LIVRE SECOND

Sens moral

1, 1. Au livre précédent, quand nous commentions le texte du récit sacré au sens moral, nous avons fait consister la fécondité d'Anne dans la perfection de la suprême contemplation. Pour l'âme, en effet, concevoir consiste à éprouver la joie ineffable de la contemplation suprême du Dieu tout-puissant. Quant à enfanter, c'est être incapable de tenir cachés les signes de la charité conçue dans l’âme. Et maintenant, quand celle qui a enfanté dit son cantique, que fait-elle, sinon proclamer en toute vérité les louanges de son Créateur, qu'elle aime ineffablement ?
2, 1. Elle dit donc : MON COEUR A EXULTÉ DANS LE SEIGNEUR, mais en femme qui a mangé et bu, éprouvé l’amertume dans son âme, pleuré abondamment, prononcé am voeu. C'est que, pour pouvoir louer clignement le Dieu tout-puissant, l'âme doit parvenir, en luttant dignement, aux cimes de sa charité. Une longue habitude lui a appris à mépriser toute chose, et tandis qu'elle écarte de sa vue toutes les créatures, la vision de la gloire au-dedans d’elle-même la pénètre d'une joie d'autant plus grande qu’aucune beauté créée ne peut se faire aimer d'elle et la captiver.
1. Elle dit donc : «Mon coeur a exulté dans le Seigneur», en femme qui méprise tout le reste et n'aime que lui seul. Ce sont là les sentiments auxquels était parvenu celui qui disait : «Que me reste-t-il au ciel, et quoi d'autre que toi ai-je voulu sur terre ?» De même, son exultation en Dieu lui fait dire : «C'est ta face, Seigneur, c'est ta face que je cherche.» De même encore l'épouse, dans le Cantique, fait cette demande : «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche.»
3. En disant : «Mon coeur a exulté dans le Seigneur», où met-elle donc sa fierté, sinon dans cette union avec celui qu'elle aime passionnément et dont elle reçoit les baisers ? Aussi de telles paroles ne viennent-elles que sur les lèvres de celle qui sait par expérience avec quelle force l’amour règne dans les appartements de l'époux. C'est grâce à ses glorieuses victoires sur toutes les passions et aux vertus sublimes auxquelles elle s'est élevée qu'elle est parvenue à ce sommet où, dans l'exultation d'une joie incroyable, elle dépose son coeur en Dieu.
3, 1. En parlant ainsi de «son» coeur, que fait-elle sinon d'affirmer que son âme est libre ? Les réprouvés, eux, ne possèdent pas leur coeur, car il appartient au diable. A preuve, ce que l'Ecriture dit du traître : «Alors que le diable avait déjà mis au coeur de Judas, fils de Simon Iscariote, le dessein de le livrer.» Si Judas, et non le diable, avait possédé son propre coeur, il y aurait mis un bon dessein, et le diable n'y aurait pas mis un mauvais.
2. A l'inverse, un élu déclare : «Je porte mon âme dans mes mains.» Les mains de l'élu, n'est-ce pas le pouvoir de la liberté au- dedans de soi ? Par suite, porter son âme dans ses mains, qu'est-ce à dire, sinon garder en son pouvoir cette glorieuse liberté au-dedans de soi ?
3. Ainsi donc, chaque fois que nous péchons gravement, nous n'avons pas notre coeur à nous. C'est pourquoi Jérémie, reprochant au peuple juif ses fautes graves, lui dit : «Ecoute, peuple stupide, qui n'as pas de coeur.» De même, un autre prophète converti loue Dieu en disant : «Ton serviteur a trouvé son coeur.» Elle dit donc : «Mon coeur a exulté», pour affirmer la liberté de son âme, sans laquelle elle serait incapable de louer Dieu dignement.
41 1. Suite du texte : MA CORNE S'EST EXALTÉE EN MON DIEU. La corne désigne le vouloir de l'âme élue tendu vers son but. Ce vouloir connaît une exaltation merveilleuse, quand il a la joie de parvenir à celui qui se tient au-dessus de l'univers. Aussi déclare-t-elle que sa corne ne s’est exaltée en nul autre que Dieu. Quand on aime les biens passagers, le vouloir s'abaisse, loin de s’exalter. Il colle aux bas-fonds où son désir le traîne.
2. C'est ce que le Seigneur dit dans l'Évangile : «Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur.» Le Seigneur voulait donc exalter notre corne, quand il disait : «Amassez-vous des trésors au ciel.» Ils avaient la corne exaltée, ceux auxquels Paul s'identifiait en disant : «Notre vie se situe dans les cieux.»
3. Mais même quand on n'a d'amour que pour les biens du ciel, si l'on ne sait pas goûter cette délicieuse douceur au-dedans de soi, on a beau être monté fort haut, on n’est pas encore arrivé à cette sublime exaltation. Pour la connaître, cette exaltation sublime, il faut avoir grandi peu à peu dans les vertus, et par ce progrès obtenu la sublimité de la contemplation suprême, qui ne consiste pas seulement à aimer parfaitement les biens du ciel, mais encore à trouver son repos – telle est la perfection de l'amour – dans la seule contemplation du Dieu tout-puissant. Avoir la corne exaltée en Dieu, c'est jouir de la haute vision de la lumière au-dedans de soi et en tirer gloire à titre personnel, comme d'une chose qui est familière.
4. Aussi ne dit-elle pas : «En notre Dieu,» mais : «En mon Dieu». Ce «mon», elle le dit de celui qu'elle aime de façon familière et personnelle. C'est à cet honneur de la familiarité divine qu'était parvenu celui qui disait : «Tu es mon Dieu et je te louerai; tu es mon Dieu et je t’exalterai.» Isaïe, de même, dit à des incrédules, auxquels il fait des reproches : «Est-ce trop peu pour vous d'importuner les hommes, pour que vous importuniez aussi mon Dieu ?» S'élevant ainsi au-dessus d'elle-même, la corne exaltée en Dieu, elle appelle Dieu «son» Dieu, au singulier, parce que l'incomparable douceur divine qui s'écoule en elle exalte son âme, qu'elle rend à la fois capable de la recevoir et intimement familière.
51, 1. Le texte continue : MA BOUCHE S'EST OUVERTE TOUTE GRANDE AU-DESSUS DE MES ENNEMIS. Quels sont les ennemis de l'âme élue, sinon les esprits mauvais ? Avoir la bouche grande ouverte au-dessus de ses ennemis, n'est-ce donc pas rejeter toutes les suggestions des esprits mauvais, sous l'effet de la grâce répandue en nous avec une largesse immense ? Il a la bouche étroite, celui qui n'est pas assez fort pour résister, en usant de sa raison, à toutes les roueries des esprits mauvais.
2. La bouche de l'âme, en effet, c'est sa raison; parler, pour elle, c'est raisonner. Cette bouche se remplit, quand la faculté rationnelle de l'âme reçoit la grâce et s'élève à la contemplation de la suprême vérité. Se remplir, pour elle, c'est être inondée des lueurs de cette suprême vérité. C’est là qu'elle apprend à connaître ce qu'elle doit désirer pour l'éternité, et ce qu'il lui faut mépriser dans le temps présent. Et comme la vérité suprême est amour, cette suprême vérité fait monter l'âme élue, ce qu'elle apprend à connaître allume en elle une flamme de charité, et elle garde on ne peut plus jalousement ce que la charité lui enseigne, tant est puissante la ferveur d'amour qui l'imprime au fond d'elle-même.
3. Les esprits mauvais peuvent donc bien lui suggérer le mal : sa bouche, qu'elle ouvre toute grande, les confond. Instruite de la vérité par la sagesse suprême, enflammée des feux du suprême amour, elle possède, pour faire face à la suggestion de l'erreur, la sagesse et son immense lumière; elle possède, pour faire face aux séductions de ce monde qui s'offrent à elle, la charité qui ne se peut dire. Dans l'immensité de la lumière, elle voit ce qu'elle doit rejeter; mais en même temps, la charité suprême lui fait aimer ce rejet, parce qu'elle sait l'inadéquation de ce qu'elle rejette. Sous l’action de la sagesse, elle démasque les suggestions mauvaises, mais c'est la charité qui lui donne le pouvoir de confondre l'adversaire démasqué.
4· Ainsi donc, elle ouvre la bouche toute grande au-dessus de ses ennemis, car sa raison féconde trouve quantité d'arguments à opposer aux démons et elle réduit à rien leurs considérations adverses, avec une acuité d'autant plus pénétrante que, regardant très haut, elle découvre là ce qui lui fait rejeter ces suggestions mauvaises.
6, 1. De ce fait, elle indique aussi la cause en disant : CAR JE SUIS PLEINE DE JOIE EN TON SALUT. Ces mots reviennent à dire : «Car ma corne s'est exaltée en mon D1eu.» Etre plein de joie dans le salut de Dieu, ce n'est pas autre chose qu'avoir la corne exaltée en son Dieu.
2. Il ne s'agit pas de n'importe quelle joie procurée par le salut, mais de la jouissance suprême et parfaite dont jouit l’âme élue, arrivée a la perfection, comme une épouse avec son époux. C'est cette joie que David demande quand il dit : «Rends-moi la joie de ton salut, et affermis-moi par l'Esprit souveraine.»
3. Celle qui s'enorgueillit d'avoir la bouche grande ouverte au-dessus de ses ennemis, on nous la montre donc pleine de joie auparavant dans le salut de Dieu. En effet pour pouvoir rejeter avec force les suggestions des esprits mauvais, cette bienheureuse âme doit avoir été introduite dans la divinité du Rédempteur par une contemplation sublime et avoir reçu de lui tout ensemble la profondeur de la sagesse et la plénitude de la charité.
7, 1. Aussi ne manque-t-elle pas de célébrer dignement sa louange en disant : NUL N'EST SAINT COMME L'EST LE SEIGNEUR, CAR NUL AUTRE N'EXISTE HORMIS TOI ET NUL N’EST FORT COMME NOTRE DIEU. Ces paroles d’Anne toute âme élue les fait siennes, pour proclamer à la louange du Rédempteur ce qu'elle croit par le don de sa grâce. En outre, l'ordre que suit cette pieuse confession en commémorant les différents bienfaits, nous indique l'ordre dans lequel nous les obtiendrons nous-mêmes.
2. On nous dit que le Seigneur est saint et fort car c’est lui qui nous sanctifie, nous mène à notre repos et nous glorifie. Nous recevons du Seigneur la sanctification dans l'acte puissant de notre régénération; l'existence, c’est-à-dire le repos qui met fin à notre mutabilité corruptible, dans la cessation de notre exil; la force, dans le triomphe de notre résurrection. Le premier de ces dons, nous l'obtenons en cette vie, quand l'âme de chaque élu est dans la chair, l'une et l'autre étant encore engagée dans la lutte de l’action; le second est pour notre âme seule sans la chair après la vie de la chair, quand elle est retirée des travaux de la vie présente; et le troisième atteint à la fois la chair et l'âme, l'une et l'autre rénovée par la gloire éternelle.
3. On commence donc par dire que Dieu est saint, car en vertu du baptême qui nous régénère et nous sauve la charité de Dieu se déverse en nos coeurs, et sa grâce nous prépare aux biens de la patrie éternelle. Ainsi, quand notre vie ici-bas aura fait son temps et arrivera à son terme, nous serons reçus dans l'autre vie, celle dont jouissent, sans plus craindre la mort, les âmes des élus qui sortent de ce monde.
4. Ensuite, on attribue à Dieu l'existence, car nous attendons avec assurance le jour où nous recevrons notre achèvement, c'est-à-dire la gloire finale de la résurrection. Par ce don du repos qui nous est accordé, nous apprenons à ne pas redouter l'examen du jugement dernier, mais à attendre la gloire débordante d'allégresse qui nous est promise.
5. Enfin on proclame que Dieu est fort, car la joie de la résurrection à venir change en force notre infirmité, quand la chair se relève de la poussière et que, poussière elle-même, notre chair passe à l'état glorieux d’incorruptibilité perpétuelle, pour ne plus jamais revenir à sa misérable fragilité.
8, 1. Notons en outre que nous parcourons ces trois étapes en passant de l'une à l'autre, mais quand on entre en possession de ce qu'on n'avait pas encore, cette acquisition de ce qui manquait ne fait pas perdre ce qu'on avait auparavant. En effet, quand nous passons de la sanctification au repos, et du repos de l'âme à la force de l'incorruptibilité éternelle, la charité sanctifiante augmente en nous dans ce repos, et le repos et l'amour s'accroissent énormément à la résurrection.
2. Qu'en voyant son Créateur, unie à lui par l'amour et comblée de tant de bienfaits, l'âme élue dise donc avec Anne, oui, qu'elle dise combien elle savoure le don de la régénération qui lui a été fait et l'amour qui agit en elle; qu’elle dise: «Nul n'est saint comme l'est le Seigneur.» Quelle dise combien plus encore elle goûte le bienfait qu'est la promesse de trouver le repos à l'heure de son trépas; qu'elle dise : «Nul autre n'existe, hormis toi.» Qu'elle dise combien elle se sent comblée, par dessus tout, par la récompense que sera sa rénovation finale, dans la joie d’être parvenue à la perfection de son esprit et à la glorification de sa chair; qu'elle dise : «Nul n'est fort comme notre Dieu.»
3. Notons encore que c'est dans un cantique de prière qu’Anne parle ainsi. En effet, faire de pareilles demandes dans un cantique, c'est, pour l'âme élue, désirer de si grands dons d'un désir plein de joie. Demander, pour elle, c’est désirer; chanter, c'est être remplie de joie.
9, 1. Mais tout en regardant avec tant de joie les bienfaits qui l'honorent, elle fait voir avec quelle force elle ruile ses ennemis cachés. Elle ajoute en effet ces mots : NE MULTIPLIEZ PAS AVEC ORGUEIL LES PROPOS SUBLIMES. QUE DISPARAISSENT DE VOTRE BOUCHE LES VIEUX DISCOURS. Sublimes et vieux : tels sont les propos des esprits mauvais, quand ils suggèrent aux croyants de désirer ce qui paraît élevé en ce monde.
2. Mais celui qui vient d'apprendre à exalter sa corne en Dieu, qui sait se tenir dans la joie de la gloire au-dedans de lui, quand on lui offre les agréments d'un monde décadent, il les raille tous avec mépris en disant : «Ne multipliez pas avec orgueil les propos sublimes. Que disparaissent de votre bouche les vieux discours.» En clair, c'est comme s’il disait : «Ce que vous m’offrez, je ne l'aime pas, parce que mon désir me fait voir d’autres choses que j'aime intensément.»
3. Mais un tel langage convient à l'homme qui s’avère apte au ministère de la prédication. On peut donc tourner aussi ces propos contre les sages arrogants et ceux qui se montrent négligents dans la vie sainte qu'ils ont embrassée. Proférer avec orgueil des paroles élevées, c'est s’enorgueillir de sa haute intelligence à cause du savoir qu'on a reçu; proférer de vieux discours, c'est mettre de côté le texte de l'Écriture sainte pour s'occuper à des paroles profanes.
4. Aux arrogants s'adresse donc cette phrase : «Ne tenez pas avec orgueil des propos sublimes.» En parlant ainsi, il est clair qu'on n'interdit pas de tenir certains propos, mais de les tenir avec certains sentiments et certaines intentions. En clair, c'est comme si l'on disait : «Les propos sublimes, tenez-les. Mais de ces discours élevés, gardez-vous de tirer vanité.» A ce sujet, Paul adresse à son disciple le même avertissement religieux, quand il dit : «Ne cultive pas les prétentions élevées mais la crainte.» Il ne dit point : «Ne parle pas de sujets élevés», mais : «Ne cultive pas les prétentions élevées.» Ici, de même, on ne dit point : «Ne dites pas de choses sublimes» mais : «Ne vous enorgueillissez pas de les dire.» En effet dans les recherches qu'on fait sur la parole sacrée, il faut savoir monter assez haut, mais à mesure qu'on progresse et qu’on s’élève dans cette recherche, on doit se garder de la vaine gloire, et de l’orgueil, en conservant l’humilité.
5. Quant a ceux qui parlent pour ne rien dire il leur est dit : «Que disparaissent de votre bouche les vieux discours.» Ces vieux discours sont ceux du monde, car en les proférant, on fixe sur eux son attention, et l'âme y perd la dévotion qui la rendait belle.
10, 1. Mais pourquoi ne doivent-ils pas s’enorgueillir en tenant des propos sublimes, pourquoi les vieux discours doivent-ils disparaître de leur bouche ? La raison est indiquée aussitôt après : PARCE QUE DIEU EST LE SEIGNEUR DES SAVOIRS. Que le savant arrogant entende cette leçon : le Seigneur des savoirs, ce n'est pas lui, mais Dieu. Il serait en droit de s'enorgueillir des propos qu'il tient, si le savoir qui le gonfle d'orgueil n'avait pas pour Seigneur le Dieu tout-puissant, mais lui-même.
2. Nous aussi, quand nous parlons des choses de ce monde, entendons cette leçon : Dieu est le Seigneur des savoirs. A présent, l’esprit des élus se rénove non seulement par la connaissance du Nouveau Testament, mais encore par celle de l'Ancien, du fait de la venue de celui qui dit : «Voici que je renouvelle tout.» Ayant donc à dire tant de choses nouvelles, nous ne pouvons dire les vieilles sans commettre une faute. Aussi, que disparaissent de notre bouche les vieux discours ! En écartant même de nos propos ces vieilleries peccamineuses et condamnables, nous passerons à la beauté de l'homme nouveau.
11, 1. Si d'aventure nous dédaignions cet avertissement, écoutons le suivant : ET C'EST POUR LUI QUE SE PREPARENT LES PENSÉES. C'est comme s'il voulait nous faire peur, par la comparaison qu'il sous-entend avec la faute précédente, considérée comme moins grave; comme s'il nous disait : «Qu'ils y songent bien, ceux qui parlent pour ne rien dire. Oui, qu'ils songent bien à la crainte que doit leur inspirer le péché en paroles, puisque même les fautes commises en pensées, celui qu'on offense en parlant se réserve de les examiner et de les juger.»
12, 1. Que les arrogants entendent encore ce qui suit : L'ARC DES FORTS A ÉTÉ DOMINÉ, ET LES FAIBLES SE SONT CEINTS DE FORCE. Dans l'explication allégorique, nous avons dit que ce nom de «forts» désigne les esprits impurs. Tombés du ciel et de sa gloire par leur orgueil, ils ont bien faits pour servir d'exemple terrifiant aux docteurs qui s'enorgueillissent. Ceux-ci doivent se considérer avec d'autant plus d'humilité qu'ils voient les anges eux-mêmes déchus de la gloire céleste par appétit de vaine gloire.
2. C'est aussi ce qu'a fait, on s'en souvient, notre Rédempteur, quand ses disciples ressentaient de l’orgueil. Comme ils se vantaient d'avoir, en son nom, pouvoir sur «les démons, ils l'entendirent aussitôt leur dire : «Je voyais Satan tomber du ciel comme la foudre.»
3. L'arc des forts, c'est donc l'orgueil des esprits mauvais. On les appelle «forts», soit parce qu'ils se sont considérés comme grands, soit parce qu'ils triomphent du genre humain par l'assaut des grandes tentations. Cet arc, une intention impie le leur a fait tendre, en vue de lancer les traits de leur méchanceté au-dessus d'eux, contre leur Créateur : «j'installerai mon trône au nord, dit leur prince, et je serai semblable au Très-Haut.»
4. Mais l'arc des forts a été dominé : Dieu a résisté à l'orgueil des esprits apostats, il les a précipités du ciel et dépouillés de la glorieuse dignité pour laquelle il les avait créés, afin que la chute des anges apprît à l'homme ce qu’il devait craindre. Quel sera en effet le sort de ce vase d'airain, si Dieu n'a pas pardonné à des vases d'or pleins d'orgueil puant ? Comme le dit Pierre dans son Épître : «Dieu n'a pas laissé impunis les anges coupables, mais avec les cordes de l'enfer il les a traînés dans la géhenne pour y être gardés prisonniers jusqu'au jugement.»
5. Mis dans la bouche d'un prédicateur élu, plein d'humilité, qui s'adresse aux orgueilleux, ces mots reviennent donc à dire : «Cessez de vous enorgueillir, et pour cela voyez comment vos semblables, les anges déchus, ont été frappés de la condamnation et du châtiment qu’ils méritaient.»
13, 1. Et pour leur donner un exemple à imiter, il dit : «Et les faibles se sont ceints de force.» Si leur ambition présomptueuse a fait donner aux mauvais anges le nom de «forts», celui de «faibles» s'applique bien aux esprits bienheureux, qui, sans présumer d'eux-mêmes sont restés soumis à la puissance créatrice dans une perpétuelle humilité. Ainsi, les faibles se sont ceints de force, car grâce à leur soumission volontaire, les saints anges se sont liés au Créateur par une chaîne d'amour intérieur.
2. Parler de «ceinture» à leur propos convient tout à fait. Quand on se ceint, on a tout autour de soi cette ceinture qui vous tient. De même, les esprits bienheureux sont si solidement installés dans l'éternité qu'ils n’en peuvent plus jamais déchoir. On s'explique par là que l’ange envoyé à Daniel quand il prêchait à Babylone portait, dit l’Ecriture, une ceinture d’or fin. Et aussi que l’ange qui parla à Jean dans l'Apocalypse se montra à lui portant une ceinture d'or à la hauteur des seins. C'est que ces esprits bienheureux se sont élevés de leur méritoire humilité à la gloire de l'amour, mais cette gloire, ils la tiennent embrassée d'une étreinte éternelle, sans crainte d'en être jamais dépossédés. Ineffablement glorieux, ils le sont certes, mais cette gloire ineffable, jamais ils ne pourront la perdre.
3. Que l'arrogant cesse donc de se glorifier, et pour cela, qu’il entende ces mots : «L'arc des forts a été dominé.» Et le péché d'orgueil une fois condamné, pour le faire progresser dans l'humilité, on lui dit : «Les faibles se sont ceints de force.» Les faibles reçoivent la force, lorsque à raison de leur soumission les doux sont remplis d’une puissante charité infusée d'en haut.
4. Nous nous ceignons, en outre, quand nous nous préparons au ministère de la parole. Il est donc juste que les faibles ceints de force soient préférés à ceux qui s’enorgueillissent de leurs grands discours, car les esprits envoyés au service de ceux qui recueillent l'héritage du salut, avant de se ceindre pour ce ministère, ont fait preuve d’humilité. De fait, leur faiblesse est mentionnée d'abord, puis la force dont ils sont ceints. Ces esprits qui se ceignent, Paul nous les présente en disant : «Ne sont-ils pas tous des esprits destinés à servir, envoyés en ministère au service de ceux qui recueillent l'héritage du salut ?» C'est d'eux aussi que parle le prophète quand il dit : «Des milliers de milliers le servaient.»
5. Notre texte dit donc à peu près ceci : «Commencez par reconnaître ce que vous êtes, et ensuite preparez-vous à sauver les autres. Car la prédication, chose si bonne, ne se fait bien que si le prédicateur, tout en étant sublime dans ses discours, s'efforce d'être humble dans son service. »
14, 1. Mais son dessein étant de faire la leçon aux prêcheurs orgueilleux de leur parole et arrogants, il continue : CEUX QUI ÉTAIENT REPUS AUPARAVANT SE SONT LOUÉS POUR DES PAINS, ET LES AFFAMÉS SE SONT RASSASIÉS. Ceux qui étaient repus auparavant, ce sont ceux qui, repaissant leurs âmes d'aliments qui les gonflent d'orgueil, sont incapables, du fait qu'ils se trouvent déjà pleins de nourriture, d'absorber les mets délicieux des saintes vertus.
2. Néanmoins, ils se louent pour des pains, car, comprenant les Écritures, ils pensent y puiser, à raison de leur grande compétence, les dons spirituels des vertus. Mais ils ne peuvent se rassasier, car il leur est impossible de joindre les dons du saint Esprit à l'arrogance dont ils sont remplis. C’est que «le saint Esprit est mis en fuite par un faux-semblant de savoir, et il n’habite pas en un corps plein de péchés.» D’où cet autre mot de l’Ecriture : «Aux superbes, Dieu résiste; aux humbles, il donne sa grâce.» C'est donc en vain qu’ils aspirent à recevoir les dons de Dieu ceux qui, par leur superbe, font du dispensateur de ces bienfaits leur adversaire. Et dès lors, il leur est impossible de se rassasier, faute d'obtenir les dons spirituels de la grâce.
3. Quant aux affamés, qui sont-ils, sinon ceux qui se trouvent vides des aliments du vice, à jeun par rapport à tout orgueil. Les affames se sont donc rassasiés car les hommes saints, parvenus au sommet, de l'humilité, parce qu'ils n’ont pas une haute opinion d’eux-mêmes, obtiennent le don des plus hautes vertus. L'humilité, qui est si bonne, leur vaut, de devenir la résidence de l'Esprit saint, et en le recevant à demeure, ils se remplissent encore plus de ses dons. D'où le mot que le Seigneur dit par le prophète : «Sur qui mon Esprit se repose-t-il, sinon sur l’homme humble et tranquille, qui tremble quand je parle ?» Les affamés se rassasient donc largement, car le saint Esprit, avec la plénitude de ses dons, se repose sur ceux qui sont humbles.
15, 1. Cependant on peut assez bien appliquer cette parole aux ministres du saint autel qui se montrent négligents et à ceux qui reçoivent témérairement le corps du Seigneur. Ceux qui étaient repus auparavant, ce sont les rassasiés de vices et de crimes. Ils se louent pour du pain, quand ils se présentent physiquement pour recevoir l’eucharistie. Ils mangent mais ne peuvent se rassasier, car tout en prenant le sacrement dans leur bouche ils ne sont pas remplis de la grâce du sacrement. De celle-ci ils restent donc à jeun, parce qu'ils étaient déjà remplis auparavant. Manger l’hostie salutaire ne leur procure pas le fruit du salut, en raison des crimes dont ils s'étaient remplis et qu'ils portent en leur âme.
2. Les seuls qui se rassasient sont donc les affamés : à jeun de tout vice, ils reçoivent les sacrements divins avec toute leur charge de grâce. Et comme les élus eux-mêmes ne peuvent être sans péché, que leur reste-t-il à faire, sinon de s’efforcer chaque jour d'éliminer les péchés dont chaque jour l’humaine fragilité ne cesse de les souiller ? Car, faute de se débarrasser chaque jour de ses manquements, même si ce sont de tout petits péchés qui s'accumulent, l'âme se remplit peu à peu et perd le droit de goûter intérieurement le fruit qui la rassasie.
3. Telle est la réplétion dont Paul veut nous vider quand il dit : «Que l'homme s'examine lui-même et qu'ensuite il mange de ce pain et boive du calice.» S'examiner, qu'est-ce à dire dans ce passage, sinon se vider de toute malice peccamineuse, de façon à se présenter à la table du Seigneur après avoir satisfait à l'examen en état de pureté ? Quant aux repus, il en parle aussi juste après : «Car celui qui mange et boit indignement, c'est sa propre condamnation qu’il mange et qu'il boit.»
4. Chaque jour nous péchons. Chaque jour, donc, recourons aux lamentations de la pénitence. Cette vertu est la seule qui vide le ventre de l'âme de ce qui s'y est amoncelé par notre faute. Et alors nous devenons vraiment des affamés qui se rassasient : à la mesure de nos efforts pour nous purifier par la pénitence en nous lamentant, nous recevons en abondance les fruits de la grâce divine qui fait notre repas spirituel.
16, 1. Mais ce rassasiement des élus se prolonge jusqu’à la fin du monde. Aussi le texte ajoute-t-il : TANDIS QUE LA FEMME STÉRILE DONNAIT NAISSANCE À MAINT ENFANT, ET QUE LA MÈRE DE NOMBREUX FILS TOMBAIT EN FAIBLESSE. La stérile : qui désigne-t-on de la sorte, sinon celle dont parle Paul quand il dit : «La Jérusalem d'en haut est libre, er c'est notre mère ?» Peu après, en effet, il lui applique
l'oracle d'Isaïe, disant : «Car il est écrit : Réjouis-toi, stérile, qui n'enfantes pas; éclate en cris de joie, toi qui n'accouches pas, car les enfants de la délaissée sont plus nombreux que ceux de celle qui a un mari.»
2. Comment, toutefois, Jérusalem – c'est-à-dire la société des bienheureux anges – peut-elle être considérée comme stérile, alors que, comme l'indique son nom, l'éternelle vision de paix la rend féconde d'une joie sans fin ? Mais si elle est la mère des élus, elle ne pouvait être que stérile au temps où le genre humain était mort en Adam. Enfanter lui était impossible, quand celui qu'elle devait inclure en son sein fécond lui avait été ravi par les conseils de l'esprit déchu.
3. Les faibles sont donc munis de ceintures jusqu'à ce que la stérile enfante, car le ministère vigoureux des anges demeurés humbles nous est nécessaire, aussi longtemps qu'ils rassemblent, en attendant la fin du monde, tous les membres du genre humain qui sont prédestinés à la vie éternelle. «Le Fils de l'homme», en effet, «enverra ses anges, et ils rassembleront les élus à partir des quatre points cardinaux.» Ceux qu'il les enverra rassembler alors sont les mêmes qu'il les envoie sauver chaque jour. Ils ne rassembleront pour le royaume que ceux auxquels ils accordent à présent leur aide en les ceignant de leur propre force. Et c'est aussi jusqu'à la fin du monde que se rassasient les affamés.
4. De plus, en disant que cette femme stérile en enfante «un grand nombre», le texte dit vrai, car tous les hommes ne parviennent pas aux joies éternelles, mais seulement les élus. C'est pourquoi il est encore exact de dire qu’elle «enfante», ce mot nous enseignant à rechercher les biens du ciel par le ministère des anges, qui peuvent seuls nous rendre capables de parvenir à leur bonheur.
5. Mais tandis que la stérile enfante ainsi, celle qui avait beaucoup de fils tombe en faiblesse, car plus le royaume des cieux s'enrichit des élus qu'il reçoit par le ministère des anges, plus les enfants de Babylone ici-bas décroissent en nombre. C'est qu'elle languit en ses couches, pour ainsi dire, ne pouvant plus, comme elle avait accoutumé, mettre au monde ses enfants dans un amour désordonné des choses qui passent. Partout, en effet, on prêche à présent le royaume des cieux. A cette nouvelle, les âmes des croyants s’éprennent d'amour pour lui, et quand elles se mettent à sa recherche en menant une vie bonne, Babylone sent ses entrailles se resserrer et refuser d'accoucher, car ceux qu'elle avait coutume d'enfanter pour la géhenne en ouvrant son sein de perdition, Jérusalem, notre mère, les enfante à Dieu par tout l'univers.
17, 1. Cependant la force dont ils se ceignent ne leur vient pas d'eux-mêmes, mais de celui qui les ceint. Aussi le texte continue-t-il fort logiquement : LE SEIGNEUR FAIT MOURIR ET IL FAIT VIVRE.
2. Ici, l'ordre même des mots est à noter. «Il fait mourir» vient d'abord, puis «il fait vivre», Parce que, si nous ne cessons d’aimer le monde, il nous est impossible de vivre pour Dieu par l'amour, témoin ce mot de Jean : «Celui qui aime le monde, l’amour du Père n'est pas en lui.» C'est pourquoi celui qui se souvenait d'avoir été mis à mort et rendu à la vie, jeté à terre et relevé, pouvait dire aussi : «Le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde.» Il vivait, mais pas de la vie du monde comme il le disait : «Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi.»
3. Faire mourir et faire vivre n'appartient donc à aucun de ceux qui se ceignent, mais au Seigneur. Être mis à mort et rendu à la vie, c'est en effet n'éprouver aucun désir des biens d'ici-bas et désirer les biens éternels. Aussi le texte indique-t-il à qui est due l'action de grâces pour ces bienfaits, en disant : «Le Seigneur fait mourir et il fait vivre.» C'est ce que dit aussi l'Apôtre des païens, déjà nomme tant de fois : «Celui qui plante n'est rien, pas plus que celui qui arrose. Le seul qui compte, c'est l'auteur de la croissance, c'est-à-dire Dieu.»
18, 1. En outre, le texte indique la manière dont Dieu produit ces effets dans les élus, en disant : IL MÈNE AUX ENFERS ET IL EN RAMÈNE. Pour faire mourir, il mène aux enfers, et pour faire vivre, il en ramène. Pour le Dieu tout-puissant, en effet, mener aux enfers consiste à répandre la terreur dans le coeur des pécheurs, en leur montrant les châtiments éternels. Et ramener des enfers consiste, une fois que les âmes éprouvent cette terreur, font pénitence et pleurent sur leurs fautes, à les relever en leur donnant l'espérance de la vie qui ne finira pas. Nous cessons de pécher, quand la grâce d'en haut amollît nos coeurs et que nous nous mettons à redouter les châtiments qui nous attendent. Et nous sommes ramenés des enfers quand nous recevons la visite intérieure d'une grâce qui nous fait respirer, en nous faisant passer des lamentations de la pénitence à l'espérance du pardon.
2. Il est donc fort juste de dire que le Seigneur mène aux enfers et en ramène, car la seule prédication d'un homme ne peut ni pénétrer de crainte l'humaine dureté ni la soulever d'amour. Si les hommes chargés d’enseigner avaient le pouvoir de faire mourir, tous ceux qu’atteindrait leur prédication cesseraient de pécher, et s'ils avaient le pouvoir de faire vivre, quiconque les entendrait parler du ciel se sentirait embrasé d'un amour qui le pénétrerait intérieurement et lui ferait déployer aussitôt tous ses efforts pour y arriver. Mais souvent, en fait, ils menacent les pécheurs des peines éternelles et leur prêchent comme ils peuvent les biens du ciel, sans réussir aucunement à leur faire craindre ces peines et désirer ces joies. Disons donc bien haut avec Anne ces paroles qui louent Dieu et rapportons-lui tout le profit que certains au moins tirent de la prédication, en disant : «Le Seigneur fait mourir et il fait vivre.»
3. Oui, c'est le Seigneur qui mène aux enfers et qui en ramène, car s’il se peut que certains se mettent à craindre les tourments de l'au-delà et à aimer les joies du ciel c'est que, à travers les paroles prononcées par l’homme au-dehors, la bonté de Dieu agit au-dedans.
19, 1. Au reste, il est un signe auquel chacun peut connaître s'il a déjà été mené aux enfers et ramené, s'il est mort au monde et vit pour le ciel. En effet, s'il est élu, il fait des progrès. C'est de ce progrès que le texte parle ensuite : LE SEIGNEUR REND PAUVRE ET IL ENRICHIT.
2. Les riches de ce monde s'enorgueillissent de leur opulence, parce qu'un jugement profond et incompréhensible de Dieu fait que les biens du ciel leur sont cachés. Le Seigneur rend donc pauvre, car en découvrant aux élus les biens éternels, il leur donne le sentiment d'être pauvres, puisqu'ils se voient écartés des vraies richesses. C’est pourquoi ce roi qui regorgeait des biens de ce monde, mais avait reçu du Seigneur la révélation des vraies richesses, s'écriait en lui parlant : «Regarde-moi et aie pitié de moi, car je suis indigent et pauvre.» Le prophète Jérémie exprimait pareillement cette illumination de tous les élus, quand il disait de lui-même : «Je suis un homme qui voit sa pauvreté.» Rendre pauvre, pour le Seigneur, c'est donc faire contempler aux âmes des élus les biens éternels et les éveiller par là au mépris de tout ce qui se voit.
3. Mais en révélant ces biens suprêmes, le Seigneur fait comprendre qu'il faut les chercher au prix d'une longue peine. Le texte peut donc dire qu'il rend pauvre et qu’il enrichit, car en recevant du Dieu tout-puissant la connaissance des biens du ciel, nous obtenons aussi de lui la force de peiner pour eux comme ils le méritent.
20, 1. Et c'est avec raison qu'il est dit ensuite : IL ABAISSE ET IL ÉLÈVE, car la contemplation des biens du ciel fait voir combien on est abaissé sur terre, mais par la grâce de Dieu, dans cet abaissement de la pauvreté temporelle, on s’élève sur les ailes du mérite vers les joies de la vie éternelle. On reçoit donc l'humilité par le sentiment de l'exil, et la sublimité par l'effort pour agir saintement.
21, 1. Le texte poursuit : DE LA POUSSIÈRE IL FAIT LEVER L'INDIGENT, ET DU FUMIER IL RELÈVE LE PAUVRE EN SORTE QU'IL SIÈGE AVEC LES PRINCES. La poussière c’est la fine préméditation de pensées coupables, qui salissent l’âme où elles se posent. Quant au fumier, que représente-t-il, sinon l'audace malodorante des fautes commises. D’où le mot du prophète, visant la vie des hommes charnels, recouverte de l'ordure de ses sales actions : «Les bêtes ont pourri dans leur fumier.»
2. C'est donc en bon ordre que sont énumérés les dons de Dieu qui opèrent la conversion des coupables. L’indigent se lève de la poussière avant que le pauvre se relève du fumier, car le coeur cesse d'abord de rouler des pensées impures, et ensuite disparaît la faute en action. Et c'est fort bien aussi qu'on présente l'indigent se levant de la poussière et le pauvre se relevant du fumier, car celui qui roule au-dedans des pensées mauvaises est en sommeil par rapport à la contemplation de la justice, et celui qui commet au-dehors des actions coupables est, par sa conduite, gisant dans l'iniquité.
3. Mais ce lever de l'indigent et ce relèvement du pauvre est un triomphe qu'il remporte, avec les forts, sur les esprits malins. Aussi indique-t-on ce qu'il obtient, en disant : «En sorte qu'il siège avec les princes ET OCCUPE UN TRÔNE DE GLOIRE.» Siéger est une posture triomphale. D'où le mot du Seigneur dans l'Apocalypse de Jean, montrant l’honneur que nous vaut notre victoire: «Le vainqueur, je le ferai siéger sur mon trône, comme je suis moi-même un vainqueur et que je siège avec mon Père sur son trône.» C'est là ce que voyait Paul quand il mentionnait, à la louange de Dieu, le don qui nous est fait de nous lever ressuscités et de nous asseoir, en disant : «Avec lui il nous a ressuscités, et il nous a fait siéger dans les cieux en Christ Jésus.»
4. Désormais, donc, les princes siègent avec lui, car ceux qui, grâce à son aide, repoussent les assauts des esprits malins, reçoivent en triomphant de ceux-ci l'honneur de siéger, la force de celui qui siège au-dessus d'eux leur permettant de les dominer. Autre explication : les princes siègent avec lui, parce que, tout en paraissant se tenir debout en cette vie passagère où ils peinent dans leur corps, ils ont en même temps, du fait de leurs mérites, un siège là-haut avec le Rédempteur, dont ils partagent la gloire sans que cette vallée dégoûtante puisse les en séparer.
5. Matériellement indigents et pauvres sont aussi ceux qui, à cause de l'Évangile, ont abandonné tout ce qu’ils pouvaient avoir en ce monde. Oui, pour pouvoir siéger avec les princes, il leur faut se lever de la poussière et se relever du fumier. Qu'est-ce, en effet, que la rumeur favorable de l'opinion, que sont les honneurs passagers, sinon de la poussière ? En charmant l'âme, ils la salissent et la rendent ainsi aveugle aux vraies splendeurs. Et pour les amants de l'éternité, la richesse périssable, l’opulence transitoire, est-ce autre chose que du fumier ? Oui, du fumier, car les âmes saintes n'ont que mépris pour ces choses viles, sans en avoir appétit ni désir.
6. D'où le mot de Salomon, voyant un riche de ce monde s'attrister de perdre des biens temporels et disant : «Avec du fumier de boeuf, le paresseux s'est fait lapider.» Autrement dit : «Ce qui lui inflige cette douleur, c'est ce que l'homme désireux de peiner pour la vie éternelle méprise comme du fumier.» De là encore le mot de Paul : «J'ai tout regardé comme une perte, et je le considère comme du fumier, afin de gagner le Christ.»
7. Ainsi, de la poussière se lève l'indigent et du fumier se relève le pauvre, quand l'âme de celui qui renonce au monde se met à fouler aux pieds tout ce qui la délectait dans la rumeur favorable de l'opinion humaine, dans les honneurs et les dignités, dans l'opulence matérielle, n'ayant plus de regards que pour l'éternité, qu'il aime ardemment et exclusivement. Se lever, se relever, c’est pour lui, après avoir abandonné ces choses avec son corps, les mépriser de toute la hauteur de son âme. Et siéger avec les princes, c'est pour lui prendre place parmi les citoyens de la patrie céleste, en goûtant la joie de l'éternel repos.
8. Oui, sans nul doute, il occupe alors un trône de gloire, car une fois qu'on est assis à une place si sublime, on ne cesse jamais de louer son Créateur. C'est ce siège de gloire que le psalmiste admire, quand il parle ainsi au Seigneur : «Heureux les habitants de ta maison, Seigneur, dans les siècles des siècles ils te loueront.» C'est ce siège de gloire qu'Isaïe vante en ces termes : «Joie et allégresse s’y rencontreront, action de grâce et parole de louange.» C’est lui aussi que saint Tobie désigne en disant : «De toute pierre précieuse, reluisante de propreté, seront pavées ses places, et dans toutes ses rues on chantera Alleluia.»
22, 1. Mais le pauvre qui s'est levé doit considérer ce qui suit, car siéger avec les princes et prendre place sur un trône de gloire, ce n'est pas tout de suite qu'il y parvient, des qu’il se lève. AU SEIGNEUR, dit le texte, SONT LES PIVOTS DE LA TERRE, ET SUR EUX IL A POSÉ L'UNIVERS.
2. Sous le nom de terre, la sainte Écriture désigne les pécheurs. On peut donc voir dans les pivots de la terre l’image des hommes dans lesquels le monde fait tournoyer ses désirs absurdes, les conduisant d'un désir à l’autre. Aussi, quand nous voyons les pécheurs se convertir,
entonnons la louange du Créateur en prononçant ces paroles avec Anne. Elles nous font dire, en effet, à peu près ceci : «Voilà qu'ils commencent à appartenir au Seigneur par sa grâce, ceux qui ont été longtemps entraînés par la convoitise du monde dans la rotation des choses changeantes.»
3. Et quand, ayant renoncé aux agréments de la vie séculière, ils supportent avec force de fortes épreuves, disons : «Sur eux il a posé l'univers.» Oui, sur eux il a posé cet univers qui, avant de leur être imposé, se trouvait sous eux. Désormais, en effet, ils sentent peser sur eux comme une épreuve celui qui était comme à leurs ordres, pour leur agrément et leur service, au temps où ils s'y vautraient, cherchant les plaisirs et les voluptés.
23, 1. Et puisque le monde leur suscite de grandes épreuves après leur avoir procuré de grandes satisfactions, le texte ajoute : IL GARDERA LES PIEDS DE SES SAINTS. En indiquant l'aide accordée par Dieu dans sa bonté, ces mots manifestent la gravité du danger que font courir pareilles épreuves. C'est comme si l'on disait : «Le monde, auquel ils étaient attachés de tout leur amour, leur fait subir de telles épreuves que la seule aide efficace leur vient de celui qui ne peut abandonner ses fidèles en détresse.» Garder les pieds de ses saints, c'est en effet affermir par sa grâce le courage des élus ébranlé par l'épreuve, de peur qu'ils ne tombent.
2. De là le mot du prophète, qui avait chancelé et failli tomber, mais que le Seigneur en avait préservé : «Mes pieds ont presque trébuché, mes pas ont presque glissé.» Et il dit encore : «Sous le choc, j'ai penché comme si j’allais tomber, et le Seigneur m'a rattrapé. Le Seigneur est ma force et ma louange, il s'est fait mon salut. ».
24, 1. La faiblesse de l'ennemi fait l'objet de ce qui suit : ET LES IMPIES, DANS LES TÉNÈBRES, SE TAIRONT. Pourquoi; au moment où l'on dit que le Seigneur garde les pieds des saints, mentionne-t-on le silence des impies ? N’est-ce pas parce que l'impulsion à la chute du péché se produit seulement quand les esprits mauvais nous suggèrent le mal par leurs tentations ?
2. Aussi, quand le Seigneur garde nos pieds, les impies se taisent-ils dans les ténèbres, car devant la protection que nous offre la grâce divine, les esprits impurs ne peuvent proférer à nos oreilles la parole qui nous fait tomber. Oui, dans les ténèbres ils se taisent, car ils possèdent le coeur ténébreux des réprouvés, sans oser sortir de cette ombre pour aller à nous.
25, 1. Mais pourquoi garde-t-il les pieds des saints ? Le texte l'explique en disant : PARCE QUE L'HOMME NE SE SOUTIENDRA PAS PAR SES PROPRES FORCES. Autrement dit : «Si Dieu les retient, c'est que sans lui ils ne pourraient tenir.» En effet, un homme de vertu reconnue reste, avec tout sa force, sujet à la crainte de tomber. Il n'a pas de quoi se soutenir et rester debout. Une convoitise coupable le fait tomber, chaque fois que le Seigneur, qui le retenait, laisse à l'abandon sa démarche intérieure.
2. N’était-il pas homme, celui dont le choeur des jeunes filles disait en chantant : «Saül en a abattu mille et David dix mille ?» Mais quand, sous le fardeau, il se trouva abandonné à ses propres forces, un choc le fit tomber dans une faute charnelle, et l'expérience lui apprit que l’homme n'a pas en lui-même la force qui le maintient debout mais la faiblesse qui le fait tomber. De là, la prière qu'il adresse, dans sa crainte de retomber, à celui qui doit le tenir pour qu'il reste debout; il lui dit : «Ne m'abandonne pas complètement.»
3. Que personne, par conséquent, ne se leurre à la pensée qu'il trouvera en lui-même la force de rester debout, car : s'il nous arrive souvent de remporter de grands succès dans le combat contre nos ennemis cachés, si, en repoussant leurs suggestions comme elles le méritent nous les mettons en fuite, pour ainsi dire, et les poursuivons, ce n'est pas nous que redoutent alors ces esprits en déroute, mais celui qu’ils aperçoivent en nous. Ou, si l’on veut, ils nous craignent, nous aussi, mais parce qu'ils nous voient revêtus de force par la grâce divine.
26, 1. C'est donc fort à propos que le texte ajoute : LE SEIGNEUR SERA REDOUTÉ DE SES ADVERSAIRES, ET SUR EUX DANS LES CIEUX IL TONNERA. Les cieux, c'est ce que nous sommes quand la grâce divine qui nous habite nous élève à son propre niveau sublime. Et nous faisons gronder le tonnerre contre ses adversaires, quand, avec les sons puissants des saints désirs, nous écrasons toute aspiration qui nous est suggérée par eux. Car tout ce que frappe le tonnerre est voué à la mort.
2. Le tonnerre des cieux, ce sont donc les désirs parfaits des élus. Ceux-ci, en quelque sorte, partent du haut des cieux avec un fracas terrifiant, quand ils frappent les esprits mauvais en jaillissant de la cime de l'âme, résidence du Dieu tout-puissant. L'amour de celui-ci qui habite en nous l'emporte facilement sur tout ce que l'ennemi a pu exciter à la lutte par ses audacieuses incitations au mal.
27, 1. Mais nous le savons, car le Rédempteur nous en a prévenu : «Qui persévérera jusqu'au bout, celui-là sera sauvé.» Et nous n'ignorons pas, car le même Seigneur nous l'a promis, que «le pécheur, à quelque moment qu’il se convertisse, sera sauvé.» Il faut donc qu'Anne, à la fin de son cantique, ajoute un mot qui fasse trembler le pécheur, un mot qui inspire la prudence au juste : LE SEIGNEUR, dit-elle, JUGERA LES CONFINS DE LA TERRE.
12. Elle ne dit pas : «La terre», mais : «Les confins de la terre.» Ces confins de la terre, ce sont les hommes qui ont achevé leur existence en commettant le péché. Car celui qui pèche et qui corrige ses errements, il est «terre» de par son péché, mais non pas «confins de la terre». En commettant ses errements, il a jeté bas le haut édifice de sa rédemption, mais de ces bas-fonds où il gisait, il s'est levé, ressuscité, avant le jugement. C'est qu'il a déploré ce qu'il avait fait, et il attend la venue du juge avec joie, parce qu’il a condamné sa propre façon de ramper à terre, en faisant pénitence et en s'infligeant à lui-même des châtiments qui vengent sa faute.
3. Ainsi donc, puisque le Seigneur juge les confins de la terre, que le pécheur qui s'est converti au Seigneur soit sans crainte au sujet de ses premières années ou de son âge mûr. Et puisque le Seigneur juge les confins de la terre, que le juste ne se repose pas sur une justice qui n'en est qu'à ses débuts. Car il peut encore tomber, et si une mort soudaine le cueille au moment où il déchoit de sa bonne conduite sa faute restera enfermée dans ses derniers moments et il sera jugé selon la loi des confins de la terre.
28, 1. Suite du texte : IL DONNERA LE POUVOIR À SON ROI, ET IL EXALTERA LA CORNE DE SON CHRIST. Ces paroles, nous les avons appliquées plus haut à la personne du Rédempteur. A présent, dans ce nouveau commentaire, nous n'en modifierons pas l'explication. «C'est lui, en effet, qui est notre paix, par l'unité à laquelle il a réduit les deux peuples.» C'est lui aussi qui est la «pierre d'angle», sur laquelle se rejoignent les deux murs que forment les élus, de façon à constituer l'édifice de la cité qui ne finit pas. Qu'il remplisse donc, dans notre discours, sa fonction accoutumée. Ce cantique, nous l'avons interprété au sens moral et au sens allégorique. Que ces deux interprétations convergent sur celui qui est tout ensemble l'objet de notre foi et la récompense de notre conduite.