Livre second
Si tu suis mes préceptes, ô lecteur fidèle, tu fouleras en toute sécurité l'orgueilleuse tête du serpent, et, quand le Christ arrivera en Juge suprême, alors, à travers les cieux riants, tu iras au-devant de lui avec des pieds agiles et purs. Garde-toi seulement d'oublier jamais la moindre portion de ces préceptes. Mais si tu es mû par la gloire d'une parole pleine de vent, à laquelle incite Cicéron par sa vaine éloquence ; si tu as du mal à fuir le badinage, les festins, la causerie, la volupté, voire à te séparer de ceux de ton âge, avec quel empressement observeras-tu les paroles de notre livret pour t'unir à Dieu par les mérites de ta vie ?
Le premier labeur, c'est de mépriser une flatteuse louange qui se plaît à entraîner les hommes dans le précipice, et qui toujours, par un mouvement secret, s'achemine au fond de l'âme, puis ensuite, fatale peste, s'assied dans les entrailles mêmes. Nous voulons tout, et nous faisons que tout semble plausible, tellement que nul n'est ennemi de ses propres vices. L'avare colore le sien de la simple appellation d'économie : on déguise la cruauté sous le nom de vivacité : nous mettons toute notre étude, tout notre art à faire en sorte que chacune de nos paroles ou de nos actions soit admirée. Mais toi, si tu veux plaire au Christ seul, ne cherche jamais une gloire qui vienne des hommes : car, si tu es déprimé, tu te verras exalté bientôt, et tandis que tu seras petit pour le Seigneur, tu seras grand devant le Seigneur. Quelle que soit l'injure qui t'afflige, ne va pas, si l'on t'a offensé, rendre le mal pour le mal. Voilà que le Christ prie le Père pour ses bourreaux : voilà qu'Étienne Le supplie pour les siens, et Jacques pour les siens aussi, car, malgré des tourments affreux, leurs âmes douces et généreuses ne veulent être pour personne la cause du moindre châtiment. Garde-toi d'oser jamais, par une sentence cruelle, supposer un coupable : garde-toi de flétrir qui que ce soit par un jugement hâtif et sévère. Tu vois un fétu dans l'oeil fraternel, et tu ignores qu'il y a dans le tien une poutre. C'est injustice de vouloir censurer la vie d'autrui, quand on ne sait pas régler la sienne propre. Mais si l'on nous condamne, nous persistons dans nos vices, et ce que nous blâmons, nous le faisons bientôt.
Songe que c'est un crime de tromper : elle subsiste toujours, cette sentence qui dit : Une bouche trompeuse donne la mort à l'âme. Souviens-toi de dire toujours la vérité, et que jamais on ne trouve dans ton langage ce qui n'est point.
Mets encore un frein à la convoitise du palais, de peur que les coupables plaisirs de l'antique goût ne viennent renaître. Nous qui étions en possession des joies du ciel et de son royaume, ce sont d'ambitieux appétits qui nous ont rendus mortels, car nous nous précipitons avec ardeur vers ce qui est défendu, nous désirons ce qui nous est refusé, et nous voulons de préférence ce qu'il y a de plus difficile.
Crains surtout d'abreuver tes veines d'un vin trop abondant, car ce vin pourrait bien vite devenir un poison. De même qu'une terre altérée, une terre brûlée par des chaleurs excessives, et que l'industrieux laboureur prépare à porter des fruits, de même que cette terre, si elle vient à être humectée par de larges pluies, et cela avant que le soleil ait tué les herbes arrachées, se met aussitôt à produire, dans sa malheureuse fécondité, des buissons épineux, des plantes nuisibles à la moisson et qui étouffent le grain : de même les corps qui reçoivent un vin abondant périssent dans les réunions et sont remplis de vices. Que peut-il y avoir de plus dégoûtant, de plus hideux pour toi que si tu te dérobes à toi-même par l'ivresse ? Quand ta tête penche ça et là, quand ton pas vacille, quand ton esprit te refuse les sens, quand ta langue te dénie la parole, que tes yeux se ferment accablés de sommeil, tu ignores ce que tu fais, alors même que tu agis. Faut-il parler d'un visage fumant et baigné de sueur ? Faut-il peindre ces mots jetés pêle-mêle et tout décousus : la coupe s'échappant des mains, et les mets qui, à travers les étables, reviennent souvent mélangés de vin ? Faut-il te peindre, toi, au milieu de ces innombrables agitations d'un esprit malade, te livrant tantôt à une joie immodérée, tantôt à des pleurs excessifs ; tantôt sautant et imprimant à ton corps un mouvement de rotation, tantôt prêtant à des choeurs lascifs tes bras remués en cadence ? On peut dire que tu es enseveli dans le vin et dans les mets, que peut-être même tu as oublié ton propre nom. Hélas ! quand donc te viendra-t-il le pieux souci de prier ce Dieu qui t'accorde généreusement tant de bien ? Que de pauvres tu pourrais nourrir avec de telles dépenses ! Que d'heureux jours ne ferait pas ce jour-là seul ! Mais maintenant, le pauvre à jeun rôde autour de toi qui es rassasié ; tu vomis le vin, et lui, c'est à peine s'il a de l'eau. Si par hasard une indigente voix demande de la nourriture, tu refuseras à qui n'a rien la chose même que tu as de trop.
Je le sens, lecteur, depuis longtemps tu dis en secret : voilà des préceptes qui sont bien vrais, mais aussi trop ardus. On nous commande des choses difficiles, on veut que de la terre nous montions au ciel. Assurément, ce n'est point là un petit labeur. - Oui, ce labeur est grand, mais une grande récompense lui est réservée ; que celui qui attend une récompense, que celui-là fuie la paresse. Nul ne remportera la palme, s'il n'a combattu d'abord ; ce n'est qu'au vainqueur que l'on accorde la flatteuse couronne. Que si tu ambitionnes les fragiles honneurs du monde, par quel présent espères-tu te concilier un homme ? Tout ce qui nous travaille et nous peine le corps, tant que nous courons dans le rapide stade de cette vie, les mépris, les pluies, les froid, le jeûne, les rixes, tout cela tu pourras souffrir d'une âme contente ; tu pourras des jours entiers parcourir la ville, et, brisé de fatigue, rentrer à peine au milieu de la nuit dans ta maison, puis te lever à l'aube du jour, afin d'arriver le premier à des portes fermées, et voilà que, lorsqu'un léger sommeil t'aura forcé de reposer sur les dures sellettes ta tête lassée, celui peut-être qui est arrivé le dernier frappera le premier à la porte. Ta folle plainte ne sera que du vent. Mais si le son pénétrant de ta voix arrive au licteur, plaise à Dieu que tu sois éliminé seulement, et non point rudement battu. Suppose toutefois, ce qui est rare, que l'huissier, vaincu par ton or et par tes prières, te dise enfin : " Vous pouvez entrer ! ", - eh bien, tu entres avec un langage caressant, avec un visage modeste, une attitude soumise, et cela pourtant ne sert de rien. Tout l'honneur déféré au mérite se mesure là sur le poids de l'or, quelle que soit d'ailleurs la force de la lettre de recommandation. Car si ta main cesse de donner largement, tout le reste est non avenu ; et si tu n'apportes que des paroles, tu ne remporteras non plus que des paroles.
Les honneurs qu'il est dans l'ordre toujours d'obtenir si tard, et de perdre si vite, les honneurs viennent-ils à te sourire ? Eh bien, ce que tu avais donné, un autre, puis un autre ne tarderont pas à le donner ; nul ne peut garder longtemps ce que beaucoup de gens ambitionnent. Supposons toutefois que tu conserves longtemps cet honneur, que tu en sois longtemps fier et orgueilleux, est-ce qu'il ne devrait avoir une fin ? Allons, imagine-toi que ton nom va désigner les fastes et qu'une heureuse année s'écoule sous ce nom ; à quoi sert le pouvoir, une fois qu'il cesse d'être ? Que reste-t-il d'une chose qui a été et qui s'en est allée ? Ce qu'ignoreront les âges appelés à se succéder insensiblement, qu'est-ce que cela te fera ? Et quand même ils le sauraient, que t'en reviendrait-il encore ? Mais toi qui donnes tant à l'acquisition d'un terrestre honneur, et qui courtises si ambitieusement les hommes, ne veux-tu pas, afin de plaire au Seigneur Christ, à qui tout appartient, et pour mériter de plus le royaume de Dieu, ne veux-tu pas, préférant la vérité au mensonge, les grandes choses aux petites, la perte de viles richesses à la possession de biens éternels, triompher enfin de tout par une âme généreuse et grande ? Eh, qu'y aura-t-il de si difficile, de si ardu pour toi ? Rien n'est pénible quand l'espérance arrive au bout, et que la gloire, triomphant de la fatigue, parvient à une récompense, à un fruit précieux, qui durera dans tous les temps, et que n'enlèveront ni l'ambition, ni la prodigalité, ni la jalousie ? Tu entends le Seigneur qui promet aux élus des récompenses nouvelles ; Il donnera toujours plus qu'Il ne promet ; Il donnera des biens que l'oeil n'a pas vus, dont l'oreille n'a pas ouï parler et que l'esprit même n'a pas devinés. Est-ce que pour toi la myrrhe ne découle point d'une écorce précieuse ? est-ce que la terre ne se charge point de la plante odoriférante de l'encens ? Ajoutons à cela et le thym et la violette, et le romarin, et le mélilot et le safran ; joignons aux roses pourprées les lis éclatants de blancheur. Or, puisqu'étant pécheur tu reçois sur terre des faveurs si grandes, quels biens ne recevras-tu pas dans les cieux, étant saint ! Imagine-toi, figure-toi que tout cela deviendra l'heureuse récompense de tes mérites. Suppose des toits dorés, des portes sculptées, des parvis couverts de pourpres, des campagnes toujours chargées de fleurs embaumées, des fleuves traînant à pleins bords le miel et le lait, mais ne crois pas cependant que les biens éternels, ces biens qui dépassent nos intelligences et que nous ne voyons qu'en esprit, doivent être moindres que ceux-là. Ne crains pas toutefois d'être vaincu par un temps bien long, ni de te trouver ainsi trop faible pour les préceptes de Dieu. Le rapide temps de cette vie dont nous jouissons ici-bas n'a rien de long, quoiqu'il roule dans un large cercle.
Fatiguées qu'elles sont, toutes choses regardent vers leur fin, et déjà le dernier jour apporte son heure. Vois combien soudainement la mort a pressé le monde entier, combien la force de la guerre a écrasé de peuples. Ni l'épaisseur des bois, ni l'aspérité des monts, ni les fleuves aux rapides torrents n'ont été une défense ; les citadelles n'ont point été protégées par leur élévation, ni les cités par leurs remparts ; les lieux que la mer rend inabordables, ceux que la solitude couvre de tristesse, les antres creux ni les cavernes dominées par les rochers effrayants n'ont pu échapper aux mains des barbares. Pour bien des gens une foi feinte, pour bien d'autres le parjure, pour bien d'autres encore la trahison civile est devenue une cause de mort. Les embûches ont fait beaucoup, beaucoup a fait la violence publique ; ce que n'a pu soumettre la force, c'est la faim qui l'a dompté. La malheureuse mère a péri avec ses enfants et avec son époux ; le maître, avec ses serviteurs a subi l'esclavage. Ceux-ci ont été la proie des chiens ; ceux-là ont eu leurs toits dévorés par les flammes, et leur vie éteinte sous le bûcher. Dans les hameaux, dans les villas, dans les campagnes, dans les chemins, dans les bourgs, ça et là sur toutes les routes, la mort, la douleur, la destruction, les désastres, l'incendie, le deuil ; elle n'a été qu'un bûcher fumant, toute la Gaule.
Mais pourquoi retracerai-je les funérailles du monde qui croule, et qui toujours s'en va par son chemin accoutumé ? Pourquoi dirais-je combien de personnes meurent dans le globe entier ? Ne vois-tu pas toi-même s'approcher ton jour ? Je passe sous silence tout ce qu'il advient de catastrophes par les glaives, par les mines, par le feu, par les plantes, par les fleuves ; je ne dis pas combien les guerres, combien les maladies furieuses tuent de gens, ni combien en emporte la mort seule qui se précipite par mille routes diverses ; ni combien, à l'époque d'une paix douteuse, il en succombe, pour que la paix soit faite. C'est un juste châtiment qui afflige les coupables. Chaque heure insensiblement nous livre à la mort, dans le temps même où nous parlons, nous mourons aussi, et à travers une trompeuse course, les secrets efforts de la vie hâtent pour nous le jour suprême. Quand nous nous livrons au sommeil ou à la conversation, au boire et au manger ; quand nous sommes assis à la maison, ou bien quand nous voyageons au loin, pendant que nous agissons ou que nous n'agissons pas, la mort, sans perdre de temps, précipite sa marche. De même que le flambeau de cire destiné, dans la nuit sombre, à nous rendre la lumière du jour, est consumé par une lente flamme, sans que nous la sentions, et que toujours un feu dévorant se hâte vers la fin, de même en est-il des choses humaines ; tout ce qui se fait périt aussitôt, et ce que la vie attire à elle s'avance et meurt.
Mais supposons une vieillesse assez longue pour que tu puisses voir, affranchi de danger, les funérailles du monde. Si tard qu'elle vienne, toujours faut-il qu'elle arrive, cette fin qui ne saurait ne pas être. Les choses qui naissent, croissent ensuite, puis vieillissent, et quand elles sont épuisées de vieillesse, il ne leur reste que la mort. Ils meurent également celui qui n'a vécu que trente ans et celui qui en a vécu mille. Quand leur fin dernière est venue à l'un et à l'autre, assurément ils sont une même chose dans cette heure suprême. Que sert-il d'avoir prolongé la vie, si tu cesses de vivre ? Quelle valeur a le bien, si tu es abandonné au malheur ? Ce n'est que par la jouissance même que le pouvoir de jouir a quelque prix, et cette vie est tout entière dans l'exercice d'elle-même. Ce qui était n'est rien, si cela cesse d'être, et une chose que tu ne possèdes point, il n'importe pas qu'elle ait existé. Que sert-il enfin, si les jeûnes te fatiguent, d'avoir hier chargé de nourriture ton estomac, et aujourd'hui qu'une soif importune te tourmente, que sert de t'être humecté de trop de boisson avant le jour, puisqu'un jour qui ne reviendra pas enlève le sens à ce qui est passé dans une rapide course.
Mais lorsque la première fleur de la jeunesse est fanée, quand déjà nos pieds, nos yeux, notre voix, nos mains chancellent ; lorsque c'est pour nous une peine de nous rappeler tout ce que nous fûmes, et que l'avenir nous ôte toute foi aux choses passées, alors, courbés et nous exhalant en plaintes dans un corps usé, jamais nous n'avons assez de cette pesante vie. Aussi, de même que si nous étions profondément éloignés du monde entier, nous voyons tout ce qui périt dans ce vaste univers, et malheureux que nous sommes, la mort d'autrui ne nous avertit pas plus de la nôtre propre que si nous vivions sous un autre soleil. Nous perdons nos amis, en face de nous, loin de nous ; la douleur nous arrive là par la vue, ici par l'ouïe. Nos parents chéris meurent au déclin de l'âge ; une épouse chérie est enlevée du sein même de l'époux ; la mort arrache le frère aux embrassements du frère, et peut-être que celui-là était le plus jeune. Ce n'est point par ordre d'âge que nous sommes enlevés de la vie, car le père est témoin souvent des tristes funérailles de son fils. Nul cependant ne croit prudemment ce qu'il voit, et l'on s'aperçoit néanmoins que l'on peut souffrir ce que l'on ne veut pas. Tout cela vient pourtant de ce que, dans nos actions iniques, nous regardons la mort comme un mal éternel, et que c'est un gain, nous semble-t-il, de subir le plus tard possible les peines dont la loi sainte menace nos crimes.
Heureux l'homme qui regarde la mort comme la légitime fin des labeurs ! il s'est prémuni contre les peines qu'il appréhendait. Heureux celui qui, en face de ce grand jugement, de ce solennel jugement réservé aux peuples, aux cités, et dans lequel tout sera recherché avec sévérité, heureux qui peut espérer d'un coeur ferme, d'un visage serein et qui se repose avec confiance sur la probité de sa vie ! Heureux celui à qui une conscience sûre d'elle-même fera tenir la tête calme et intrépide sous un tel fardeau ! Alors, des empereurs, des rois jadis puissants, alors, des hommes illustres par les faisceaux et par la travée, et qui chargeaient de mets choisis leurs plats d'argent, qui emplissaient de Falerne leurs coupes de cristal, et ornaient de pourpre leurs molles couches ; alors ces hommes renommés pour leur force, vantés pour la beauté de leur corps, et qui mettaient dans les biens terrestres une folle confiance ; ces hommes qui faisaient leur dieu de leur ventre, qui mettaient leurs désirs dans la volupté, leurs espérances dans le présent, leur gloire dans les richesses, tous ces malheureux qui, sous la mort même, dédaignèrent de chercher le Seigneur avec leurs yeux prêts à se clore, tous enfermés, ils attendront leur peine. Tu veux savoir maintenant quelle elle sera ; ce sera une peine en rapport avec les actions. Ceux-ci, dans la nuit sombre, subiront de perpétuelles ténèbres ; ceux-là, une flamme terrible leur donnera une faible lumière. Les uns seront forcés avec leurs corps meurtris, de monter dans des fournaises ardentes d'un feu de soufre ; les autres seront retenus dans une froide glace sur laquelle souffleront les vents d'hiver, et, malgré cette multiple nature de la géhenne, ce ne sera toutefois que la force diverse d'un même nom. Au milieu pourtant de ces peines diverses, il sera impossible de connaître quel supplice est le plus cruel, le feu ou le froid. Il n'y aura point là un seul genre de mort, comme il arrive sur la terre, où une seule et même mort est infligée à des crimes nombreux, car quelque sévère soit le juge, toujours est-il que, malgré la gravité des fautes, il ne peut qu'ôter la vie. Encore même, par un certain bénéfice du crime, advient-il que, s'il reste plusieurs forfaits à punir, la peine première empêche une peine ultérieure. Mais dans l'éternité, chacun se verra frappé d'un châtiment en harmonie avec ses fautes ; le même corps aura tous ses membres ouverts à autant de supplices qu'ils le furent à de sales vices. Une loi punira les hommes cruels, une autre les avares ; autre sera la peine pour les actions accomplies, autre celle pour les actions méditées. Les parjures auront leur châtiments, les orgueilleux aussi ; le sang répandu aura le sien. L'envieux, l'impatient, l'efféminé, le faussaire, l'adultère, celui qui est adonné tout entier au vin, tout entier au plaisir ; la droite souillée par le meurtre, la langue prompte à médire ; l'envahisseur, le vantard, l'impie, l'indocile seront punis avant le jour du jugement, en sorte que le temps du jugement n'apportera pas le moindre retard au supplice. Il y aura même des condamnés qu'enlaceront des serpents aux replis tortueux ; il y en aura d'autres que brisera une brûlante chaîne de feu. Là, tout sera plein de larmes, d'effroi, de douleur ; là, nulle autre voix que celle du gémissement. Mais pourquoi dirai-je ainsi une à une toutes les affreuses croix qui pèseront sur les crimes des malheureux damnés, puisque s'il échappe seulement à notre bouche une parole imprudente, il faudra que nous en rendions compte ?
Mais celui d'entre les hommes qui aura renié le Maître des choses, pour courber sa tête devant le bois et la pierre, celui-là ne sera véritablement malheureux ni digne de pitié aux yeux de personne ; il éprouvera à lui seul tous les tourments des autres. D'innombrables vers vivront dans son corps toujours prêt à mourir, et il n'y aura pas de fin à la fumée qu'il jettera. D'un autre côté, les hommes pieux et affables qui ne rendirent pas le mal pour le mal, qui donnèrent du secours aux malheureux, de la nourriture aux nécessiteux, de l'affection à leurs proches, qui rendirent service à leurs pères, ceux-là auront le lumineux éclat du soleil, et leurs membres radieux seront vêtus de blanches toges. Ceux principalement que les nuits, que les jours trouvent prêts dans la loi du Christ, et dont le voeu fut de ne jamais souiller leur tunique de baptême blanche comme la neige à la couche d'une femme ; ces hommes qui ne sont pas seulement chastes de corps, mais qui le sont encore de coeur et d'âme, comme je voudrais que tu fusses, ô mon lecteur ; - ceux encore qui déjà sont heureux, car ils ont vaincu les perfides délices de la lumière et du corps, ce qui fait la gloire première ; - ceux qui, cherchant la véritable vie, n'ont point hésité à sacrifier généreusement leur vie pour le Christ ; - et les prêtres entreront dans cette phalange sacrée, avec les moines sols de la tumulte des hommes, et qui, méprisant maintenant les charmes d'une flatteuse renommée, attendent les récompenses du jugement à venir, goûtent en pleine sécurité un tranquille repos, et vivent pour avoir aujourd'hui un mérite, qui sera plus grand ensuite, car ils se presseront en épais bataillons autour du Roi, quand Il viendra, en souverain, juger la terre ; ils iront partout où ira l'Agneau, ils seront environnés de la véritable lumière, de la lumière de Dieu, et leurs frais visages auront tant de beauté que les yeux ne pourront en supporter l'éclat.
Quand donc la sonore trompette aura donné le terrible signal, pour annoncer enfin l'arrivée du Seigneur, la terre au loin s'ouvrira en larges fissures, puis ça et là jailliront la flamme, la foudre, la grêle. L'univers sera ébranlé dans ses bases profondes, les chemins partout s'empliront ; on entendra d'un côté de tristes gémissements, de l'autre de pieuses joie de la vie ; il n'y aura qu'une voix dans de nombreux essaims, et chaque chef viendra rapidement à grand pas, amenant sa race et sa descendance. Toute la lignée se pressera en un seul lieu, quand le Père sera au milieu de ses enfants.
Je ne parlerai point des villes fameuses, des nations éloignées, ni des royaumes qui sont maintenant, ou qui furent. Tous ces peuples qu'engourdit le froid, ou que brûle le soleil, ceux que vit le jour naissant, ou le jour à son déclin, tout ce qui fut enfanté depuis le premier âge du monde jusqu'au jour qui sera son dernier jour, de toutes les régions un seul ordre amènera en un même lieu les âmes justes et les âmes coupables. Parmi tant de milliers d'hommes, il n' y aura pas un cependant que le Seigneur ne compte. Bientôt Il montera à son éclatant tribunal avec la même chair qu'Il rapportera aux cieux pour glorifier l'homme, et alors, élevé sur son trône, entouré d'épouvante, mis en vue, mais visible à peine, il dira de sa bouche sacrée quelles choses sont advenu dans les siècle écoulés, quelles choses une loi constante amène et doit amener dans les siècles futurs ; puis, au milieu des choeurs angéliques et de la milice sacrée ; à travers les pâleurs, les larmes, les joies, les voeux et les craintes des enfants, des mères, des jeunes gens et des vieillards, la foule en suspens recevra la sentence dernière qui retentira de la bouche sacrée du saint Juge :
" Va au repos et à la gloire des justes, toi, noble essaim qui ne doit jamais être distrait de mon royaume. Reçois la récompense que le Père, qui savait tes mérites et ta vie future, te donne maintenant, mais que dès longtemps Il te préparait. Mais toi, foule impie, toujours opposée à mes commandements, va t'enfermer dans les enfers. Là seront les grincements des dents et les larmes abondantes ; là tu seras tourmenté dans les feux dévorants. "
Donc, pour que les ordres du Très-haut demeurent stables, voilà quelle sera la forme du jugement. La gloire que le juste possédera après la mort, durera toujours, aussi bien que la peine infligée au coupable.
J'aurais dû, cher lecteur, t'enseigner tout cela par mes actions, en sorte que ma vie donnât du poids à mes discours, mais comme nous négligeons, malheureux que nous sommes, les injonctions qui nous sont faites, et qu'il est plus aisé d'apprendre que d'agir, si tes oreilles transmettent à ton esprit, et qu'il garde fidèlement empreintes les choses renfermées en mon livre, je le dis avec assurance, tu seras reçu dans les cieux, tu briseras les lourdes chaînes de la cruelle mort, et, d'enfant de la géhenne que tu étais d'abord, tu deviendras enfant du Dieu souverain. Après ceci il reste une chose sans laquelle tout le reste devient inutile, c'est que tu croies au Christ né du Père et coexistant avec le Père et que tu croies que l'Esprit saint ne forme qu'un avec eux, et que ces trois personnes sont un seul et même Dieu.
Pour toi qui liras ce poème, qu'il soit bon ou qu'il soit mauvais, souviens-toi de nous, et lorsque, après l'avoir lu, tu prieras le Seigneur Christ, que toujours nous soyons dans ta bouche. Mais de peur que tu ne penses que je te fais cette demande du bout des lèvres seulement, et que j'use de dissimulation, ainsi puisses-tu n'éprouver jamais de souci amer, ainsi puisses-tu plaire au Christ dans toutes tes actions, ainsi puisses-tu recevoir du Seigneur la couronne sacrée, et ne jamais oublier mon nom, afin que moi, Orience, qui suis le plus grand des pécheurs, j'obtienne mon pardon par les prières des saints.
(Vie d'Orience, extraits)