1. SUR L'ÉCONOME INFIDELE

 

Que de fois, dans mes discours, je vous ai fait observer que des erreurs enracinées dans l'esprit humain étaient tantôt une source de péchés, tantôt un obstacle aux bonnes oeuvres dont notre vie sur la terre devrait être semée. C'est un préjugé semblable qui nous persuade que tous ces biens dont nous n'avons que l'usage, que la simple jouissance, sont notre propriété absolue et irrévocable. De là des contestations, des querelles, des luttes acharnées ; de là une attache sans bornes, une cupidité sans frein pour des biens que nous plaçons au premier rang. Mais que nous sommes loin de la vérité  ! Rien de ce que nous possédons ne nous appartient en réalité  : nous ne sommes pas établis sur la terre avec droit de possession permanente, nous n'avons là ni résidence fixe, ni position stable ; nous ressemblons à des étrangers, à des voyageurs, ou plutôt à des exilés. Sans consulter nos voeux, le Seigneur, lorsqu'il Lui plaît, nous arrache de ces lieux, et nous dépouille de toutes nos richesses. Enfin rien de plus sujet aux mutations que les choses de ce monde  : celui qui est aujourd'hui dans l'opulence et les honneurs sera demain dans la honte et dans la misère ; celui qui nage dans l'abondance et les richesses est bientôt réduit au dénuement le plus triste, et manque de pain pour soutenir son existence. C'est par là surtout que Dieu se trouve infiniment au-dessus des hommes  : Dieu seul ne change pas, Il est immuable ; sa Vie, sa Gloire, sa Puissance sont les mêmes de toute éternité.

Les hommes sages et versés dans la connaissance des Livres saints voient déjà de quel passage j'ai tiré cet exorde. Il m'a été inspiré par la parabole où saint Luc, s'occupant de la question morale que nous traitons, raconte l'histoire d'un économe qui avait été chargé de l'administration des biens d'un homme riche. L'évangéliste nous le représente pleurant et désolé, lorsque son maître, s'apercevant de ses prodigalités et de ses malversations, lui eut adressé ces reproches  : « Rends-moi compte de ta gestion, et retire-toi d'ici au plus vite ; car je ne souffrirai pas que tu abuses plus longtemps de mes biens, et que tu t'en serves pour tes plaisirs, comme s'ils t'appartenaient en propre ». Ceci n'est point une histoire véritable, mais bien une parabole, qui, par une ingénieuse fiction, nous instruit des principes de la morale.

Ainsi, qui que vous soyez, apprenez que vous êtes chargé simplement de gérer les possessions d'un autre, et, vous dépouillant de cet orgueil qui ne convient qu'à un maître, prenez la réserve et l'humble attitude d'un administrateur qui doit rendre ses comptes ; tenez vos livres avec le plus grand soin, parce que le Seigneur peut venir d'un instant à l'autre. Vous n'êtes que fermier, et pour peu de temps ; la concession qui vous a été faite ne doit pas avoir une longue durée. Si des idées si simples et si communes vous étonnent, rendez-vous aux leçons de l'expérience qui ne trompe jamais. Supposons que vous possédiez une terre  : ou vos pères vous l'ont laissée, ou vous l'avez acquise ; comptez, si vous le pouvez, et repassez en votre mémoire tous ceux qui l'ont eue avant vous ; puis jetez vos regards dans l'avenir, et songez à cette succession innombrable de gens par les mains desquels elle devra passer encore ; après cela, dites-moi à qui appartient en réalité le droit de propriété, quel est celui que nous devons regarder comme vrai possesseur parmi tous les maîtres passés, présents et à venir  ? Si l'on pouvait par enchantement les ressusciter tous à la fois, certes on verrait plus de propriétaires qu'il n'y a de mottes de terre dans ces champs. Si vous voulez une autre image de la vie de l'homme ici-bas, supposez, par une ingénieuse fiction, que, voyageant par une chaude journée d'été, vous ayez rencontré sur votre route un arbre dont les rameaux épais vous invitent à chercher sous leur ombre un abri contre la chaleur. Sous ce toit hospitalier, vous vous êtes arrêté pour respirer le frais, et vous avez joui de son ombre aussi longtemps que vous l'avez pu  : à l'heure de votre départ arrive un autre voyageur ; il dépose sa charge, prend la place que vous venez de quitter, profite du feu que vous avez allumé, de l'ombre dont vous avez joui, et se désaltère dans les eaux limpides qui ont servi à vous rafraîchir. Il s'est reposé quelque temps sur l'herbe, tandis que vous marchiez, et ensuite il a continué son chemin. Le même jour, et dans un court espace de temps, cet arbre aura vu dix voyageurs venir réparer leurs forces sous son ombrage ; il a servi à tous ceux qui se sont présentés, et cependant il ne reconnaît qu'un seul maître. Il en est de même des richesses de ce monde, des avantages de cette vie ; ils servent aux besoins et à l'agrément de chacun ; mais ils appartiennent à Dieu seul, qui n'est sujet ni à la mort, ni à la corruption.

Sans doute il vous est arrivé quelquefois en voyageant de descendre dans un hôtel  : là, quoique vous n'eussiez rien apporté, vous avez trouvé un lit, une table, des coupes, des vases, en un mot, tous les objets qui pouvaient vous être nécessaires. À peine avez-vous eu le temps de vous en servir, qu'il survient quelque autre voyageur hors d'haleine et couvert de poussière. Il use de tout, comme s'il en était le maître, et vous force en quelque sorte à partir. Voilà l'image fidèle de notre vie, mes frères, si ce n'est qu'il y a quelque chose de moins durable encore dans les accidents de ce monde. Quand j'entends dire ma terre, ma maison, je ne puis revenir de ma surprise ; je ne comprends pas comment, par un vain mot, on pense s'arroger les droits d'un maître, s'approprier ce qui appartient à un autre, en prononçant deux lettres.

De même que sur le théâtre tel rôle ne revient pas exclusivement à tel acteur, mais qu'il est joué indifféremment par l'un ou par l'autre, suivant les convenances ; ainsi les terres et les autres propriétés passent, comme un habit, de main en main. Dites-moi, quoi de plus grand que la royauté  ? Passez en revue tout ce qu'un prince peut avoir en sa possession ; comptez ses manteaux de pourpre, quel qu'en soit le nombre ; ils ont brillé sur les épaules de plus d'un personnage ; d'autres se sont servis également de ses couronnes, de ses bandelettes et de ses autres ornements. Tout cela compose un héritage qui change continuellement de maître ; tout cela est à l'usage commun de tous les princes qui se succèdent ; celui qui s'en va les abandonne à celui qui vient après lui. Que dirons-nous des insignes qui distinguent nos gouverneurs de province, de leur siège d'argent et de leur bâton d'or  ? Ces ornements n'appartiennent en propre à aucun de ces hommes ; chacun les possède à son tour, et pendant un assez court espace de temps. Comme un même char, un même poêle servent aux funérailles d'un grand nombre de personnes, de même les insignes affectés aux grandes dignités de l'état sont employés à revêtir successivement une foule d'hommes. Souvent, la voix de l'Apôtre nous rappelle cette grande vérité. Il nous déclare que la figure du monde change sans cesse, que « ceux qui achètent doivent être comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n'en usant pas » (1 Co 7,30&endash;31), ce qui signifie une seule chose, que nous devons vivre sans nous occuper du lendemain, et nous tenir toujours prêts à partir au premier signal.

Pour vous mieux convaincre de la soumission entière que nous devons aux préceptes du Seigneur, préceptes qui sont destinés à être la règle de notre conduite, reportez vos regards sur vous-mêmes, considérez que votre âme et votre corps sont également assujettis aux lois de la vertu, que vous n'êtes pas le maître de suivre vos penchants ; que vos paroles, vos actions, tous vos mouvements doivent être conformes à la Volonté divine. Le Seigneur vous a donné un corps dans lequel on distingue différentes parties, et qu'il a pourvu de cinq sens pour l'usage et l'agrément de la vie ; mais ces organes, au lieu d'être indépendants, sont soumis à des lois déterminées ; et en ce qui concerne la vue, qu'on regarde comme le sens principal, il vous est permis de contempler la nature et tout ce qu'elle renferme de beau et d'admirable, de considérer le soleil, qui répand sur la terre des torrents de lumière ; la lune, dont la douce clarté charme les tristes heures de la nuit ; les étoiles, dont la faible lueur parvient avec peine jusqu'à nous, mais dont la flamme scintillante orne la voûte des cieux. Admirez la surface de la terre, couverte d'une végétation si riche et si variée, les plaines immenses de la mer, qui s'étendent comme une campagne unie, lorsque le calme règne sur ses eaux tranquilles  : ce sont là des objets dont la vue ne vous est point interdite ; mais que vos regards se détournent avec soin de ceux qui pourraient donner atteinte à l'innocence de votre âme ; fuyez, placez un voile devant vos yeux ; il vaut mieux les condamner aux ténèbres, lorsqu'ils peuvent donner occasion à des oeuvres d'iniquité. Aussi le Seigneur nous disait-il hier, par la bouche de saint Matthieu  : « Quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son coeur » (Mt 5,28). Il vaudrait mieux arracher son oeil que de lui permettre de se reposer sur des objets obscènes. Pour l'ouïe, il y a également des lois à observer, des précautions à prendre. Il faut ouvrir ses oreilles et les rendre attentives aux discours sages et pieux ; elles servent alors de canaux pour transmettre à l'âme des leçons salutaires. Si un homme corrompu, livré à tous les vices, s'approche et veut souffler dans votre âme la contagion du péché, fuyez-le aussi promptement que ces bêtes dangereuses qui répandent autour d'elles un venin mortel. On doit aussi mettre un frein à la langue, afin qu'elle ne profère que des paroles honnêtes, s'abstenant de tout ce qui pourrait offenser la vertu ; qu'elle évite les médisances, les calomnies, les injures envers le prochain, les blasphèmes contre Dieu ; enfin que tous ses discours soient dictés par la piété, la religion et le désir de porter aux bonnes oeuvres. Que chacun répète souvent ces paroles du psalmiste  : « J'ai dit, je veillerai sur mes voies, afin de ne pas pécher par ma langue » (Ps 38,1). Ailleurs on lit  : « De leur langue ils lui mentaient » (Ps 77,36). Et encore  : « Pourquoi te glorifier de ta méchanceté, puissant  ? Tout le jour ta langue rumine l'iniquité et l'injustice ; tu es comme un rasoir effilé, tu agis avec ruse » (Ps 51,3&endash;4). En un mot, que notre langue soit d'un grand secours pour notre salut. Veillons de même sur notre odorat ; qu'il ne soit point l'esclave de la volupté ; qu'il ne recherche pas avec trop d'avidité les douces exhalaisons des essences précieuses. Isaïe s'élève avec force contre des goûts si efféminés. Nos mains doivent se souvenir des préceptes du Seigneur, et ne point se livrer à toute sorte d'attouchements. Étendons-les pour faire l'aumône, et non pas pour commettre des soustractions ; qu'elles servent à défendre nos biens, et non à nous emparer de ceux du prochain, à secourir les personnes qui sont dans les maladies et les souffrances, et non à nous mettre en contact avec celles qui, jouissant d'une santé florissante, ont un attrait irrésistible pour la volupté.

Je crois avoir suffisamment démontré que nous ne sommes pas les maîtres de nous-mêmes, mais que nous sommes plutôt chargés de notre conduite, et en quelque sorte de notre administration. Tout ce qui tombe dans le domaine de la loi est soumis au législateur, si nos membres, si les diverses parties de notre corps ne dépendent point d'elles-mêmes ; si elles exécutent, d'après la Volonté de Dieu, les fonctions pour lesquelles elles ont été formées, que dirons-nous à ces gens qui s'imaginent tenir complète-ment en leur possession l'or, l'argent ; les terres et les autres biens, et qui s'imaginent en être les maîtres absolus  ? Ô mon ami  ! Rien de tout cela n'est à vous ; vous n'êtes qu'un esclave ; tout ce que vous regardez comme vous appartenant est au Seigneur ; un esclave n'a le droit de rien posséder en propre. Vous étiez nu lorsque vous êtes entré en ce monde, tout ce que vous avez, vous le tenez de la loi de Dieu. Si vos richesses vous viennent de l'héritage paternel, c'est parce que Dieu a dit que les biens des parents seraient partagés entre les enfants ; si elles ont leur source dans le mariage, c'est encore en vertu de la loi du Seigneur, qui a établi le mariage et la conséquence qu'il entraîne ; si elles proviennent du commerce de l'agriculture ou de toute autre voie, c'est parce que Dieu vous a accordé son appui et sa protection. Il est donc manifeste que vos prétendues possessions ne vous appartiennent pas réellement ; voyons maintenant ce qui vous est prescrit, et de quelle manière vous devez les gérer. Donnez des aliments à celui qui a faim, des habits à celui qui est nu, des soins à celui qui est malade ; ne délaissez pas le pauvre que la misère a laissé sans abri sur le pavé ; soyez sans inquiétude sur votre propre compte ; ne vous demandez pas comment vous parviendrez à la journée de demain.

Si vous conformez votre conduite aux prescriptions de la loi, le Législateur vous décernera des récompenses ; mais si vous foulez aux pieds ses préceptes, vous en serez puni, vous porterez la peine de votre désobéissance. Toutes ces obligations qui pèsent sur l'homme montrent qu'il ne s'appartient pas ; qu'il n'est pas le maître de ses actions ; elles prouvent que, bien loin de là, il est soumis tout entier au souverain Pouvoir de Dieu, qui lui trace la ligne de ses devoirs et l'oblige à ne point s'en départir ; cependant nous vivons dans une sorte d'indépendance, comme si nous n'avions point de compte à rendre un jour ; nous traitons les pauvres avec dédain, nous les laissons périr dans la misère, tandis que nous faisons de folles dépenses pour satisfaire notre ambition et notre vanité. Nous entretenons une foule de vils flatteurs, de vils parasites viennent s'asseoir à notre table ; nous dépensons des sommes énormes pour nourrir des bêtes curieuses, des animaux féroces, de beaux coursiers, des saltimbanques, des pantomimes et d'autres hommes perdus de réputation et de moeurs, notre fortune devient complice de notre folie. Lorsque nos libéralités pourraient nous procurer des avantages inappréciables, le salut éternel, nous serrons la main, de crainte d'en laisser tomber seulement quelques oboles ; s'agit-il, au contraire, de dépenses pour des occasions où l'on ne peut manquer de pécher, qui conduisent à des peines infinies, au feu de l'enfer, entraînés par la passion, nous nous empressons de répandre nos richesses à grands flots. Ce n'est point là certainement la conduite d'un esclave qui attend son maître avec crainte, mais bien plutôt celle d'un jeune libertin qui ne refuse rien à ses commodités et à ses plaisirs.

Si vous voulez savoir avec quelle vigilance, avec quelle sollicitude un sage économe administre les biens qui lui ont été confiés, ouvrez les Psaumes de David, et lisez ce passage où le saint prophète prie Dieu avec instance de lui découvrir le jour fixé pour son départ de ce monde  : « Fais-moi savoir, dit-il, Seigneur, le terme de ma vie et quel est le nombre de mes jours, afin que je sache ce qui me manque » (Ps 38,5). Vous voyez dans ces paroles se peindre toute l'anxiété d'une âme craintive, vivement préoccupée  : elle jette un long regard dans l'avenir, et s'enquiert avec inquiétude du moment suprême où il lui faudra quitter le jour, dans la crainte de ne pas se trouver prête au moment où sera donné le signal du départ ; elle veut connaître l'espace qui lui reste à parcourir, afin qu'à force d'activité et d'ardeur elle ait pris toutes ses dispositions avant que celui qui doit l'emmener se présente. Entre un homme qui abandonne la vie et un économe dont la gestion touche à son terme, il y a la plus grande ressemblance ; et quand on compare entre elles ces deux situations, on y trouve une identité parfaite. Celui qui meurt laisse à ses successeurs le soin d'administrer les biens qu'il a possédés ; l'économe, en partant, laisse à d'autres les clefs qui lui avaient été confiées ; l'un est forcé de quitter les champs qu'il a cultivés, l'autre sort de ce monde, que l'on peut comparer à une vaste propriété ; l'économe s'éloigne triste et à regret du séjour qu'il a longtemps habité, des vignes et des jardins théâtre de ses travaux. Quels sentiments supposez-vous à celui que la mort arrache aux douceurs de la vie  ? Ne déplore-t-il pas la perte de ses biens  ? Ne jette-t-il pas un douloureux regard sur ces meubles précieux, sur ces trésors auxquels il était si vivement attaché  ? Il sent que tous ces biens lui échappent à la fois ; qu'on va le conduire aux lieux qui ont été préparés pour sa demeure ; déjà retentissent à ses oreilles ces paroles terribles  : « Rendez compte de votre administration ». Montrez quelle docilité vous avez eue pour les ordres qui vous avaient été donnés, comment vous avez traité ceux qui partageaient vos travaux ; avez-vous été doux et indulgent pour eux ; ou, plutôt, comme un vrai tyran, ne les avez-vous pas accablés de coups  ? N'avez-vous pas frustré ces malheureux du salaire qui leur était dû  ? Il n'aura rien à craindre s'il parvient à se rendre son maître propice en prouvant qu'il s'est conduit en bon serviteur ; mais, s'il en est autrement, ce ne sont pas des coups de verges, une prison obscure, et de fers qui l'attendent, mais un feu sans relâche, mais une nuit éternelle, où jamais ne pénétrera le plus léger rayon de lumière, et où l'on entendra d'affreux grincements de dents, ainsi que l'affirment les textes de l'évangile.

Ô vous qui m'écoutez, s'il est vrai que vous ne devez jamais être dépouillés des biens de ce monde ; s'ils ne sont point périssables, ah  ! jouissez sans inquiétude de tous les plaisirs, livrez vos sens aux voluptés ; mais si, quelle que soit la durée de nos jouissances, il faut s'attendre à un terme fatal qui les détruira, tremblons, mes frères, à l'idée de cette séparation redoutable, et, durant notre séjour sur la terre, observons scrupuleusement les préceptes du Seigneur, craignons de nous trouver chargés de dettes et couverts d'obligations au moment où nous en serons arrachés, afin que nous puissions entrer dans les voies éternelles, libres de tout engagement, avec le témoignage d'une conscience tranquille, qui n'a rien à se reprocher dans le passé, et qui ne craint point l'examen à venir.

Ce fut un mauvais économe que ce riche dont parle l'évangile, à qui ses terres rapportaient des revenus considérables, et qui, au milieu de l'abondance dont il jouissait, n'eut pas une bonne pensée, ne fit pas une bonne action ; livré aux appétits insatiables de la chair, à toutes les fureurs d'une dévorante cupidité, il était d'une avarice qu'on aurait pu comparer aux abîmes sans fond où allaient s'engouffrer des richesses immenses ; il faisait tout servir à son usage et à la satisfaction de ses penchants, et il s'écriait quelquefois dans l'ivresse de l'orgueil et de la débauche  : « Voici, dit-il, ce que je ferai  : j'abattrai mes greniers, j'en bâtirai de plus grands, j'y amasserai toute ma récolte et tous mes biens ; et je dirai à mon âme  : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, et réjouis-toi » (Lc 12,18&endash;19). À peine achevait-il de parler, qu'il fut surpris par l'apparition subite du ministre chargé de l'emmener, et dont l'aspect terrible ne lui annonçait que trop le châtiment qui allait suivre sa destitution. Que lui sert alors d'avoir mené une vie voluptueuse  ? L'évangile nous fait une vive peinture des dérèglements et du sort funeste de cet homme, afin que nous y puisions une leçon salutaire. N'avons-nous pas, hélas  ! l'expérience de chaque jour  ? Ne nous présente-t-elle pas incessamment les exemples les plus propres à faire impression sur nous  ? Celui qui, à midi, jouissait encore d'une santé parfaite n'atteint pas la fin du jour ; cet autre, qui, le soir, était plein de force et de vie, expire avant de voir les premiers rayons du jour ; enfin nous en voyons que la mort vient surprendre à table et au milieu des festins. Quel est l'homme assez aveugle pour ne pas apercevoir les vides que la mort fait autour de nous, enlevant les hommes de ce monde, comme d'un lieu où ils avaient été placés momentanément  ? Mais toi, fidèle ministre, fort du témoignage de ta conscience, partage les sentiments qu'exprimait autrefois saint Paul. Ce grand apôtre, sans attendre les ordres du Seigneur, soupirait vers Lui et demandait à quitter la terre ; il désirait se voir déchargé de son ministère, et s'écriait  : « Misérable que je suis  ! Qui me délivrera de ce corps de mort  ?... » (Rm 7,24). Et ailleurs  : « J'ai le désir de m'en aller et d'être avec Christ » (Ph 1,23). Tout au contraire, celui dont les pensées se portent vers la terre à laquelle il est étroitement uni, s'inquiète à l'approche de l'heure du départ ; il se lamente comme cet homme de la parabole  : « Que ferai-je, puisque mon maître m'ôte l'administration de ses biens  ? Travailler à la terre  ? Je ne le puis. Mendier  ? J'en ai honte  » (Lc 16,3). Ces plaintes, ce désespoir ne peuvent convenir qu'à un oisif, qu'à un voluptueux. Celui qui, au moment du départ, verse des larmes amères et se répand en lamentations est un homme qui s'était presque identifié avec ses fonds de terre, et qui ne peut, sans un violent chagrin, renoncer aux plaisirs dans lesquels il a cherché le bonheur. Cette faiblesse, cette aversion pour le travail, n'est-elle pas la preuve et le fruit d'une vie passée dans une coupable oisiveté  ? On n'a tant de répugnance pour les occupations laborieuses que lorsqu'on s'en est dispensé pendant longtemps.

Que si nous cherchons le sens allégorique renfermé dans cette parabole, nous verrons qu'à partir du moment où nous aurons quitté ces lieux, on n'a plus le loisir ni de travailler, ni de mendier ; il est donc fort inutile de dire  : « Je n'ai pas la force de creuser la terre ». Quand vous en auriez la force, on ne vous le permettrait pas. L'accomplissement des préceptes du Seigneur, telle doit être l'occupation de notre vie ; voilà la culture à la-quelle nous devons nous livrer ; nous goûterons le fruit de nos travaux dans la vie future. Si vous avez vécu dans la paresse, si vous n'avez rien fait en ce monde, il sera trop tard après la mort pour songer à votre vigne et aux champs que vous avez négligés. Toutes vos prières, toutes vos supplications n'aboutiront à rien  : on peut s'en convaincre par l'exemple terrible des vierges folles ; comme elles manquaient d'huile pour leurs lampes, elles s'adressèrent en vain aux vierges sages pour en obtenir. Cette parabole nous apprend qu'à l'arrivée de l'Époux, personne ne peut recourir à une huile étrangère, c'est-à-dire ne peut se prévaloir des bonnes actions faites par d'autres.

Chacun s'avance revêtu de ses propres oeuvres, comme d'un habit, tantôt riche et brillant, tantôt sale et de vil prix, et au jour du jugement il ne sera permis à personne de l'ôter ou de le changer, quand même on trouverait quelqu'un qui voulût en donner ou seulement en prêter un autre  : chacun restera dans l'état où il se trouve, chargé des haillons du péché ou resplendissant de l'éclat de la vertu. Mais en voilà assez sur ce point. Que dirai-je des moyens dont s'avisa cet économe coupable, en remettant leurs dettes à tous ses débiteurs, afin de se procurer quelque consolation et de se ménager leur appui  ? Il ne parait pas facile de faire accorder cette circonstance avec le sens général de l'allégorie. Je vous dirai cependant à quelle idée je me suis arrêté, après y avoir longtemps réfléchi. Ceux qui désirent obtenir le pardon de leurs péchés trouvent une ressource en distribuant des biens qui ne leur appartiennent pas ; je dis des biens qui ne leur appartiennent pas, puisqu'en effet ils sont au Seigneur ; nous ne possédons rien en propre  : ce que nous croyons avoir, c'est Dieu qui nous l'a confié pour un temps. Lors donc que quelqu'un, songeant à sa fin et à son départ pour l'autre vie, veut rendre par sa bienfaisance le poids de ses péchés plus léger, ou il dégage ses débiteurs de leurs obligations, ou il fait d'abondantes aumônes aux pauvres ; et distribuant des richesses qui n'appartiennent réellement qu'à Dieu, il se crée de nombreux amis, qui témoigneront devant le souverain Juge de sa bienfaisance et de sa libéralité, et dont la médiation lui fera obtenir un lieu de repos et de bonheur.

Il n'est pas nécessaire que ceux qui ont reçu des bienfaits aillent déposer de vive voix devant le tribunal du Seigneur, comme s'Il ignorait les faits ; ce sont les actions vertueuses elles-mêmes qui parlent et qui font accorder à leurs auteurs la rémission des peines qu'ils ont encourues par leurs péchés. De même que le sang d'Abel criait vengeance devant Dieu, de même les oeuvres charitables parleront en faveur de celui qui les aura faites pour l'amour de notre Seigneur Jésus Christ, à qui gloire soit rendue dans tous les siècles des siècles. Amen.