce qu'elle a mis au monde de tels fils, et dont les entrailles peuvent être appelées vraiment précieuses, je la salue avec le respect que vous me connaissez pour elle; je salue aussi vos sœurs, si dignes de la vénération publique, elles qui ont triomphé et de leur sexe et du monde; elles qui, leurs lampes abondamment pourvues d'huile, attendent l'arrivée de l'Époux. Ô l'heureuse maison où résident la veuve Anna, les vierges prophétesses et deux Samuel élevés dans le temple ! Ô l'heureuse habitation, où l’on voit la mère des martyrs Maccabées couronnée de la gloire de son propre martyre ! Quoique chaque jour vous confessiez le Christ, en observant ses préceptes, cependant à cette gloire privée vient se joindre encore celle d'une confession publique et éclatante, puisque c'est par vous que votre ville a été préservée du venin de l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce que, à la fin de ma lettre, j'aborde un nouveau sujet. Que faire ? Je ne puis empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon cœur. Les bornes de ma lettre me forcent à me taire; le plaisir que j'éprouve avec vous me contraint de parler. Mes paroles courent à la hâte, mon discours est sans liaison, sans suite; mais l'amour ne connaît pas d'ordre.

LETTRE 8

À NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE

Turpilius, poète comique, parlant du commerce des lettres, dit : C'est la seule chose qui rende présents les hommes absents. Il a dit vrai, quoique dans une matière fausse. Qu'y a-t-il, en effet, de si présent, pour ainsi dire, entre des absents, que de converser par lettres avec ceux que l'on aime, et de les entendre ? Ces peuples grossiers de l'Italie, qu'Ennius appelle Casci, et qui, au rapport de Cicéron, dans ses livres sur la rhétorique, cherchaient leur nourriture à la manière des bêtes, employaient, avant que le papier et les membranes fussent en usage, ou des tablettes de bois bien poiles, ou des écorces d'arbres, pour s'entretenir mutuellement par lettres. De là vient qu'on donnait à ceux qui portaient ces lettres le nom de Tabellarii, à ceux qui les écrivaient, celui de Librarii, du mot liber, qui signifie l'écorce des arbres. À combien plus forte raison ne devons-nous donc pas, maintenant que le monde est poli par les arts, négliger un doux commerce qu'avaient établi entre eux des hommes d'une telle grossièreté, et qui n'avaient, en quelque sorte, rien d'humain ! Voilà que le bienheureux Chromatius et le saint Eusébius, qui ne sont pas moins unis par la conformité de leurs inclinations que par les liens de la nature, m'ont prévenu par leurs lettres. Et vous, qui ne faites que de me quitter, vous déchirez une amitié, récente, plutôt que vous ne la décousez; ce que Lælius condamne sagement, dans Cicéron. Avez-vous, par hasard, en si grande aversion l’Orient, que vous ne vouliez pas même que vos lettres y viennent? Réveillez-vous, réveillez-vous; sortez de votre sommeil; donnez au moins un petit billet à l'amitié. Parmi les douceurs de la patrie, au milieu des pèlerinages que tous avons faits ensemble, soupirez quelquefois. Si vous m'aimez, écrivez-moi, je vous en conjure; si vous êtes fâché, ne laissez pas de m'écrire, malgré votre colère. Ce sera toujours pour moi une grande consolation, dans mes regrets, de recevoir des lettres d'un ami, fut-il même irrité.

LETTRE 9

À CHRYSOGONUS, MOINE D'AQUILÉE

Ce qu'il y a dans mon cœur d'affection pour vous, Héliodore, notre ami commun, a pu vous le dire exactement, lui qui ne vous porte pas moins d'amitié que je ne le fais moi-même. Il a pu vous dire aussi comme toujours votre nom retentit sur mes lèvres, comme dans toutes les conversations j'aime à rappeler ces heureux jours que nous avons passés ensemble; comme j'admire votre humilité, comme je loue votre vertu, comme je préconise votre charité. Mais vous, d'une nature pareille aux lynx qui, regardant par derrière, oublient ce qu'ils avaient devant les yeux, et ne songent plus aux objets qu'ils cessent de voir, vous avez tellement perdu le souvenir de notre amitié, que cette lettre écrite dans le cœur des chrétiens, au dire de l'Apôtre, vous l'avez effacée non point par une petite rature, mais, comme on dit, jusqu'au fond de la cire. Quand ces bêtes, dont je viens de parler, découvrent, sous le feuillage touffu des arbres, le chevreuil léger ou le cerf timide, ils les saisissent, déchirent d'une dent cruelle cette proie qui fuit en vain, entraînant avec elle son ennemi, et ne songent à butiner qu'autant qu'un ventre vide irrite une gueule desséchée par la faim. Mais une fois que leur férocité, repue de sang, a gorgé leurs entrailles, avec la satiété vient l'oubli; et l'animal ne sait plus ce qu'il doit attaquer, jusqu'à ce que le besoin de manger le rappelle au souvenir de la proie. Vous qui n'êtes point encore rassasié de moi, pourquoi joindre sitôt le terme au début ? Pourquoi laisser échapper avant de tenir ? à moins, par hasard, que ne recourant à l'excuse ordinaire des paresseux, vous prétendiez n'avoir rien eu à me mander; mais c'est cela même il fallait m'écrire, que vous n'aviez rien à me mander.

LETTRE 10

À PAUL, VIEILLARD DE CONCORDIA

La brièveté de la vie humaine est la peine des péchés, et la mort qui souvent, au berceau, enlève le nouveau-né, proclame que les siècles vont se corrompant de jour en jour. Après que le premier habitant du paradis, s'étant laissé prendre dans les nœuds du serpent, eut été relégué sur la terre, et, d'immortel qu'il était, fat devenu sujet à la mort, une vie prolongée jusque à neuf cents ans et plus, qui semblait une seconde immortalité, suspendait, en quelque sorte, la sentence de malédiction prononcée contre l'homme. Puis ensuite, la recrudescence du péché se manifestant peu à peu, l'impiété des géants amena le naufrage de tout l'univers. Après cette espèce de baptême, pour ainsi dire, qui lava le monde, la vie des hommes fut resserrée en des bornes étroites. Encore, un terme si court, avec nos crimes toujours en rébellion flagrante contre le ciel, nous l'avons presque perdu. Quel est l'homme, en effet, qui dépasse l'âge de cent ans ou qui, s'il arrive jusque là, ne s'attriste pas d'y être parvenu, selon qu'il est écrit au livre des psaumes : «Les jours de notre vie sont soixante-dix années, ou quatre-vingt, le plus; a tu delà, travail et douleur ?» (Ps 71,11).
À quoi bon, direz-vous, remonter si haut, et prendre les choses de si loin ? Ne pourrait-on, pas nous appliquer avec raison la plaisanterie d'Horace : «La Muse ne prend point, tardive en son essor, La guerre d'Hion au berceau de Castor.»
C'est que je veux préconiser dignement votre vieillesse, et votre tête blanche qui ressemble à celle du Christ. Voilà que déjà se déroule le centième cercle de votre âge; et vous, toujours fidèle observateur des préceptes divins, vous essayez par anticipation la béatitude de la vie future. Vous avez la vue bonne encore, la démarche ferme et assurée, l'ouïe subtile, les dents blanches, la voix éclatante, le corps sain et vigoureux; vos cheveux blancs contrastent avec votre visage vermeil; votre vigueur dément vos années. Cette heureuse mémoire, une longue vieillesse ne l'a point affaiblie; nous voyons que le contraire arrive chez la plupart des hommes. Cette pénétrante vivacité d'esprit, les glaces du sang y ne l'ont point émoussée. Votre figure n'est point sillonnée de rides, ni votre front labouré par les ans. Votre main ne conduit pas le style, tremblante et incertaine, et ne trace pas sur la cire des routes inégales. Le Seigneur a voulu nous montrer en vous quelle sera la verdeur de nos corps, à la résurrection future, pour nous apprendre que c'est l'effet du péché, si d'autres hommes, même de leur vivant, meurent déjà dans leur chair; que c'est la recompense de la vertu, si vous montrez tout l'éclat de la jeunesse, dans un âge qui n'est pas le sien. Et cette vigueur de santé, quoique nous la voyions quelquefois être le partage de beaucoup de pécheurs, c'est le diable qui la leur donne, pour les entretenir dans le crime; c'est le Seigneur, au contraire, qui vous la conserve, pour vous faire goûter une joie pure.
Les plus doctes parmi les Grecs (Cicéron, dans le discours pour Flaccus, dit très bien d'eux, qu'ils ont une légèreté innée et une docte vanité), faisaient à prix d'argent l'éloge de leurs rois on de leurs princes. À leur exemple, je réclame une récompense pour les éloges que je vous donne. Et ne pensez pas que j'exige peu de chose; c'est la perle de l'Évangile que je demande : Les paroles du Seigneur, paroles pures, argent éprouvé par le feu, purifié par le creuset, épuré jusqu'à sept fois, je veux dire les Commentaires de Fortunatianus, et; pour prendre connaissance des persécutions, l'histoire d'Aurélius Victor, puis en même temps les lettres de Novatianus, afin que, si je connais le poison de cet homme schismatique, je prenne plus volontiers l'antidote du saint martyr Cyprien. En attendant, je vous envoie un autre vous-même, c'est-à-dire, que j'adresse à un Paul déjà vieux un Paul plus vieux encore1 . Dans mon ouvrage, pour faire descendre mon style à la portée des simples, je me suis donné beaucoup de peine. Mais je ne sais comment un vase, fût-il même plein d'eau, conserve néanmoins l'odeur qu'il avait d'abord. Si ce petit présent peut vous plaire, j'ai d'autres choses en réserve, qui avec plusieurs marchandises d’Orient, pourvu que souffle l'Esprit saint, navigueront vers vous.

LETTRE 11

À ANTOINE, SOLITAIRE

Notre Seigneur, le Maître de l'humilité, un jour que ses disciples disputaient sur la prééminence, prit un petit enfant par la main, disant : «Quiconque d'entre vous ne deviendra pas semblable à cet enfant ne peut entrer dans le royaume des cieux.» (Mt 18,3). De peur qu'il ne parût enseigner seulement et ne point pratiquer, il donna Lui-même l'exemple, lavant les pieds à ses disciples, recevant par un baiser celui qui le trahissait, s'entretenant avec la Samaritaine, parlant du royaume des cieux, tandis que Marie était assise à ses pieds, et, après être ressuscité des enfers, apparaissant d'abord à de simples femmes. Ce qui précipita Satan de son élévation d'archange, ce n'est pas autre chose que l'orgueil contraire à l'humilité. Et le peuple juif, qui réclamait les premiers sièges et les salutations dans la place publique, après avoir eu pour successeur un peuple de gentils, regardé jusque là comme une goutte d'eau dans un vase d'airain, a été effacé de la terre. Les pécheurs Pierre et Jacques sont envoyés aussi contre les sophistes du siècle et les sages du monde. À ce sujet, l'Écriture dit : «Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles.» (1 Pier 5,5). Considérez, mon frère, quel mal c'est que le mal qui a Dieu pour adversaire; qui fait que, dans l'Évangile, le pharisien orgueilleux est méprisé, et que l'humble publicain est écouté. Déjà, si je ne me trompe, je vous ai envoyé dix lettres, pleines d'amitiés et de prières; vous ne daignez pas même, vous, répondre un seul mot. Le Seigneur parle bien avec ses serviteurs; et vous, vous ne parlez point avec un frère. C'est trop m'outrager, allez-vous dire ? Croyez-moi, si ma plume ne voulait garder quelque retenue, blessé que je suis, je vous accablerais de tant de reproches, que vous vous mettriez en devoir de me répondre, fût-ce même par colère. Mais comme se fâcher est le propre de l'homme, et ne pas injurier le propre du chrétien, revenant à mes premières habitudes, je vous prie encore d'aimer celui qui vous aime, et serviteur de Dieu, d'accorder quelques mots à un serviteur de Dieu comme vous. Adieu dans le Seigneur.

LETTRE 12

AUX VIERGES D'HERMON

L'exiguïté de ma lettre est une preuve de mon isolement, et voilà pourquoi j'ai resserré un long discours dans un petit espace. Je voulais m'entretenir longtemps avec vous, mais le manque de papier me forçait au silence. Maintenant donc, cette ruse ingénieuse a vaincu ma pauvreté, et, si ma lettre est petite, notre causerie n'en sera pas moins longue. Et toutefois, au milieu de cet extrême dénuement, jugez de ma charité, puisque n'ayant pas de quoi vous écrire, je n'ai pas laissé néanmoins de le faire. Au reste, pardonnez, je vous en conjure, à ma douleur. Je le dis le cœur froissé, je le dis les larmes aux yeux et l’âme contristée, vous ne m'avez pas même envoyé une seule lettre, à moi qui vous ai si souvent écrit. Je sais qu'il n'y a rien de commun entre la lumière et les ténèbres, qu'il n'y a point de commerce entre les servantes de Dieu et un pécheur; cependant une courtisane lava de ses larmes les pieds du Seigneur, et les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maÎtres. Le Sauveur Lui-même n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, car ceux qui se portent bien
n'ont pas besoin de médecin; et Il aime bien mieux le repentir du pécheur que sa mort; et la brebis égarée, Il la rapporte sur ses épaules; et le fils prodigue de retour est accueilli par son père joyeux. L'Apôtre ne dit-il pas : «Ne jugez point avant le temps, car, qui êtes vous, pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui ? s'il tombe, ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître. Et ailleurs : «Que celui qui est debout, prenne garde de ne point tomber.» Et ailleurs encore : «Portez les fardeaux les uns des autres. » Autrement, très chères sœurs, juge la passion des hommes, autrement juge le Christ. La sentence de son tribunal n'est pas la même que celle que l'on porte dans les repaires des médisants. Beaucoup de voies, qui aux hommes paraissent justes, sont ensuite trouvées mauvaises, et l'on cache souvent un trésor dans des vases d'argile. Pierre avait nié trois fois son Maître; des larmes amères le rétablissent dans son premier état. Celui à qui l'on remet davantage aime aussi davantage. On ne dit rien de tout le troupeau, et les anges dans le ciel se réjouissent pour le salut d'une seule brebis malade. Si quelqu'un veut condamner cela, qu'il entende dire au Seigneur : «Mon ami, le si je suis bon, pourquoi ton œil est-il mauvais.» (Mt 20,15).

LETTRE 13

À CASTORINA, SA TANTE

Jean, tout à la fois apôtre et évangéliste, dit, en une épître : «Quiconque hait son frère est homicide;» (1 Jn 3,15) et il a raison. En, effet, comme l'homicide résulte souvent de la haine, quiconque hait, quand même il ne frapperait pas du glaive, devient néanmoins homicide de cœur. À quoi bon un tel début, allez-vous dire ? C'est pour que, bannissant une vieille rancune, nous préparions à Dieu dans notre cœur une habitation pure. «Entrez en colère, dit David, et ne péchez point;» (Ps 4,5) ce qu'il faut entendre par ces mots, l'Apôtre l'explique très bien : «Que le soleil ne se couche point sur votre colère.» (Eph 4,26).
Que ferons-nous, au jour du jugement, nous sur la colère de qui un soleil accusateur s'est couché, non point un seul jour, mais durant tant d'années ? Le Seigneur dit, dans l'Évangile : «Si donc vous présentez votre offrande à l’autel, et que là vous vous souveniez que voire frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère, et alors revenant vous présenterez votre offrande.» (Mt 5,23). Malheur à moi, je n'ose dire malheur à vous, nous qui depuis si longtemps n'avons pas présenté de dons à l'autel, ou qui, par notre haine invétérée, avons perdu le fruit de nos offrandes ! Comment avons-nous pu dire jamais dans notre prière quotidienne : «Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons leurs dettes à nos débiteurs,» (Mt 11,12) puisque notre cœur n'allait point d'intelligence avec nos paroles, et que notre prière démentait nos actions ? Je viens donc vous conjurer, comme je l'avais déjà fait, il y a plus d'un an, d'entretenir avec moi cette paix que le Seigneur nous a laissée; que le Christ soit témoin de mon désir et de vos intentions. Bientôt devant son tribunal, notre réconciliation recevra sa récompense, ou notre rupture son châtiment. Que si vous ne voulez pas, ce qu'à Dieu ne plaise, accéder à mes vœux, je serai quitte. Cette lettre que je vous écris, m'absoudra, lorsqu'on l'aura lue.

LETTRE 14

À DAMAS, PAPE

Comme l'orient, agité de ses anciennes furies, met en lambeaux la robe du Seigneur, robe sans couture et d'un seul tissu; que les renards dévastent la vigne du Christ , et que parmi tant de citernes entrouvertes qui ne sauraient garder l'eau, il est difficile de découvrir où est la fontaine scellée et le jardin fermé, j'ai cru devoir consulter la chaire de Pierre et cette foi louée par la bouche de l'Apôtre, et chercher la nourriture de mon âme, au lieu même où jadis je reçus les vêtements du Christ. La vaste étendue du liquide élément et ce long espace de terres ne m'ont pas empêché d'y aller chercher la perle précieuse. «Partant où sera le corps, là se rassembleront les aigles.» (Lc 17,37).
Pendant que des enfants pervers dissipent leur patrimoine, vous seuls conservez intact l'héritage de vos pères. Chez vous, le sol riche et fécond, rend au centuple la pure semence du Seigneur; chez nous le froment, étouffé dans les sillons, dégénère en ivraie et en chaume. Aujourd'hui dans l'Occident se lève le soleil de justice, tandis que dans l'Orient ce lucifer qui était tombé, a établi son trône au-dessus des astres. «Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre,» (Mt 5,13-14) vous êtes des vases d'or et d'argent; ici nous n'avons que des vases d'argile ou de bois qui attendent la verge de fer et les feux éternels.
Quoique votre grandeur m'effraie, votre humanité cependant me rassure. Victime, je demande au prêtre le salut; brebis, je réclame l'appui du pasteur. Loin donc l'envie calomnieuse; que la splendeur du siège romain disparaisse; je parle au successeur du pêcheur, et au disciple de la croix. Moi, qui ne veux suivre personne autre que le Christ, je communique avec votre béatitude, c'est-à-dire, avec la chaire de Pierre; je sais que l'Église est bâtie sur cette pierre. Quiconque mange l'agneau hors de cette maison est un profane. Quiconque ne se trouvera point dans cette arche de Noé périra lors du déluge.
Et comme, pour pleurer mes crimes, je me suis retiré dans cette solitude qui sépare la Syrie d'avec le pays des Barbares, et que je ne puis, vu mon grand éloignement, demander toujours de votre sainteté le saint du Seigneur, je communique ici avec les confesseurs égyptiens vos collègues, et je me cache, humble chaloupe, parmi ces vaisseaux de haut bord. Je ne connais pas Vitalis, je rejette Meletius, j’ignore ce que c'est que Paulin. Quiconque n'amasse pas avec vous dissipe, c'est-à-dire, celui qui n'appartient pas au Christ appartient à l'antichrist. Maintenant donc, ô douleur ! après la foi de Nicée, après le décret d'Alexandrie sanctionné par l'Occident, le chef des ariens et les Campenses exigent que je reconnaisse trois hypostases, moi, homme romain, pour qui ce nom est chose nouvelle. Quels apôtres, je vous prie, ont émis de pareils dogmes ? Quel nouveau Paul, maître des gentils, a enseigné cette doctrine ? Demandons-leur ce qu'ils pensent qu'on peut entendre par trois hypostases ? Ils disent que ce sont trois personnes subsistantes; répondrons-nous que c'est là notre croyance ? Le sens ne suffit pas; ils veulent les paroles elles-mêmes, parce qu'il y a je ne sais quel venin caché sous ces mots. Nous crions : Si quelqu'un ne confesse pas trois hypostases, c'est-à-dire, trois personnes subsistantes, qu'il soit anathème. Mais, parce que nous n'usons pas de leurs termes, nous passons pour hérétiques. Que si par le mot d'hypostase, on entend la substance, et qu'on ne dise pas qu'il n'y a qu'une hypostase en trois personnes, on est séparé de Jésus Christ; c'est sur cela qu'on me reproche d'être uni avec vous par la même confession de foi. Décidez, je vous en conjure; si vous le jugez à propos, je ne craindrai pas de dire qu'il y a trois hypostases; si vous l'ordonnez, que l'on fasse une nouvelle confession de foi, après celle de Nicée, et que nous autres orthodoxes, nous nous servions pour expliquer notre sentiment, des mêmes termes que les ariens.
Toutes les écoles n'entendent, par le mot d'hypostase, autre chose que substance. Et qui donc, je vous prie, ira, d'une bouche sacrilège, proclamer trois substances ? Il n'y a dans Dieu qu'une seule nature qui existe véritablement, car ce qui subsiste ne prend rien d'ailleurs, mais tient tout de soi. Les autres qui sont créées, quoiqu'elles semblent exister, n'existent pas véritablement, parce qu'il fut un temps où elles n’existaient point; et ce qui n'était pas autrefois peut encore cesser d'être. Dieu seul qui est éternel, c'est-à-dire, qui n'a point de commencement, possède proprement le nom d'essence; c'est pour cela qu'il dit à Moïse, du milieu du buisson : «Je suis celui qui suis;» (Ex 4,14) et encore : «Celui,qui est m'a envoyé.» Les anges, le ciel, la terre, la mer existaient certainement alors. Et comment Dieu S'attribue-t-Il à Lui seul le nom d'essence, qui est commun à toutes les créatures ? Mais, puisque la Nature divine est seule parfaite, et qu'en trois personnes subsiste une seule Divinité, qui existe proprement, qui forme une seule nature, dire qu’il y a trois choses, trois hypostases, trois substances, c'est affirmer, sous un spécieux prétexte de piété, qu'il y a trois natures. Et, s'il en est ainsi, pourquoi des murs nous séparent-ils d'avec Arius, si nous sommes unis avec lui par une doctrine perfide ? Que votre béatitude ne communique-t-elle avec Ursinus; qu'Ambroise ne s'unit-il à Auxentius ? — À Dieu ne plaise que la foi romaine en vienne là, et que les cœurs religieux des fidèles embrassent cette sacrilège doctrine ! Qu'il nous suffise de dire qu'il y a une seule substance, trois personnes subsistantes, parfaites, égales, coéternelles. Qu'on ne parle point de trois hypostases, je vous prie, et qu'on en admette une seule. Ce n'est pas un bon indice, lorsque dans un même sens, les paroles sont en désaccord. Qu'il nous suffise de la croyance dont je viens de parler.
Si néanmoins vous jugez à propos qu'il faille confesser trois hypostases, en expliquant ce que l'on entend par ces mots, nous ne nous y opposons pas. Mais, croyez-moi, le poison se cache sous le miel, et l'ange de Satan s'est transformé en ange de lumière. Ils expliquent très bien le mot d'hypostase, et, quoique je l'admette dans le sens qu'ils lui donnent, je ne laisse pas de passer pour hérétique. Pourquoi tiennent-ils si opiniâtrement à un mot seul ? Pourquoi se cachent-ils sous un langage, ambigu ? Si leur foi se trouve conforme à leurs explications, je ne condamne pas ce qu'ils soutiennent. Si ma foi est semblable à celle qu'ils feignent d'avoir, qu'ils me permettent donc d’expliquer leur sentiment avec mes expressions à moi.
C'est pourquoi je conjure votre béatitude, au Nom du Crucifié, qui a sauvé le monde, au Nom de la Trinité, qui n'a qu'une même substance, de me mander si je dois confesser ou ne confesser pas trois hypostases. Et de peur que l'obscurité du lieu où j'habite ne vienne par hasard, à tromper les porteurs, daignez adresser votre lettre au prêtre Évagre, que vous connaissez très bien; dites-moi encore avec qui je dois communiquer à Antioche, car les Campenses, unis aux hérétiques tharsiens, ne cherchent qu'à faire recevoir, appuyés qu'ils se disent sur l'autorité de votre communion, les trois hypostases, dans le sens qu'on leur donnait autrefois.

LETTRE 15

À MARC, PRÊTRE

J'avais résolu de me servir des paroles du psalmiste, qui dit : «Quand l'impie s'élevait contre moi, je me suis tu, je me suis humilié, et j'ai gardé le silence, pour ne pas répondre, même de bonnes choses.» (Ps 38,2-3). Puis encore : «Et moi, je suis comme un sourd qui n'entend pas, comme un muet qui ne peut ouvrir la bouche. Je suis comme un homme dont les oreilles sont fermées.» (Ps 37,13-14). Mais, parce que la charité s'élève au-dessus de tout, et que l'affection triomphe du dessein le mieux arrêté, je vous écris, moins pour rendre la pareille à ceux qui m'outragent, que pour répondre à votre demande. Car, chez les chrétiens, comme a dit quelqu'un, ce n'est pas celui qui souffre une injure, mais celui qui s'en rend coupable, qui est malheureux. Et d'abord, avant que je vous parle de ma foi, que vous connaissez très bien, je ne puis m'empêcher de m'élever contre la barbarie de ce lieu, en me servant de ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde :
«Mais quel peuple cruel habite ces climats ?
Sur la rive en tremblant nous hasardions nos pas;
Sur nous se précipite une foule barbare;
D'un coin de terre inculte un est pour nous avare,
Et le fer à la main, on vient nous arracher
L'asile du naufrage et l’abri d'un rocher.
(Æneid. 1,543)

Si j'emprunte ces vers à un poète profane, c'est afin, que celui qui ne conserve pas la paix du Christ apprenne au moins d'un païen à vivre en paix. On m'appelle hérétique, lorsque je proclame une seule substance dans la Trinité. On me reproche l'impiété sabellienne, lorsque je crie, d'une incessante voix, qu'il y a trois personnes subsistantes, véritables, entières et parfaites. Si les ariens me traitent de la sorte, à la bonne heure; si les orthodoxes blâment en moi cette croyance, ils ont cessé d'être orthodoxes, ou il faut alors qu'ils me déclarent hérétique avec l’Occident, hérétique avec l'Égypte, c'est-à-dire, avec Damase et Pierre. Pourquoi, exceptant ses compagnons, condamment-ils un seul homme ? Si les eaux d'un ruisseau sont trop basses, ce n'est point la faute du lit, mais de la source. J'ai honte de le dire; du fond de nos cellules, nous condamnons l'univers. Dans le sac et la cendre, nous prononçons sur les évêques. Que fait sous la tunique du pénitent une âme royale ? Nos chaînes, notre crasse, nos cheveux, ne sont pas les ornements de la royauté, mais les marques de la pénitence. Qu'ils me permettent, de grâce, de rester dans le silence. Pourquoi déchirent-ils un homme qui ne mérite pas un pareil traitement ? Je suis hérétique. Eh, que vous importe ? Demeurez en repos, n'en parlons pas davantage. Craignez-vous que je n'aille, habile comme je le suis dans la langue syriaque ou dans la langue grecque, parcourir les Églises, séduire les peuples, créer un schisme ? Je n'ai rien pris à personne, je ne reçois rien gratuitement. Chaque jour, avec mes mains et à la sueur de mon front, je gagne ma vie, sachant que l'Apôtre a écrit : «Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger.» (2 Th 3,10).
Avec quel gémissement, avec quelle douleur je vous écris ceci, vénérable et saint père, Jésus m'en est témoin. Je me suis tu; est-ce que je me tairai toujours, dit le Seigneur ? On ne m'accorde pas un seul coin du désert. Chaque jour on me demande ma profession de foi, comme si j'étais né de nouveau sans la foi. Je fais ma profession comme ils la veulent, elle ne leur plaît pas. Je la signe, ils ne me croient pas. Tout ce qu'ils désirent, c’est que je m'en aille d'ici. Eh bien ! je leur cède la place; ils m'ont arraché une portion de mon âme, c'est-à-dire, mes très chers frères qui veulent se retirer d'ici, qui se retirent déjà, aimant mieux vivre, disent-ils, avec des bêtes farouches qu'avec des chrétiens de ce genre. Et néanmoins, si mes infirmités et la rigueur de l’hiver ne me retenaient ici, je fuirais dès à présent. Néanmoins, jusqu'à ce que revienne le printemps, je demande qu'on m'accorde encore pour quelques mois l'asile du désert; si le temps semble trop long, je pars. «Au Seigneur appartient la terre, et tout ce qu'elle renferme.» (Ps 23,1). Que seuls ils montent aux cieux, que le Christ soit mort pour eux seuls, qu'ils aient tout, qu'ils possèdent tout, qu'ils se glorifient à leur aise. Mais quant à moi, à Dieu ne plaise que «je me glorifie en autre chose, qu’en la croix de notre Seigneur Jésus Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, et par qui je sais crucifié pour le monde.» (Gal 6,14).
Touchant les dogmes au sujet desquels vous avez daigné m'interroger, vous saurez que j'ai donné au saint Cyrille ma profession de foi par écrit. Quiconque ne croit point ainsi n'appartient pas au Christ. Au reste, j'ai pour témoins de ma foi vos propres oreilles, et celles du bienheureux frère Zénobius, que nous saluons beaucoup, ainsi que vous, nous tous qui sommes ici.

LETTRE 16

À DAMASE, PAPE

La femme importune de l'Évangile, mérita enfin d'être écoutée, et un ami put obtenir des pains de son ami, quoique celui-ci fût fermé dans sa maison avec ses esclaves, et que l'on se trouvât au milieu de la nuit. Dieu Lui-même, qui ne saurait être dominé par aucune force, se laisse vaincre aux prières du publicain. La cité de Ninive, qui s'était perdue par le péché, se sauva par les pleurs. À quoi bon reprendre les choses de si loin ? C'est pour que, du haut de votre élévation, vous abaissiez un regard sur moi chétif; pour que, pasteur opulent, vous ne dédaigniez pas la brebis malade. Le Christ fit passer le larron de la croix en paradis. Et afin que personne jamais ne pensât qu'il est trop tard pour se convertir, il changea la peine de l’homicide en martyre. Le Christ, dis-je, embrasse avec joie l'enfant prodigue de retour, et, laissant quatre-vingt-dix-neuf brebis, ce bon pasteur rapporte sur ses Épaules une seule brebis qui était restée derrière. Paul, de persécuteur devient prédicateur; il est aveuglé des yeux de la chair, pour mieux voir des yeux de l'âme, et lui qui emmenait chargés de chaînes les serviteurs du Christ devant le tribunal des Juifs, il se fait gloire ensuite des fers qu'il porte pour l'amour du Christ.
Moi qui ai reçu à Rome, ainsi que je vous l'ai déjà mandé, la robe du Christ, je demeure maintenant sur les frontières barbares de la Syrie. Et n'allez pas croire que ce soit un autre qui m'ait condamné à cette retraite, j'ai décidé moi-même ce que je méritais; mais, comme dit un poète profane : «Nous fuyons sur les flots le chagrin qui nous presse; c'est changer de climat, et non changer d'humeur.» (Horat. Epist. 2)
Poursuivi sans cesse par un implacable ennemi, je soutiens dans la solitude des guerres plus cruelles que jamais. D'un côté frémit la rage de l’hérésie arienne, appuyée sur les puissants du jour; de l'autre, une Église divisée en trois parties, s'efforce de m'attirer à elle. L'ancienne autorité des moines voisins s'élève contre moi. Cependant, je ne cesse de crier. Quiconque est uni à la chaire de saint Pierre se trouve de mon parti. Mélétius, Vitalis et Paulinus disent qu'ils sont dans votre communion; je pourrais le croire, s'il n'y en avait qu'un seul qui l'affirmât. Maintenant, ou deux d'entre eux ou eux tous disent un mensonge.
Je conjure donc votre béatitude, par la croix du Seigneur, par la gloire nécessaire de notre foi, la passion du Christ, d'imiter par votre zèle ceux dont vous occupez le rang. Puissiez-vous, assis sur le trône, juger avec les douze disciples; puisse un autre vous ceindre dans votre vieillesse, comme on le fit à Pierre; puissiez-vous obtenir, avec Paul, le droit de cité dans le ciel ! Faites-moi savoir par votre lettre avec qui je dois communiquer dans la Syrie. Ne méprisez pas une âme pour laquelle est mort Jésus Christ.

LETTRE 17

À INNOCENTIUS

De la femme frappée sept fois

Souvent, très cher Innocentius, vous m'avez prié de ne point passer sous silence la chose merveilleuse qui est arrivée de nos jours. Comme je me refusais à cela, par une appréhension bien fondée, je l'éprouve maintenant, et que je craignais de ne pouvoir atteindre à ce que vous me demandiez, soit parce que tous les discours de l'homme sont trop impuissants pour louer les œuvres du ciel, soit parce que le repos ayant jeté sur mon esprit une sorte de rouille, j'avais vu se dessécher la faible veine de ce peu de facilité que j'avais acquise. Vous, au contraire, vous me disiez que, dans les choses de Dieu, l'on doit considérer, non point la possibilité de l'entreprise, mais le courage que l'on a, et que les paroles ne sauraient manquer à celui qui croit à la parole.
Que ferai-je donc ? ce que je ne puis accomplir, je n'ose le refuser. Je monte sur un vaisseau de charge, navigateur sans expérience. Et l'homme qui n'a pas même guidé sur un lac une barque légère, le voilà qui se confie aux flots bruyants de l'Euxin. Déjà la terre disparaît à mes yeux, partout le ciel et partout la mer; déjà les ténèbres répandent sur les eaux leurs sombres horreurs, et, sous la nuit épaisse des orages, les ondes se blanchissent d'écume. Vous m’exhortez à suspendre au mât les voiles enflées, à étendre les cordages, à prendre le gouvernail. Je vais obéir à vos ordres, et, parce que la charité peut tout, je me confierai au saint Esprit, qui m'accompagnera dans ma course; quel que soit le succès de mes voyages, il me restera de quoi me consoler. Si la tempête me jette vers le port désiré, je passerai pour un habile pilote; si, à travers les détours difficiles de ma narration, ma parole sans art vient à se perdre, vous me reprocherez peut-être mon inhabileté, mais vous ne pourrez certes, demander plus de zèle.
Or donc, Verceil est une ville des Liguriens, située presque au pied des Alpes, jadis considérable, maintenant à demi ruinée et à peu près déserte. Comme, suivant la coutume, le consulaire visitait ce pays, on lui présenta une femme avec son complice d'adultère, — c'était le crime dont l'accusait son mari — et il les fit jeter dans les horreurs d'une affreuse prison. Peu de temps après, lorsque les ongles de fer déchiraient le corps livide et sanglant du jeune homme, et que la torture allait chercher la vérité dans ses flancs sillonnés, le malheureux, jaloux, par une courte mort, d'éviter de longs supplices, accuse la femme, tandis qu'il ment contre lui-même. Cet infortuné, qui était seul à plaindre, fut justement condamné à être frappé du glaive, puisqu'il ne laissait pas à la femme innocente le moyen de nier le crime. Mais celle-ci, faible par son sexe, forte par son courage, pendant que le chevalet étendait ses membres, et que les chaînes retenaient derrière son dos ses mains que l'infection du cachot avait flétries, dirige vers le ciel ses yeux, que seuls de toutes les parties de son corps, le bourreau n'avait pu lier, et, les joues ruisselantes de pleurs : «Vous, dit-elle, Seigneur Jésus, à qui rien n'est caché; qui scrutez les reins et les cœurs, vous m'êtes témoin que si je persiste à nier, ce n'est point dans l'appréhension de la mort, mais que la crainte seule du péché m'empêche de mentir. Et vous, malheureux jeune homme, si vous êtes pressé de mourir, pourquoi tuer deux innocents ? Moi aussi, je souhaite mourir, je souhaite me dépouiller de ce corps odieux, mais non point comme étant adultère. Je présente la gorge, j’attends sans crainte le glaive étincelant, mais j'emporterai avec moi mon innocence. Ce n'est pas mourir, que de mourir pour vivre.» Alors donc le consulaire, repaît ses yeux de ce cruel spectacle, comme une bête, qui a toujours soif du sang dont une fois elle a goûté, commande qu'on redouble la torture, et, grinçant des dents de rage, il menace le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à un sexe faible ce qu'une force virile n'avait pas eu le courage de nier. «Venez à mon aide, Seigneur Jésus. Quels supplices bien plus grands n'a-t-on pas inventés contre vous ?» Pendant que la femme parle ainsi, on l'attache à un poteau par les cheveux, on lie plus fortement son corps au chevalet, on place du feu sous ses pieds, le bourreau lui déchire les flancs, n'épargne pas même son sein. La femme demeure inébranlable, et, la fermeté de son âme l'élevant au-dessus des douleurs du corps, elle jouit des joies d'une bonne conscience; et fait taire les tourments autour d'elle. Le juge cruel, comme vaincu, s'emporte de colère; la femme prie Dieu; ses membres sont rompus; elle élève les yeux au ciel; le jeune homme confesse le crime comme s'il était commun à tous deux. Elle le nie pour lui, et, malgré son danger propre, veut secourir le jeune homme aussi en danger.
Cependant, elle ne fait que répéter : «Frappe, brûle, déchire, je suis innocente. Si l'on n'ajoute pas foi à mes paroles, viendra le jour qui éclaircira pleinement cette accusation; j'ai mon juge.» Déjà le bourreau fatigué, soupliait et gémissait, et il ne restait plus de place pour de nouvelles blessures; déjà la cruauté vaincue avait horreur d'un corps qu'elle venait de déchirer. Aussitôt, saisi de colère, l'intendant s'écrie : «Pourquoi vous étonner, vous qui êtes là, si cette femme préfère les tortures à la mort ? Assurément, pour commettre un adultère, il faut être deux, et il est plus naturel, je crois, que cette femme coupable nie le crime, qu’il ne l'est que le jeune homme innocent le confesse.»
Le juge prononce contre eux une même sentence, et le bourreau les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce spectacle on dirait que les citoyens abandonnent leur ville tant la foule se presse aux portes encombrées. D'abord, la tête du malheureux jeune homme tombe au premier coup de glaive, et son cadavre roule dans le sang. Mais lorsqu'on en est venu à la femme, qu'elle a fléchi le genou en terre, que le glaive étincelant a été levé sur sa tête tremblante, et que le bourreau a déployé toute la force de son bras, le fer meurtrier, dès qu'il a senti le corps, s'arrête soudain, et, effleurant à peine la peau, fait sortir d'une légère blessure quelques gouttes de sang. L'exécuteur pâlit de la faiblesse de son bras, et, honteux de voir le glaive émoussé dans sa main vaincue, s'apprête à frapper un second coup. Le glaive tombe de nouveau sans force sur la femme, et, comme si le fer eût appréhendé de la toucher, il s'amollit et s'émousse sur son cou, sans lui faire de mal. Furieux et hors d'haleine, l'exécuteur rejette son paludamentum en arrière, recueille toutes ses forces, fait tomber à terre, sans s'en apercevoir, l'agrafe qui retenait les bords de sa chlamyde, et lève son épée pour frapper. «Voilà, dit la femme, qu'une agrafe d'or vient de tomber de ton épaule; ramasse-la, crainte de perdre ce que tu n'as gagné qu'avec beaucoup de peine. »
Eh ! je vous le demande, quelle n'est pas sa sécurité ? Elle ne craint pas la mort qui est là; elle se réjouit d'être frappée; le bourreau pâlit. Elle a des yeux, non pas pour voir le glaive, mais seulement pour voir une agrafe. Et, comme si c'était peu de ne point redouter le trépas, elle rend un bon office à l'exécuteur. Déjà la protection de la Trinité avait rendu inutile un troisième coup. Déjà le bourreau tout effrayé, et ne se fiant plus à son glaive, se préparait à l'enfoncer dans la gorge de la femme, afin que le fer qui ne pouvait couper, pénétrât du moins dans le corps, sous la pression de la main. Ô merveille inouïe jusqu'alors ! le glaive se replie vers le pommeau, et, comme s'il regardait son maître, il semble lui avouer sa défaite et son impuissance.
Rappelons, rappelons ici l'exemple des trois enfants, qui, bien loin de pleurer, entonnèrent des hymnes, au milieu des tourbillons de flammes devenues froides. Le feu se jouait autour de leurs vêtements intacts et de leur sainte chevelure. Rappelons ici l'histoire du bienheureux Daniel, que des lions caressaient de leur queue, tremblant à l'aspect de celui qu'on leur avait jeté pour leur servir de proie. Que Susanne, si noble par sa foi, se retrace maintenant à tous les souvenirs, elle qui, injustement condamnée à mort, fut sauvée par un enfant rempli de l'Esprit saint. Voilà dans ces deux femmes une égale miséricorde de la part du Seigneur. L'une, délivrée par son juge, se voit soustraite au glaive; l'autre, condamnée par son juge, se voit absoute par le glaive.
Enfin, tout le peuple s'arme pour venger cette femme. Les spectateurs de tout âge, de tout sexe, forcent le bourreau à prendre la fuite, et, du sein des groupes nombreux, s'élèvent contre lui des voix accusatrices. Chacun en croit à peine ses yeux. Cette nouvelle remue toute la cité, et tous les licteurs se rassemblent. L'un d'entre eux, chargé de faire exécuter les condamnés, s'avance, et, couvrant de poussière ses cheveux blancs : «Citoyens, dit-il, que ne demandez-vous ma tête ? Que ne me prenez-vous à sa place ? Si vous êtes miséricordieux, si vous êtes cléments, si vous voulez sauver la condamnée, assurément je ne dois pas périr, moi qui suis innocent.» Les pleurs émeuvent tous les esprits, une sombre torpeur se glisse dans toutes les âmes, et, les volontés étant changées d'une manière merveilleuse, celle qu'on défendait auparavant par compatissance, on l'abandonne à la mort par un nouveau genre de compatissante.
On apporte donc une autre épée, on amène un autre exécuteur. La victime est là, défendue seulement par la protection du Christ. Frappée d'abord, elle chancelle, frappée de nouveau, elle est étourdie; frappée une troisième fois, elle est blessée et tombe. Ô merveilleuse grandeur de la puissance divine ! Celle qui avait été frappée quatre fois, sans être blessée, semble mourir peu après, afin qu'un innocent ne périsse pas pour elle.
Les clercs, chargés de cet office, enveloppent dans un linceul le cadavre sanglant, construisent une fosse en pierres, et apprêtent le tombeau, suivant la coutume. Le soleil précipite sa course vers le couchant, et, par une miséricorde spéciale du Seigneur, la nuit arrive d'une marche plus rapide encore. Soudain palpite le cœur de la femme; ses yeux cherchent la lumière, son corps se ranime et revient à la vie. Déjà elle respire, déjà elle voit, déjà elle se lève, déjà elle parle. Déjà elle peut s'écrier : «Le Seigneur est mon aide; je ne craindrai pas ce que l'homme pourrait me faire.» (Ps 117,6).
Cependant, une vieille femme, que sustentaient les aumônes de l'Église, rend son esprit à Dieu; et, comme si les choses eussent été disposées à dessein, son corps est placé dans le tombeau destiné pour une autre. Au point du jour, un licteur, possédé de l'esprit du démon, se présente, cherche le cadavre de la femme condamnée, demande qu'on lui montre son sépulcre, persuadé qu'elle vit encore, et ne pouvant comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent le tertre tout frais, et la terre tout récemment jetée sur sa tombe; puis on répond à sa demande par ces paroles : «Exhume des os ensevelis déjà, déclare une guerre nouvelle à ce tombeau; et, si ce n'est point assez, mets ce cadavre en pièces, pour en livrer les lambeaux, aux oiseaux et aux bêtes sauvages. Frappée sept fois, la malheureuse doit souffrir quelque chose de plus que la mort.»
Confus d'un tel reproche, le bourreau se retire, et la femme reçoit en secret des soins dans une maison. Et, de peur que les fréquentes visites du médecin à l'église, n'ouvrissent la voie aux soupçons, après avoir coupé les cheveux à cette femme, on la fait passer avec quelques jeunes filles dans une métairie écartée où, sous des habits d'homme, elle resta jusqu'à ce que sa blessure fût cicatrisée. Oh ! qu'il est bien vrai qu'une justice trop exacte est une souveraine injustice ! après tant de prodiges, les lois sévissent encore.
Voilà donc où m'a entraîné l'ordre de mon récit, car nous sommes arrivés à notre cher Évagre. Si je me flattais de pouvoir dire tout ce qu'il a enduré de fatigues pour le Christ, je serais peu sage. Et si je voulais garder un silence absolu, ma joie, qui éclaterait en paroles, ne me permettrait pas de le faire. Qui pourrait en effet, raconter comment Auxentius, qui opprimait les Milanais, a été, grâce à sa pieuse sollicitude, enseveli, pour ainsi dire, avant d'être mort ? comment l'évêque de Rome, presque enlacé dans les filets de la faction schismatique, a triomphé de ses adversaires, grâce encore à Évagre, et pardonné aux vaincus ?
«Mais dans l'étroit espace où je suis renfermé, D'autres pourront remplir le plan que j'ai formé.» (Virg. Georg. 4,17)
Je me contente de terminer mon récit. Évagre va trouver exprès l'empereur, le presse par ses prières, le gagne par son mérite, et obtient, par son empressement, que la femme, rendue à la vie, soit rendue aussi à la liberté.

1 Il s’agit de saint Paul l’ermite.