LETTRE DE SAINT HILAIRE, ÉVEQUE DE POITIER,

ADRESSÉ A SA FILLE, ABRA

(environ l'an 358)

 

HILAIRE A SA TRES CHERE FILLE ABRA, SALUT EN JÉSUS CHRIST

 

J'ai reçu ta lettre, ma chère fille, et j'y vois que tu soupires après mon retour; mon coeur n'en saurait douter. Je sens, en effet, combien est désirable la présence de ceux qu'on aime. Mais comme je n'ignorais pas que notre séparation t'afflige, j'ai voulu, dans la crainte que cette absence si prolongée ne m'exposât au reproche de manquer de tendresse, j'ai voulu, en justifiant dans ton esprit et mon départ et mon absence, que tu comprisses bien que c'est le tendre intérêt que tu m'inspires, et non l'oubli des plus doux sentiments, qui me retient loin de toi. Car, puisque mes affections ne peuvent pas plus se partager que nos coeurs ne pas se confondre dans les mêmes pensées, je voudrais que tu fusses en même temps et la plus belle et la plus pure.

J'avais appris qu'un jeune homme possède une perle et un vêtement d'un prix si inestimable que la personne assez heureuse pour l'obtenir de sa bonté verrait bientôt toutes les richesses du monde, tous les trésors de salut sur la terre s'effacer à l'éclat de ceux dont elle s'enrichirait par là. Je suis donc parti pour aller auprès de lui; arrivé enfin par des chemins aussi longs que difficiles, je me suis jeté à ses pieds : car ce jeune homme est si beau que nul n'oserait se tenir debout devant sa face. Dès qu'il me vit dans cette humble attitude : Que me veux-tu, dit-il, et qu'attends-tu de moi ? Mille bouches, lui ai-je répondu, m'ont entretenu de la perle et du vêtement qui sont entre vos mains, et, si vous daignez ne pas repousser mes voeux, c'est pour en orner ma fille chérie, que je suis venu devant vous... La face prosternée contre terre, je verse des torrents de larmes, nuit et jour je gémis, je soupire et le supplie d'exaucer ma prière.

Connais-tu, me dit-il ensuite (car qui pourrait égaler ce jeune homme en bonté ?) connais-tu le vêtement et la perle que tu me pries en pleurant d'accorder à ta fille ? Seigneur, lui dis-je, les hommes m'ont instruit de leurs merveilles, et j'ai eu foi en leurs paroles; j'en connais toute l'excellence, et je sais que le salut est assuré à quiconque revêt cet habit et se pare de cette perle. Soudain il ordonna à ses serviteurs de me montrer ce vêtement et cette perle. Ils obéissent. Je vis d'abord le vêtement; je vis, ma fille, je vis ce que je ne peux exprimer. Car, auprès de ce vêtement, le réseau le plus fin d'un léger tissu de soie est-il autre chose qu'une grossière étole ? Quelle neige ne paraîtrait noire, comparée à sa blancheur ? Quel or ne pâlirait aux feux dont elle rayonne ? Mille couleurs l'enrichissent, et rien ne saurait l'égaler. Mais à la vue de la perle, ô ma fille, j'abaissai mon front dans la poussière, car mes yeux ne purent soutenir la vivacité des couleurs qu'elle reflète. Non, ni les cieux, ni la mer, ni la terre, dans toute la splendeur de leur magnificence, ne sauraient en approcher.

Comme je restais prosterné, un de ceux qui étaient là me dit : Je vois l'inquiétude qui tourmente ton coeur paternel, et que tu désires pour ta fille ce vêtement et cette perle; mais, pour irriter encore davantage l'ardeur de ce désir, je vais t'ouvrir tous les trésors qui y sont renfermés. Le vêtement brave la dent des vers rongeurs, le temps ne saurait en altérer le tissu, nulle souillure n'en corromprait la pureté; il ne peut ni se déchirer ni se perdre; il reste toujours le même. Quelle n'est pas la vertu de la perle ! L'heureux possesseur n'a à craindra ni les maladies ni la vieillesse; il n'est point tributaire de la mort; il n'y a plus rien en lui qui puisse troubler l'harmonie de ses organes, rien qui le tue, rien qui précipite le cours de ses années, rien qui altère sa santé. A ces mots, ô ma fille, un désir plus violent s'est allumé dans mon sein; je ne relevai point mon front incliné; mes larmes ne cessèrent de couler, la prière de jaillir de mes lèvres, et je disais : Prenez en pitié les voeux, les inquiétudes et la vie d'un père. Si vous me refusez le vêtement et la perle, mon malheur est certain, et je perdrai ma fille encore toute vivante. Oh ! pour lui obtenir ce vêtement et cette perle, je me condamne à voyager aux terres étrangères, et vous savez, Seigneur, que je ne mens pas.

Après qu'il m'eut entendu parler ainsi : Relève-toi, me dit-il; tes prières et tes larmes m'ont touché; tu es heureux d'avoir cru. Et puisque tu ne crains pas, ainsi que tu l'as dit, de sacrifier ta vie à l'acquisition de cette perle, je ne puis te la refuser; mais il convient auparavant que tu connaisses mes conditions et ma volonté. Le vêtement que tu recevras de moi est d'une telle nature qu'il ne faut pas espérer de s'en revêtir jamais, si l'on veut se couvrir d'un autre habit où l'or et la soie mêlent leurs éclatants reflets. Je le donnerai à quiconque, dédaignant un vain luxe, se contentera d'un vêtement simple, sur lequel, si, par respect pour la coutume, la pourpre doit se montrer, elle se resserre du moins en bandes étroites et n'étale pas tout son ambitieux éclat. Quant à la perle, elle n'appartiendra qu'à celui qui, à l'avance, aura renoncé aux autres perles; car celles-ci ne sont que les produits ou de la mer ou de la terre; la mienne, au contraire, comme tu le vois, est belle, précieuse, incomparable, toute céleste, et elle rougirait de se trouver en compagnie des autres perles : il y a divorce entre les choses de la terre et les choses du ciel. Avec mon vêtement et ma perle, l'homme est à jamais garanti ce toute corruption; pour lui point de fièvre brûlante, point de blessures, point de changement opéré par les années, point de dissolution par la mort; permanence et éternité, voilà son partage. Toutefois ce vêtement et cette perle que tu me demandes, je te les donnerai, et tu les porteras a ta fille; mais il faut avant tout que tu connaisses ce qu'il y a au fond de sa pensée. Si elle se rend digne de ces riches présents, je veux dire si elle foule au pieds les vêtements de soie chamarrés d'or et empreints de couleurs variées; si toute autre perle lui est odieuse, alors je mettrai le comble à tes voeux.

A peine a-t-il fini de parler que je me relève plein de joie, et, m'imposant envers les autres la loi d'une discrétion sévère, je me suis empressé de t'écrire, en te conjurant par les larmes qui baignent mon visage de te réserver, ô ma fille, pour ce vêtement et pour cette perle, et de ne pas condamner, en les perdant par ta faute, ma vieillesse au malheur. J'en prends à témoin le Dieu du ciel et de la terre, il n'y a rien de plus précieux que ce vêtement et que cette perle; ma fille, si tu le veux, ils sont à toi. A ceux qui te présenteront un autre vêtement de soie ou d'or réponds seulement : J'en attends un que depuis bien longtemps mon père est allé chercher en des pays lointains, et dont me priverait celui que vous m'offrez. C'est assez pour moi de la laine de nos brebis, assez des couleurs naturelle, assez d'un modeste tissu. Contre celui que je désire, le temps, m'a-t on dit, un long usage et la force sont impuissants. Que si l'on veut suspendre une perle à ton cou ou la placer à ton doigt, réponds encore: A quoi bon ces perles inutiles et grossières ? Celle que j'attends est la plus précieuse, la plus belle et la plus utile; j'ai foi dans la parole de l'auteur de mes jours, qui a eu foi à son tour dans la parole de celui qui lui a promis cette perle pour laquelle mon père lui-même m'a déclaré qu'il voulait mourir. Je l'attends, je la désire; elle me donnera tout à la fois salut et éternité.

Viens donc en aide à mon anxiété, ô ma fille chérie; relis sans cesse ma lettre et réserve-toi pour ce vêtement et pour cette perle; et, ne t'inspirant que de toi seule, réponds-moi, quel que soit ton style, réponds-moi, afin que je sache ce que je devrai répondre à ce jeune homme, et que je puisse enfin penser à mon retour auprès de toi. Quand tu m'auras répondu, je te ferai connaître quel est ce jeune homme; tu sauras alors ce qu'il veut, ce qu'il promet et tout ce qu'il peut. En attendant, je t'envoie un hymne qu'en souvenir de moi tu chanteras le matin, quand le soleil sort de sa couche et quand il y rentre le soir. Si cependant la faiblesse de ton âme te refuse l'intelligence de l'hymne et de ma lettre, consulte ta mère qui, dans sa piété, ne souhaite t'avoir donné le jour que pour Dieu. Puisse aussi ce Dieu à qui tu dois la vie te garder à jamais, ô ma fille bien-aimée !


Publié en 1838 à la bibliothèque ecclésiastique