HOMÉLIE 37

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique du bienheureux Sébastien, martyr, le jour de sa fête (20 janvier)

 

Lecture de l'évangile de Luc : (14, 26-33)

En ce temps-là, Jésus dit aux foules : "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sÏurs, et jusqu'à sa propre âme, il ne peut être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas après moi ne peut être mon disciple.

"Qui de vous, en effet, s'il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi l'achever ? De peur qu'après avoir posé les fondations, il ne puisse l'achever, et que tous ceux qui le verront ne se mettent à se moquer de lui, en disant : ÐCet homme a commencé à bâtir, et il n'a pas pu achever!ð Ou encore, quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour examiner s'il peut faire face, avec dix mille soldats, à un ennemi qui s'avance vers lui avec vingt mille ? S'il ne le peut, il envoie, tandis que l'autre est encore loin, une ambassade pour négocier la paix.

"Ainsi donc, quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple."

 

 

Si notre âme, frères très chers, prend en considération la nature et l'abondance de ce qui lui est promis dans les cieux, elle fera bon marché de tout ce qu'elle possède en cette terre. Car en comparaison des joies d'en haut, les biens de la terre sont un fardeau, non un soutien. Et cette vie éphémère, comparée à la vie éternelle, doit plutôt être appelée une mort qu'une vie. Le dépérissement quotidien de notre corps corruptible n'est-il pas, en effet, une mort à petit feu ?

Quelle langue pourra exprimer, quelle intelligence pourra comprendre l'abondance des joies de la cité d'en haut : prendre place parmi les chÏurs des anges, être admis en présence de la gloire du Créateur en compagnie des esprits bienheureux, contempler de près le visage de Dieu, voir la lumière infinie, ne plus rien avoir à craindre de la mort, se réjouir du don de l'éternelle incorruptibilité ? Notre âme s'enflamme en entendant ces choses, et la voilà qui désire être admise là où elle espère se réjouir sans fin. Mais on ne peut parvenir à ces grandes récompenses que par de grandes et laborieuses épreuves. Paul, l'éminent prédicateur, déclare à ce sujet : "On ne recevra la couronne que si l'on a combattu selon les règles." (2 Tm 2,5). Notre esprit doit donc se réjouir de la grandeur des récompenses, mais sans s'effrayer des épreuves laborieuses. C'est pourquoi celui qui est la Vérité dit aux foules qui viennent à lui : "Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sÏurs, et jusqu'à sa propre âme, il ne peut être mon disciple."

2. Il est bon de nous demander comment il nous est commandé ici de haïr nos parents et nos proches selon la chair, alors qu'il nous est ordonné d'aimer même nos ennemis. D'ailleurs, la Vérité déclare aux hommes, au sujet de leur épouse : "Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas." (Mt 19,6). Et Paul leur dit : "Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise." (Ep 5,25). Voilà que le disciple prêche d'aimer sa femme, alors que le Maître dit : "Celui qui ne hait pas sa femme ne peut être mon disciple." Le Juge peut-il déclarer une chose, et son héraut en proclamer une autre ? Ou bien pouvons-nous en même temps haïr et aimer ? Mais si nous réfléchissons bien à la signification exacte de chaque précepte, nous devenons capables de les mettre tous deux en pratique, en opérant des distinctions : nous pouvons à la fois aimer ceux qui nous sont unis par la parenté de la chair en les reconnaissant comme nos proches, et les ignorer en les haïssant et en les fuyant quand ils s'opposent [à notre avancement] dans la voie de Dieu. N'est-ce pas pour ainsi dire aimer au moyen de la haine que de refuser d'écouter celui qui juge des choses selon la chair quand il nous induit au mal ?

Pour nous montrer que cette haine envers nos proches ne vient pas d'un manque d'affection, mais de la charité, le Seigneur ajoute aussitôt : "Et jusqu'à sa propre âme". Invités à haïr nos proches, nous le sommes aussi à haïr notre âme. Il est donc évident que celui qui doit haïr son prochain comme lui-même, doit le haïr en l'aimant. C'est en effet haïr notre âme de la bonne façon que de ne pas consentir à ses désirs charnels, de mettre un frein à ses attirances et de résister à ses voluptés. Par conséquent, mépriser son âme pour la rendre meilleure, c'est pour ainsi dire l'aimer au moyen de la haine. Et c'est en opérant les mêmes distinctions que nous devons haïr nos proches, en sorte que tout en aimant ce qu'ils sont, nous haïssions en eux ce qui nous fait obstacle dans la voie de Dieu.

3. Lorsque Paul se rendait à Jérusalem, le prophète Agab lui prit sa ceinture et s'en servit pour se lier les pieds, en affirmant : "L'homme à qui appartient cette ceinture sera ainsi lié à Jérusalem." (Ac 21,11). Mais que dit alors l'Apôtre, qui haïssait son âme si parfaitement ? "Pour moi, je suis prêt, non seulement à être lié, mais encore à mourir à Jérusalem pour le nom du Seigneur Jésus-Christ." (Ac 21, 13). Il avait déjà déclaré : "Je ne regarde pas mon âme comme plus précieuse que moi." (Ac 20, 24). C'est ainsi qu'il haïssait son âme en l'aimant, ou plutôt qu'il l'aimait en la haïssant, puisqu'il souhaitait la livrer à la mort pour Jésus, afin de la ramener de la mort du péché à la vie.

Tirons du discernement opéré dans la haine envers nous-mêmes le modèle de la haine envers le prochain. Il nous faut aimer en ce monde tous les hommes, fussent-ils nos ennemis; mais il nous faut détester ceux qui s'opposent [à notre avancement] dans la voie de Dieu, fussent-ils nos proches. Car celui qui a commencé à désirer les biens éternels doit, pour la cause de Dieu qu'il a embrassée, se rendre étranger à son père, étranger à sa mère, étranger à sa femme, étranger à ses enfants, étranger à ses amis, étranger à lui-même, afin de connaître Dieu avec d'autant plus de vérité qu'il ne veut plus reconnaître personne quand il s'agit de sa cause. Il est fréquent, en effet, que les affections charnelles fassent dévier l'élan de l'esprit et l'aveuglent; elles ne nous font pourtant aucun mal si nous les maîtrisons.

Nous devons donc aimer notre prochain et témoigner de la charité à tous, aussi bien aux étrangers qu'aux personnes qui nous sont proches, mais il ne faut pas qu'une telle charité nous détourne de l'amour de Dieu.

4. Nous savons que lorsque l'arche du Seigneur revint de la terre des Philistins à celle des Israélites, elle fut placée sur un chariot, auquel on attela des vaches dont on dit qu'elles avaient vêlé et que leurs petits étaient enfermés à l'étable. Et il est écrit : "Les vaches allaient tout droit par la route qui mène à Beth-Samès; elles suivaient toujours la même route, en marchant et en mugissant, sans se détourner ni à droite ni à gauche." (1 S 6,12). Que symbolisent ces vaches dans l'Église, sinon les fidèles, qui se chargent pour ainsi dire de l'arche du Seigneur sur leurs épaules en méditant les préceptes de l'Écriture sainte ? Il faut bien noter qu'on dit de ces vaches qu'elles avaient vêlé, car ils sont nombreux, ceux qui, engagés intérieurement sur la voie de Dieu, restent attachés extérieurement par des affections humaines1; mais ceux qui portent l'arche de Dieu dans leur cÏur ne s'écartent pas du droit chemin. Remarquez en effet que les vaches marchent vers Beth-Samès. Or Beth-Samès signifie "Maison du soleil", et le prophète affirme : "Pour vous qui craignez le Seigneur, le Soleil de justice va se lever." (Ml 3,20). Si donc nous nous dirigeons vers la demeure du Soleil éternel, il convient assurément que les affections charnelles ne nous écartent pas du chemin de Dieu. Car il nous faut observer très attentivement que les vaches attelées au chariot de Dieu marchent et mugissent : elles poussent des gémissements venant du tréfonds d'elles-mêmes, sans laisser cependant leurs pieds dévier de la route. C'est ainsi que les prédicateurs de Dieu et tous les fidèles doivent se comporter à l'intérieur de la sainte Eglise : il leur faut compatir à leur prochain par charité, sans se laisser pourtant détourner de la voie de Dieu par cette compassion.

5. Par les paroles qui suivent, la Vérité nous manifeste quelle sorte de haine on doit avoir pour son âme : "Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas après moi ne peut être mon disciple." Le mot "croix" [crux] vient de cruciatus [tourment]. Et nous portons la croix du Seigneur de deux façons : ou bien en mortifiant notre chair par l'abstinence, ou bien en faisant nôtres les malheurs du prochain par la compassion. Car celui qui ressent de la douleur pour les malheurs du prochain porte sa croix en esprit.

Il faut savoir qu'il en est qui ne pratiquent pas l'abstinence de la chair pour l'amour de Dieu, mais par vaine gloire. Et beaucoup ne sont pas animés pour leur prochain d'une compassion spirituelle, mais d'une compassion charnelle, en lui manifestant une pitié qui l'encourage à pécher au lieu de favoriser sa vertu. Ceux-là semblent bien porter la croix, mais ils ne suivent pas le Seigneur. Aussi la Vérité déclare-t-elle à bon droit : "Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas après moi ne peut être mon disciple." Car porter sa croix et aller à la suite du Seigneur, c'est pratiquer l'abstinence de la chair ou compatir à son prochain en vue de l'éternité. En effet, celui qui s'acquitte de telles actions pour obtenir une récompense transitoire, porte sans doute sa croix, mais refuse d'aller à la suite du Seigneur.

6. Comme ce sont des préceptes très élevés que notre Rédempteur nous donne ici, il les fait suivre aussitôt de la comparaison avec un édifice très élevé à construire, quand il dit : "Qui de vous, en effet, s'il veut bâtir une tour, ne commence par s'asseoir pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi l'achever ? De peur qu'après avoir posé les fondations, il ne puisse l'achever, et que tous ceux qui le verront ne se mettent à se moquer de lui, en disant : ÐCet homme a commencé à bâtir, et il n'a pas pu achever!ð" Nous devons faire précéder toutes nos actions d'un effort de réflexion. Remarquez en effet que selon la parole de la Vérité, celui qui bâtit une tour se prépare d'abord à la dépense nécessaire pour cette construction. Si donc nous désirons construire la tour de l'humilité, nous devons d'abord nous préparer à supporter les adversités de ce monde. Car il y a cette différence entre l'édifice de la terre et celui du Ciel, que l'édifice de la terre se construit en rassemblant de l'argent, alors qu'il faut en distribuer pour construire celui du ciel. Si l'on veut entreprendre des dépenses pour bâtir sur la terre, il faut se procurer ce qu'on ne possède pas; si l'on veut entreprendre des dépenses pour bâtir dans le Ciel, il faut renoncer même à ce qu'on possède.

Ces dernières dépenses, le jeune homme riche n'a pu les faire. Il détenait de grands biens et demanda au Maître : "Bon Maître, que dois-je accomplir pour posséder la vie éternelle ?" (Mt 19,16). Mais quand il eut entendu le précepte de tout abandonner, il se retira tout triste, d'autant plus resserré en son cÏur que ses richesses le mettaient plus au large au-dehors. Parce qu'il aimait dépenser en cette vie pour s'élever, il ne voulut pas dépenser en vue de la vie éternelle pour s'humilier.

Il faut aussi considérer ces mots : "Et que tous ceux qui le verront ne se mettent à se moquer de lui", car suivant la parole de saint Paul, "nous sommes donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes" (1 Co 4,9). Et nous devons tenir compte, dans tout ce que nous faisons, de nos adversaires cachés, qui ne cessent d'observer nos actes et de se féliciter de nos défaillances. C'est en ayant ces adversaires devant les yeux que le prophète dit : "Mon Dieu, en toi je me confie : que je n'aie pas à rougir. Que mes ennemis n'aient pas sujet de se railler de moi." (Ps 25,2). Car si nous ne nous gardons pas avec vigilance des esprits malins quand nous travaillons à une bonne Ïuvre, nous devons subir les railleries de ceux-là mêmes qui nous incitent au mal.

Après la comparaison avec l'édifice à bâtir, le Seigneur en ajoute une autre plus noble, pour nous aider à comprendre les réalités supérieures à partir de celles qui sont moins dignes. Le texte poursuit en effet : "Ou encore, quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commence par s'asseoir pour examiner s'il peut faire face, avec dix mille soldats, à un ennemi qui s'avance vers lui avec vingt mille ? S'il ne le peut, il envoie, tandis que l'autre est encore loin, une ambassade pour négocier la paix." Un roi vient pour combattre un autre roi, son égal, et s'il estime pourtant qu'il n'a pas suffisamment de forces, il lui envoie une ambassade pour négocier la paix. Dans le terrible compte que nous avons à rendre à notre Roi, quelles larmes ne devons-nous pas verser pour trouver un espoir de pardon, nous qui ne venons pas au jugement en égaux, puisque notre condition, notre faiblesse et nos torts nous mettent assurément en situation d'inférieurs!

7. Peut-être avons-nous déjà rompu avec le péché dans nos actes, peut-être évitons-nous maintenant tous les désordres extérieurs; mais parviendrons-nous pour autant à rendre compte de nos pensées ? Car si l'on dit que le premier roi vient avec vingt mille soldats, il est très insuffisant pour l'autre de venir contre lui avec dix mille. Dix mille face à vingt mille, c'est le simple en face du double. Or nous, avec tous nos progrès, c'est à peine si nous gardons nos actes extérieurs dans le droit chemin. Même si nous avons maintenant coupé avec la luxure de la chair, nous n'avons pas encore arraché ses racines de notre cÏur. Mais celui qui vient pour nous juger, c'est à la fois l'extérieur et l'intérieur qu'il juge; il pèse les actes aussi bien que les pensées. Il vient donc avec une armée double de la nôtre, lui qui examine et nos Ïuvres et nos pensées, quand nous nous sommes à peine préparés à répondre de nos Ïuvres seules. Que nous faut-il donc faire, mes frères, sinon reconnaître qu'une simple armée ne peut nous suffire contre celle, deux fois plus importante, de notre Juge, et lui envoyer une ambassade pour négocier la paix, tant qu'il est encore loin ? Si l'on dit qu'il est loin, c'est que sa présence ne s'est pas encore manifestée par le jugement. Envoyons-lui nos larmes en ambassade, envoyons-lui nos Ïuvres de miséricorde, sacrifions sur son autel des victimes expiatoires, reconnaissons que nous ne pourrons lui tenir tête au jour du jugement. Considérons son infinie puissance, et négocions la paix avec lui. Car telle est l'ambassade qui peut apaiser le Roi qui s'avance.

Considérez, mes frères, l'immense bonté de ce Roi : il pourrait nous écraser par sa venue, mais il tarde à venir. Envoyons-lui en ambassade, ainsi que nous venons de le dire, des larmes, des aumônes et l'offrande du saint sacrifice. Le sacrifice offert sur le saint autel avec des larmes et un cÏur plein de bonté est particulièrement efficace pour nous obtenir l'absolution, puisque celui qui, ressuscité des morts, ne meurt plus, souffre à nouveau pour nous dans le mystère de cette oblation. Car chaque fois que nous lui offrons le sacrifice de sa Passion, nous renouvelons en nous [l'effet de] sa Passion pour notre absolution.

8. Beaucoup d'entre vous, frères très chers, connaissent, je le pense, l'histoire que je veux maintenant vous raconter pour rafraîchir votre mémoire. On rapporte en effet l'événement suivant, arrivé en des temps assez proches du nôtre : un homme, ayant été capturé par des ennemis, fut envoyé fort loin d'ici et demeura longtemps retenu dans les chaînes, au point que son épouse, ne le voyant pas revenir de sa captivité, pensa qu'il avait cessé de vivre. Aussi prit-elle désormais soin de faire offrir pour lui le saint sacrifice chaque semaine, comme pour un mort. Or les chaînes du prisonnier se détachaient dans sa prison chaque fois que son épouse faisait offrir le saint sacrifice pour la délivrance de son âme. Le prisonnier, de retour chez lui longtemps après, fit savoir à son épouse, en s'en étonnant vivement, que ses chaînes se détachaient chaque semaine à jour fixe. Son épouse reconnut, en examinant les jours et l'heure du phénomène, que cette libération se produisait au moment même où le sacrifice, selon son souvenir, était offert pour son mari. Vous pouvez en déduire infailliblement, frères très chers, quelle vertu doit avoir le saint sacrifice pour délier en nous les liens du cÏur, lorsque nous l'offrons nous-mêmes, puisqu'offert par un autre, il a pu délier [en ce prisonnier] les chaînes du corps.

9. Beaucoup d'entre vous, frères très chers, ont connu Cassius, évêque de Narni, qui avait coutume d'offrir quotidiennement le sacrifice eucharistique, en sorte que presque aucun jour de sa vie ne se passait sans qu'il immolât au Dieu tout-puissant la victime de propitiation. Sa vie même s'accordait parfaitement avec le saint sacrifice : il distribuait tous ses biens en aumônes, et quand l'heure venait pour lui d'offrir le saint sacrifice, se répandant tout en larmes, il s'immolait lui-même avec une grande contrition du cÏur.

J'ai connu sa vie et sa mort par le rapport d'un diacre de vie vénérable, qui avait été formé par lui. Il racontait qu'une nuit, le Seigneur s'était montré à l'un des prêtres de Cassius, en lui disant : "Va et dis ceci à ton évêque : ÐFais bien ce que tu fais, continue à pratiquer ce que tu pratiques. Que ni ton pied ne s'arrête, ni ta main ne s'arrête. Le jour de la fête des apôtres [Pierre et Paul], tu viendras à moi, et je te donnerai ta récompense.ð" Le prêtre se leva, mais comme la fête des Apôtres n'était plus éloignée, il n'osa pas annoncer à son évêque le jour d'une fin si proche. Le Seigneur revint une autre nuit, reprocha vivement au prêtre sa désobéissance et lui renouvela son ordre dans les mêmes termes. Le prêtre se leva alors pour l'exécuter, mais sa faiblesse l'empêcha à nouveau d'aller faire sa révélation. Il persista à désobéir à l'avertissement de cet ordre réitéré, et négligea de révéler ce qu'il avait vu. Mais comme d'ordinaire la colère de Dieu proportionne son châtiment au mépris qu'on fait de sa douceur et de sa grâce, le Seigneur apparut à ce prêtre une troisième fois, et joignant les coups aux paroles, il le frappa avec une telle rigueur que les blessures de son corps amollirent la dureté de son cÏur. Alors, instruit par cette correction, il se leva et se rendit chez l'évêque, qu'il trouva déjà prêt à offrir le saint sacrifice, près du tombeau du bienheureux martyr Juvénal, selon sa coutume. Il demanda un entretien secret loin des assistants et se jeta à ses pieds. Comme l'évêque avait pu relever, non sans peine, l'homme qui pleurait à chaudes larmes, il s'efforça de connaître la cause de ses pleurs. Le prêtre, avant de raconter sa vision, enleva le vêtement qui couvrait ses épaules et montra ses plaies, qui témoignaient pour ainsi dire de la vérité [de ses paroles] et de sa faute. Il fit voir de quel châtiment sévère les coups reçus avaient marqué ses membres meurtris. A cette vue, l'évêque fut horrifié, et très étonné, il lui demanda qui avait osé lui donner de tels coups. Le prêtre répondit : "C'est pour vous que je les ai endurés." L'étonnement de l'évêque et son effroi en grandirent d'autant. Sans plus opposer de retard aux interrogations de l'évêque, le prêtre lui découvrit alors la révélation secrète qu'il avait reçue, et lui rapporta le commandement du Seigneur, lui répétant ces paroles qu'il avait entendues : "Fais bien ce que tu fais, continue à pratiquer ce que tu pratiques. Que ni ton pied ne s'arrête, ni ta main ne s'arrête. Le jour de la fête des Apôtres, tu viendras à moi, et je te donnerai ta récompense." A ces mots, l'évêque se prosterna pour prier avec une grande contrition du cÏur, et lui qui était venu offrir le saint sacrifice à la troisième heure, il en retarda la célébration jusqu'à la neuvième heure, du fait de la prolongation de sa prière.

Depuis ce jour, il fit des progrès de plus en plus notables dans l'amour de Dieu, d'autant plus courageux à la tâche qu'il était plus assuré de la récompense. Car le Seigneur, dont il avait été le débiteur, était devenu lui-même, en vertu de sa promesse, le débiteur de cet évêque. Celui-ci avait pris l'habitude d'aller à Rome chaque année pour la fête des Apôtres, mais inquiet depuis la révélation du prêtre, il ne voulut pas y aller selon sa coutume. Cette année-là, il fut donc sur ses gardes; la seconde et la troisième année, il resta en suspens dans l'attente de sa mort, et également les quatrième, cinquième et sixième années. Il aurait pu désespérer de la vérité de la révélation si les coups reçus par le prêtre n'avaient garanti l'exactitude de ses paroles.

Or voici que la septième année, alors qu'il était parvenu en bonne santé jusqu'aux vigiles de la fête attendue, la fièvre le saisit doucement pendant ces vigiles. Et le jour même de la fête, il dit à ses fils, qui l'attendaient, qu'il ne pourrait célébrer la sainte messe. Ses fils, qui supposaient eux aussi que le moment de sa mort était venu, allèrent tous ensemble le trouver et protestèrent qu'aucun d'entre eux ne célébrerait la messe ce jour-là si leur évêque ne se faisait leur intercesseur auprès du Seigneur. Devant leur insistance, l'évêque dit alors la messe dans son oratoire; de sa propre main, il leur distribua à tous le corps du Seigneur et la paix. Puis, après avoir achevé le saint sacrifice, il retourna au lit; là, se voyant entouré de ses prêtres et de ses ministres, il les encouragea, en guise de dernier adieu, à conserver entre eux le lien de la charité, et leur recommanda de rester unis dans une grande concorde. Au milieu de ces paroles de sainte exhortation, il cria soudain d'une voix terrible : "C'est l'heure!" Il donna aussitôt de ses mains aux assistants le linge qu'on a coutume de placer sur le visage des morts. Dès qu'on l'eut disposé, il rendit l'esprit, et son âme si sainte s'affranchit de la corruption de la chair pour parvenir aux joies éternelles. Cet évêque, frères très chers, n'a-t-il pas imité en sa mort celui qu'il avait contemplé durant sa vie ? Car il sortit de ce corps en disant : "C'est l'heure", de même que Jésus, ayant tout achevé, avait dit : "Tout est consommé", avant d'incliner la tête et de rendre l'esprit (cf. Jn 19,30). Ce que le Seigneur avait accompli par sa propre puissance, son serviteur l'a fait par le don d'un appel.

10. Voilà la paix et la grâce qu'a obtenues du Roi qui vient cette ambassade du sacrifice quotidien, jointe à des aumônes et à des larmes.

Que celui qui en est capable abandonne donc toutes choses. Quant à celui qui n'a pas la force de tout quitter, qu'il envoie une ambassade au Roi pendant que ce dernier est encore éloigné, et qu'il lui présente les offrandes de ses larmes, de ses aumônes et du saint sacrifice. Car ce Roi sait bien que sa colère ne pourra être supportée; aussi veut-il être apaisé par nos prières. S'il tarde à venir, c'est qu'il attend que nous lui envoyions cette ambassade pour demander la paix. S'il l'avait voulu, il serait déjà venu et aurait anéanti tous ses adversaires. Mais tout en faisant savoir que sa venue sera terrible, il tarde cependant à venir, parce qu'il voudrait ne trouver plus personne à punir.

Il nous fait voir quel crime nous commettons en le méprisant, lorsqu'il nous déclare : "Ainsi donc, quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple"; il nous donne pourtant un remède capable de nous procurer le salut espéré, car celui dont on ne peut supporter la colère veut bien se laisser adoucir par une ambassade de paix.

Lavez donc par vos larmes, frères très chers, les taches de vos péchés; effacez-les par vos aumônes, expiez-les par le saint sacrifice. Que votre cÏur ne soit plus attaché aux choses dont vous n'avez pas encore abandonné l'usage. Fixez votre espérance dans le seul Rédempteur, passez en esprit dans l'éternelle patrie. Car si vous savez ne plus rien posséder avec amour en ce monde, on peut dire que vous avez déjà abandonné toutes choses, même si vous continuez à les posséder. Que Jésus Christ notre Seigneur, qui nous a donné des remèdes en vue de la paix éternelle, nous accorde aussi les joies que nous désirons, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.