PRÉFACE

I, 1. Après les livres de Moïse, de Josué (fils de) Nun et des Juges, le Premier Livre des Rois se présente en huitième ou en neuvième lieu dans le canon des saintes Écritures.
2. Comme beaucoup d'autres volumes de la parole sacrée, ce livre n’a pas encore été commenté par les docteurs de la sainte Église. Aussi certains fidèles peu instruits imagine-t-ils qu’il ne recèle pas de mystères : il ne dit rien de sublime au sens spirituel, pense-t-on, car ses récits paraissent tout à fait ordinaires au sens littéral. Mais si on lisait ce que les saints docteurs ont dit dans d’autres ouvrages d'exégèse, on verrait que la profondeur de cette histoire n'est pas moins insondable. Souvent, en effet, leurs commentaires font voir que des propos tout simples au sens littéral sont fort élevés au niveau de l’interprétation spirituelle. Il est clair, d'après ce qu'ils disent eux-mêmes qu’ils entendent l'histoire sacrée en un sens bien plus sublime que celui qu'ils y trouvent par une lecture extérieure et superficielle.
3. Voici, en effet, des choses bien ordinaires : on nous montre Elqana, l'Éphratéen, marié à deux épouses; le prêtre Heli, pour avoir trop aimé ses fils et manqué à son devoir de les corriger, tombe de son siège, se fracasse la nuque et meurt; le roi Saül refuse d'obéir à Dieu en exterminant les Amalécites, mais perd bientôt la vie et la royauté. Mais ces faits qui paraissent ordinaires à des esprits peu instruits, les saints docteurs y découvrent avec raison une signification sublime, parce qu'ils ne cherchent pas à les comprendre au sens rudimentaire de la lettre, mais dans l'envol de l'allégorie.
4· C'est ainsi que saint Augustin, trouvant en cette histoire les deux femmes d'Elqana, aperçoit dans ce texte terre à terre une haute vérité spirituelle : une des femmes explique-t-il, représente la Synagogue, l'autre figure la sainte Eglise. De son côté, saint Jérôme dit que, si la mort du- prêtre Héli et celle du roi Saül sont rapportées dans l’Histoire sacrée, ce n'est pas seulement pour que leur châtiment inspire de la crainte aux supérieurs qui n’obéissent pas, mais aussi pour signifier, par le rejet de ces vieux chefs coupables, la fin de la loi et du sacerdoce d'autrefois.
5. Le fait que les vénérables Pères ne l'ont jamais expliquée de façon suivie n'est donc pas une raison de croire que cette histoire sacrée des Rois soit dépourvue de mystères spirituels. Il faut, au contraire, lui reconnaître d’autant plus d’élévation et de profondeur que leurs explications n’ont pu y puiser, comme dans l’immensité d’un énorme fleuve, qu'une toute petite partie de son contenu, et qu'après avoir rempli leurs vases, elle continue de couler chaque jour à pleins bords, d'un flot toujours capable d'en remplir d'autres. En prenant ainsi quelques passages de cette histoire sacrée pour illustrer leurs oeuvres, tout en laissant hors de cause l'ensemble sublime de ses mystères, ont-ils fait plus que de puiser à ce fleuve immense un peu d'eau pour la verser aux âmes assoiffées des fidèles ?
2, 1. A notre tour, dans le présent ouvrage, nous suivons leur exemple, en abordant cette longue histoire afin d'en découvrir le sens. Cependant nous n'osons pas entreprendre d'en expliquer la totalité, car notre propos diffère de celui de ces vénérables Pères : nous n'allons pas choisir çà et là des passages à expliquer; eux, au contraire, au lieu de commenter de façon suivie une tranche de cette histoire sacrée, ils y prenaient seulement, de-ci, de-là, quelques textes pour les expliquer et instruire les fidèles.
2. Avec l'aide de Dieu, en qui nous mettons notre confiance, nous voudrions donc expliquer ce livre depuis son début jusqu'à l'onction royale de David. Courte à ce qu’il semble, cette portion de l'ouvrage nous servira de test pour décider si nous devons continuer à le commenter. Souvent, en effet, on conçoit des projets trop vastes, qu’on est incapable ensuite de mener à bien. C'est ce qui risque surtout d'arriver au commentateur de la parole sacrée. Il est comme quelqu'un qui se trouverait perché sur une éminence d'où l'on voit fort loin, tandis que l’Écriture sainte peut se comparer à une vaste forêt.
3. De son éminence, notre homme a beau scruter d’un regard perçant l'immensité des bois : sommets des monts, cimes des collines, cimes des arbres, tout cela semble se toucher et se tenir à peu près au même niveau, sans qu’il remarque les profondes vallées et les larges plaines qui se cachent dans les intervalles. Mais dès qu'il se met à parcourir cet espace qui lui paraît petit, il s'aperçoit que, loin d'avoir tout vu, comme il le croyait, il en reste bien plus encore qu'il ne voyait pas. De même, le voyageur imprudent se laisse souvent tromper. Il lui faut achever sa route à ses risques et périls, tandis que le jour s'achève et que la nuit propice aux erreurs le surprend en chemin, lui qui pensait que l'étape était courte et qu'elle lui prendrait à peine une partie de la journée.
4. Oui, voilà bien ce qui nous arrive quand nous considérons le sens de l'histoire sacrée en regardant de haut, pour ainsi dire, ce qu'elle signifie. De l'espèce de hauteur où nous nous tenons, nous n'apercevons, avec la grâce du Dieu tout-puissant, que les sommets de cette sorte d'épaisse forêt. Mais quand on se met à considérer et à formuler ces sens un à un, ils prolifèrent et se multiplient. C’est comme si l'on croyait avoir embrassé du regard l’ensemble des bois, alors que, sous cette surface, se cachent les creux des vallées et les longues pentes invisibles du mont Matin.
5. Pour que notre marche soit plus sûre, il nous faut donc, tout en mesurant ce que nous voyons à présent, songer en outre à ce que nous découvrirons en avançant : cela aussi, il faudra le parcourir ! Voilà pourquoi nous ne voulons expliquer qu'une petite partie de cette longue histoire. En considération de notre faiblesse, nous arrêtons notre parcours à peu de distance, autant par manque de confiance en notre médiocre intelligence que par crainte de la profondeur du livre sacré.
3, 1. Pour commencer, je ne voudrais pas tant instruire le lecteur que le supplier de ne pas estimer le poids de l'histoire sacrée d’après l'explication bien légère que je vais donner. Non, il ne faut jamais mesurer les paroles divines à l’aune des commentateurs. Si l'examen auquel ils les soumettent reste peu approfondi, ce n'est pas une raison pour les mépriser. Si l'explication qu'ils en donnent est abondante et approfondie, ce n'est pas pour cela qu’elles sont sublimes et dignes de vénération.
2. Il en va autrement pour «la valeur humaine : son prestige» aux yeux des sages de ce monde «dépend du talent que les beaux esprits déploient pour l’exalter.» Mais la sainte Écriture est inspirée par Dieu. Aussi sa sublimité dépasse-t-elle tout ce qu'il y a de beaux esprits parmi les hommes, dans la mesure même où ces hommes de talent restent inférieurs à Dieu. De sa sublime élévation spirituelle ils ne peuvent rien apercevoir, sinon ce que veut bien leur en révéler la divine bonté.
3. Personne donc n'est tellement avancé dans la connaissance de l'Écriture qu'il ne puisse y progresser encore. Tout progrès de l'homme reste au-dessous de la hauteur où se tient la divinité qui l'inspire. De là, le mot du psalmiste, parlant du Seigneur : «Il cache dans les eaux ses sommets.» En effet, le terme d'«eaux» désigne les célestes et profondes intelligences des anges. Puisque, nous dit-on, Dieu cache dans les eaux les hauteurs de la parole sacrée, il est clair que l’homme reste toujours au-dessous d'elles : seul, ce que la parole a de moins élevé lui est révélé.
4. Autre image : Moïse reçoit l'ordre de brûler au feu les restes de l'agneau. Elle signifie que les saintes Écritures, destinées à faire connaître le Rédempteur, doivent être vénérées pour leur sublime dignité, lors même qu'on ne les comprend pas.
5. Par suite, même si ce que je dis ne pèse pas lourd, il n'en faut pas moins penser que cette sainte Écriture, dont je suis le commentateur indigne, dit une foule de choses bonnes et sublimes à celui dont le Dieu tout-puissant veut bien faire le confident de ses secrets. Car la sainte Écriture, oeuvre du Dieu tout-puissant, a ceci d'admirable que, même quand on l'a expliquée de mainte façon, il lui reste toujours des replis secrets où elle tient cachés des mystères. Il est très rare qu'une fois expliquée, elle ne garde pas un surplus pour de nouvelles et quotidiennes explications.
6. Ainsi, par un grand dessein providentiel, le Dieu tout-puissant l'a mise au-dessus de toute compréhension, pour parer à la faiblesse changeante des hommes. Afin d'éviter qu'elle ne s'avilisse en devenant trop connue, elle a été faite de telle sorte que, paradoxalement, en la connaissant, on l'ignore. On la lit avec d'autant plus d’agrément que, chaque jour, on y trouve à apprendre. Le plaisir qu'elle procure est plus vif, du fait qu'elle a toujours quelque chose de neuf à offrir.
4. 1. Si donc l'histoire des Rois est l'oeuvre du même Esprit qui a produit les autres livres de la sainte Écriture, on ne doit pas la croire moins riche de mystères que ceux-ci, puisqu'elle ne leur cède en rien à raison de son auteur. Ceux qui l'ont écrite étaient tous des prophètes, dit-on. En rapportant des faits historiques, ils expriment des réalités spirituelles. Parlant d'événements extérieurs, ils en désignent d'autres qui se passent au-dedans. Ils présentent des objets terrestres, mais c'est pour en faire connaître de célestes.
2. C’est pourquoi le premier et le second livre de cette histoire sont placés sous le nom du prophète Samuel. En lisant ce titre de l’auteur il faut comprendre que l’histoire racontée par lui est moins histoire que prophétie. Simple et vraie au sens littéral, elle n'en est pas moins d’une étonnante élévation et d’une profondeur qui lui vient de ses multiples sens cachés.
5, 1. Du poids énorme que présente ce texte, nous prenons sur nos épaules le peu que notre petitesse nous permet de porter. Agréable en surface au, sens littéral, il est en même temps fort élevé par la portée typique de ses allégories, profitable par ses enseignements moraux, lumineux par les exemples qu’il présente. Mais je ne me sens pas le courage de tout faire ensemble à chaque page : rapporter les faits historiques et faire apparaître les portée typique, développer le sens moral et mettre en valeur les exemples. Cependant, si je ne propose parfois, Dieu aidant qu’un seul sens, j’en indiquerai tout de même plusieurs en d’autres endroits.
2. Ce parti s'impose surtout en un temps comme celui où ke me mets à écrire. Laissant leur coeur se remplir des vieux soucis du monde et de ses affaires, certains ecclésiastiques estiment inutile de se remettre encore à écrire, alors qu’il existe déjà bien assez d’ouvrages anciens, dus a des maîtres vénérables. Ils mériteraient sans doute qu'on leur donne de bonnes raisons pour les convaincre, s'il ne suffisait de les regarder pour voir qu’ils cherchent une mauvaise querelle. Car tout en dédaignant les nouveautés parce qu'elles sont nouvelles, ils n’ont que dégoût pour les ouvrages anciens dont ils font tant de cas, étant rassasiés de préoccupations séculières.
3. Ces gens sont tous représentés ensemble dans le portrait que l'Ecriture fait de l'un d'eux : «Qui a l’âme rassasiée foulera aux pieds le rayon.» Un rayon on le sait contient du miel nouveau. Le proverbe revient donc à dire : «Qui se repaît de soucis terrestres sans s'imposer de frein, ne peut savourer les délices toujours fraîches de l'Ecriture, où l'on goûte tant de plaisir.»
4. Mais puisqu'ils ne trouvent chez les anciens aucun commentaire de cette histoire sacrée, ils feront mieux d’accueillir notre travail avec cette même charité qui nous inspire de le faire pour le bien des petits dans la sainte Eglise. Au lieu de nous adresser des critiques désagréables, qu’ils nous aident de leurs prières, tandis que nous peinons dans les profondeurs insondables de l'Écriture comme au sein d'un océan sans fond. Par là, ils se procureront une part aux mérites de notre effort. En lui accordant leur bienveillance et leur charité, ils en tireront pour eux-mêmes un surcroît de récompense dans l'éternité, puisqu’il va en résulter un double fruit : d'abord ce livre si longtemps tenu fermé et négligé par les commentateurs va être mis à la portée de tous; ensuite, les petits de la sainte Église vont recevoir, a travers les voiles du texte antique, l’illumination de la religion nouvelle, de sorte que leur dévotion en sera aidée et qu'ils feront des progrès .
6, 1. Cependant on trouve tel ou tel passage de cette histoire commenté dans tel ou tel ouvrage des saints Pères. A ce propos, le lecteur doit noter que, si parfois je suis leur interprétation dans mon exposé, parfois aussi je prends la peine d'expliquer le récit autrement. Ainsi, l'oeuvre que j’entreprends en comptant sur l'inspiration de Dieu sera solidement fondée sur l'autorité des anciens Pères, sans pour autant ennuyer le lecteur : au milieu des vieux thèmes qu'il connaît déjà, il en trouvera de nouveaux qu'il ne connaît pas.
2. ll est d'ailleurs une autre raison – contraignante, celle-là – qui m'amène parfois à exprimer mon propre sentiment. C'est que les vénérables Pères, s'ils avaient eu à expliquer tout à la suite au lieu de ne toucher qu'à des bribes, n'auraient jamais pu maintenir la ligne d’interprétation qu'ils ont adoptée. Mes infidélités à l'exégèse des saints Pères sont donc dues tantôt à cette raison contraignante, tantôt aux considérations d'opportunité que j’ai dites. Il me faut à la fois épargner l'ennui au lecteur et, puisque j'examine tout à la suite, faire face à quantité d’éléments du texte qui m'empêchent de suivre le sentiment de mes devanciers.
7, 1. Je prie le lecteur de ne pas considérer le style de cet ouvrage en le comparant à l'éloquence des meilleurs orateurs de la sainte Église, mais d'apprécier les pensées qu’il exprime d'après les normes de l'enseignement ecclésiastique. Car, tout en étant incapable de planter des arbres d’agrément dans la maison de Dieu – chose que Dieu lui-même interdit –, je ne m'écarte jamais de la règle de foi dans l'interprétation de la sainte Ecriture.
2. Quand un lecteur cultivé trouvera quelque chose à comprendre, qu'il songe que je m'engage dans une histoire spirituelle de grande profondeur, à la façon d'un navigateur qui vogue dans la tempête sur un océan inconnu. On ne peut guère vous reprocher de ne pas tenir élégamment le gouvernail de la diction, quand vous voyez se dresser et se précipiter sur vous des flots écumants, qui contraignent souvent le pilote le plus exercé à lâcher la barre. Non, non, le pieux laboureur qui se met à cultiver un terrain sauvage ne tracera jamais des sillons bien droits, s'il ne le défonce d'abord à mainte reprise en y faisant passer la charrue. Le métier ne s'exerce avec aisance que si le cultivateur, à force d'habitude, s'est rendu habile à labourer.
3. Dans cette estimation de mon entreprise, que personne n'ait égard à l'aspect terre à terre de l'histoire. En règle générale, il ne nous est jamais si difficile d’atteindre les sens spirituels cachés que quand une lettre terre à terre nous oblige à chercher plus loin l'accès de ces sens cachés. Lorsque notre pensée veut atteindre des objets haut placés, plus bas est le marchepied, plus il nous est impossible de les toucher. La divinité, que nous avons à atteindre par l’intelligence, n'est-elle pas un sommet trop élevé pour qu'on en puisse rien dire ? Or c'est par les Écritures que le Dieu tout-puissant se fait connaître. La sainte Écriture est donc une sorte de marchepied où l'on monte pour toucher cet objet sublime. Aussi, quand l'histoire est fort terre à terre et l'objet de l'intelligence fort élevé, c'est comme si l’on n'avait, pour s'élever jusqu'à cette hauteur sublime, qu'un marchepied d'où il est bien difficile de l'atteindre.
4. Si donc, même dans l'explication de cette histoire terre à terre, le lecteur voit des choses qui choquent son regard, il lui sera d'autant plus loisible, en sa bonté, de nous accorder son pardon, que sa raison le reconnaîtra plus clairement : quand, du sens terre à terre qui saute aux yeux, il nous faut nous tendre vers des hauteurs qui nous dépassent, il ne nous est que trop facile de vaciller.
8, 1. Le début de ce livre parle du mystère de l’Église, en même temps qu'il trace le portrait moral de l'élu qui s'efforce de mener une vie droite. Aussi l'ai-je expliqué selon l'un et l'autre sens. Ainsi les actions des anciens nous feront connaître les traits de la foi nouvelle, et en même temps elles contribueront à guider notre conduite. Au reste, dans la marche des fidèles vers le salut, la foi précède les oeuvres. L'interprétation typique est donc comme un fondement solide que nous posons en premier lieu. Tout l'édifice de l'ouvrage que nous entreprenons, dans sa dimension d'exégèse morale et historique, lui succédera et le suivra.