Ils sont bien unis par le lien du sang, ceux qui sont, en outre, associés par le lien de l'amour. Et c'est justement pour cela qu'il nous est permis, à nous aussi, de nous glorifier de ce Don divin, l'union, à la fois dans la charité et dans la parenté !
Ainsi, en un seul sentiment, se concentrent deux sortes d'affection, l'une que nous avons reçue - celui qui nous attache par l'origine d'une part et celui qui nous unit par la dilection d'autre part, - en nous enchaînant tous deux, est ce qui me pousse à approfondir un peu longuement avec toi les pensées que voici, afin de recommander à ton esprit la cause même de ton âme et de te faire voir que la véritable béatitude, par la possession des biens éternels, est l'oeuvre de notre vocation humaine. Car, puisque je t'aime tout comme moi-même, il faut bien que je désire que tu parviennes au souverain Bien, comme un autre moi-même !
Assurément, s'il s'agit de mener une vie sainte, ton pieux esprit n'y met aucun obstacle. Ce que les principes sacrés nous enseignent, tu le possèdes déjà, en beaucoup de points, par la précoce dignité des moeurs. Tu me sembles avoir, grâce à une nature providentielle, déjà pris possession de certains offices de la religion.
C'est une Faveur de notre Seigneur et Dieu envers toi ! C'est par sa Grâce que la Doctrine divine peut trouver en toi, pour une part ses trésors, et pour une part les y apporter. Bien qu'élevé, en ton père et en ton beau-père, aux plus hauts sommets du siècle, et sollicité des deux côtés de titres éclatants, je désire pour toi les cimes d'un honneur bien supérieur encore. Je t'appelle, en effet, non aux dignités terrestres, mais aux célestes, non à celles du siècle, mais de tous les siècles : car la gloire assurée et inaltérable, c'est la gloire éternelle ! Je te dirai donc, "non la sagesse de ce siècle, mais celle sagesse mystérieuse, cachée, que Dieu a prédestinée, avant les siècles, pour notre gloire." (1 Cor 11,6-7). Je te parierai avec un grand zèle pour toi, et peu d'attention à moi-même, puisque j'ai pris garde beaucoup plus à ce que je désire pour toi qu'à ce dont je suis capable pour moi-même !
Le premier devoir de l'homme créé et produit à la lumière, mon bien cher Valérien, c'est de connaître son propre Auteur, et L'ayant connu, de Lui rendre ce qui Lui est dû, c'est-à-dire d'employer la vie, ce Don divin, au service et au culte de Dieu. Ce que l'on a reçu d'un Don de Dieu doit être consommé dans le dévouement à Dieu. Ce que l'homme a obtenu, quoique indigne, il doit le rendre à Dieu dans la soumission. Nous sommes, en effet, mus par une opinion saine, si nous avons sur nous-mêmes le sentiment qui L'a guidé en nous créant. Par suite, celui-là conçoit nettement et magnifiquement l'Intention de notre Créateur en faisant l'homme, qui a su comprendre que c'est Lui qui nous a faits et pour Lui-même. Il est excellent d'apporter toute l'intention de l'âme à ce que notre souverain avantage ne soit pas mis en dernier lieu par l'estime que nous en faisons. Que nos premiers soucis soient pour ce qui prime tout le reste, et que le salut, qui est le bien suprême, emporte les parties principales de notre sollicitude ! Que pour être obtenu et conservé, il prenne en nous, non seulement la première place, mais toute la place ! Qu'il l'emporte en nous comme il l'emporte sur tout le reste ! C'est à Dieu que nous devons le plus haut respect, et, après Lui, à l'âme. Et il se rencontre que l'un et l'autre objet étant souverains, on ne peut s'occuper de l'un sans s'occuper de l'autre. Ainsi, quiconque remplit ses devoirs envers Dieu, remplit nécessairement ses devoirs envers l'âme, et, à l'inverse, celui qui prend soin de son âme ne peut pas négliger son Dieu. Les deux souverains biens se trouvent ainsi liés en utile abrégé. Atteindre l'un, c'est atteindre l'autre, car, par un effet de l'ineffable Bonté divine, notre propre utilité devient un hommage à Dieu même ! Nous avons pour le corps toutes sortes de soins, on se donne, pour lui trouver des remèdes, beaucoup de peine. Est-ce que l'âme ne mérite pas qu'on la soigne ? Et si l'on a recours à divers adjuvants du corps, pour garder sa santé, il n'est pas permis, certes, de laisser l'âme gisante, comme abandonnée, de la négliger au point qu'elle pourrisse dans ses maladies, de la priver, elle seule, des remèdes qui lui sont propres ! Bien plus, il faut accorder davantage à l'âme, puisque l'on donne tant au corps !
Si l'on a pu, avec raison, appeler la chair la servante et l'âme la maîtresse, il ne faut pas que nous placions la maîtresse au dernier rang, et que, au mépris de tout droit, nous lui préférions la servante ! C'est, à juste titre, que la partie la meilleure réclame les soins les plus attentifs, car nous devons apporter toute notre attention à ce qui possède dans notre substance la dignité la plus élevée. Il ne convient pas que, dans l'honneur de notre sollicitude, le meilleur soit placé au-dessus du pire ! La chair, en effet, inclinée vers les vices, nous ramène à la terre, comme à son origine. L'âme, au contraire, qui vient du Père des lumières, comme il en est de la flamme qui, monte toujours, est emportée vers le haut. Elle est en nous l'image de Dieu, le gage précieux des Dons divins. C'est elle que nous devons, par tous les moyens et de toutes nos forces, protéger. Si nous la régissons bien et si nous la sauvons, c'est le dépôt de Dieu que nous préservons ! Comment pourrait-on bâtir, si l'on ne jette les fondements ? A qui songe à édifier tous les autres biens, le salut est la base. Comment pourrait-il ajouter ce qui ne fait que suivre, s'il n'a pas d'abord établi ce qui passe en premier lieu ? Comment pourra-t-il poser les assises successives, celui qui aura manqué des assises inférieures ? Quelle prétention peut-il avoir à la béatitude, celui qui n'a pas même le salut ? A qui manque la vie, comment pourrait abonder le bonheur de la vie ? Ou à quoi lui sert-il d'entasser des vivres, s'il n'a pas de quoi assurer le bien de son âme ? C'est bien ce que dit notre Seigneur Jésus Christ : "Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il souffre la perte de son âme ?" (Mt 16,26). Il ne peut plus y avoir de source de profit, dès qu'il apparaît qu'intervient la ruine de l'âme ! Si le salut est en péril, il n'y a plus de gain possible. Où prendrait-on un gain, si la capacité même de le posséder n'est conservée intacte ? C'est pourquoi il nous faut tendre à ce véritable gain, à ce commerce sain et nécessaire, durant qu'il en est temps !
Pour obtenir la vie éternelle, peu de jours suffisent, et ces jours mêmes, à supposer qu'ils possèdent une béatitude de vie sans atteinte et sans ombre, devraient être estimés de peu de prix, parce qu'ils sont courts. Il n'est rien, en effet, de grand dans la réalité, de ce qui est petit par le temps. On ne saurait dilater en de longues joies ce qui est enfermé en d'étroites limites. Les avantages trop brefs de ce siècle n'ont qu'une brève utilité. Il serait donc déjà très juste de préférer le bien-être de la vie perpétuelle au bien d'une courte vie, pour la seule raison que la félicité de l'une est dans le temps et l'autre dans l'éternité. Il serait fragile de jouir de biens écourtés, et sûr, de posséder les éternels.
Et voici, avant tout, que la vie éternelle est toute bienheureuse. Car, que peut-on trouver de plus heureux que la vie éternelle ? Et au contraire, la vie présente si brève, est à la fois très brève et très malheureuse. Elle est de toutes parts assiégée des assauts de la souffrance, et elle est accablée de déficiences et de maux, en même temps que ballottée par les atteintes des accidents. Qu'y a-t-il de plus incertain, de plus changeant, de plus calamiteux que le cours de cette vie ? Elle est pleine de douleurs, pleine de sollicitude, pleine de soucis, pleine même de risques de tout genre, tiraillée à travers des événements incertains. Elle apparaît comme inquiète par les épreuves corporelles, anxieuse par les angoisses spirituelles, instable parmi les tourbillons des périls. Quel avantage donc, quel motif peut-il y avoir de ne pas rechercher les biens éternels, afin de poursuivre les temporels, même mauvais ? Ne vois-tu pas que tout homme prévoyant, même en cette vie, cherche un lieu ou un champ et, pour y demeurer plus longtemps, il accumule des provisions pour son usage ? Où il compte rester peu de temps, il prévoit peu de moyens; mais il en entasse davantage, où il veut faire un plus long séjour. Pour nous aussi, dès lors qu'ici-bas nous ne disposons, parmi tant d'angoisses, que d'un temps très court, tandis que dans l'avenir il y aura des siècles, il faut donc remplir la vie éternelle des provisions qui lui conviennent et ne donner à la vie finie que celle qu'elle mérite, de peur qu'en faisant l'inverse nous ne donnions notre suprême attention au temps le plus court et notre souci le plus bref au temps le plus étendu.
Je ne sais, pour tout dire, ce qui doit nous rejeter plus vite et plus efficacement sur cette vie très bienheureuse : ou les avantages mêmes de la vie future qui nous sont promis, ou les désavantages de la vie présente qui sont sous nos yeux ? D'un côté, ce sont des merveilles qui nous attirent, de l'autre, des aspects rebutants qui nous détournent avec véhémence. C'est pourquoi, puisque même le pire converge vers la meilleure part, si nous ne sommes point gagnés par les biens, il faut que nous soyons repoussés par les maux. Pour nous exciter au mieux, l'idéal s'accorde avec les pires réalités et toutes ces choses si diverses concourent au même but utile. Les unes nous invitent, les autres nous font fuir. Il s'ensuit que les unes et les autres nous sollicitent dans le meilleur sens.
Voyons ! Si un homme illustre et riche te faisait venir pour t'adopter au nombre de ses enfants, tu irais, en dépit de toutes les difficultés de la route et, te faisant transporter à travers tous les détours, si longs soient-ils, du chemin, tu accourrais ! Dieu, le Seigneur de l'univers, t'appelle pour t'adopter. Il te donnera, si tu le veux, ce doux nom de fils dont Il appelle notre Dieu, son Fils unique, et tu ne serais pas enflammé, transporté, précipité, de peur que la mort, en sa course rapide, ne t'enlève une si haute condition ! Et pour obtenir celle-ci, tu ne pénétrerais pas jusqu'aux solitudes non frayées de la terre, jusqu'aux espaces incertains d'une mer lointaine ! Quand tu le voudras, cette adoption t'appartient. Une telle réalité nous trouvera-t-elle paresseux et négligents parce qu'elle est aussi aisée à saisir qu'immense, ce qui fait que ceux qui l'auront dédaignée en seront plus durement traités ? A ceux qui la refusent, en effet, elle sera d'autant plus pernicieuse qu'elle est plus à la portée de ceux qui la veulent.
Assurément, c'est l'attachement à la vie qui nous a enchaînés par la délectation de la réalité présente. Eh bien ! ces amants de la vie, nous les exhortons à la Vie. La vraie manière de persuader, c'est bien de demander que vous embrassiez précisément ce que vous désirez ! Or, c'est pour la vie que vous aimez que "nous faisons fonctions de négociateurs auprès de vous" (cf. 2 Cor 5,20), et cette vie que vous aimez exiguë, nous vous suggérons de l'aimer éternelle ! Car je ne sais ce que c'est qu'aimer, si nous ne désirons pas que cette vie que nous aimons soit aussi belle que possible ! C'est pourquoi, cela même qui nous plaît, même limité étroitement, qu'il plaise davantage s'il peut être perpétuel, et que ce qui a du prix pour nous, avec une fin, soit pour nous plus précieux encore, s'il peut être sans fin ! Qu'il soit donc juste d'avoir fait l'expérience d'une vie moindre en vue d'une plus grande, afin que, par l'une, un passage nous soit frayé vers l'autre. Mais il ne convient pas que les bienfaits de celle-ci soient traversés par les suggestions obliques de celle-là. Elle ne peut pas s'opposer au point de faire tort, au point de nuire ! Il est absurde, en effet, et contradictoire que l'amour de la vie porte dommage à la Vie ! Ainsi, soit que vous méprisiez cette vie, soit que vous l'embrassiez, dans les deux cas, ma cause est gagnée sans peine. Car, si vous la méprisez, vous n'en avez qu'une raison, qui est d'en rechercher une meilleure. Si vous l'aimez., vous devez d'autant plus aimer celle qui l'emporte sur elle ! Pour moi, tout ce que je désire, c'est que, cédant aux leçons de l'expérience, tu juges cette vie comme elle est, très pénible et très troublée par d'incertaines épreuves, en sorte que tu la méprises et la repousses avec tout ce qui la remplit et l'occupe !
Qu'elle soit donc rompue, cette chaîne sans fin des affaires séculières et ce labeur unique de toute une vie parmi de multiples nécessités ! Brisons les liens des vains soucis, dont les noeuds embrouillés et successifs nous tiennent d'une emprise qui semble toujours nouvelle !
Qu'elles s'éloignent, ces questions aussi creuses qu'importunes au sein desquelles, aussi longtemps que l'on vit, le souci des mortels, alors que les affaires renaissent toujours, ne connaît jamais de fin ! L'attention inlassable que ces choses exigent rend cette vie, déjà si brève et si étriquée, encore plus resserrée ! C'est par là que viennent et les vaines joies, et les cruelles douleurs, et les voeux anxieux, et les craintes défiantes ! Que l'on chasse donc enfin tout cela qui rend cette vie brève pour le travail, longue pour la souffrance ! Répudions la vie de toutes parts suspecte d'un monde peu sûr, dans lequel ni les sommets, ni les profondeurs ne sont paisibles. Ce qui est bas est écrasé, en raison de sa petitesse, ce qui est haut tremble, en raison de son élévation. Choisis l'état que tu voudras, il n'est de repos ni pour les humbles, ni pour les grands : ni l'une, ni l'autre condition n'échappe au tourbillon d'un sort menaçant : les petits subissent l'injure, les grands, l'envie !
Il est deux choses surtout, à mon sens, qui tiennent les hommes enchaînés dans les affaires du siècle et qui, par des impressions caressantes, les ayant saisis, les étreignent d'un amour séduisant : le plaisir de la fortune et la dignité des honneurs ! Mais le premier, plus qu'un plaisir, est une misère ; la seconde, on doit la nommer non une dignité, mais une vanité. L'un et l'autre, de leurs noeuds entrelacés, embarrassent notre marche et comportent de trompeurs accompagnements ! L'un et l'autre, comme une contagion empestée, inspirent aux coeurs humains des vices qui flattent les désirs et sollicitent les esprits harassés des mortels par des agréments faciles. Au vrai, pour parler en premier lieu des richesses, qu'y a-t-il de plus pernicieux qu'elles, alors qu'elles ne sont que bien rarement entassées avec justice ? On les acquiert de cette façon, on les garde de même ! "La racine de tous les maux est la cupidité", est-il écrit (cf. 1 Ti 6,10). C'est si vrai qu'il y a une sorte de parenté de noms entre ces deux choses : vitiis et divitiis : vices et richesses. Est-ce que, en outre, il n'y a pas, dans ces richesses, matière à dommages ? Quelqu'un des nôtres n'a-t-il pas dit : "Que sont les richesses, si ce n'est des gages d'injures ?" Ne sont-elles pas comme des primes offertes aux malhonnêtes, dont elles provoquent les regards et les esprits ? N'en sont-elles pas une offre et une invite aux proscriptions ? Mais admettons que cela n'en se produise pas, sommes-nous sûrs de ce qu'elles deviendront après nous, dans leur émigration et leur fuite ? "On thésaurise, est-il dit, mais on ignore pour qui on entasse." (Ps 38,7).
Admettons qu'il vous vienne un héritier, selon votre désir, est-ce que bien souvent cet héritier ne dissipe pas votre bien ? Est-ce que ces richesses amassées, un fils mal élevé ou un gendre mal choisi ne les disperse pas ? Qu'ont-elles donc en soi de jouissance ces richesses dont la possession est pleine de misères et la transmission pleine d'incertitudes ? Où te laisses-tu emporter, amour égaré et téméraire des hommes ? Tu sais aimer ce qui te survient du dehors et tu ne sais pas t'aimer toi-même ! Ce que tu aimes est extérieur : hors de toi ce que tu désires ! Rentre plutôt en toi-même afin d'être plus cher à toi-même que tes biens.
Assurément, si quelqu'un, informé de ta fortune, vient à toi, tu préfères qu'il t'aime, toi, plutôt que ce qui est à toi. Et tu choisiras qu'il te témoigne son attachement à ta vie plutôt qu'à tes richesses. Tu veux qu'il garde sa fidélité à l'homme et non aux choses ! Ce que tu désires des autres, cela même, toi qui es le plus attaché à toi-même, il faut te l'accorder ! Aimons-nous nous-mêmes plutôt que ce qui est nôtre !
Mais en voilà assez en ce qui regarde la fortune.
En ce qui concerne les honneurs de ce monde, pour nous en tenir en ceci : comment peut-on estimer la dignité qu'ils donnent, alors que, pêle-mêle, les méchants s'y élèvent, par leur ambition, avec les bons, en sorte que le même honneur ne couronne pas des hommes d'un même mérite, que la dignité ne fasse aucune distinction entre les dignes et les indignes, mais au contraire les confonde ? Ainsi, ce qui devrait élever les meilleurs au-dessus des pires ne fait que les placer au même niveau. Par une rencontre étrange, les hommes les plus nobles et les plus scélérats ne se distinguent nulle part moins que dans les honneurs ! N'est-il pas plus honorable de préférer être dépouillé de tels honneurs et d'être estimé pour ses vertus propres que pour des titres si galvaudés ? Ajoutez à cela que ces titres - qu'ils soient ce que l'on voudra - combien éphémères, combien caducs ne sont-ils pas ? Nous avons vu récemment des hommes distingués par les honneurs, parvenus aux sommets des plus hautes dignités et qui avaient étendu leur patrimoine à travers l'univers par l'extension en tous sens de leurs biens. Ils avaient vaincu les cupidités par leurs succès, dépassé leurs désirs par leurs richesses. Mais je ne rappelle que des félicités privées. Les rois, eux-mêmes, à la tête d'un grand empire, et qui avaient des palais fulgurants de pierreries; dont, ô merveille ! les diadèmes rayonnaient de métaux travaillés; dont les demeures faisaient reluire des bois variés; dont la cour resplendissait de parures princières; dont les toits rutilaient de charpentes dorées : leur volonté était le droit humain, leurs paroles s'appelaient des lois ! Qui peut se réfugier en une félicité temporaire, sur la cime des grandeurs humaines ? Voici que tout ce volume n'est plus nulle part ! Toutes ces richesses surabondantes se sont envolées et les maîtres eux-mêmes de tant de trésors ont passé ! Le sort de royaumes récents et éclatants est devenu pour nous une sorte de proverbe ! Tout cela, qui paraissait si grand, n'est désormais plus rien ! Et rien, comme je l'imagine, ou plutôt comme je le sais avec certitude, de toutes leurs richesses, de leurs honneurs, de leur puissance, ne les a accompagnés si ce n'est - à supposer qu'ils l'aient possédée - la richesse de leur foi et de leur piété ! Seule, alors qu'ils ont perdu tout le reste, elle les suit ! Seule, inséparable et comme fidèle compagne, elle part avec eux ! C'est d'elle que maintenant ils se nourrissent, c'est dans cette richesse-là, dans ces honneurs-là qu'ils se reposent ! Ce sont ces biens qui leur profitent. C'est pourquoi, si nous sommes séduits par les honneurs et par les richesses, laissons-nous attirer par les véritables richesses, les véritables honneurs ! Tout homme parfait, en vue des honneurs célestes, des richesses célestes, échange les honneurs terrestres, l'opulence terrestre ! Là-bas, certes, il y a une discrimination absolue et impérissable entre les bons et les mauvais ! Là-bas, ce que nous avons une fois gagné, nous le tenons à jamais ! Là-bas, ce que l'on a pu conquérir, il n'est plus de danger de le perdre !
Mais puisque nous avons parlé de la fragilité des possessions temporelles, il faut bien que nous disions un mot de la condition même de cette brève existence.
Qu'est-ce que cela, je te prie, qu'est-ce que cela ? Les humains ne voient rien journellement autant que la mort : ils n'oublient rien si facilement que la mort ! Le genre humain est emporté, par la mort, en une chute rapide et toute la suite des générations court le long des siècles ! Nos pères ont passé, nous nous en irons, nos descendants suivront : c'est comme un grand soulèvement des flots venant du large, par vagues qui se poussent et dont les dernières se brisent au rivage; de même, les âges successifs se brisent contre le poteau final de la mort ! Que cette pensée, jour et nuit, que le souvenir de cette condition qui est la nôtre nous frappe ! Pensons à la fin de la vie qui arrive d'instant en instant et qui se rapproche d'autant plus de nous qu'elle nous a davantage fait attendre. Espérons ce jour prochain, que nous ne savons pas devoir être lointain. "Préparons, comme il est écrit, nos voies pour le départ !" Si nous y pensons, si nous méditons en ce sens, nous n'aurons pas peur de la mort. Bienheureux, qui vous êtes réconciliés déjà au Christ ! Ils ne peuvent être hantés d'une grande crainte de la mort ceux qui déjà "désirent être dissous pour être avec le Christ" ( cf. Phil 1,23); qui, devant ce jour suprême de la vie présente, toujours prêts, toujours tranquilles, attendent en silence. Il est, en effet, sans importance, que l'on finisse cette vie temporelle à tel ou tel instant, quand on passe à l'éternelle !
A la négligence de la vie, il ne faut pas que la foule des négligents nous entraîne, ni que nous mettions en péril notre salut pour des erreurs d'autrui ! En ce Jugement de Dieu, de quel secours nous sera la multitude, puisque chacun sera jugé individuellement, qu'il n'y aura rien d'autre que l'examen des mérites et que ce sont nos actes et non les peuples qui nous absoudront ? Arrière, arrière les consolations, mauvaises conseillères en face de l'instant décisif ! Sans nul doute, il vaut mieux gagner la vie avec le petit nombre que la perdre avec le grand nombre ! Il ne faut donc pas que la seule multitude des pécheurs nous porte à l'insouciance dans le péché, ni que cela seul que d'autres sont peu attentifs à leur bonheur soit pour nous un prétexte pour en faire autant ! Je t'en conjure, considère toujours la faute du prochain comme une honte, jamais comme un exemple. Que si tu trouves plaisir à réunir des exemples, sois attentif plutôt à ceux qui, bien qu'en minorité, sont cependant les plus riches dans la part choisie par eux ! Considère, dis-je, le camp de ceux qui comprennent sagement pourquoi ils sont au monde et, à coup sûr, aussi longtemps qu'ils vivent, savent diriger la grande affaire de leur vie. Par un effort profitable et insigne, par une vertu éminente et noble, ils savent cultiver la vie présente et semer la future.
Et sur ce point, non seulement nous avons de nombreux exemples, mais la grandeur même n'y manque pas. Quelle noblesse d'ici-bas, quels honneurs, quelle dignité, quelle sagesse, quelle culture littéraire n'a pas en effet fourni déjà des adhérents à cette milice du royaume céleste ? Quelle condition sublime n'a déjà, avec soumission, accepté ce joug céleste, si léger ? A vrai dire, cela dépasse toute erreur et toute ignorance, chez un homme, de négliger l'affaire de son salut ! Mais je pourrais encore, si cela n'était trop long, relater par leur nom un grand nombre, choisis dans la foule immense, d'hommes illustres dans le siècle et qui ont adopté la discipline et la vie du culte divin; je n'en citerai que quelques-uns, pour ne pas omettre entièrement de tels modèles !
Clément, issu d'une vieille ascendance de sénateurs et même de la souche des Césars, orné de toute science, versé dans tous les arts libéraux, est entré dans cette vie des justes et y a brillé si excellemment qu'il fut jugé digne de succéder au prince des apôtres !
Grégoire, évêque du Pont, fut d'abord philosophe et orateur réputé dans le monde, mais dans la suite, plus grand et plus illustre par ses vertus, au point que - entre autres signes de ses admirables mérites, - par ses prières et oraisons, une montagne, dit-on, fut transportée et un lac desséché !
Et encore un autre Grégoire, également saint, également donné aux lettres et à la philosophie, porta ses désirs vers cette philosophie céleste.
De lui, certes, il convient de rappeler ce trait qui vient à notre sujet : ayant vu son ami intime, Basile, qui avait été son condisciple dans les études du siècle, se livrer à la profession de rhéteur, il entra un jour dans son auditoire, et le prenant par la main, il le fit sortir de la classe en lui disant : "Laisse cela de côté et occupe-toi du salut !" Et dans la suite l'un et l'autre, devenus évêques, ils laissèrent, par les ouvrages qu'ils léguèrent à notre Église, des monuments éclatants de leur génie !
Et Paulin, évêque de Nole, exemple mémorable et heureux pour notre Gaule, possesseur d'une immense fortune, doué d'une éloquence abondante, se jeta si complètement dans notre conviction et notre dessein, qu'il inonda, pour ainsi dire, toutes les parties du monde par ses écrits et ses oeuvres.
Hilaire, tout récemment, et Petronius, actuellement évêque en Italie, tous deux descendus des plus hauts sommets de ce qu'on nomme la puissance de ce monde, se sont élevés à la renommée, l'un par la vie religieuse, l'autre par l'épiscopat. Et comment pourrais-je mettre hors de pair, dans cette grande foule d'hommes illustres par leur éloquence, Firmilien, Minutius, Cyprien, Hilaire, Jean, Ambroise ? Tous, ils ont dit en eux-mêmes ce que l'un des nôtres a redit, pour s'exciter à quitter le siècle pour passer à une vie meilleure : "Qu'est-ce que ceci ? Les ignorants se lèvent et ravissent le ciel, et nous, avec toute notre science, voici que nous roulons dans la chair et le sang." (St Augustin Conf. VIII,6-12). Ils se sont dit cela et c'est pourquoi ils se sont ensuite jetés, avec violence, dans le royaume !
Je viens de présenter une partie de ceux que signala une ferveur supérieure en notre foi, parmi les adeptes de la philosophie du siècle, de l'éloquence, des honneurs.
Et je passerai maintenant aux rois et aux maîtres de ce monde. Je ne crois pas nécessaire de rappeler tous ceux du passé qui furent des hommes dévoués à la religion en même temps que revêtus de la dignité royale : je m'en tiendrai aux plus insignes : David pour sa piété, Josias pour sa foi, Ezéchias pour son humilité, tous pris au coeur des vénérables annales. Il y en a eu d'autres, plus proches de nous, il y a eu des princes même en notre temps, qui ont eu accès à une connaissance plus intime du vrai roi et qui ont rendu hommage, dans la souveraine contrition de leur coeur à ce souverain Seigneur des seigneurs. Bien plus, les deux sexes, à la cour, ont su offrir à la divine Majesté une révérence attentive. Mais je propose surtout ceux qui me semblent les plus aptes à engendrer l'émulation, ceux dont les exemples, en tendant au salut dans l'avenir, présentent dans le présent le plus d'autorité.
Tu vois comment les jours et les années et tout le reste des ornements des cieux suivent par une obéissance infatigable la parole et l'ordre de Dieu et observent la soumission à ses Préceptes, par une loi constante. Est-ce que nous, à l'usage de qui tout cela a été fabriqué et qui recevons de là notre lumière, nous, qui ne pouvons ignorer les commandements divins ni la Volonté divine, nous opposerons aux ordres de Dieu une oreille sourde ? Certes, pour ce qui est de ces auxiliaires du monde, ce qu'ils avaient à faire à travers les siècles leur a été fixé une fois pour toutes : pour nous, au contraire, en tant de volumes de la Loi divine, les ordres ont été répétés, il faut donc que l'homme apprenne à faire au moins ce qui lui est attribué : obéir à la Volonté de son Créateur et s'appliquer à ses préceptes ! Tout le reste de la création, en lui fournissant son ministère, lui donne un exemple ! Et en définitive, s'il en est qui refusent de revenir à leur Auteur, s'imaginent-ils pour cela qu'ils pourront échapper à leur Seigneur ? A quoi leur sert-il de fuir, eux qui se détournent de Dieu ? Qu'ils entendent, saint David, qu'ils entendent ta parole quand tu t'écries : "Où irai-je loin de ton Esprit et où fuirai-je loin de ta Face? Si je monte aux cieux, Tu es là ! Si je descends aux enfers, Tu es présent ! Si je prends des ailes dès l'aurore et vais habiter aux extrémités de la mer, même là ta Main me retirera et ta Droite s'emparera de moi !" (Ps 88,7-10). Bon gré mal gré donc, il faut se soumettre au Maître de l'univers, et si l'on se soustrait par la volonté, il n'en garde pas moins tout droit sur nous. Ils sont absents par l'affection, mais Il est présent par son empire ! Par une imprévoyance et une erreur insensées, ces égarés sont prisonniers, ils vivent hors de la Pensée de Dieu mais sous sa Puissance. Et chacun poursuit son esclave fugitif, en une recherche menaçante, et, usant de son droit, veut ramener celui qui l'a quitté, pourquoi ne reconnaît-il pas le Droit du Seigneur des cieux sur lui-même et ne se jette-t-il pas au plus tôt dans son service, par une oblation volontaire, appliquant ainsi une exacte justice à lui-même et pour lui-même ? Pourquoi sommes-nous obsédés par l'aspect délectable des réalités présentes ? Pourquoi nous installer uniquement dans les choses que nous voyons ? Est-ce que notre vie se résume dans nos regards et n'avons-nous à notre service que nos yeux ?
Nous vivons aussi par nos oreilles, qui nous permettent de recueillir les promesses. De grandes aspirations, par cette partie de notre corps également, nous attirent. Ce que l'on nous promet, ce que l'on nous annonce, attendons-le de toute la ferveur de nos souhaits, de toute l'intensité de nos désirs. La fidélité de ces promesses, c'est l'Être fidèle, c'est ce Créateur qui nous l'inculque. Portons-nous aux merveilles qui nous sont offertes.
Bien qu'en somme, nos yeux mêmes, si nous voulons bien en user sagement et utilement, peuvent nous entraîner au désir de l'avenir : si nous éprouvons de l'admiration, par la contemplation de la nature, tournons-la vers l'Auteur d'une si magnifique machine ! Et si nous songeons à la splendeur de lumière qui pourra plus tard éblouir nos yeux, alors que nous recevons déjà une si belle clarté : demandons-nous quelle ne sera pas la beauté éclatante des réalités éternelles, alors que les périssables sont déjà si magnifiques ! Il ne faut donc pas tirer l'office de nos organes uniquement du côté le plus inférieur, mais bien plutôt les appliquer au bien de l'une et l'autre vie : ainsi, qu'ils gardent leur usage dans la vie temporelle sans le refuser à la vie éternelle. Et si leur penchant et l'amour qui accompagne leur action nous ravissent et si un charme agit de la sorte sur notre sens, cet amour même tend à la volupté suprême, vers ce qui non seulement peut, mais doit être aimé de toutes nos effusions : le Bien délicieux, étincelant, unique, éternel. Je veux parler de notre Dieu, envers qui tu peux brûler d'une flamme aussi ardente que sainte si, aux cupidités antérieures, tu sais substituer la richesse des vastes désirs. Si tu as été saisi, en quoi que ce soit, par la majesté du réel, il n'est rien de plus majestueux que Lui. Si quelque chose t'attirait comme apte à donner la gloire, il n'est rien de plus glorieux que Lui. Si la splendeur des créatures flattait tes regards, il n'est rien de plus splendide que Lui. Si tu étais séduit par le beau, il n'est rien de plus beau que Lui. Si tu croyais avoir rencontré quelque part la vérité, il n'est rien de plus vrai que Lui. Admires-tu ce qui est pur et sincère, il n'est rien de plus sincère que sa Bonté. Es-tu sollicité par l'abondance de tout bien, il n'est rien de plus débordant que son Abondance. Tu aimes ce qui ne trompe pas, il n'est rien de moins trompeur. Tu recherches ce qui est avantageux, il n'est rien de plus avantageux que son Amour. Te sens-tu gagné parfois par l'aspect, ou de l'austérité, ou de la bienveillance, tu ne trouveras jamais rien ni de plus terrible ni de plus doux que sa Grandeur et sa Dignité. Dans la peine, on recherche la douceur, dans le succès, la complaisance : on ne trouve qu'en Lui ou la joie, quand on est joyeux, ou la consolation quand on est affligé. C'est pourquoi il n'est rien de plus conforme à la raison que d'aimer par-dessus tout Celui en qui tu trouves tout. Les richesses et tout ce qui peut te retenir par ses agréments se trouvent en lui, mieux encore, viennent de Lui. Que ton amour, jusqu'ici dispersé à tort, se porte enfin au service de Dieu. Que ta puissance de charité, flottante encore en ses affections, se concentre en emplois sacrés, que ta dilection, infléchie par de vaines opinions, soit rectifiée, corrigée, délivrée de l'erreur, dirigée vers Dieu seul, car tout ce que tu peux aimer déjà est à Lui, à Lui, dis-je, à Lui. Il est si grand, en effet, que ceux qui ne L'aiment pas, injustement certes, ne peuvent cependant aimer que ce qui Lui appartient !
Soyons justes, je veux que l'on considère s'il est équitable d'aimer l'oeuvre en négligeant son Auteur, en délaissant le Créateur de toutes choses, de se jeter sur son bien par nos désirs, au hasard et indifféremment, alors qu'il aurait fallu gagner Dieu même et se faire aimer de Lui, par cet amour même de ses oeuvres ? Et pourtant, voilà que l'homme ne tourne ses désirs et ses soins que vers d'indignes créatures, et ses esprits sont si absurdement dévoyés qu'il poursuit l'art et abandonne l'Artiste et il embrasse la beauté dont il n'admire pas l'Auteur ! Et qu'avons-nous dit de la "si grande multitude de sa Douceur" ? (cf. Ps 30,20). Qu'avons-nous exprimé de la suavité si vaste et si ineffable de ses Biens, du trésor sain et profond de son Amour ? Et comment, en quoi que ce soit, pourra-t-on atteindre, par la parole, à la dignité de ce qu'Il est ? L'aimer donc, ne doit pas être pour nous seulement un plaisir, mais un devoir. Il est impie, certes, de ne pas aimer Celui à qui tu ne rendras jamais tout, même en L'aimant ! Il est souverainement injuste de Lui refuser ce que tu peux Lui apporter, alors que tu ne pourras jamais, même si tu le veux, Le payer de ce qu'Il a fait pour toi ! "Que rendrons~nous, en effet, au Seigneur pour tout ce qu'Il a fait pour nous ?" (Ps 115,12). Que Lui rendrons-nous simplement pour ceci : qu'Il a décrété que par la foi Il accorderait le salut à l'homme et que toute facilité existerait pour la propagation de l'espérance dans l'univers et de la vie pour les mortels ?
Pour en venir, en effet, à cela : toutes ces circonstances extérieures, c'est-à-dire la situation des nations et des états, penses-tu que tout ait été ramené à l'empire et à la loi de Rome, pour une autre raison, et que, pour une autre raison, une grande partie du genre humain ait été réduite en un seul peuple, si ce n'est pour que plus facilement, à l'instar d'un remède à travers un seul corps, la foi répandue à travers une seule nation pût pénétrer partout et, injectée dans la tête, se propageât rapidement dans les membres ? Autrement, elle n'aurait pu se répandre au sein de nations différentes de religions et de langues, et elle n'aurait pu franchir tant d'obstacles semés sur ses pas. Saint Paul, répandant la foi à travers ce même peuple unique, a pu écrire qu'"il avait tout rempli de l'évangile, depuis Jérusalem jusqu'en Illyrie." (Rm 15,19). Comment cela aurait-il pu se faire, s'il y avait eu des nations ou innombrables en leur multitude ou barbares par leur férocité ? Voilà pourquoi, de nos jours, par toute la terre, du lever au coucher du soleil et du nord au midi, résonne le Nom du Christ, pourquoi tous les pays du monde accourent à la vie, alors que le Thrace reçoit la foi, le Syrien reçoit la foi, l'Espagnol reçoit la foi. C'est donc une grande preuve de la Miséricorde divine que, sous César Octave, (César Octave fut le premier empereur romain. Nous l'appelons le plus ordinairement l'empereur Auguste. Son règne va de l'an 30 avant J.-C à l'an 14 après J.-C. C'est donc sous son règne que le Christ naquit à Bethléem, probablement à la fin de l'an 5, c'est-à dire quatre ans entiers avant l'ère dite chrétienne, mal calculée, vers 525, par le moine Denys-le-Petit) au même temps où la puissance romaine atteignait son apogée, Dieu Se donna à la terre. Aussi, pour te citer toi-même à toi-même, comme depuis l'origine de ce royaume (de Rome), nous en sommes à l'an onze cent quatre-vingt-cinq, tout ce qui fut d'abord sous l'autorité des rois, tout ce qui passa ensuite sous l'administration des deux consuls annuels et devint l'empire de Rome, tout cela peut être considéré comme voulu par la Providence, on peut l'affirmer sans crainte, pour préparer la venue du Christ et propager la foi !
Mais revenons à notre propos. "Gardez-vous d'aimer le monde ni rien de ce qui est dans le monde." (1 Jn 2,15), car tout ce qu'il offre à nos regards ne les flatte que de couleurs trompeuses. Que cette vertu de nos yeux, faite pour percevoir la lumière, s'emploie aux usages de la vie, mais ne s'ouvre pas aux puissances de mort ! "Les désirs de la chair, dit fort bien l'Apôtre, militent contre l'âme," (cf. 1 Pi 2,11) et tout leur équipement ne tend qu'à notre dommage et à notre ruine, car ils sont toujours en éveil pour se dresser contre nous, à la façon des ennemis du dehors, et ils gagnent en force tout ce qu'ils nous enlèvent ! Ainsi, jusqu'à présent, je n'ai parlé que des séductions inextricables de ce siècle insidieux, de ses honneurs et de ses richesses, tout comme si le monde était en pleine vigueur dans le charme de ses agréments. Mais voici que toute cette apparence, naguère embellie d'états factices, a déjà vieilli et toute cette gloire fardée tombe en ruine ! C'est à peine si ce monde garde de quoi tromper encore. Cette image des choses, assez belle jusqu'ici pour faire illusion, a péri ! Elle prétendait nous séduire par ses fulgurations et n'y parvenait pas; voici que bientôt elle ne peut plus même nous corrompre par sa vaine ostentation ! Ce qui lui manquait c'étaient les biens solides, et voici qu'il lui manque même les caducs ! Ce monde n'a plus ni les ornements temporaires qui embellissent, ni la durée prometteuse qui confirme; si nous ne nous trompons nous-mêmes, c'est à peine s'il est capable de nous tromper ! Mais pourquoi dérober nos arguments les plus forts ? Nous parlons des richesses du monde dissipées, alors que c'est le monde lui-même qui tend à sa fin et traverse ses derniers temps ! Combien n'est-il pas plus grave et plus décisif qu'il n'ait plus beaucoup à durer ? Pourquoi parler de la déchéance de ses biens et de sa parure extérieure ? Il est bien naturel qu'il soit en pleine décadence, par l'épuisement de ses forces en raison de son âge et alors qu'il succombe au poids vacillant de la vieillesse, il est juste qu'il soit privé de ses étais ! Le dernier âge du monde est tout rempli de maux, comme la vieillesse de maladies. On a vu et on voit encore, en ce monde blanchi, la famine, la peste, la dévastation, les guerres, les terreurs. Telles sont les langueurs des dernières années. C'est pourquoi apparaissent souvent ces signes du ciel : tremblements de terre, perturbations de l'atmosphère, enfantements monstrueux chez les animaux. Ces prodiges sont la marque d'un temps, mais d'un temps de décadence ! Et cela est confirmé, mieux que par nos faibles paroles, par les oracles mêmes de l'autorité apostolique. On y lit en effet : "C'est en nous que les siècles en sont venus à leur fin !" (1 Cor 10,11). Après une telle annonce, pourquoi hésiter ? Pourquoi attendre ? Il approche, le jour, non plus seulement le nôtre, mais celui de la fin du monde !Toute heure qui passe nous avertit de l'imminence de cette dissolution inévitable, alors que la fin qui menace l'individu et l'univers et le double péril commun laisse prévoir la même mort pour tous ! La mortalité du monde pèse sur moi, comme si la mienne ne suffisait pas à me terrifier ! Pourquoi flatter nos terreurs ? Il n'est plus de sécurité pour personne, dès lors que le terme fatal menace chacun de nous indifféremment. En cette fin du siècle présent, en cet effondrement de tout ce qui en fait partie, quelle n'est pas la misère de la condition humaine, si elle ne sait s'assurer l'espérance des joies futures, quand elle voit s'évanouir les joies présentes ! La vie écourtée ne lui donne plus la volupté attendue, et elle ne peut espérer celle de la vie éternelle. D'une part, peu de réel, d'autre part, nulle espérance. Il faut donc déplorer et plaindre cet état de l'homme, à moins que de cette condition trop amère il ne fasse une opportune nécessité, à moins que, pour cette raison même, il ne se réfugie dans les remèdes efficaces de son propre intérêt et ne se porte aux exigences des pensées salutaires, surtout en se rappelant que les réalités du temps présent sont tellement délabrées que si l'on perd le bénéfice de l'unique vie future, on perd tout à la fois.
Nous devons donc diriger toute l'attention de notre esprit sur l'espoir de l'avenir. Et pour que tu saisisses plus pleinement et plus clairement cet espoir, je n'hésiterai pas à te le présenter sous la forme d'un exemple. Si on offrait à quelqu'un de lui donner aujourd'hui cinq deniers de bronze, en lui promettant pour le lendemain cinq cents pièces d'or, mais en lui laissant le choix ou de prendre le bronze immédiatement, ou de recevoir l'or un peu plus tard, y a-t-il le moindre doute qu'il ne préfère ce grand don, avec un retard si léger ? Eh bien !... en considérant la condition à la fois de cette vie courte et de la vie éternelle, tu ne dois pas désirer de saisir de vils biens, quand tu peux en espérer de si précieux ! Il y a moins de joie à prendre possession de peu de trésors qu'à en attendre de très grands ! Sans doute nous voyons tous et nous saisissons les fragilités que renferme ce monde, car le nom d'espérance vient du verbe espérer, et il est bien évident que l'espérance ne s'applique pas à cette vie, puisque nous y jouissons des choses que nous voyons. "L'espérance en effet que l'on voit n'est pas de l'espérance, car ce que l'on voit comment pourrait-on l'espérer ?" (Rm 8,24). Donc, toute l'espérance que nous mêlons aux choses humaines n'a de sens que pour l'avenir : on ne saurait appeler espérance ce que l'on n'espère pas ! Nous poursuivons donc dans l'avenir la réalité plus éclatante qui est l'objet de notre espoir, et cet espoir, nous le ressentons dans le présent. Il arrive que pour les objets mêmes qui s'offrent à nos regards, nous ne les voyons pas de près comme si nos yeux en étaient obsédés, mais avec bien plus de certitude c'est vers les spectacles lointains que nous tendons des regards dégagés : c'est à peu près, sans nul doute, ce qui se produit pour les biens présents et les biens à venir, car les présents, comme accumulés sur nos yeux, ne sont pas perçus exactement, tandis que les futurs, plus éloignés de nos regards, sont saisis très clairement ! Et cette espérance de l'avenir, nous ne la nourrissons pas sans savoir de qui nous la tenons, mais sur la parole de notre Seigneur Jésus Christ, garant très sûr de la vérité, qui promet aux justes un règne sans fin et les amples récompenses de la bienheureuse éternité, qui, en outre, par le mystère ineffable de son Incarnation, Homme et Dieu tout ensemble, a réconcilié l'homme à Dieu et par le secret impénétrable et grandiose de sa Passion, a libéré le monde du péché ! C'est Lui qui S'est manifesté dans la chair, qui a été justifié dans l'Esprit, qui est apparu aux anges, qui a été prêché aux nations, qui a été cru par l'univers et qui a été élevé dans la gloire : "c'est pourquoi Dieu L'a exalté, en sorte que toutes choses au ciel et sur la terre, dans les mers et les abîmes, proclament que le Seigneur Jésus est dans la gloire, Roi et Dieu avant tous les siècles !" (cf. Phil 2,9-10).
Dès lors que ne répudies-tu les préceptes de ces philosophes dont tu fais ta lecture habituelle, pour te pénétrer de l'étude du dogme chrétien ?
Ici aussi tu trouveras de quoi exercer ton éloquence et ton esprit et tu auras vite fait de constater combien ce qui est nôtre, je veux dire les préceptes de la piété et de la vérité, doivent être préférés à ces enseignements des philosophes ! Chez eux en effet, il n'y a qu'une ébauche de vertu ou une fausse sagesse; chez nous au contraire, la justice achevée et la vertu solide sont enseignées. On pourrait donc dire que d'autres ont usurpé le nom de philosophie, tandis que nous en avons la vie même. Et en vérité, quels préceptes peuvent-ils donner pour bien vivre ? Ils ignorent la cause ! Ne connaissant pas Dieu et ainsi, dès le principe, s'éloignant de la justice, ils sont ensuite entraînés par la logique de leur erreur. C'est ce qui fait que le terme de telles études ne soit que vanité ! S'il en est parmi eux qui tombent sur de belles définitions, ils sont esclaves de la jactance et sont malades d'orgueil ! Ainsi, chez eux, même l'absence des vices n'est pas sauvée du vice ! C'est d'eux qu'il est écrit : Ils ne savent que le terrestre." (Phil 3,19). Il est donc prouvé manifestement qu'ils ne voient pas la vraie justice, la vraie sagesse. Est-ce qu'un disciple de l'école d'Aristippe verra la vérité, alors que, par son esprit, il ne diffère en rien des pourceaux ou des bêtes, puisqu'il situe la béatitude dans la volupté corporelle ? Pour lui, "son ventre est son dieu" et sa gloire dans ses organes honteux !
Sera-t-il un bon maître de l'honnête et du juste, celui qui a pour disciples le prodigue, l'impudique et l'adultère ? Mais laissons, pour une autre occasion, cette critique des philosophes, j'en viendrai maintenant au sujet que je traite pour toi.
Laisse donc de côté désormais ces recueils de pensées où tu te délectes, et ces collections formées de brèves sentences sur toutes sortes de sujets, et tourne-toi vers les doctrines et les écrits des nôtres. Ici, mon cher, tu pourras rassasier ton coeur d'enseignements de toutes natures. Ici, pour t'inculquer la foi, on te dira, non dans ces termes, mais avec le même sens : "Devant la parole de Dieu, celui qui ne croit pas, ne comprend pas." Ici, on te dira : "Le Seigneur, dès lors que tu Le nommes Seigneur, respecte-Le, et dès lors qu'il est ton Père, aime-Le." Ici, tu apprendras quelles sont les véritables victimes du sacrifice, quand tu entendras : "Les plus agréables sacrifices pour Dieu sont la justice et la miséricorde." Ici, on te suggérera : "Si tu t'aimes toi-même, aime ton prochain, car tu ne gagneras jamais davantage pour toi que parce que tu donneras aux autres." Ici, on t'enseignera qu'il n'existe aucune raison, si juste que tu l'imagines, qui te permette de donner la mort à un homme. Ici, on te prémunira contre le mal : "Résiste à la passion, comme au plus acharné ennemi, car elle se plaît à insulter aux vaincus, même par la déchéance du corps !" Ici, contre les mauvais désirs, on te dira : "Il vaut mieux renoncer à ce qu'on a, que posséder ce que l'on veut." Ici, contre la colère, on te déclare : "Celui qui s'irrite d'une provocation n'échappe à la colère que s'il n'est pas provoqué." Ici, même au sujet des ennemis, tu entendras : "Aime qui ne t'aime pas, car il est à peine quelqu'un qui n'aime pas qui l'aime." Ici, à maintes reprises, on te répétera : "Celui-là sait cacher son trésor qui le partage aux indigents !" Il ne pourra plus perdre ce qu'il a placé en largesses !
Ici, on t'ouvrira des voies plus hautes, en te disant : "Le fruit des mariages fidèles est la continence !" Ici, on t'apprendra à discerner, quand tu entendras : "Les maux de la vie sont communs aux justes et aux injustes !" Ici, on te proposera encore : "C'est une plus grande maladie d'avoir l'âme languissante dans les vices que le corps dans les infirmités." Ici, pour t'exhorter à la paix, on proclamera : "Aux gens impatients, même la similitude des moeurs est cause de discorde." Ici, pour t'éloigner des méchants, on te dira : "L'homme prudent s'instruit et par le sage et par l'insensé : le premier lui dicte ce qu'il faut imiter, le second ce qu'il faut éviter !" Ici, on te dira encore : "II est souvent utile de ne pas savoir, il n'y a donc pas moins de bonté de la part de Dieu dans ce qui est caché que dans ce qui est connu !" Ici, on te, donnera cet avertissement :"Tu remercieras Dieu dans l'adversité non moins que dans la prospérité et quand tu auras du succès, tu avoueras que tu ne le méritais pas ." Ici, on te révélera même les vérités profondes, en te disant :
"Il n'y a pas de fatalité ! Que les gens interrogent donc leurs lois : elles ne punissent que la volonté du mal !" Ici, pour garder la droiture, on te recommandera : "Si tu veux être sincère, tu ne seras pas soupçonneux.
Nous ne soupçonnons en effet que lorsque nous ignorons !" Ici, on te fera monter aux sommets supérieurs, quand tu entendras : "L'esprit fixé en Dieu, s'il est tourmenté par les passions, tombe du ciel sur la terre." Ici, on te rappellera : "Puisque les méchants parfois ont les succès, tandis que les bons reçoivent des afflictions; ceux qui ne croient pas au Jugement futur de Dieu, jugent donc - horreur ! - que Dieu est injuste !" Ici, on te suggérera : "Même dans le plus grand secret, ne fais pas ce que tu veux que les hommes ignorent, et ce que tu ne veux pas que Dieu voie, ne le pense même pas !" Ici, on te prémunira contre toute fraude, en te disant : "Il est plus triste d'être corrompeur que trompé !" Ici enfin on te préviendra contre l'orgueil en t'enseignant : "Fuis la vanité d'autant plus que tu deviendras meilleur ! Les autres vices croissent par les vices, la vanité croît par les vertus !" Que ces quelques sentences te suffisent, empruntées sommairement et rapidement aux études chrétiennes !
Que si tu as recours aux sources mêmes de la Parole sacrée, tu auras soin d'y admirer moins l'extérieur que l'intérieur. C'est que l'Écriture, quand elle rayonne au dedans, est comme une pierrerie très précieuse qui éblouit les regards qui la contemplent par ses profondes fulgurations.
Il ne faut pas que la pointe de ton esprit se détourne avec crainte de cette clarté, mais qu'elle s'y habitue et que tu apprennes à nourrir ton âme de cet aliment intérieur et salutaire. Avec l'aide de la Miséricorde divine, nous ne doutons pas que tu ne parviennes, rejetant tes doctrines et désireux des nôtres, à te dégoûter de ce qui est vide et à désirer ce qui est plein. Il est souverainement imprudent, alors que Dieu a tant fait pour nous, de ne rien faire, quant à nous, pour nous-mêmes, et alors que, dans ses oeuvres, Il a tant considéré le bien de l'homme, que l'homme se refuse à son propre bien ! Nous y tendrons au contraire si nous nous portons au culte et à l'amour de Dieu ! C'est que le vrai bonheur consiste à mépriser le bonheur du siècle et, par le dédain du terrestre, à nous enflammer pour les choses divines. C'est pourquoi, dès maintenant tu dirigeras toutes tes paroles et tous tes actes vers Dieu ou pour Dieu. Une telle pratique, si tu en fais ta compagne assidue sera ta gardienne. L'innocence dès lors nous est fidèle : C'est un grand point que de poursuivre la vertu et d'y appliquer ce que nous pourrons de nos forces. Et nous ne devons pas craindre que les vieilles routines de notre esprit ne soient chassées par une vie meilleure. Celui-là même à qui nous nous donnons pour qu'il nous guérisse et nous conserve, fournit des secours à notre coeur. De quelle façon ? De façon que chacun puisse, au moins en pensée, comprendre la grandeur des récompenses futures ! La Magnificence divine, comme nous pouvons le constater, accorde à tous sans distinction l'usage de cette lumière qui nous est si chère. Le juste et l'impie peuvent contempler leur commun soleil, la nature offre à tous les bienveillants offices de sa servitude, les bons et les mauvais ont en commun la possession du monde entier. Si donc Dieu a fait, pour les justes et les injustes, de si belles choses pareillement, que ne doit-Il pas réserver pour les justes !
Considérons ce que rendra Celui qui a tant donné ! Celui qui est si grand en ses Dons, que sera-t-Il dans ses Récompenses ! S'Il est si large à distribuer, quelle ne sera pas sa Magnificence à rétribuer. Ils sont ineffables, les trésors préparés par Dieu à ceux qu'Il aime, cela est clair, évident, manifeste, car on ne saurait mesurer ce qu'Il rendra aux bons, Celui qui est si généreux pour des ingrats. Regarde autour de toi et, de l'océan de tes affaires, jette les yeux vers notre foi comme vers un port tranquille et prends la direction en ce sens. C'est ici le port unique, où nous puissions nous jeter hors des agitations incertaines du siècle et que nous puissions gagner à travers les tempêtes du monde. C'est là que tous doivent se réfugier, échappant aux assauts des vagues frémissantes de la vie présente. Là est le séjour le plus assuré, le repos le plus certain. Ce vaste golfe, soustrait aux flots, est calme partout. On y trouve la sérénité dans une tranquillité charmante. Lorsque tu auras abordé là, ton navire en sûreté après tant d'épreuves inutiles, sera fixé solidement par l'ancre de la croix ! Mais voici que la prolixité de ces pages demande une borne. Embrasse, pour tout résumer en un mot, la puissance des préceptes célestes à la Gloire de Dieu. Tout est là. Pardonne-moi et aime-moi.